Je suppose que vous êtes étranger ou de province, ce qui est la mêmechose pour ma supposition. Vous êtes venu à Paris, dans cette capitaledes arts et de la civilisation, et c’est la première fois. Artiste,vous courez au Louvre, à Saint-Germain-l’Auxerrois, s’il n’est pasdémoli, ou à l’hôtel de Cluny, rue des Mathurins ; industriel, vousvisitez les belles manufactures du faubourg Saint-Antoine et duGros-Caillou ; naturaliste, vous allez au Jardin des Plantes ; savant,à la Sorbonne et aux bibliothèques ; solliciteur, c’est aux ministèreset à la chambre que vous vous faites conduire ; curieux et désoeuvré,vous avez les spectacles, les cafés, le bois de Boulogne, lesNéothermes de la rue Chantereine, etc., etc..... Que si, par le hasardde votre condition, vous vous trouvez tout simplement rentier, ou mêmefinancier et quelque peu économiste, ou bien encore badaud au suprêmedegré, alors vous demandez la Bourse : « Où est la Bourse ? »
Pour continuer mon hypothèse, j’imagine que cette information vousl’aurez prise vers 1824 ou 1825, au Palais-Royal, par exemple. On vousaura dit : « Suivez la rue Vivienne tout droit, puis faites un coude àla hauteur de la rue des Colonnes pour arriver à Feydeau ; de là etsans peine vous trouverez la Bourse. » Et vous, d’aller, de marcher,d’arriver rue Feydeau, puis de lever les yeux en l’air et de chercherun édifice, un hôtel, quelque chose enfin qui approche de l’idée quevous n’aurez pas manqué de vous faire de la Bourse. Queldésappointement ! il n’y a là que des maisons étroites et sombres, rienque des boutiques étranglées, que des portes équivoques, la plupart àallées. – Cherchez bien pourtant : l’une de ces portes, la plus noire,la plus malpropre, la plus infecte de toutes, ce sera l’entrée dusanctuaire.
Et en effet, jusqu’en 1826, que fut ouvert le magnifique temple moitiégrec et moitié romain que nous admirons aujourd’hui, les habitués de laBourse n’avaient pas d’autre lieu de rendez-vous que le hangar d’uncharpentier qui s’ouvrait, d’un côté, par un couloir horriblementboueux, et de l’autre, sur l’égout de la rue Notre-Dame-des-Victoires.A dire vrai, et jusqu’à notre temps, le dieu ou le démon du négoce etde l’agiotage n’avait pas eu de demeure plus imposante et plusagréable. En outre, partout où il a porté ses pénates, il n’a pas faitlong bail. On n’a jamais songé à abolir son culte, mais on lui asouvent disputé la jouissance d’un temple. Il semble qu’il y ait eudans l’instabilité et le provisoire de ses habitations, un je ne saisquoi d’incertain, de mobile et d’aventureux, en harmonie parfaite avecla condition de ceux qui les fréquentent.
Le commerce est de tous les pays, et il sera de tous les temps, jel’espère ; mais la Bourse et son jeu, avec toutes leurs significationssous-entendues et la plupart de celles qu’on précise, est d’inventionmoderne. Pour nous autres Français, c’est une importation étrangèrecomme l’imprimerie et la vapeur, avec lesquelles on pourrait au besoinlui trouver plus d’un rapport. La Bourse est, pour le monde desintérêts matériels, ce que l’imprimerie est pour celui des intérêtsintellectuels et moraux. Elles établissent et entretiennent entre lesnations comme entre les individus un lieu salutaire et utile. N’est-ilpas vrai aussi que par la combinaison économique et fictive du créditet des échanges, ce que l’on appelle les
opérations de Boursefinira par rendre inutile et annuler l’emploi de l’homme-accessoire, del’homme-machine, résultat philantropique en possession duquel ladécouverte de la vapeur nous a mis depuis long-temps.
Voyez en effet si, comme je le crains, on ne pourrait pas, au moyen decette merveilleuse invention, tenir les livres, même en partiesdoubles. Pour cela il suffirait d’une mécanique ingénieuse quedécouvriront, j’en suis sûr, quelque Wilson ou Perkins en herbe,laquelle mécanique disposerait les chiffres, effilerait la plume,puiserait l’encre, tournerait le folio. On aurait soin de chauffer letuyau, et tout serait dit.
Au seizième siècle il n’y avait pas encore de Bourse proprement dite enEurope ; on n’y trouvait que des comptoirs de commerce, à Venise et àAnvers, par exemple. – L’agiotage, un beau jour et le même jourpeut-être, naquit à Amsterdam et à Londres. C’était vers 1690.L’Angleterre sortait de ses dissensions intérieures, et son commerceprenait aux Indes une singulière extension. Les agioteurs parurentnécessairement en même temps que les premiers billets, et les joueursau moment du premier emprunt. Law fut, ce me semble, un éclatantproduit de cet esprit mercantile et spéculateur qui s’était emparé desAnglais. Cet Écossais madré, qu’on nous a dépeint comme un homme douéde facultés supérieures, ne se sentit pas les coudées assez franchesdans son pays, il vint en France, à Paris, ville novice encore, où ilouvrit, sous les auspices du régent, une véritable Bourse rueQuincampoix. Vous voyez qu’alors il ne s’agissait pas, commeaujourd’hui, d’un temple grec, d’ornements attiques, de chapiteauxcorinthiens ; on s’établissait, pour spéculer, au beau milieu de la ruemalsaine et boueuse ; c’est tout au plus s’il se trouvait là quelqueéchoppe pour le cas de pluie ; la précipitation des nouveauxindustriels ne songeait pas même à se donner un hangar pour abri. Lestransactions se faisaient de gré à gré et verbalement ; un petit bossuprêtait son dos, devenu historique, et c’était le bureau improvisé surlequel se confectionnaient les engagements. Pauvre agiotage ! il n’areçu des règles et une organisation que de nos jours. Faute des dehorsde bienséance qu’on lui a donnés si libéralement depuis, un provincialingénu n’aurait pas manqué de prendre l’agiotage désordonné de la rueQuincampoix pour un brigandage grossier et hideux ; même au milieu dessales orgies de la régence, ceux qui s’étaient enrichis par cesspéculations étaient regardés de travers. Aujourd’hui, grace aux formesqui sanctionnent l’acquisition de telle ou telle fortuneindistinctement, toute opulence acquise à la Bourse est honorable.C’est là sans contredit le plus salutaire progrès que pouvaient fairenos moeurs et nos idées, et elles n’y ont pas manqué. L’art, de soncôté, s’y est montré docile aussi. Autrefois il ne s’employait qu’auxpetites maisons des grands seigneurs, des abbés et des comédiennes ;dans ses intervalles de loisir seulement, et par manière dedistraction, il jetait dans les airs quelque beau monument, lacolonnade du Louvre, par exemple, ou bien les Invalides et quelqueséglises encore, comme Saint-Roch et Sainte-Geneviève ; maintenant ilest bien plus moral et bien plus utile, il bâtit, il orne, il sculpte,il peint la Bourse. A le juger d’après son passé, qui pourtant eûtjamais auguré à l’agiotage le présent dont il jouit ? La banquerouteavait été le dénoûment du système de Law. Cela ne tua pas l’agiotage,bien au contraire. Jusque-là on ne l’avait accepté que comme une mode,depuis lors on l’accueillit, on l’établit comme une coutume. Il nerestait plus qu’à l’instituer, c’est ce qui eut lieu. – Par un décretdu conseil du roi, en date du 24 septembre 1724, la Bourse reçut uneexistence et une dénomination officielles. On l’appela Placede change. Les agents-de-change se réunissaient de midi à une heuredans une des ailes de l’hôtel Mazarin. Jusqu’à la révolution la Boursene subit que quelques déplacements imperceptibles et passagers. Quandvint la terreur, elle fut, comme toutes les grandeurs du temps,persécutée, frappée, démolie. On la chassa de son palais comme on avaitchassé Louis XVI de Versailles et des Tuileries. Ainsi traitée, laBourse alla s’établir aux Petits-Pères, dans l’église même. Les ancienschrétiens convertissaient les basiliques romaines, leurs Bourses ouBazars, en églises. Pendant la révolution, le contraire eut lieu. Lesnégociants, les agioteurs firent d’une église leur rendez-vouscommercial. La foule des vendeurs ou acheteurs de rente inonda la nefet les bas-côtés ; les commis et préposés eurent entrée au choeur, lesagents-de-change siégèrent dans l’obride en guise de vicaires, et leursyndic tint la place du curé. Bonaparte, qui rétablit tous les cultes,relégua celui-ci aux galeries de bois du Palais-Royal. Enfin, quandLouis XVIII remonta, selon l’expression du Moniteur du temps, au trônede ses pères, la Bourse, par des raisons que je ne saurais dire,abandonna le Palais-Royal pour la rue Feydeau, qu’elle n’a plus quittéeque pour la magnifique demeure où nous la voyons présentement.
Et d’abord, je trouve dans ce fait futile et insignifiant en apparence,une manifestation éclatante des lumières de notre époque, et, comme jele disais tout à l’heure, une preuve irrécusable de son amélioration etde ses progrès. Qu’on y songe ! l’agiotage qui, un siècle durant,n’avait eu pour asile qu’une ruelle obscure et nue, puis, que l’aidedécharnée d’un vieux palais, et après cela qu’un hangar et qu’uneéglise, au temps où toute église n’était plus qu’un hangar, voilà cetagiotage qui se carre maintenant, qui se prélasse et se choie dans unpalais, disons mieux, dans un temple dont les proportions colossalesrappellent le Parthénon, temple qui a sa divinité que l’on adore et quel’on invoque, seul dieu de nos jours qu’on n’ait pas oublié, le dieu del’argent ! Comme le Jupiter de la fable qui se bâtit une demeure dansje ne sais plus quel endroit de la Grèce, notre dieu s’est bâti lasienne. Les banquiers, les courtiers, les agents-de-change, lescommerçants de Paris, se sont entendus et cotisés ; ils ont fait unfonds commun, et ce fonds a payé les mémoires : de l’architecte, quidonna le plan de l’édifice ; des ouvriers, qui établirent la charpente; des sculpteurs, qui ont moulé les médaillons, des maçons, quiapportèrent le ciment ; des peintres, qui exécutèrent les bas-reliefs.Noble et bien digne encouragement pour les artistes et la main-d’oeuvre.
Puisque le temple est bâti, entrons.
Si jamais vous allez à la Bourse en observateur, avec l’intentiond’emporter quelque fruit de votre visite, vous ferez bien de ne paspénétrer tout d’abord dans l’enceinte où se presse la foule desacheteurs et des vendeurs de rente ; avant d’en venir aux détails, ilest indispensable de prendre une vue de l’ensemble, et pour cela ilfaut visiter l’étage supérieur. Du haut de ces galeries, où le beausexe est admis, vous distinguerez sans peine les couleurs différentesde cette population commerçante et noterez des nuances tranchées qui nele sont plus en bas.
Ainsi un voyageur qui, pour la première fois de sa vie, arrive à Paris,s’il veut tout d’abord s’orienter avec quelque sûreté dans l’immenseville, a soin de s’arrêter sur une des hauteurs qui la dominent, et decet observatoire il peut, muni de quelque jugement et d’une longue-vue,pressentir les moeurs des habitants d’après la tournure de leursédifices, et retrouver dans la physionomie de chaque quartier lestraits caractéristiques et la condition de ceux qui le peuplent. Al’ouest, se déroulent des rues spacieuses et vastes, et comme plantéesd’élégantes maisons. Là, de légers carrosses fendent l’air, tandis queles piétons se promènent, désoeuvrés et distraits. C’est le quartier del’opulence et des loisirs, c’est la Chaussée-d’Antin et le faubourgSaint-Honoré. Au centre de la ville, les maisons se pressent ets’agglomèrent, les rues semblent noires, tant elles sont resserrées, ettant la foule y est épaisse et grouillante ; plus loin, vers le midi,les maisons s’agrandissent, et les rues deviennent plus étroitesencore. Ce ne sont plus que des filets de pavés qui mènent d’une grandeplace à un jardin, d’une caserne à une église. C’est-là le quartier desvieux édifices, des cloîtres devenus colléges et pensionnats : c’est lepays latin. A l’est enfin, les rues sont plus rares, et plus raresaussi les habitants ; c’est le Marais, où les habitations ressemblent àdes tombes, et qui semble une prolongation nue et crayeuse du cimetièredu Père-Lachaise, auquel il touche.
De même à la Bourse : d’en haut vous reconnaîtrez aux abords du parquetle monde des véritables spéculateurs, des commis qui portent etéchangent les ordres ; sur les côtés, et à rangs moins pressés, lescapitalistes qui viennent épier une chance, les hauts commerçants quine se montrent que rarement, et comme pour faire acte de profession etde présence ; plus au fond encore, et assis sous les galeries ouvertes,vous reconnaîtrez l’humble rentier, la canne entre les mains et lapomme d’ivoire à la bouche, l’air pensif et satisfait à la fois ;souvent il lit son journal, plus souvent encore il cause avec sonvoisin, et de temps en temps, il interrompt la conversation pourarrêter quelque passant de sa connaissance à qui il demande le cours dela rente et des
obligationsde la Ville. Enfin, si votre vue est tant soit peu ferme, vous suivrezfacilement de l’oeil les évolutions de quelques individus à la mineaffairée autour de ces groupes divers ; ceux-là sont comme leséclaireurs de la Bourse, c’est une classe à part qui spécule peu, maisqui s’occupe beaucoup des spéculations qui s’y font.
Cherchez-vous l’expression la plus nette, le résumé vivant de cetteclasse si nombreuse à la Bourse, vous le trouverez, sans aucun doute,dans cet homme qui s’est constitué l’auditeur de trois ou quatregroupes à la fois ; la mine à l’évent, l’oreille aux écoutes, dans lesintervalles où l’haleine lui manque pour discourir, l’oeil impatient etsubtil, avec cela des manières engageantes et des formes presquediplomatiques ; il n’y a pas à s’y méprendre, c’est bien lui. Quel estle métier de cet homme, et comment il vit, je serais fort embarrassé dele dire. Personne ne lui connaît d’autre occupation que celle qu’il sedonne ici, et tout le monde est d’accord pour reconnaître que cetteoccupation n’est point lucrative. Dans cet individu il y a de l’hommed’affaires, il y a du négociant, il y a du rentier, et pourtant ilsuffit de l’entendre parler pour s’assurer qu’il n’est ni rentier, ninégociant, ni homme d’affaires. Il discourt de toutes les opérationsimaginables avec une indépendance et un désintéressement qui font bienvoir qu’il n’y trempe jamais. Son érudition et sa mémoire sontprodigieuses. Il connaît tout ce qui s’est passé à la Bourse, je nedirai pas depuis qu’il y a une Bourse, mais depuis qu’il y va, ce quine laisse pas que de remonter très haut. C’est unvéritable memorandum ambulant, un annuaire en chair et en os,un dictionnaire d’anecdotes, de dates, de petits faits, de chiffressurtout, car les opérations de la Bourse, voilà ce qui constitue avanttout le fonds de sa spécialité. Avisez-vous un peu de vous étonner ensa présence d’une hausse subite ou d’une baisse désastreuse ? notrehomme ne manquera pas de lever dédaigneusement les épaules : c’estqu’en effet tout ce que vous pouvez voir n’est rien en comparaison dece qu’il a vu ; si vous êtes seul à ses côtés (je prévois là un casfort peu probable), il ne daignera pas faire d’autre réponse à votreexclamation ; mais pour peu qu’une vingtaine de personnes soit à saportée, il saisira l’occasion aux cheveux, et vous aurez un traitétrès-complet sur le crédit public dans ses rapports avec la politique.Si, par grand hasard, il se trouve le loisir de descendre desgénéralités aux détails, rendez-en graces à votre étoile qui vous auramis dans le cas d’acquérir des connaissances positives en l’écoutantdiscuter les idées de Say et de Beutham, le système de Ricardo ou celuide Malthus, l’administration financière de M. de Villèle ou celle dubaron Louis : car notre homme, voyez-vous, se pique surtout d’économiepolitique et de vues administratives, et à ce sujet il vous dira sansdoute que son père le destinait au barreau ou à l’armée, mais que lenaturel chez lui l’a emporté, qu’il était
né financier, etqu’il mourra tel.
Notre Bourse n’offre pas, comme celles de tant d’autres villes, lespectacle pittoresque d’une population variée dans son costume et dansson langage. Là, comme à Londres, comme à Livourne, comme à Lisbonne,vous ne verrez pas l’Européen près de l’Asiatique, le négociant desEtats-Unis en compagnie du trafiquant d’Alexandrie, et le marchand desGrandes-Indes, au teint cuivré, bras dessus bras dessous avec le noirde Saint-Domingue. Mais si l’extérieur est uniforme, combien d’autrescontrastes ! Ici, les caractères s’échelonnent et se classent comme lesfortunes. Je vous demande un peu sur quelle ligne peuvent se rencontrerjamais le banquier diplomate et cosmopolite, dont la fastueuse demeurefait pâlir celle des rois, ses commensaux, et le modeste marchand de larue des Arcis ; quel trait de ressemblance saisirez-vous entre lechangeur de monnaies du Palais-Royal et le pair de France, membre de laSociété d’agriculture, littérateur et artiste peut-être, et, dans tousles cas, membre de l’Institut ; il n’y a qu’à la Bourse que de siprofonds disparates s’amalgament, et qu’il est donné à desintelligences et des aptitudes si diverses de se rencontrer un momentdans le même ordre d’idées. La Bourse est peut-être le seul endroit aumonde où cette chimérique égalité que l’on rêve reçoit quotidiennementune réalisation passagère. A l’église, au théâtre, il y a des nuancesde condition et de fortune ; à la Bourse vous n’en trouverez pas.Diplomate, artiste, bourgeois, grand seigneur, marchand, une fois à laBourse, toutes ces dénominations se perdent. Plus de rang, plus dehiérarchie, rien que des hommes d’affaires ou des désoeuvrés, cetteautre et singulière classe d’hommes d’affaires. Voyez comme, dans cettegrande Babel, tout se mêle et se confond. Cet homme, presque enhaillons, chenu et cassé, adresse la parole à ce banquier ministre, etce ministre banquier lui répond. Ici, il demande le cours ; à la porte,il demandera l’aumône. Châteaubriand, Talleyrand, ou Humboldt, s’ilsétaient ici, auraient à s’entretenir avec ce commis ou cecourtier-marron. J’y ai vu dernièrement le plus célèbre dandy de laChaussée-d’Antin échanger quelques paroles avec un octogénaire de lavieille rue du Temple, qui dit encore Monsieur de Voltaire, qui secoiffe à l’oiseau royal, et n’a pas dépouillé l’habit à la française.C’est qu’en entrant dans l’immense bazar, chacun laisse à la porte soncaractère, ses idées, sa civilisation, son
moi, pour deveniret faire comme les autres ; à la sortie, il reprend le tout en mêmetemps que sa canne ou son parapluie.
Mais n’allez pas vous figurer que, pour avoir déposé ses physionomiesindividuelles, cette population, transformée de cette sorte, se soitamoindrie et effacée au point de perdre et ses instincts et sespassions, ou du moins les ridicules qui d’ordinaire en tiennent lieu. Ala Bourse, il n’y a qu’une passion, il est vrai ; il y a milleridicules, il y en a presque autant que d’individus. Le ridicule, à laBourse, est sec et dédaigneux comme un parvenu, hideux et repoussantcomme le vice de bas étage, et cela, parce qu’il découle de cettepersonnalité qui dérive et s’étaye de l’or, qui s’y renferme, s’ennourrit, et rapporte tout à lui. Au dernier siècle, on disait :Ridicule comme un financier ; ce n’est plus proverbial aujourd’hui,mais c’est toujours vrai. Je ne crains pas d’affirmer que les quatrecinquièmes des financiers ou enrichis de la Bourse sortent de cetteclasse de la société intermédiaire entre la classe moyenne oubourgeoise, et le peuple ; population de petits commerçants, de petitstrafiquants, de petits marchands, de clandestins faiseurs de toutessortes de petits négoces, qui se sont trouvés un jour grands, gros etpuissants, en vertu de la règle de trois et de cet axiome arithmétiqueindéfiniment enveloppé : 4 et 4 font 8, et 4 font 12, ôtez 3, reste 9.
Il en doit être ainsi dans une temps où l’argent n’est plus seulementun moyen, mais surtout, et avant tout, un but ; où l’on ne demande pas,à propos de tel ou tel : A-t-il du coeur, des lumières, de l’esprit,des talents ? mais : A-t-il de l’argent ?
Approchez un peu de cet homme obèse, solidement planté comme un lingotau pied de cette colonnade, et dont la mine est rayonnante et dorée. Ily a une dixaine d’années qu’il poursuit sa fortune à la Bourse ; il l’acommencée ailleurs. Dans ce temps-là, il ne disait pas comme il ditaujourd’hui, en parlant de soi : Un homme de ma sorte ; il se faisaithumble, petit ; dans toutes ses opérations, il gardait un salutaireanonyme ; son métier alors était bien simple, et peu de gens pourtant,de ceux-là même à qui il fait envie, s’en sentiraient capables. Ilétait le pourvoyeur et la providence des fils de famille ruinés, lefournisseur complaisant de belles dames à la porte d’un protecteur oud’un ami, l’assistant ordinaire de tout marchand qui, ayant un grandavoir et beaucoup de créanciers, désirait mettre le premier à l’abrides seconds. Il a recueilli promptement le fruit de son bon coeur. Saserviabilité l’a rendu riche en même temps qu’elle rendait pauvres ceuxqu’il obligeait. Encore un tour de roue, et le voilà millionnaire ;ensuite il songera à se faire honnête homme et pair de France ; ilmettra un marquis dans sa famille, des armoiries sur sa voiture ; ildira : Mes gens, mon hôtel, mon château. C’est dommage que toute cettefortune qui lui a tant donné, ne puisse lui donner aussi d’autresmanières ; on prendrait mieux le change à son égard, car, il a beaufaire, l’usurier perce, et l’or dont il se pare ne fait que rappelerune chose : c’est qu’il l’a volé.
Au surplus, cette manie de vouloir être quelque chose de plus qu’unrichard, est, de tous les ridicules, celui qui prédomine à la Bourse.Seulement il a ses degrés et ses nuances. Il y en a qui se le donnentsans être riches. Ils ont tellement entendu parler de millions, qu’ilsont fini par se persuader qu’ils en tenaient, eux aussi. A force demettre la main aux spéculations, et de se mêler aux spéculateurshabiles et heureux, ils en ont pris les dehors. Ne vous y trompez paspourtant, à la Bourse celui qui se donne les airs d’un enrichi l’estrarement.
Plus loin, vous rencontrerez celui qui commence à
se lancer. Voustrouvant sur son chemin, il vous dira, à vous, modeste rentier : « Cinqmille francs à manger par an ! c’est beau. Avec vos goûts, vous voilà àl’aise. » Et ces goûts, il les discute, il les pèse, les évalue : il vavous évaluer aussi, vous taxer, et il ajoutera que vous pouvez et devezfaire des économies. Lui, il mangera votre revenu dans un mois, et ilne s’estime pas assez renté.
En voici venir un troisième, l’an dernier clerc d’huissier ou employé àla volaille, je ne sais plus lequel des deux. Il a mis le pied à laBourse : à quel sujet, et comment ? peu importe. Il y a fait desopérations ; il a un cheval au jour, un cabriolet au mois, undomestique d’emprunt ; il n’a encore que les chances de s’enrichir,n’importe ; il s’est fait par mesure de précaution une figure d’enrichi; sa figure accuse trente mille livres de rente. La veille il voussaluait obséquieusement ; aujourd’hui, et du plus loin qu’il vousaperçoit, il vous jette son bonjour dont vous n’avez que faire ;demain, il ne vous regardera plus.
Tous les comédiensne sont pas au théâtre, et tous les spéculateurs ne setrouvent pas à la Bourse. Il en est un assez bon nombre néanmoins qui ysont attirés par l’espoir de nouer certaines négociations qui n’ontrien de commun avec les changes et les fonds publics. Ils savent qu’àla Bourse, plus que partout ailleurs, il y a de ces novices, avides detremper dans des opérations quelles qu’elles soient, qui portent écritsur leur visage : Attrapez-moi ; et ceux-là ils les attrapent. Il y aencore les faiseurs de projets, les inventeurs de toutes lesperfections modernes qui ont cours ; il y en a qui vous parleront derévolutionner tout un hémisphère, au moyen d’un prêt fait à temps àquelque république du Nouveau-Monde : sans que vous les en priiez, ilsvous intéresseront dans cet emprunt qui a pour garanties les mines duBrésil et les richesses du Mexique ; en attendant, et par manière deconversation, ils vous demandent cent francs, à défaut vingt francs, àdéfaut cent sous, car encore, et dans l’intérêt de cette révolution àvenir, faut-il qu’ils dînent.
La Bourse n’est pas le lieu de rendez-vous des usuriers : si l’usures’y fait, c’est en grand. Là, vous rencontrerez bien quelqu’un de cesspéculateurs dont l’industrie n’a pas encore trouvé grace auprès destribunaux ; mais ils ne vous apparaîtront pas sous leurs véritablesdehors. Ce serait les injurier que de leur proposer une affaire ; ilsvous prêteront sur dépôt de bijoux, sur nantissement, sur gages, letout pour vous obliger ; si vous devez être riche un jour, ilsétabliront avec vous une société en participation, où ils apporterontquelques centaines de francs et leur industrie, tandis que vousengagerez, vous, votre fortune à venir ; mais encore un coup, n’allezpas laisser voir à ces honnêtes gens que vous avez compris leurcommerce et leur profession, vous êtes à leur merci, et ils vouspuniraient de votre perspicacité.
Il y a bien d’autres états qui s’exercent clandestinement à la Bourse,mais à quoi bon s’en occuper ? Ils n’en sont pas partie intégrante etavouée, et ceux qui s’en occupent n’ont rien de spécial au commerce quis’y fait. Ce sont des exceptions et des hors-d’oeuvre.
A la Bourse, d’ailleurs, et à y regarder de près, il n’y a que deuxphysionomies qui ressortent, deux caractères qui se font jour ettranchent ; l’un, monotone, pâle, officiel, et réglé, c’estl’agent-de-change ; l’autre physionomie, pleine de mouvement, avisée,audacieuse, qui donne beaucoup à penser, et qui n’en pas plus pourcela, c’est celle du courtier-marron. Le courtier-marron, à lui seul,est tout un drame, tout un poëme ; ce
Sosie del’agent-de-change mériterait un article pour lui tout seul ;heureusement pour le lecteur, je ne me sens pas la force de le faireaujourd’hui.
PHILIPPE BUSONI.