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ANSPACH, Maria d'(18..-18..): La modiste(1841).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (09.IV.2010)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 3 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
  
La modiste
par
Maria d'Anspach

~ * ~

IL est dixheures : Paris s’éveille, les magasins sont ouverts. Quelquespromeneurs longent le boulevard pour respirer l’air du matin et secouerl’engourdissement du sommeil ; des commis se rendent à leurs bureaux ;des femmes d’extérieur modeste, des jeunes gens en habit du matin vontau bain ou en reviennent ; de diligents célibataires entrent dans lescafés pour déjeuner et lire leurs journaux. Si, parmi tous cesindividus d’aspect différent, vous voyez passer une jeune fille à latournure dégagée et libre, qui marche vite, est mise avec plus decoquetterie que de bon goût, jette un coup d’oeil curieux sur tout cequi l’entoure, et prête, chemin faisant, l’oreille aux galants proposdes jeunes gens qui la suivent ou s’arrêtent sur son passage ; – c’estla modiste. Suivez-la vous-même un instant, et vous la verrez se rendreà un magasin où les demoiselles devente l’ont déjà devancée pour faire leur brillant étalage.

L’étalage, cette chose si futile et si simple en apparence, estpourtant une spécialité qui exige autant de savoir que de bon goût : ildonne au magasin ce cachet d’élégance qui éblouit et attire. L’art icivous fait deviner bien plus qu’il ne vous montre ; on dirait d’un livredont le titre éveille la curiosité. Il faut que d’une dispositionsavante ressortent la forme et la couleur des ravissants chapeauxapportés de l’atelier si frais et si jolis qu’on croirait qu’ils sesont faits sans être touchés. Regardez : l’étoffe n’est pas froissée,le ruban n’a pas un pli, le brillant du satin n’a rien perdu de sonlustre. Eh bien ! mettez ce vert à côté de ce bleu, et vous verrez quelhorrible contraste choquera vos yeux. Combinez les nuances, variez lestons : que le vert, le blanc le rose, le bleu, habilement rapprochés,se fondent dans un ensemble harmonieux. Placez à côté du noeud quis’attache à la modeste capote de poult de soie, la riche plume qui ornel’élégant chapeau de velours épinglé. Ces coquilles de dentelle et cesmarabouts vaporeux ressortiront mieux à côté de l’humble bruyère etde cette touffe de violettes ; la fleur aimée de Rousseau se pencheavec plus de grâce auprès de l’aigrette orgueilleuse, et les grappes deperles de ce turban pendront comme des gouttes de rosée au-dessus desfleurs de l’aubépine à demi cachées sous les barbes flottantes de celéger bonnet de blonde. – Prestigieux effet du grand art de l’étalage !

Un autre talent de la demoiselle de vente est de mettre au premierrang les choses destinées à éblouir, et de cacher, comme un trésor, lesparures créées d’hier que les petites curieuses des autres maisons nemanqueraient pas de copier. Car ici, comme dans beaucoup d’autresprofessions, la jalousie revêt différentes formes pour s’approprier lesuccès ou les inventions d’une maison rivale. Quelquefois unedemoiselle se glisse incognito dans un établissement plus enréputation pour y acheter des modèles. Cette sorte de contrebanden’est pas sans quelque danger pour celle qui la fait : un accueil peuflatteur, voire une expulsion honteuse sont souvent les seuls résultatsde cette audacieuse tentative.

La demoiselle de vente a besoin aussi, pour satisfaire aux exigences deson art, d’un tact et d’une finesse admirables. Vous la prendriez pourun conseiller désintéressé, quand elle s’empresse d’offrir à une jolieblonde des couleurs pâles, et sait persuader à sa cliente qu’il est deson intérêt de prendre ce chapeau qui demain l’aurait fort embarrassée; car, encore un rayon de soleil, et il serait fané. Grâce aux milleséductions de sa faconde commerciale, les formes vieillies, lescouleurs passées de mode, disparaissent ainsi des armoires où ellesgisaient abandonnées, et c’est toujours comme en lui faisant violencequ’on l’en débarrasse.

Les demoiselles de vente sont prises, en général, parmi les plusexpérimentées et les plus capables de représenter dignement unemaîtresse de maison : c’est le bataillon d’élite.

Mais revenons à la jeune fille que nous avons aperçue tout à l’heure.Mademoiselle Julia entre dans le magasin. C’est une petit brune à l’airmutin : elle est frisée comme une femme qui va au bal, porte une robede soie rayée, un cachemire français, des bottines vernies et des gantsnoirs. Elle est à la fois en négligé et en toilette. Sa robe est faiteen peignoir, et son cou s’entoure d’une chaîne d’or d’une grosseurremarquable ; son col garni de dentelle est fixé sur sa poitrine parune énorme broche à laquelle est attachée une seconde petite chaîne quisuspend une cassolette. Mademoiselle Julia a quelquefois des attaquesde nerfs, des migraines, des spasmes qui se calment à l’aide des selsrenfermés dans cette cassolette. Car n’allez pas croire, avec sesmalignes compagnes, que c’est pour faire voir toutes ses richessesqu’elle se charge ainsi d’un magasin d’orfèvrerie. – Or, mademoiselleJulia gagne trente francs par mois.

Julia monte dans l’atelier où se trouvent réunies douze ou quinzejeunes filles qui causent entre elles en formant plusieurs groupes ;car ce que disent celles-ci ne doit pas être entendu par celles-là. Cesont les apprêteuses, ainsi appelées parce que leur tâche est depréparer les éléments de travail pour la première demoiselle. La plushabile d’entre elles prend le titre de seconde.

Au dernier échelon de la hiérarchie des modistes se trouvent les trotteuses. – Ce sont de pauvres petites filles, qui font, chargéesd’un énorme carton, les commissions de la maison, et paient ainsi leurapprentissage par une sorte de domesticité.

L’arrivée de la nouvelle venue suspend les conversations. « Vous venezbien tard, Julia, dit la première demoiselle ; la patronne se fâchera.– Est-ce ma faute, si je ne puis m’éveiller plus tôt, répond-elledédaigneusement... Bonjour, Mariette ; tu n’es jamais en retard, toi :je ne sais comment tu fais. – Oh ! pour Mariette, c’est bien différent,reprend une autre, elle est comme l’alouette ; dès que le jour paraît,elle chante et travaille. – Aussi, j’ai déjà quelques pratiques, et cematin j’ai fait un chapeau pour la fille de ma propriétaire ; je l’aifait tout entier, j’y gagne dix francs ! – Pauvre Mariette ! dit Juliad’un ton de pitié insultante. – Quel air de protection ! Est-ce parceque ma robe, au lieu d’être de soie comme la vôtre, n’est qu’enmousseline de laine à deux francs l’aune ? j’aime autant, ma chère,être pauvre comme je le suis que riche comme vous l’êtes. » Julia, sansrépondre, ôte tranquillement son châle et son chapeau, qu’elle suspendà un clou sur la muraille, en compagnie des châles et des chapeaux desautres demoiselles : en sorte que l’on pourrait se croire chez unloueur de costumes en temps de carnaval, ou chez une marchande à latoilette. Tout le monde est arrivé. C’est le moment du déjeuner quel’on trouve toujours mauvais, mais que l’on n’a guère le temps decritiquer ; car ces demoiselles viennent presque aussitôt s’asseoir endeux files autour d’un long comptoir, sur de hauts tabourets, lapremière demoiselle à leur tête.

Disons un mot de la première demoiselle. Elle est ordinairement lamoins jeune et la plus prétentieuse ; elle commande en souveraine,parle volontiers de son talent, et gagne de 800 à 3,000 francs. Pluselle est payée, plus elle hausse son propre mérite. Elle se croitréellement artiste ; car si elle emprunte au peintre ses modèles, lepeintre, à son tour, ne lui prend-il pas les siens pour embellir sestableaux ? Ne riez pas de son enthousiasme ; la modiste aime son état.En effet, quel plus agréable travail que d’avoir sans cesse entre lesmains, sous les yeux, le velours, la soie, des fleurs et des plumes ?Aussi, que de rêves n’ont pas fait faire ces gracieux chapeaux à lajeune fille qui se pique les doigts et se fatigue en se hâtant, parceque dans une heure votre caprice de coquetterie aura changé. Ce quil’ennuie surtout, c’est de corriger. Parce qu’elle n’aura pas réussi àrendre jeune une vieille, jolie une laide, on maudit son oeuvre. « Jevoulais un chapeau comme celui de madame de..., et celui-ci ne luiressemble en rien. » Observez que madame de... a vingt ans, qu’elle estjolie, et que celle qui parle en a cinquante bien comptés. Que depatience il faut, que de sang-froid surtout pour ne pas répondre àcette femme : « Mais, madame, je ne puis changer vos traits, moi, nirendre à votre teint ce qu’il a perdu. » La modiste se tait : elle serappelle à propos que cette femme achète le droit d’être ridiculeimpunément. Il faut que vous sachiez en revanche qu’être belle etdistinguée, c’est une recommandation aux yeux de la modiste. On sesurpassera alors, car cette jolie tête parera votre chapeau comme elleen sera parée. Mais malheur à la femme assez mal avisée pour oser selivrer à la critique des oeuvres de la modiste ; on défait avec rage, etrefait en dépit du bon goût ce qui va être trouvé charmant à force deridicule. Pour quelques-unes, c’est une profanation de leur donner cequi est bien ; elles trouvent mieux le bizarre et l’extravagant.Celles-là tendent à l’originalité.

L’heure du travail a sonné ; la première demoiselle distribue à chacunede ses élèves la tâche de la journée. L’ouvrage terminé, elle lereprend pour y mettre la dernière main, le façonne, l’embellit, et luidonne ce je ne sais quoi qui constitue la perfection. « Voilà, Julia,un chapeau pour vous ; c’est une tête de soixante numéros. – Ah !quelle horreur ! ce ne peut être que pour une Allemande : grosse tête,grands pieds, grandes mains... Total : jolie femme de Carlsruhe. » Endisant cela, elle jette un regard malicieux à une grosse blonde placéevis-à-vis d’elle. Thomassine est Allemande et ne sait pas un mot defrançais. Elle regarde avec étonnement ses camarades qui rient auxéclats. « C’est mal, mademoiselle Julia, de vous moquer d’uneétrangère, reprend à son tour Betzi, grande Anglaise à l’air timide etmodeste, ce qui ne l’empêche point de montrer ses épaules nues, selonla coutume des beautés d’outre-mer. – Qui vous dit, mademoiselle, quej’ai attaqué quelqu’un ici ? Eh ! mon Dieu, si je voulais faire unportrait, je n’aurais peut-être pas besoin d’aller chercher bien loinl’original. Je pourrais vous dire, par exemple, que les Anglaisess’habillent comme des mannequins, marchent comme des soldats qui ontles jambes trop longues, et qu’on aimerait la fraîcheur et l’éclat deleur teint, si on ne savait le prix du blanc et du rouge. – A propos deblanc et de rouge, reprend une petite brune à l’air espiègle,n’avez-vous pas remarqué hier notre patronne ? toute la journée elleétait pâle comme le clair de lune, et le soir elle avait les plusjolies couleurs du monde ; qu’en pensez-vous ? – Vous êtes toutes desmédisantes, répond vivement la première demoiselle ; au moins, puisquevous voulez parler, parlez plus bas. – Comme elle est triste depuisquelques jours, poursuit une toute jeune fille à l’air candide. Est-ceque sa maison tomberait ? – Vous êtes bien sotte, ma pauvre enfant ;vous apercevez-vous que nous ayons moins à faire ? – Est-ce qu’elletromperait son mari ? demanda Julia. – Fi ! mademoiselle ; un mari àqui elle doit tout. – En ce cas, c’est à d’autres qu’elle paie. »

Ce mot excite une hilarité générale à laquelle la première demoisellene peut s’empêcher de prendre part. « N’avez-vous pas remarqué,mesdemoiselles, continue une blonde à l’air réfléchi, que toutes lesmarchandes de mode ont une histoire pareille ? C’est toujours unedemoiselle assez jolie qui sait travailler passablement, se faitcourtiser d’abord, et finit par se faire épouser, ou à peu près, par unhomme riche qui l’établit ; alors elle prend sa revanche. Ellecommande, fait travailler les autres, et travaille elle-même toute lajournée... à sa toilette. Ne faut-il pas que madame représente, lorsquepar hasard elle daigne paraître en personne dans le magasin ? Quant àl’atelier, elle y est suffisamment représentée par la premièredemoiselle ; aussi ne s’y montre-t-elle guère que de loin en loin.Habituellement madame ne quitte pas sa chambre à coucher, où elle nereçoit que quelques élus, qui ont leurs petites entrées. Le soir, elleva se désennuyer des affaires au bal ou au spectacle. Pauvre femme ! Ilest vrai que quelquefois, par compensation, elle montre une sollicitudetoute maternelle à l’endroit de la vertu de ses employées, auxquelleselle accorde le logement, par une mesure qui profite en même temps à lamorale et à sa caisse. Les bonnes moeurs des demoiselles sont d’unexcellent rapport pour certaines maisons : dans ces vertueuxétablissements, les veilles laborieuses se prolongent fort avant dansla nuit. »

En ce moment entre une demoiselle de vente. – Il faut un turban pourune soirée chez le ministre, un bonnet pour un dîner chezl’ambassadeur, une coiffure pour un bal à la cour. – Tout cela va êtrefait par la première demoiselle ; elle prend sur ses genoux une tête àpoupée. Ce n’est plus le turban juif qu’il faut, ce n’est plus le turcou l’arabe : ils sont trop connus ; il faut qu’elle innove. Alors vousvoyez se métamorphoser sous ses doigts tout ce qu’elle touche, selonson inspiration et sa volonté. Le petit bout de ruban devient un noeudcoquet, un morceau de gaze fera le soir naître bien des jalousiesféminines, et bien des hommes seront aimables près de la femme aumerveilleux turban, qui, sans ce faible auxiliaire, serait peut-êtrerestée inaperçue. La première demoiselle sait cela. Elle sait aussi quel’on demande : Où avez-vous fait faire ce turban ? je n’ai jamais rienvu d’aussi joli ; ma marchande de modes ne saurait m’en faire unpareil, je veux la changer pour la vôtre. – Son orgueil est doucementcaressé à l’idée que peut-être on saura qu’elle est l’auteur de cechef-d’oeuvre ; elle puise un nouveau courage dans l’espoir d’uneréputation de talent distingué, puis avant de se séparer de ce qu’ellevient d’achever, elle l’essaie. Pourquoi n’est-ce pas pour moi !dit-elle tout bas ! » Elle le donne ensuite à emporter en poussant ungros soupir ; car il ne lui est pas permis, à elle, de porter deschoses aussi luxueuses.

Cependant la première demoiselle n’est pas toujours également heureusedans ses créations, mais toutes les femmes ne se montrent pas non plusaussi difficiles... « Quand je vois de jolies choses, dit Mariette, jeregrette toujours de ne pas être née riche. Oh ! pourquoi nesommes-nous plus au temps où les seigneurs aimaient tant les modistes,et se plaisaient à en faire de grandes dames ? Elles se mariaientensuite. Nos seigneurs, à nous, sont des dandys qui viennent nousregarder à travers les glaces du magasin, nous écrivent de fort belleslettres, mais ne nous épousent pas. Tenez, c’était autrefois le bontemps, les hommes avaient plus d’esprit, plus d’amabilité... et plusd’argent.... »

Ce dernier trait soulève parmi quelques-unes un murmure d’improbation,louable sans doute ; mais peut-être le sentiment qui l’a fait naîtreest-il plus excusable, au fond, qu’il ne le paraît d’abord. Et, eneffet, il ne faut pas trop en vouloir à la modiste si elle montre, engénéral, un zèle trop peu dissimulé pour le culte du veau d’or. Lafortune et la mode sont deux divinités également capricieuses et qui sedonnent la main. A la fois prêtresse et oracle de la magicienne auxgoûts fantasques, aux bizarres créations, comment la modisteserait-elle plus stable qu’elle, et comment ne briguerait-elle pas sesfaveurs la première, quand elle voit ses élus se disputer les oripeauxbrillants qui donnent un éclat irrésistible à la beauté et voilent lalaideur ? N’est-ce pas la mode encore dont le prestige créateur faitdeviner une grâce partout où sa présence se révèle, qui grandit etfascine par de séduisantes visions l’imagination des poëtes ? Chaquefemme devient alors pour l’homme un ange, quelque chose d’idéal et deparfumé qui émeut doucement son âme, et qu’il adore en lui-même. Etpour une femme, plaire est plus qu’un désir, c’est un penchant, uneidée fixe, le besoin de toute sa vie. La nature l’a faite ainsi :enfant, elle s’essaie à paraître belle, elle aime à se parer de sesplus beaux habits, et sourit ingénument au miroir qui réfléchit sonimage gracieuse. A mesure que l’instinct féminin se développe, elleépèle avec plus de facilité chaque page de ce grand livre de lacoquetterie, dont l’amour lui révèlera plus tard les secrets les plusmerveilleux. Il n’est donc pas étonnant que la modiste aime le luxe ;car elle est plus à portée que personne d’en apprécier tous lesavantages, et elle manifeste, dans la même proportion, une horreurprononcée pour la pauvreté. Faible créature, touchant également à lamisère et à l’opulence, c’est un écueil bien grand que les futilitésbrillantes dont elle est entourée ; les privations usent sa moralité.Elle consume la moitié de sa vie à désirer, et gaspille l’autre àsaisir le plaisir sous quelque forme qu’il se présente.

Et si vous remontez plus haut dans la vie de la modiste, vous ytrouverez encore bien d’autres raisons de la plaindre et peut-être del’excuser. Qu’est-ce, en effet, sous le point de vue moral, que lamodiste ? une pauvre fille éloignée de sa famille, quand toutefois elleen a une ; ou bien une jeune orpheline trop bien élevée pour être unesimple ouvrière, et trop peu instruite pour devenir une sous-maîtresse; ou enfin quelque fille d’artisan, dont la dureté la rebute, et dontla grossièreté contraste péniblement avec l’élégance et la politessedes personnes avec lesquelles ses occupations la mettent en rapportjournellement. Dites donc à la pauvre enfant de brider son imagination,d’étouffer ses désirs et d’éteindre les bouffées d’ambition qui luimontent au coeur à la vue des riens éblouissants qu’elle façonneelle-même, et qui resplendissent à ses yeux tout le long du jour.

Que si vous me demandez encore comment et pourquoi elle est devenue cequ’elle est, je vous répondrai qu’elle est devenue modiste, comme vousêtes peut-être vous-même devenu artiste, comme on devient aujourd’huihomme de lettres, – faute de mieux, parce que cela est commode,n’engage pas l’avenir, et que c’est parfois un moyen d’arriver àquelque chose, quand on ne meurt pas en chemin de désespoir et demisère. Ce n’est pas une profession, un état, comme disent les grandsparents et les négociants ; mais c’est une position assez avantageusepour attendre, pour épier la fortune et la saisir au passage. On est enévidence, ou du moins on croit l’être, et qui sait ? les banquiers, les mylords, et les princes russes visitent quelquefois les ateliers demodes aussi bien que les ateliers de peinture, et s’ils achètent untableau dans ceux-ci, ils font souvent choix d’une jolie femme dansceux-là.

La modiste a, parmi beaucoup d’autres inclinations, l’amour inné detout ce qui est beau et distingué. Le comme il faut est sa manie, sonthème éternel, sa religion ; la seule chose sur laquelle elle se montrevéritablement inflexible et d’une susceptibilité désespérante. Doutezde son talent, de sa vertu, de sa beauté même, c’est une injure, uneinjustice peut-être, qu’elle excusera pourvu que vous la reconnaissiez,d’ailleurs, pour une femme comme il faut. Ce titre-là, elle y tientcomme un Rohan à son blason ; c’est sa noblesse à elle, et ellen’hésiterait pas, s’il le fallait, à défendre ses droits par tous lesmoyens qui sont en son pouvoir. La modiste est donc avant tout, de gréou de force, à tort ou à raison, une femme comme il faut. Cetteexpression compose à peu près tout son vocabulaire fashionable : ellene porte que les choses les plus comme il faut, ne fréquente que lesjeunes gens comme il faut, et estime singulièrement l’air comme ilfaut ; et, si vous m’en croyez, vous ne la contrarierez pas trop surla légitimité de ses prétentions. Sa reconnaissance peut, sous cerapport, la mener fort loin avec vous... ne fût-ce qu’au Ranelagh.

Ici nous sommes forcé d’établir, dans l’espère que nous avons choisie,des classifications nécessaires à l’intelligence de ce que nous venonsde dire. Nous n’entendons parler que de la modiste parisienne, telleque le progrès nous l’a faite, et telle qu’elle existe en deçà de larive droite de la Seine, et dans les régions élevées du monde élégant.La modiste de province n’est qu’une pâle copie de la modiste de Paris,et la modiste des bas quartiers de la capitale se confond avec legrisette, cette plante indigène du pays latin, enracinée dans la terreclassique, qui croît et meurt enlacée au bras de l’étudiant.

La différence qui existe entre la grisette et la modiste ne sauraitêtre contestée ; bien qu’un élégant écrivain ait malheureusementconfondu ces deux types également intéressants. Cette erreur a soulevéde part et d’autre de vives réclamations ; grisettes et modistes ontcrié à l’hérésie, et l’on ne peut s’empêcher de déplorer sincèrement cedésaccord entre les deux pivots intelligents de la fashion. Au pointde vue de l’art, la question se résout évidemment en faveur de notremodèle : la grisette n’est qu’une ouvrière ; la modiste est un artiste,et nous devons ajouter qu’elle en a même le désordre et l’insouciancedans ses habitudes, comme dans son intérieur. La grisette appartientplus particulièrement à la classe des couturières. C’est cette jeunefille au sourire provoquant, à la jupe courte et retroussée, qui courtle nez au vent, coiffée d’un simple bonnet, sur le pavé glissantd’outre-Seine, ou le long des trottoirs encombrés des rues marchandes ;qui travaille tout le long du jour dans un atelier sous la directiond’une maîtresse ouvrière, ou va, pour son propre compte, à la journée,taillant et cousant à domicile les robes de la portière, ou remettant àneuf les hardes des petits ménages. Quel rapport, je vous le demande,entre ce travail grossier, purement manuel, et les ouvrages élégantséchappés de l’imagination et de la main industrieuse de la modiste ?Quelle ressemblance entre cette bonne fille, si accorte, si pauvre etsi gaie, contente de peu, contente de rien, et ces jolies habitantesde nos riches magasins que vous rencontrez, sans les reconnaître, enmanchon de martre et en chapeau de velours ? celles-là, certes, ne sontpas contentes de peu, elles ne sont souvent contentes de rien. Vousfigurez-vous, au milieu d’un de ces élégants salons de modes,l’inséparable compagnon de la grisette, l’Étudiant, le vrai et primitifhabitant de la rue de La Harpe ou de Sorbonne, la casquette surl’oreille, la pipe à la bouche, et les mains veuves de gants qu’il aoublié de mettre ou d’acheter ?

Il faut le dire, malgré les efforts et le prestige d’un admirabletalent, les jolis anachorètes blancs et roses de la rue Vivienneresteront toujours dans le souvenir des habitants de ce brillantquartier, comme un beau rêve, comme une poétique vision qu’on regretteou qu’on aime sans y croire.

Quant à la marchande de modes, cette puissance occulte qui règnedespotiquement sur la plus gracieuse et la plus capricieuse moitié dugenre humain, c’est une physionomie à part, le type d’une classe nonencore décrite par les physiologistes. Cette espèce bâtarde participeessentiellement de la simple modiste par ses antécédents, et de lafemme élégante par ses allures et ses habitudes nouvelles. Elleexagère, en général, tous les défauts de ses jolies subordonnées, etelle en a depuis longtemps perdu les grâces faciles et l’heureuseinexpérience ; elle affectionne les grands airs, les pantouflesbrodées, les peignoirs de mousseline et le far niente ; mais elleabhorre la morte saison. La morte saison est l’abomination de lamarchande de modes et la joie de la modiste. Tandis que la premièrevoit avec regret les femmes élégantes, ses meilleures clientes, émigrerpour la campagne ou pour les eaux, la seconde se réjouit, chôme, litdes romans, prend du travail à son aise et des congés le plus qu’ellepeut ; c’est aussi pour elle le temps des voyages en province, desvisites à la famille, des pérégrinations à Londres, à Vienne, àSaint-Pétersbourg…………

En attendant, vous qui les avez suivies avec nous jusqu’ici, veuillezbien les suivre encore jusque chez elles.... Il est dix heures du soir; la première demoiselle donne le signal du départ, toutes se hâtent desortir ; elles ont soif d’air pur et de liberté. Le repos ou le plaisirles rappellent, celles-ci dans un appartement confortable, celles-làdans une mansarde, cette autre dans sa famille. Julia s’arrête ausecond étage d’une maison de belle apparence ; Mariette s’en retournesous la sauve-garde de sa mère ; Pauline a pour une heure de chemin, àtravers des rues fangeuses, avant d’avoir regagné son modeste garni.

Elles vont ainsi dans la vie chacune par un chemin différent. La plusenviée aujourd’hui sera peut-être la plus pauvre demain, tandis quel’autre aura oublié ses jours de souffrance en s’éveillant un beaumatin petite bourgeoise, ou même grande dame ; d’autres finissent on nesait comment. Ce sont de pauvres filles ballottées par le vent del’adversité, qui meurent en laissant de riants souvenirs à plus d’unhomme grave maintenant. – L’infortunée qui donna follement sa jeunesseau plaisir n’a pas d’amis. Celui qui rêve encore d’elle, comme d’unplaisir passé, ne l’aperçoit plus que semblable à une ombre vaporeusequi s’évanouit derrière des préjugés et des ambitions de toute espèce.

MARIA D’ANSPACH.