Les mots les plus usuelssont d'anciennes
images, des métaphores usées,qu'on emploie
comme simples signes parce qu'on n'en voit
plus lacouleur, autrefois vive. Mais cette
métaphore desséchée a été vivantejadis.
(E. FAGUET : Dix-neuvième siècle,
études littéraires ; V. Hugo.)
L'histoire de l'armement n'a avec la philologie que de lointainsrapports, et, lorsqu'elle entre en contact avec cette science, ilsemble que ce doive être plutôt pour lui demander l'origine de certainsnoms d'armes inexplicables que pour lui fournir elle-même uneétymologie. Le cas cependant peut se présenter (1), et le verbe
Rateren est un exemple curieux.
A la fois transitif et intransitif, ce verbe s'emploie dans les cas lesplus divers. Le fusil qui ne part pas rate, de même que les allumettesignifuges, thème d'intarissables plaisanteries ; on dit d'un chasseurmaladroit qu'il rate le gibier, et d'un joueur de billard qu'il a ratéson carambolage ; on rate une affaire, on rate une bonne occasion ;l'acteur qui n'entre pas en scène au moment voulu rate son entrée, et,s'il dit mal une tirade essentielle, il rate son effet ; le photographerate un cliché, le voyageur rate la correspondance de son train ; lemoteur dont les explosions sont irrégulières a des ratés, de même quele stylographe qui laisse des blancs dans les caractères qu'il trace ;enfin celui qui ne réussit pas dans sa carrière est un avocat raté, unmédecin raté, et, en général, tout malchanceux à qui la veine n'ajamais souri est donné comme un raté de l'existence.
Comment discerner le propre et le figuré de ces expressions sidiverses, et d'où peut venir ce mot dont
aucune langue ne donne unetraduction à radical équivalent ? *
* *
Dans l'ancien adage de droit canon
matrimoniumratum, sed nonconfirmatum, (mariage ratifié mais non confirmé), desphilologuesavaient cru trouver l'origine du mot
rater que les étudiantsd'autrefois auraient inventé pour des circonstances analogues. Pourfaire justice de cette étymologie de fortune, il suffit de rappeler quele mot rater
dans son sens actuelne date que des premières années duXVIIIe siècle. Du Cange, Lacurne de Ste-Palaye et Roquefort ne luiconnaissent que le sens de raturer, et la première édition duDictionnaire de l'Académie n'en fait pas mention.
D'après Littré, le mot
ratervient de
rat dans le sens decaprice.Hatzfeld, Darmesteter et Thomas adoptent cette opinion à laquelle serange également le Dictionnaire Larousse d'après Scheler. Tous lesdictionnaires étymologiques ont cru ne pouvoir mieux faire que dedonner l'origine indiquée par ces maîtres incontestés de la langue.
Mais, en admettant un instant que rater vienne de rat dans le sens decaprice, d'où vient cette nouvelle acception du mot rat qui, pas plusque rater ne figure dans la première édition de l'Académie ? MM. H. D.T. se contentent de dire que « l'origine de cette expression n'est pasélucidée ».
Aucun naturaliste, que nous sachions, n'a peint ce rongeur comme unanimal particulièrement capricieux, et on ne voit pas bien au premierabord quelle analogie peut exister entre le caprice et le rat,... saufpeut-être quand il s'agit des rats du corps de ballet ; mais, àl'Académie, ceux-là ne relevaient que de l'auteur des
PetitesCardinal.
Nous allons à notre tour chercher d'où peuvent venir ces expressionsd'origine « non élucidée » dont l'ordre de dérivation nous paraîtillogique. Quel que soit notre respect pour l'autorité deslexicographes que nous avons cités, nous croyons que, cette fois, ilsont pris l'effet pour la cause.
Ratdans le sens de
caprice n'estpas l'étymologie de
rater, ilen est le dérivé, et nous pensonstrouver l'origine de ces deux expressions dans l'histoire des armes àfeu.
*
* *
Avant d'expliquer comment le mot
raterprit naissance, aucommencement du XVIIIe siècle, d'une particularité de la platine àpierre, nous devons dire d'abord que ce mot
ne pouvait pas se formeravant l'invention et la généralisation de cette platine, bien que lesarmes à feu fussent en usage déjà depuis plus de deux siècles. Quelquesdétails techniques sont pour cela indispensables.
Dans le type à mèche, le plus ancien système d'inflammation des armes àfeu, le serpentin portant la mèche allumée s'abaissait s
ans choc surle bassinet qui contenait la poudre d'amorce.
Dans le type à rouet, dont l'invention remonte au premier quart du XVIesiècle, le chien, muni d'une pyrite de fer sulfuré était abaissé à lamain,
sans choc, également,jusqu'au contact avec le rouet d'acier.Ce dernier, mu par un ressort que déclenchait la détente, produisaitles étincelles nécessaires à l'inflammation de l'amorce en tournant àfrottement, mais toujours
sans choc,contre la pyrite de fer.
Nous insistons à dessein sur l'absence de choc dans ces deux systèmes,le choc ayant joué un rôle essentiel dans la formation du mot dont nouscherchons l'origine.
Mais, dira-t-on, les armes à mèche et à rouet devaient cependant raterquelquefois. En réalité, et nous en dirons la raison en étudiant lesens de
caprice donné au motrat, elles rataient moins souvent queles fusils à pierre qui leur ont succédé, mais elles avaient évidemmentquelques ratés. Ces ratés s'exprimaient alors par le mot
faillir, etles écrivains militaires XVIe siècle vont nous en fournir des exemples ;
1587. « La pluspart d'euxn'ayans pas mesme le soin de la charger (lapistole, le pistolet) et s'en remettant à leurs valets qui n'en sçaventpas mieux l'usage que eux, quand ce vient à combattre,
la moitiéfaillent, ce que plusieurs ont esprouvé assezdefois (2).
1600. « Je monte en hautavecques mon pistolet bien bandé et le chienabattu... je lui présente le pistolet,
lequel faut, et soudain mis àla main l'épée. (3) »
Brantôme dans ce passage, est précis comme un rapport d'arquebusier. Cepistolet
bien bandé et le chienabattu était nécessairement unpistolet à rouet, car avec tout autre système de platine un pistolet
bien bandé eut eu lechien relevé. A l'époque où il écrivait, lesystème que nous allons décrire était d'ailleurs encore fort rare, etl'immense majorité des pistolets étaient à rouet.
Au dernier quart du XVIe siècle, la platine à pierre, dite aussiplatine à fusil (4) — mot qui a fini par s'appliquer à l'arme dont iln'était qu'une partie, — fut inventée (5) presque simultanément endivers pays (6). Avec des différences de détail, suivant les lieuxd'invention et les perfectionnements successifs qui y furentapportés (7), elle comprenait essentiellement un chien serrantdans ses mâchoires un silex et une pièce d'acier nommée batterie.Actionné par un ressort que déclenchait la détente, le chien
s'abattait avec force, faisantjaillir une gerbe d'étincelles par leheurt du silex contre la batterie. En même temps, cette dernière pièce,chassée par le choc, découvrait le bassinet où se trouvait la poudred'amorce qu'enflammaient les étincelles.
Ce système devait subsister sans modification importante pendant plusde deux siècles, et c'est encore avec lui que se firent toutes lesguerres du 1er Empire. Plus commode que la mèche, moins cher et moinslong à armer que le rouet, il avait par contre deux inconvénientsgraves, qui empêchèrent tout d'abord sa généralisation :
1° Les ratés étaient beaucoupplus nombreux qu'avec la mèche et lerouet ; nous verrons plus loin pourquoi.
2° Le choc du chien contre la batterie était accusé de déranger le tir.
Ce choc n'était pas, en effet, absolument simultané de la déflagration,comme cela a lieu lorsque s'abat le percuteur des armes actuelles. Ilprécédait l'explosion d'un temps assez sensible pour que les deuxbruits fussent perçus successivement par l'oreille (8).
Aussi, pendant longtemps on préféra, pour les armes de guerre, lesystème à mèche à cause de sa simplicité et de la sûreté de soninflammation (9), et pour les armes de chasse ou de précision lesystème à rouet dans lequel aucun choc ne dérangeait le tir (10).
Mais, en dépit de ces reproches plus ou moins fondés, la platine àpierre était d'une commodité trop supérieure pour ne pas finir parl'emporter ; à la fin du XVIIe siècle, en France surtout, elle était laplus commune. Elle allait jouer un rôle capital dans l'étymologie quenous cherchons.
Malgré tous les perfectionnements, et c'était le principal défaut de cesystème, souvent le chien s'abattait en vain, et aucune des étincellesn'entrait en contact avec la poudre d'amorce. Le chien imitait alors lemouvement et le bruit d'un piège à rat qui se détend.
Dans leur langue imagée, les soldats eurent tôt fait de tirer de cettecomparaison une expression nouvelle ; le chien qui s'abattaitinutilement
avait pris un rat.Ce mot ironique devint bien vite d'unusage courant ; dans les « Mémoires de d'Artagnan » d'où Dumas devaittirer ses immortels Mousquetaires, Sandras de Courtilz s'en sert commed'une expression usuelle :
1700. « Il le coucha enjoue.... mais son pistolet ayant pris unrat, à cause que l'amorce en était tombée, il n'eut pasle tems d'y en remettre d'autre (11). »
Naturellement les chasseurs avaient à souffrir non moins que lessoldats des nombreux ratés du fusil à pierre ; dans son poème sur lachasse, Perrault nous montre que le terme était aussi fort usité chezles disciples de St-Hubert :
1692. «Mais, lorsqu'on y pense le moins,
Trois Perdrix en battant des ailes
Partent de dessous des javelles.
On les mire, le chien s'abat
Et chaque fusil prend un rat (12). »
Le verbe
rater devaits'employer plus tard aussi bien pour le tireurqui manque son gibier que pour celui dont l'arme rate. Perrault semblefaire une distinction et ne dit
prendreun rat que dans ce derniercas :
Icy sur un Lièvre qui passe
L'un prend un rat de bonne grâce
L'autre qui ne tire pas bien
Manque le Lièvre et tue un chien (13). »
Cependant, bien que cette locution imagée ne dut avoir qu'une duréeéphémère, elle eut le temps de se créer un sens figuré ; Regnard enfournit un exemple contemporain de La Chasse de Perrault et desMémoires de d'Artagnan :
1696. GÉRONTE, à
Angélique .... Le notaire en ces lieux va se rendre ;
Avec lui nous prendrons le parti qu'il faut prendre,
NÉRINE
Oh ! par ma foi, Monsieur, vous ne prendrez qu'un rat ;
Et le notaire peut remporter son contrat (14). »
L'Académie ne pouvait manquer d'enregistrer cette expression dans sapremière édition, parue deux ans après le poème de Perrault. Cedernier, en effet, était au nombre des Quarante, et ne pouvait moinsfaire que de noter une locution dont il usait. Voici en quels termes leDictionnaire donne le sens propre et le sens figuré de
prendre un rat:
1694. « On dit fig. qu'Une arme à feu a pris un rat, quand l'amorce n'apoint pris, ou que l'arme ne tire pas.
Vostre pistolet, vostrefusil a pris un rat. Et on dit d'un homme qui a manqué sondessein,qui a manqué son coup, qu'
Il pris unrat (15). »
L'exemple fourni par l'Académie est très significatif et vientcorroborer ce que nous avons dit de l'origine de
prendre un rat ; lemot Fusil ne s'appliquait alors qu'aux armes munies de la platine àpierre, les mots mousquet et arquebuse étant réservés aux armes à mècheet aux armes à rouet (16).
Avant l'Académie, Furetière avait déjà consacré à ce terme un articleanalogue :
1690. « On dit aussi qu'une arme a pris un rat, lorsque le chien s'estabattu et que l'amorce n'a pas pris feu. On le dit aussi de celuy qui amanqué son coup en quelque autre sorte d'affaires (17). »
Ce chien qui s'abat sans que l'arme prenne feu rappelle, mieux encoreque les termes dont se sert l'Académie, la comparaison qui a donnénaissance à l'expression que nous étudions ; et, si Furetière n'emploiepas le mot
Fusil, son texten'est pas pour autant moins explicite. Lemot
chien, en effet, n'ajamais désigné le serpentin des armes àmèche, et le chien de la platine à rouet n'a pas à s'abattre au départde l'arme. Dans le texte de Furetière comme dans celui de l'Académie,il ne peut donc s'agir que de la platine à pierre.
Aussi avant l'Académie, Richelet enregistre également cette expression; mais, chose curieuse, il n'en parle qu'au figuré, et, même dans sadeuxième édition parue après Furetière, voici le seul exemple qu'ildonne :
1693. « Tout votre éclatet votre beauté, Philis, prendront un rat(18). »
Les exemples que nous avons cités tiennent tous entre 1690 et 1700. Ilserait peut-être possible d'en trouver qui seraient antérieurs dequelques années, mais cela n'infirmerait en rien notre thèse ; nousavons vu la platine à pierre commencer en 1575.
Aucune des phrases dans lesquelles
prendre un rat est pris au figurén'implique l'idée de caprice ; il s'agit toujours et uniquement demanquer son coup. Aussi, pas un seul des dictionnaires de la fin duXVIIe siècle ne mentionne le mot rat dans le sens de caprice. Observonségalement que pas un seul ne mentionne encore le mot
rater.
Mais
prendre un rat étaitbien long. Les parlers locaux de diversesprovinces avaient déjà alors, pour exprimer l'action de prendre un raten parlant du chat, ce verbe
raterque la langue française n'avaitpas encore admis (19). Il ne tarda pas à être adopté pour remplacer sonéquivalent en parlant d'un fusil, et devint bientôt d'un usage courant.
Seulement neutre d'abord, comme l'expression à laquelle il sesubstituait, ce verbe prit bientôt aussi la forme active ; le chasseurdont le fusil ratait avait raté son gibier. Naturellement
rater hérita aussi du sens figuréde
prendre un rat, et, dansson éditionde 1718, l’Académie donna au nouveau mot ses lettres de naturalisation.Elle arrivait cette fois bonne première, car l'édition de 1714 dudictionnaire étymologique de Ménage ne mentionne pas encore le motrater.
Mais elle continua à enregistrer la forme « prendre un rat » au propreet au figuré sans paraître s'apercevoir que cette expression avaitdisparu du langage en même temps qu'elle avait été remplacée par rater.Tous les dictionnaires ne crurent pouvoir mieux faire que d'imiterl'Académie, en sorte que tous donnent aujourd'hui encore les deuxformes, sans mentionner d'ailleurs que l'une est issue de l'autre etque la première a disparu en donnant naissance à la seconde.
Il serait cependant, croyons-nous, bien difficile de trouver, — autrepart que dans les Dictionnaires, — des exemples de « prendre un rat » àpartir précisément de la deuxième édition du Dictionnaire de l'Académie; et sûrement on ne trouvera jamais, chez le même auteur et à la mêmedate, cette expression employée en même temps que le mot rater.
Ce dernier au contraire continua à être de plus en plus employé aupropre et au figuré, parfois même simultanément dans les deux sens.Dans un roman fantaisiste qui eut son heure de célébrité, Edmond Aboutmet un millionnaire allemand, Nicolas Meiser, en présence d'uncréancier gênant qu'il croyait mort. Ne sachant s'il a affaire à unrevenant ou à un vivant, Meiser murmure un « Vade retro Satanas ! »mais croit devoir l'appuyer d'un coup de revolver ; et l'auteur ajoute: « l'exorcisme et le pistolet ratèrent en même temps (20) ».
Voit-on About remplaçant ici le mot rater par son ancien équivalent,comme l'Académie et tous tes Dictionnaires l'y autorisaient, etécrivant : « l'exorcisme et le pistolet prirent un rat en même temps »?Personne n'eut compris.
*
* *
Il nous reste à expliquer l'origine du sens de
caprice donné au motrat (21). Nous savons maintenant qu'il n'est pas l'étymologie de rater; nous allons voir qu'il a cependant avec ce mot une certainecorrélation. Il est comme lui venu de l'expression
prendre un rat, etil a aussi son point de départ dans la platine à pierre.
L'inflammation était moins sûre avec ce dernier système qu'avec lamèche ou le rouet, et, partant, les ratés étaient bien plus fréquents.La raison en est facile à comprendre.
Dans les armes à mèche, le serpentin abaissait, sans déviationpossible, l'extrémité en ignition de la mèche jusqu'au contact del'amorce.
Dans les armes à rouet, les étincelles produites par le frottement durouet d'acier contre la pyrite de fer se produisaient au sein même dela poudre d'amorce.
Avec ces deux systèmes, le défaut d'inflammation ne pouvait provenirque de trois causes :
1° L'amorcetombée ;
2° L'amorce mouillée ;
3° L'obturation du trou de lumière entre le bassinet et le canon.
Ces causes étaient toujours faciles à constater ; le plus inexpérimentésavait pourquoi son arme
avait failli,— c'était, nous l'avons vu, lemot alors employé, — et nul ne pouvait songer à l'accuser de
caprice.
Il en allait tout autrement avec la platine à pierre, et, aux troiscauses ci-dessus venaient s'en ajouter bien d'autres.
Il fallait d'abord, pour la sûreté du départ, qu'il y eut parfaiteconcordance entre le ressort qui actionnait le chien et celui quisoutenait la batterie (22). Si ce dernier était trop fortproportionnellement à l'autre, la batterie ne découvrait pas lebassinet, et les étincelles ne pouvaient arriver à l'amorce : s'ilétait trop faible, la batterie n'offrait pas au silex une résistancesuffisante pour produire les étincelles. D'autre part on ne pouvaitdonner une trop grande force au ressort du chien qui eut à tout coupbrisé les pierres et imprimé à l'arme une trop forte commotion.
Il fallait aussi que le silex eut son biseau en arête vive, et pourcela on devait le changer tous les quinze ou dix-huit coups (23).
L'inobservance d'une seule de ces prescriptions occasionnait defréquents ratés. Aussi, les ouvrages sur les armes datant de l'époqueoù la mèche et le rouet étaient employés concurremment avec le fusilconstatent-ils l'infériorité de ce dernier à ce point de vue :
1678. « Les Fusils sontplus sujets à manquer que les Mous« guets, parle défaut des pierres et des ressorts (24). »
Qu'on le remarque bien,
manquerest ici synonyme de
rater. Al'époque où Gaya écrivait, l'expression
prendre un rat n'était pasencore très usitée, et l'on disait encore manquer ou faillir. Pourprouver qu'il ne s'agit pas de la précision de l'arme, il suffit deciter le passage ci-après emprunté à la page précédente du même auteur :
1678. « On peut tirerplus justement avec le Fusil qu'avec le Mousquet,parce qu'on le couche en joue tout autrement (25).»
Enfin à ces causes si diverses de ratés venait encore s'ajouter lehasard. Il se pouvait fort bien en effet, — et nous l'avons constaténous-même plusieurs fois en faisant des essais de tir avec des armes àpierre, -- qu'aucune des étincelles n'entrât en contact avec l'amorce.
Aussi, le tireur dont l'arme
prenaitun rat était-il parfois fort enpeine de dire le motif de cette défaillance. De là à accuser son armede caprice, il n'y avait qu'un pas ; bientôt prendre un rat signifianon seulement rater une entreprise, mais aussi prendre un caprice. Ondit d'abord qu’une serrure avait un rat lorsque sans raison apparenteelle refusait d'obéir à la clef, parce qu'il y avait une certaineanalogie entre le déclanchement de la serrure et celui de la platine dufusil ; l'expression s'appliqua ensuite aux cas les plus divers,lorsqu'il s'agissait d'un caprice dont on ne pouvait deviner la raison.
Le Dictionnaire de l'Académie enregistra ce nouveau sens du mot ratdans sa deuxième édition (1718), en même temps qu'il insérait pour lapremière fois le verbe rater ; mais il ne mentionna nulle part qu'il yeut corrélation entre les deux mots, ni qu'ils vinssent d'une mêmeorigine. Toutes les éditions suivantes firent de même. Enfin au XIXesiècle des lexicographes en mal d'étymologie, et frappés du radicalcommun de ces deux mots, crurent que rater était dérivé de rat-caprice,dont l'origine resta pour eux « non élucidée ».
Peut-être maintenant voudra-t-on conclure avec nous :
1° Que rater vient de rat,rongeur, par assimilation de la trappe à ratà la platine à pierre déclenchée sans enflammer l'amorce ;
2° Que rat, au sens de caprice n'est pas l'étymologie de rater, maisvient au contraire du caprice que paraît avoir l'arme à feu qui rate ;
3° Enfin que l'expression prendre unrat, dans le sens de rater,enregistrée par tous les dictionnaires comme d'usage courant, alorsqu'elle a disparu de la langue depuis deux siècles, ne doit plus êtrecitée que comme un archaïsme qui a donné naissance à rater.
NOTES :
(1). Cf. CH. BUTTIN :
Le Guet deGenève au XVe s. et l'Armement de sesGardes, Revue Savoisienne, 1907- 1909, et tirage à part, p. 41etsuiv., 92 et suiv., 113 et suiv.; Annecy, Abry,1910.
(2)
Discours politiques etmilitaires du Seigneur de la Nouë,dix-huitième discours, p. 3 13 ; A Basle, de l'Imprimerie de FrançoisForest MD. LXXXVII.
(3). BRANTÔME :
Rodomontadesespaignolles, vol. IX, p. 142 del'édition elzévirienne.
(4)
Fusil, ancien mot quidésignait le briquet. Très ancien en France(fouézil, foisil, puis fusils) et en Italie (focile et fucile) ce motparaît dater de la formation même des deux langues et avoir une mêmeorigine latine. Nous l'avons trouvé dans l'Enfer de Dante qui l'emploiedans une comparaison poétique (chant XIV, tercet 13) de façon à montrerque le mot était déjà alors très anciennement connu. L'Alighieri, on lesait, est né en 1265. En France, les divers glossaires (Du Cange, V.Gay, Cte de Laborde, etc.) donnent une série de documents d'originefrançaise qui remontent au XIe siècle. Le mot fusil a d'ailleurstoujours désigné le briquet dans la langue héraldique.
(5) La plupart des auteurs qui ont écrit sur les armes à feu datent laplatine à pierre du XVIIe siècle. C'est une erreur. Elle était connueen Savoie dès 1575, et un document d'archives très explicite établitque Simon Robert, arquebusier du Duc Emmanuel-Philibert, luifournissait à cette date des armes munies de ce système (Archives cam.de Turin, Trésoriers généraux de Savoie, compte du Trés. gén. Fauzone,année 1576, cap. 759). Sur Simon Robert, cf. I° ANGELUCCI :
Ricordi edocumenti di Uomini e di Trovati italiani, p. 163 ; Torino,Cassone,1866. — 2° DUFOUR et RABUT :
LesArmuriers en Savoie, dans Mémoireset Documents publiés par la Soc. Savoisienne d'hist. et d'archéol.,tome XXII, p. 131 ; Chambéry, Bottero, t 884. — 3 ANGELUCCI :
Catal.della Armeria reale, p. 422, en note ; Torino, Candeletti, 189o.
(6) Une lettre adressée au Grand-Duc de Toscane par Jacques Monti, le23 décembre 1579, établit nettement qu'à cette date un arquebusier deChâteau-Villain (Bourgogne ; aujourd'hui Hte-Marne) fabriquait, luiaussi, des platines à pierre (Archivio centrale toscano, carteggiouniversale del Granduca Francesco de Medici, filza 731 verde, f° 402).Nous ne saurions dire s'il avait eu connaissance de l'invention deSimon Robert, ou s'il avait fait de son côté une invention analogue. Cfà ce sujet : ANGELUCCI :
Ricordi edocumenti, p. 177.
(7). Platine française, hollandaise, écossaise, italienne, espagnole,algérienne, marocaine, turque, etc. ; platine à chenapan, platine à lamiquelet, etc. ; chaque type se subdivisant en nombreuses variétés. Laplatine à la miquelet, par exemple, présente à elle seule sept variétésdifférentes. Cf. CH. BUTTIN :
LesFusils de Sardaigne, p. 198 etsuiv., et pl. 16. (Dans Beitraege zur Geschichte der Handfeuerwaffen ;Dresden. Wilhem Baensch, 1905.)
(8) Cf. J. LAVALLÉE :
Des Armes dejet employées à la chasse, 3°partie, p. 366 ; Journal des chasseurs, 1837.
(9) C'est seulement à la fin du XVIIe siècle que Vauban fit adapter laplatine à pierre aux mousquets de l'armée française, et encore lespremières armes de ce type étaient-elles munies à la fois de la platineà silex et de la mèche. Cf. MONTECUCULL1 :
Mémoires, liv. . 1. chap.2 ; LOUIS NAPOLÉON et FAVÉ :
Etudessur le passé et l'avenir del'artillerie, tome IV, p. 17 et 58 ; Paris, Dumaine. 1863.
(10) L'Allemagnes notamment a continué pendant le XVIIe et le XVIIIesiècle à fabriquer des armes de chasse et de tir à rouet. De nombreuxet remarquables exemplaires de cette fabrication se rencontrent auMusée d'artillerie ; citons notamment les arquebuses à rouet M. 323 et324 qui sont datées de 1759. En France, la fabrication tardive du rouetfut plus rare, mais a persisté cependant jusqu'au XIXe siècle. Le Muséed'artillerie conserve une paire de beaux pistolets de tir à rouet (M.1698) signés
Lepage, arquebusier duRoi, et datés de 1829.
(11) SANDRAS DE COURTILZ :
Mémoiresde M. d'Artagnan,capitaine-lieutenant des Mousquetaires du Roi, tome II, p. 133 ;Cologne, chez M. Pierre Marteau, M. DCC.
(12) CHARLES PERRAULT, de l'Académie française :
La Chasse, Poème,vers 410 ; Paris, Coigniard, 1692.
(13) CH. PERRAULT : op. cit., vers 540.
(14) REGNARD :
Le Joueur,acte V. scène VIII.
(15) Le Dictionnaire de l'Académie Françoise, vol. II, p. 375, V° Rat; Paris, Veuve Coignard, M. C. LXXXXIV.
(16) Cf. GAYA :
Traité des armes,des machines de guerre, etc, p. 21,25, 26, 150 et suiv., etc ; Paris, chez Sébastien Cramoisy, 1678.
(17) ANTOINE FURETIÈRE, Abbé de Chalivoy, de l'ACadémie Française :
Dictionnaire, V° Rat ; La Haye etRotterdam, chez Arnout et ReinerLeers, 1690.
(18) PIERRE RICHELET :
DictionnaireFrançais, dernière édition revueet corrigée, V° Rat ; Genève, imprimé pour David Ritter, chezVincentMiège, M. DC. XCIII.
(19) Cf. Cte JAUBERT :
Glossaire ducentre de la France, V° Rater ;Paris, Chaix, 1864. CONSTANTIN et DESORMAUX :
Dictionnaire Savoyard,V° ratâ ; Paris, Bouillon, et Annecy, Abry, 1902.
(20) EDMOND ABOUT:
L'Homme hl'oreille cassée, p. 214 ; Paris,Hachette, 1861.
(21) Nous avons dit que
ratdans le sens de caprice ne figurait dansaucun dictionnaire avant les dernières années du XVIIe siècle etqu'aucun glossaire n'en donnait des exemples antérieurs à cette date.Godefroy (Dict. de l'anc. langue franç., V°rater) cite il est vrai deuxexemples où il croit trouver ce sens dans le mot
raterie. Maisl'étude attentive des textes cités, d'ailleurs fort anciens, ne permetpas de s'arrêter à cette opinion.
(22) Cf. MAGNÉ de MAROLLES :
LaChasse au Fusil, p. 140 ; Paris,Barrois, MCCLXXXVIII. PAUL1N-DÉSORMEAUX :
Manuel de l'Armurier, duFourbisseur et de l'Arquebusier, p. 168 ; Paris, Roret, 1832.
(23) MAGNÉ de MAROLLES : Op. cit. p. 166. M. M. V. L : L'Ecole duChasseur, p. 40 ; Paris, Lécrivain, 1822.
(24) GAYA :
Traité des Armes, desMachines de Guerre, etc., p. 26;Paris, chez Sébastien Cramoisy, 1678.
(25) GAVA: Op. cit. p. 25.