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BAJU, Anatole (1861-1903) : Principes du socialisme.- Paris : Librairie Léon Vanier, 1895.- 48 p. ; 20 cm. Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (28.IV.2006) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplairede la Médiathèque (Bm Lx : R 1181). Un exemplaire numérisé est disponible en mode image sur le site Gallica de la BnF. Principes du socialisme par Anatole Baju ~ * ~A ceux qui pensent, Pour ceux qui souffrent. A JULES GUESDE HONORÉ CITOYEN, Vous, le lutteur infatigable, pour qui la propagation del'Idée socialiste est un apostolat, vous que nous respectonssurtout comme un penseur et un lettré, voudriez-vousprésenter au grand public international, qui vousconnaît si bien, ce modeste essai de synthèsesociale De votre reconnaissant A. BAJU. Paris, le 18 avril 1895. ________________ ____________________ LETTRE-PREFACE CHER CITOYEN, Je crois, comme vous, que la sociétécapitaliste est le milieu le plus déprimant qui ait jamaisexisté pour l'Art et l'Artiste, industrialisés ettombés à l'état de marchandise. Et,comme vous, je sais que, loin d'être un retour,même momentané, à la barbarie, letriomphe du socialisme donnera lieu à une explosion detoutes les puissances artistiques de l'humanité,auprès de laquelle la Renaissance pâlira. Vos Principes du Socialisme ont pour but de faire partager cettedouble conviction aux intéressés, à cemonde de littérateurs, de peintres, de sculpteurs, demusiciens qui n'a pas conscience de son abaissement actuel et faitcorps avec les marchands du Temple contre ses libérateurs duprolétariat en marche. Puissiez-vous réussir et persuader à beaucoup quel'émancipation de l'Art ne fait qu'un avecl'émancipation du Travail ! Je ne dis pas à tous, parce que, plusparticulièrement reflexe, le cerveau de l'Artiste suit et neprécède pas. Mais ne détacheriez-vous du bloc réactionnairequ'une poignée de soldats à laRévolution que vous n'auriez perdu ni votre temps ni votreeffort. Croyez à ma vive sympathie. JULES GUESDE. Paris, le 8 mai 1895.________________ ____________________ PRINCIPES DU SOCIALISME I. – Des fins de l’homme. Pour qu'un système social prétende àla perfection, il doit embrasser dans ses cadres les homme de tous lespays, les conduire à leurs fins présentes etpréparer leurs fins futures. Quelles sont donc ces fins, c'est-à-dire quel doitêtre le but de nos efforts? Est-ce pour jouir ou pour souffrir que nous vivons ? Les prêtres et les philosophesofficiels affirment que nous sommes nés pour les privations,pour les douleurs, et que nous devons nous résignerà notre triste sort. Nous nous permettrons d'exprimer iciune opinion différente : nous vivons pour l'entierdéveloppement de nos organes et de nos facultésintellectuelles, en un mot pour la satisfaction de tous nos besoins ;nous tendons à un état de bien-êtreabsolu. Ce que nous devons réclamer pour l'heureprésente, c'est un peu plus de bonheur, et ce que nousdevons rechercher pour l'avenir, c'est le bonheur intégral. En quoi consiste ce bonheur ? Est-ce dans la plénitude desjouissances matérielles ? Non, sans doute. Unégoïsme grossier serait le résultatd'une pareille conception de la vie. Chaque individu ayant en soi lamesure du plus grand bien s'isolerait de tous les autres. Il n'y auraitentre nous aucun courant de sympathie : le plaisir des senslocalisé dans les organes ne se communique point. De plus,les appétits ont une limite ; ils traînentaprès eux la satiété et ledégoût. Une fois le ventre satisfait, labête n'aspire plus à rien. Il faut quelque chose de supérieur pour arracher les hommesà l'esclavage des sens et pour les maintenir en communionconstante, un sentiment plus pur, moins égoïste, etdont l'intensité s'accroisse en raison de la cultureintellectuelle : l'idéal de la perfection absolue. L'amourdu Beau est inné au fond de nous ; chacun lepossède à un degré quelconque. Iln'est personne qui n'ait éprouvé uneémotion plus ou moins forte en face de tels spectaclesgrandioses de la Nature ou devant les chefs-d'oeuvre dugénie, et qui n'ait essayé de la communiquerà quelqu'un de son milieu ; car c'est là lecaractère essentiel de ce sentiment d'être communou conceptible à tous, c'est-à-direéminemment social. Un système soucieux de la fin des hommes doit doncs'efforcer de développer en eux l'idéalesthétique, qui est le mode le plusélevé du bonheur. En les conviant àdes plaisirs communs qui ne connaissent ni la limite ni ledégoût, il supprime l'antagonisme desintérêts ; il leur apprend mêmeà s'aimer les uns les autres dans l'oeuvre de laNature ; enfin il les soustrait à lamatérialité des choses, les attache àla vie en leur inspirant le désir toujours nouveau deconnaître le Mieux : il leur ouvre une porte sur l'Infini. L'Enseignement religieux a senti avec raison lanécessité d'un idéal. Mais le sien estinfirmé par la science ; c'est unpréjugé que les prêtres seuls ontintérêt à conserver.L'Au-Delà est une de ces hypothèses gratuites, unde ces audacieux a priori dont les anciens philosophes se servaientpour étayer leurs sociogonies ; ceux qui entretiennentencore le peuple dans cette naïve illusion sont les premiersqui ne l'auront jamais. Le plaisir esthétique, au contraire, n'est pas seulement uneespérance ; il est réel, immédiat. Ils'agit de le faire goûter auxgénérations nouvelles. Mêmeprovisoirement, dans une faible mesure, il est vrai, des fils depaysans et d'ouvriers peuvent le concevoir. L'instituteur n'aqu'à leur faire sentir la poésie de la nature,l'harmonie des couleurs, la mélodie des sons, le charme etle parfum des fleurs; leur faire comprendre le prix et labeauté d'un travail achevé, leur inspirerl'horreur des imperfections, au lieu d'être des manoeuvres,ils voudront devenir des artistes. L'Art ne consiste pas seulement à construire une phraseirréductible, à colorier une toile, àciseler un bloc de marbre : il est dans tous les métiers,dans toutes les industries. Chaque sorte de travail suppose unidéal, c'est-à-dire un modèle de ceque les hommes peuvent faire de mieux. Le serrurier, lemaçon, le cultivateur ont besoin d'une éducationesthétique, de même que le peintre, lepoète, le musicien. Chacun dans sa sphère peutrêver la perfection absolue, repaître sonimagination de cette idée, en alimenter sonactivité cérébrale, en jouir : celuiqui aura trouvé les plans les plus merveilleux sera enmême temps le meilleur ouvrier. L'Art, qui procure cette jouissancesupérieure, pure etdésintéressée, est la plus hauteexpression du bonheur. Nous allons rechercher dans quelles conditionsil peut atteindre son plus haut degré de culture, puisque lebonheur est notre fin commune. II. - L' Art et la Vie. Nous demandons à citer ici le passage suivant d'un articleparu sous notre signature dans l'Événement du13 avril 1891 : « Si nous entrevoyons l'Art comme but suprême de lavie, c'est dans la Science que nous voulons le chercher, non dans laRévélation. « Pour nous l'Art, c'est la Toute-Science, c'est un rapportnumérique que l'intuition fait quelquefoisdécouvrir, mais qui est déterminé pardes lois mathématiques qu'il s'agit de formuler. On nous areproché de vouloir le ravaler au niveau des foulesignorantes : erreur ou préjugé. Ce sont lesfoules que nous voulons élever aux conceptions artistiquesles plus nobles ; car pour nous il n'y a pas d'hommessupérieurs : il n'y a que des hommes inférieurs. « Le sens esthétique étant le mode leplus élevé de la jouissance et participant dufonctionnement régulier des autres sens, pour en assurerà tous les hommes le développement complet, nousdevons réclamer pour chaque individu la plénitudedes jouissances matérielles. C'est pourl'humanité tout entière l'idée duvieil adage latin : mens sana in corpore sano que nous devonsréaliser. Ainsi le Socialisme qu'un des préjugés régnantsdisait être la négation de l'Art pour l'Art, enserait au contraire la voie directe, le moyen, l'affirmation.» La faculté par laquelle nous concevons une oeuvre d'artn'est point particulière; elle résultede l'harmonie parfaite de toutes les autres. La santé ducorps et la tranquillité de l'esprit sont indispensablesà l'artiste. Un homme débile et souffrant, enproie aux soucis de l'existence matérielle et quelquefoisterrassé par la faim, peut avoir de beaux mouvementsd'indignation ou de révolte, il est bien viteréduit à l'hébétement,à l'inertie, à l'impuissance. Il n'y aaujourd'hui que les rares privilégiésnés avec une fortune considérable qui pourraientavec fruit s'occuper de l'Art pour l'Art. Tous ceux qui n'ont pas lasécurité du lendemain sont les mercenaires duCapital ; du moment qu'ils ont besoin pour vivre du produit de leursoeuvres, ils n'agissent pas en toute indépendance, ils n'ontpas le droit de se réclamer de la famille des purs etincorruptibles esthètes. Quant à la question de savoir si les choses de l'Art doiventêtre l'apanage de quelques-uns ou le domaine de lacollectivité, nous ne la poserons même pas pourdes raisons que nous avons déjàdonnées et que nous développerons plus loin. Sansprétendre créer unegénération d'artistes, nous voulons que tous leshommes soient capables de conceptions artistiques, qu'ils puissentsentir le Beau, l'apprécier, le goûter et que,s'il ne leur plaît pas à tous de produire desoeuvres, ils en aient au moins la virtualité. Pour arriver à ce résultat, il est indispensablede créer un état social où chaqueindividu trouve, avec le maximum de bien-être possible, lesmoyens de culture intellectuelle sans lesquels il ne peut parvenirà son complet épanouissement. III. - Du meilleur état social. Il est scientifiquementdémontré que dix hommes travaillant et vivantensemble, par le fait de l'association et de la division du travail,produisent plus et dépensent moins que dix agissantindividuellement. Cent dans les conditions des premiers valent mieuxque dix groupes de dix ; mille, mieux que dix groupes de cent. Puisquecela est vrai, puisque, à moins que d'être demauvaise foi, personne ne peut le nier, cessons de nousépuiser à lutter les uns contre les autres etunissons-nous pour ne former qu'une seule association. C'est notreavantage à tous. Grâce aux progrèsincessants du machinisme, ainsi qu'à l'utilisation des brasinoccupés, nous aurons une somme de bien-êtresupérieure à celle de la moyenne des Bourgeois,en ne travaillant que quatre à cinq heures par jour. Il estmême certain qu'à la suite de perfectionnementsque l'on prévoit dans l'outillage industriel, ladurée de ce travail sera réduite demoitié : c'est au moins vingt heures de repos ou de loisirdont nous disposerons pour nos jouissances intellectuelles. Il fautdonc à notre société individualistesubstituer une société solidaire ; en un mot, etc'est là la définition même duSocialisme, il faut faire cesser la lutte pour la vie et organiser la LIGUE POUR LA VIE. IV. - La Loi des Sociétés. Ce système social a pour basel'égalité. L'homme seul ne pouvant se suffire est forcé de s'associer.Dès lors la société est un contrat: chacun de nous réduit à ses propres ressourcesétant impuissant, nous devons êtreforcément égaux. Prenez l'homme le plus fort etle plus intelligent, séparez-le de tous les autres, quefera-t-il ainsi ? Rien. Faibles et forts nous sommes aussi utiles, aussiindispensables les uns que les autres : il est donc juste que nousretirions les mêmes avantages d'une association àlaquelle nous apportons tous le concours entier de notre forcemusculaire et de notre intelligence. Si on ne traite pas tout le monde sur piedd'égalité, la multitude des faibles a le droit dedire au petit nombre des forts : « Nous refusons de nousassocier avec vous. » Mais, en réalité,il n'y a ni faibles ni forts ; c'est là unpréjugé que les riches ont répandupour justifier l'exploitation des pauvres : il en faut faire justice.D'abord il n'est pas vrai que ceux qui possèdent, quigouvernent, qui jouissent, en un mot, soient les plus forts, les plusintelligents. Il y a parmi le peuple des milliers d'hommes sains decorps et d'esprit à qui il ne manque qu'un peu de culturepour les égaler de tous points, sinon les surpasser.Ensuite, s'il y a des inégalités de forcephysique et d'aptitude au travail, elles sont le résultatd'une mauvaise organisation sociale ; le progrès, qui tendà les faire disparaître, les rendinappréciables dans l'oeuvre collective de la production. Iln'est ni juste ni humain de les invoquer en faveur du principe de laséparation des classes. Le pasteur ne donne-t-il pas unepâture égale à toutes sesbêtes, sans s'occuper si celle-ci rapporte plus ou moins quecelle-là ? Et puis ceux qui sont forts, le sont-ilsconstamment ? N'ont-ils pas besoin qu'on leur vienne en aide dans leurenfance, dans leur vieillesse et durant les périodes demaladie ? Plus on examine cette question, plus on voit que touts'équilibre par des compensations, que tous les hommes sontégaux. Enfin, s'il y en a quelques-uns qui soient un peuplus forts que les autres, leur devoir est de travailler pour lesfaibles, non de les opprimer! C'est en vertu du principe d'égalité que lespremières sociétés furentconstituées. La plus ancienne forme de l'association estcelle de la famille dont tous les membres étaientégaux sous l'autorité paternelle. Desréunions de familles ont ensuite formé des clans,des tribus ou des peuplades, sous la direction d'un chefélu en raison de sa force musculaire ou de sonexpérience de la vie. Mais le père ou le chef,quoique investis de l'autorité, n'avaient aucun avantage surles autres sociétaires : il était fait un partageégal entre tous des revenus de la terre, des produits de lapêche ou de la chasse et des dépouilles de laguerre. La légende du Vase de Soissons atteste que Clovis,roi des Francs, n'avait, en dehors des exercices militaires, aucunesupériorité sur ses soldats. La vie des premiers âges offrait trop d'aléas.L'homme fort, après avoir dépouilléles autres, était souvent surpris etdépouillé lui-même par quatre ou cinqfaibles réunis contre lui. C'est pour égaliserles chances de la vie que les uns et les autres ont forméune société. Le fort s'est dit « A quoime sert ma force, puisque deux faibles peuvent me tuer ? » Etil a dit à ceux-ci : « Unissons-nous, travaillonsensemble et partageons le fruit de notre travail. » C'estdonc un pacte d'égalité qui aété conclu ; s'il n'est pas observé,autant valait demeurer à l'état d'anarchie. Les rouages de la société primitiveétaient assez simples ; ceux de la nôtre sont pluscompliqués. L'extrême division du travail etl'intervention de la machine ont transformé la vie sociale.C'est ici qu'apparaît la science économique qu'ons'est plu à embrouiller à dessein, mais qui, enréalité, est plus simple qu'on ne se l'imagine.Elle repose tout entière sur ce principe : Pour produire ce qui est nécessaire àl'entretien d'un individu, il faut la collaboration directe ouindirecte de tous les membres de l'association. L'instituteur, le laboureur, le soldat ont contribuéà la construction de cette maison : celui-ci en maintenantl'ordre public, celui-là en fournissant du pain auxmaçons qui l'ont faite, l'autre en les instruisant. On peuten dire autant de tous les travailleurs. Dès lors il ne doitpas y avoir d'inégalité dans les salaires, parceque tous les concours sont également utiles, parce qu'il estaussi indispensable d'avoir du pain et d'être instruit qued'avoir des vêtements et un logis. Si l'on paye le cordonniermoins qu'un autre ouvrier, c'est qu'on peut se passer de chaussures ;or, cela n'est pas vrai: demandez-le plutôt àMessieurs les Bourgeois. Pourquoi donc des rétributions inégales ? Est-ceque les mieux rétribués dépensent plusde force ou d'adresse que les autres ? Point de tout. Dans lagénéralité des cas, ce sont, aucontraire, les plus forts et les plus adroits qui gagnent le moins. Leterrassier, qui fait le travail le plus pénible, le mineur,qui court les plus grands dangers, le petit employé, qui ale plus d'instruction, sont les plus malheureux de tous lestravailleurs. La seule cause de l'inégalité dessalaires, c'est que plusieurs catégories d'individus veulentvivre du travail d'autrui. Il n'y a en a point d'autre : s'il y avaitégalité, il n'y aurait pas d'exploitationpossible. COMME NOUS TRAVAILLONS TOUS POUR L'ASSOCIATION ET QU'IL N'EST PASPOSSIBLE QUE NOUS FASSIONS LE MÊME MÉTIER, TOUSLES TRAVAUX ONT UNE VALEUR ÉQUIVALENTE : NOUS PRODUISONSAUTANT LES UNS QUE LES AUTRES, le médecin comme lemaçon, le tailleur comme le chimiste. Nous devons doncrecevoir un salaire égal et correspondant à lasomme de travail fournie individuellement. Dès que l'und'entre nous émet la prétention de consommer plusqu'il ne produit, il y a évidemmentdéséquilibre : il faut que les autres travaillentpour lui. Représentons par 5 fr. la production quotidienne d'un homme.Si l'on paye un fonctionnaire 20 fr., c'est une quantité demarchandises équivalente à 15 fr. qu'il peutconsommer sans la produire. Naturellement, il faut que les autrestravailleurs pourvoient à cette production, et comme pourdiverses raisons ils ne peuvent produire davantage (1), onprélève ces 15 fr. sur leurs salaires sous formed'impôts. Quinze d'entre eux ne dépensent plus que4 fr. et se privent ainsi du nécessaire pour procurer lesuperflu à un privilégié. Demême l'industriel et le commerçant, enréalisant des bénéfices quotidiens de30, 40, 100 fr. ou davantage, déprécient dans denotables proportions le salaire de l'ouvrier, l'un par l'emploi de lamachine à son profit, l'autre par l'accaparement desmarchandises. Cette constatation nous conduit à ladéfinition suivante : Celui qui consomme plus qu'il ne produit est un bourgeois. Mais, dira-t-on, l'inégalité des salaires estvoulue par les ouvriers eux-mêmes. Et certainement ils laveulent, comme autrefois ils voulaient des seigneurs, desprêtres et des rois ; comme aujourd'hui ils veulent la guerrecontre des hommes qu'ils ne connaissent pas, qu'ils n'ont jamais vus ;comme demain ils voudraient toutes les calamités qu'ilplairait à leurs journaux de demander. Il y a descontradictions plus significatives encore : des socialistesmême, rétribués à raison de0 fr. 80 l'heure, s'indignent de ce qu'un ministre touche 25 fr. pourle même temps, mais ils trouvent parfaitementlégitime qu'un savetier et un balayeur soientpayés 0 fr. 40 ou 0 fr. 60 centimes ! Cela ne prouve qu'unechose, c'est que l'éducation sociale n'est pas encore faite. En résumé, nul ne pouvant subsister que parl'association et tous les concours ayant la mêmeutilité, il n'y a ni travaux nobles ni travaux vils, parsuite plus de hiérarchie dans les salaires. Tous lestravailleurs doivent recevoir le même prix pour lamême unité de temps. Pas de distinction entre lemaçon et l'architecte : ils sont aussi indispensables l'unque l'autre à la construction d'un bâtiment. S'ily a des occupations plus ou moins pénibles, plus ou moinsavantageuses, elles sont données par voie de roulement oupar le tirage au sort, jamais par la faveur. C'est lafatalité, personne n'a le droit de se plaindre. Ainsi l'Égalité mathématiqueétant admise comme principe fondamental de notresociété, l'arithmétique remplaceraitavantageusement le Code et même la Morale. V. - De l'Égalité (2). On objecte que l'inégalité actuelle des fortuneset des salaires résulte de celle des intelligences. Il estvrai qu'aucun homme ne ressemble parfaitement à un autre auphysique, comme au moral. Nous naissons même avec deprofondes inégalités. Mais cela est uneconséquence de notre mauvaise organisation sociale. Il estscientifiquement démontré que, par uneéducation et un régime uniformescontinués à travers plusieursgénérations, nous arriverons progressivement, nonpoint à l'égalité rigoureuse, mais auniveau moyen le plus élevé qu'il soit possibled'atteindre. Nous supprimerons ainsi les monstrueusesinégalités qui existent aujourd'hui et qui fontde tant de millions de nos semblables des êtres plus voisinsde la brute que de l'homme civilisé. Nous pouvons donc formuler hardiment ce principe : tous les hommessont égaux. En effet, pourquoi dans le présent n'atteignent-ils pas tousle même développement physique ? C'est parce queceux-ci sont nés de parents sains, ceux-là deparents maladifs ; parce que les uns sont élevésdans l'aisance, les autres dans la misère. Pourquoi n'ont-ils pas la même intelligence ? C'est en raisondes atavismes ou des hérédités,quelquefois des circonstances physiologiques de la conception ; c'est,surtout, parce qu'ils n'ont pas reçu la mêmeéducation et qu'ils ne jouissent pas de la mêmesanté. Qu'il nous soit permis de réfuter ici une erreur qui a servide base à la philosophie de Darwin. D'aprèscelui-ci, la Nature est la mesure du plus grand bien, le struggle forlife, l'écrasement du faible par le fort étantsa loi générale, lesinégalités de tout ordre sont fatalementirrémédiables. Il n'est pas vrai que la Nature soit la mesure du plus grand bien ; sicela était, nous n'aurions qu'à la suivre, nousvivrions à l'état sauvage comme les autresanimaux. C'est au contraire parce que nous la trouvons insuffisante,imparfaite que nous nous réunissons ensociété. Elle n'est donc pas pour nous unerègle immuable. Le rôle de laSociété consisteprécisément à la rectifier, enatténuant les inégalitésfâcheuses qui sont cause de la débilitédes uns et de l'imbécillité des autres. L'Égalité n'est pas dans la Nature, elle est dansle progrès de la Science, dans l'organisation et lefonctionnement du meilleur état social. Il ne faudrait points'imaginer que, par le fait de l'institution du régimecollectiviste, ceux qui sont aujourd'hui au niveau de la brute vontdevenir subitement des hommes intelligents. Victimes d'une ascendancedégradée, ils resteront ce qu'ils sont et leurpostérité immédiate ne leur seraguère supérieure. Le progrès semanifeste plus lentement. Mais il est évidentqu'après cinq ou six générations,toutes les différences de force physique et d'intelligenceseront réduites au minimum. Il ne s'agit pas d'affirmer que les hommes seront toujoursinégaux parce qu'ils l'ont toujoursété : on ne conclut pas l'avenir par lepassé. Et puis, il n'y a pas d'énigme dans lanature : nul fait ne se produit sans cause. Pourquoi cetteinégalité ? Pour y croire, il faut admettrel'existence d'un Dieu créateur capricieux et fantasque.Comme au contraire le monde est l'oeuvre d'une force fatale, toujoursidentique à elle-même, il n'y a pas de raison pourque les uns naissent avec des qualités que les autres n'ontpas. Si cela se produit si souvent, c'est que l'ordre immanent deschoses a subi une perturbation. Il y a des causes à cesaccidents ; nous en avons déjà signaléquelques-unes. La science sociale a pour but de rechercher les autreset de les prévenir. En préconisant l'égalité desconditions, de la force physique et des intelligences, voilàcomment nous la comprenons. Nous savons qu'elle est provisoirement uneutopie, mais une longue, une minutieuse observation desphénomènes sociaux nous fait croire que demainelle se réalisera, parce qu'elle aprésidé à la conception primordialedes clans et des tribus, parce qu'elle est inséparable del'idée même de société. VI - Méthode pédagogique. A toute société correspond unepédagogie. Les hommes d'État dignes de ce nomconnaissent bien la puissance de l'éducation ; ils saventqu'elle est la base et la garantie des institutions d'un pays. Aucunetransformation sérieuse dans les idées et dansles moeurs ne s'accomplit que par elle. L'homme reste ce qu'il est,mais on fait de l'enfant ce qu'on veut. Nous en appelons icià la compétence de tous les vraispédagogues : les élèves d'unMaître sont semblables à cesvégétaux naissants qu'on courbe vers le sol etqui croissent dans cette position. Par l'effet de l'habitude, dumilieu, de l'entraînement, on les dresse pour telles finsqu'on se propose. Nous pouvons donc formuler ce principe : « Les sociétés sont ce que lesgouvernements veulent qu'elles soient : il ne s'y commet que lesdélits qu'on veut avoir à réprimer.» Il n'y a de vagabonds, d'assassins et de voleurs que ceux quel'éducation et les nécessités de lavie ont rendus tels. Prétendre les extirper de lasociété au moyen de l'échafaud et dela prison est aussi ridicule que de vouloir tarir la Seine au-dessousde Paris avec des paniers percés. Pierre a voléparce qu'il n'avait pas de travail et parce qu'il avait faim ; on aurabeau le condamner à toutes les peines imaginables, rienn'empêchera Paul de l'imiter dès qu'il se trouveradans la même situation. Ce n'est pas le voleur qu'il fautpunir, ce sont les causes du vol qu'il faut fairedisparaître, autrement dit il faut commencer par lecommencement. Si nous voulons une sociétéégalitaire, nous devons la préparer. Pour celanous prenons tous les enfants, dès le plus basâge, avant qu'ils aient contracté de mauvaiseshabitudes ; nous leur donnons à tous les mêmessoins, la même nourriture, la même instruction.Contrairement à ce qui se pratique aujourd'hui, nousconstruisons nos écoles hors des villes, en de bellescampagnes, où l'air est pur, où la vie est calme,où l'espace n'est jamais mesuré avec parcimonie.Ce sont de nombreux pavillons, d'immenses salles de gymnastique, descours et des jardins, avec des classes même en plein air, desbibliothèques, des musées de toute sorte et dontl'ensemble clos par un vaste mur d'enceinte forme une ville d'enfants. Garçons et filles, mêlés sansdistinction de sexe, y reçoivent l'instructionintégrale, quel que soit le travail auquel on les destine.Plus l'homme est instruit, plus il produit : il est donc pour nous duplus haut intérêt de prodiguer la scienceà chaque individu. Nous élevons tous les enfants comme les fils d'unemême mère, pour vivre des bienfaits del'association universelle, non pour s'entre-dévorer commecertains animaux. La tâche de l'Instituteur consisteà surveiller en eux le développementrégulier des facultés intellectuelles,à les préserver des accidents, à leurfaire comprendre les avantages de la solidarité. Il estfacile de leur enseigner la Morale : le Bien est un acte harmoniqueà la fin générale. Du moment qu'ilssont solidaires, tout ce qui atteint leurs semblables les atteint, etréciproquement. Dès qu'ils sont raisonnables, ilsfont nécessairement le Bien, de même que l'eausuit la pente, parce qu'ils y ont intérêt, parceque le Bien est la conséquence d'une organisation parfaite. Cette méthode pédagogique ne peut manquer deproduire l'uniformité de la santé physique, desmoeurs, de l'instruction et par suite celle des intelligences.L'internat absolu est la meilleure préparation àla vie sociale. Les enfants n'y ont pas sous les yeux les discordes,les haines ou les jalousies de leurs parents, et leur affection, aulieu d'être comprimée dans le cercleétroit d'une famille, s'étend sur tous ceux quiles entourent. Tout en gardant conscience de leurpersonnalité, ils perdent tout sentiment d'individualisme,parce qu'ils savent que leur bonheur est dans celui de lacollectivité. En résumé,l'École est pour eux une petitesociété, un apprentissage de la vie. Notre programme d'études comprend les connaissancesindispensables à l'homme civilisé. Commun auxdeux sexes, il se divise en quatre parties : Littérature,Sciences, Histoire, Arts agréables. Quand il aété parcouru en entier, l'instructionfondamentale est achevée. Les enfants atteignent de seizeà dix-huit ans. Alors commence l'enseignement professionnelet spécial. Celui qui doit cultiver la terreétudie l'Agriculture ; le mécanicien suit descours supplémentaires de physique, degéométrie, de mécanique ; leprofesseur approfondit la Littérature et laPédagogie. Mais, terrassier, comptable oumédecin, chacun possède un fond d'instructionégal ; la seule différence est dans laspécialité de la profession choisie. Unmaçon, un menuisier sait aussi bien parler, est aussiélégant, aussi bien élevéqu'un ingénieur ou un architecte : dans les salons, il estaimable et spirituel, il s'entretient des choses de l'Art ou discuteles questions scientifiques. Après ses heures de travail, ilfait quelquefois de la peinture ou des vers. Enfin, il a toutes lesqualités : savoir, urbanité,délicatesse, goût, puisqu'àl'École on lui a tout appris. VII. - Comptabilité sociale. Le gouvernement socialiste n'est qu'une vaste comptabilité.Gouverner, c'est faire la somme des productions et larépartir également entre tous les ouvriers. C'estcalculer le nombre d'heures de travail que chacun doit àl'association, nombre toujours variable selon qu'il y a disette ousurabondance. C'est établir des compensations pour lesmétiers plus ou moins pénibles, c'est imposerà chaque citoyen une tâche en harmonie avec sesaptitudes, ses forces ou sa santé. Une Commission de savants ou Académie est chargéede cette répartition. C'est elle qui veille àtirer le meilleur parti des ressources communes,c'est-à-dire à fournir la plus grande somme debien-être contre un minimum de travail. Nomméepar le tirage au sort ou par voie de roulement, elle exercel'autorité : elle est le gouvernement. Les hommes qui lacomposent peuvent, à la rigueur, avoir des opinionsquelconques, qu'ils pensent blanc ou noir, cela ne modifie en rien lerésultat d'une opération arithmétique.Comme ils ne jouissent d'aucun privilège et qu'ils nedoivent rien à la faveur, ils n'ont pas besoin d'acheter lesconsciences pour se maintenir au pouvoir. Lasociété étant basée surl'égalité, ils ne reçoivent ni plus nimoins que les autres citoyens. Ils travaillent doncnécessairement au bien-êtregénéral, parce que le leur dépend decelui de la collectivité. L'argent est supprimé et remplacé par des livretsindividuels de travail et de consommation qui rendent tout traficimpossible. Le commerce est devenu un échange de produitsentre les différentes parties de la population ; il ne donnelieu à aucune perte comme à aucun profit. Lapropriété étant collective, il n'y ani contestations, ni procès, par suite, plus demagistrature. Une répartition égale des produitsentre tous les individus des deux sexes a supprimé laMisère d'un côté, le Luxeeffréné de l'autre, ces causes naturelles de tousles crimes et de tous les délits. Plus n'est besoin deprisons. Le Mal est une anomalie telle que celui qui le commettraitserait forcément un malade. Mais, s'il se rencontrait desêtres foncièrement pervers, incorrigibles - ce quisemble incroyable avec l'éducation nouvelle - on devrait lesinterner dans les hôpitaux et les soigner comme desaliénés. Grâce à ces simplifications et àd'autres que nous ne pouvons énumérer ici, onobtient avec la diminution des heures de travail une augmentationconsidérable du bonheur matériel. Duprogrès de la Science résulte enfin le bonheurintellectuel, qui est le complément de l'autre et que touspeuvent goûter, parce qu'ils en ont à la fois letemps et les moyens. Ce système social porte en soi le caractère de laperfection. Comme tout ce qui est basé sur le Nombre, il estéternel, définitif : un problème n'aqu'une manière d'être juste. VIII. - Tactique. La société dont nous venons d'indiquer lesgrandes lignes ne peut être, provisoirement du moins, qu'unidéal ; mais il importait de la définirexactement pour qu'on sût ce que nous voulons.Voilà le but que nous devons atteindre. Car il y a deuxchoses à considérer dans le socialisme : leprésent et le futur ; le provisoire et ledéfinitif. Ceux qui inscrivent aujourd'hui dans leursprogrammes l'abolition de la propriétéindividuelle, la suppression du patronat, etc., risquent fort den'être pas compris même par lesintéressés. Ces réformes sontsubordonnées à une évolution moralenon encore accomplie. Il suffit de réclamer celles qui sontimmédiatement réalisables, simpleatténuation du mal, il est vrai, mais qui sont lapréparation obligatoire d'une tran[s]formation radicale. Par la force même des choses, le Socialisme prend de nosjours une extension considérable, tout le monde esttenté de se dire socialiste : les uns parce qu'ilssouffrent, les autres parce que c'est la mode, les bourgeois pourl'exploiter. Sous peine de voir notre parti dévier de sonbut, il importe de n'y admettre que des hommes conscients etrésolus. Il ne faut pas que, sous prétexte deréformes ou de philanthropie, les premiers venus puissent sedire des nôtres. Sont socialistes ceux qui luttent pour laconstitution de la propriété collective,l'égalité des salaires, l'entente ou la fusiondes nationalités. L'acceptation sans réserve deces trois points est la marque à laquelle on lesreconnaît : les autres ne le sont pas.Défions-nous surtout de ces demi-socialistes qui se disentd'accord avec nous sur une partie seulement de notre programme. C'està peu près comme s'ils admettaient les deuxpremiers livres de la géométrie et pas les autresqui sont la conséquence de ceux-ci. Le Socialisme est unescience, un système intégral qu'il faut prendreou rejeter en bloc. Le socialiste ne peut exercer une action efficace qu'à lacondition de n'avoir aucun des préjugés qu'ilcombat dans la société bourgeoise. Sa parolen'acquiert d'autorité que s'il est lui-même unhomme de bien, s'il y a conformité complète deses actes avec ses théories. Il doit donc s'imposerà la confiance publique parl'élévation de son caractère et ladignité de ses moeurs. Hommes des temps futurs, il est un exemple vivant de toutes lescorrections. Bienveillant et affable, il s'efface devant les autres,écoute en silence ses adversaires, car il les croit victimesde l'erreur plutôt que de mauvaise foi. D'humeur toujourségale, il est calme en face des injures, inaccessibleà tous les sentiments bas et vils, tels que lacolère, la jalousie, la vengeance, la haine. Dans tous lesactes de sa vie, il n'a pour mobile que l'intérêtgénéral ; enfin il est honnête devantsa conscience, devant les hommes et quelquefois devant le Code. Il a le devoir de ne jamais médire des autres socialistes,même de ceux dont il aurait à se plaindre. Entoute occasion il fait preuve d'abnégation, dedévouement et subordonne sa conduite àl'intérêt du parti. En principe il doit considérer comme ennemis tous ceux quine sont pas socialistes ; il peut cependant ménager leshommes à tendances progressistes, au besoin lespréférer aux autres conservateurs, sans pour celafaire d'alliance avec eux. Mais il est un parti avec lequel il ne peutavoir rien de commun, dont il doit se défier comme de lapeste : c'est le socialisme (?) chrétien ou charitaire.Dix-huit siècles de barbarie ont prouvé qu'il n'ya rien à attendre du christianisme ; à quoi bonen pousser l'expérience plus loin ? D'ailleurs, cesocialisme est le contre-pied du nôtre : nous voulons ledroit à l'existence, non à la pitiédes riches. Quant aux réformes dont parlent les politiciens enquête de mandat, bien qu'elles soient le plus souventillusoires, le socialiste doit s'occuper de celles qui sont unacheminement vers son idéal. Mais il en est une qu'il doitpréconiser avec ardeur, sans trêve ni mercijusqu'à ce qu'il l'ait obtenue : c'est l'Instructionintégrale, parce que sans elle le socialisme est une utopie. Qu'il évite de pousser à la Révolutionviolente ; ce serait non seulement inutile, mais nuisible audéveloppement de son parti. Le peuple a uneéducation trop individualiste pour accepter àcette heure le régime socialiste. Une épreuve dece genre serait le signal de nouvelles Vendées etn'aboutirait qu'à un avortement. C'est par laRévolution mentale qu'il faut commencer ; quand celle-cisera faite, l'autre sera bien près de l'être. Si pourtant des événements que nous neprévoyons pas : guerre étrangère,banqueroute d'État, grèvegénérale, venaient àdéterminer une insurrection, nous devrions sanshésiter intervenir au nom de l'ordre et nous emparer dupouvoir. Mais, cette éventualité se produisant,comme il ne nous sera pas possible d'appliquer immédiatementnotre programme dans son intégralité, il faudrasous peine d'abdication réaliser dès notrearrivée les indispensables réformes suivantes : Instruction intégrale du peuple. Constitution de la propriété sociale par lasuppression graduelle de l'héritage, et fonctionnement de laCommune économique. Transformation en services publics des monopoles actuels et de tous lesmétiers qui concernent l'alimentation, l'habillement, etc. Fixation des salaires et de la durée du travail par lesChambres Syndicales. La Fédération des Chambres Syndicales, souveraineen matière de travail, est chargée d'en assurerla répartition entre tous les travailleurs. Hospitalisation des invalides et des vieillards. Cesréformes sont une transition, une préparationà l'Etat social que nous avons rêvé.Sans bouleverser de fond en comble l'organisation actuelle, niprovoquer des résistancesdésespérées, elles garantissent enfinle droit à l'existence et font disparaître laplupart des monstrueuses inégalités quicaractérisent la société bourgeoise.Car en attendant l'heure peut-être lointaine où lepeuple sera mûr pour l'acceptation du Socialisme, il ne fautpas que des milliers d'individus continuent à se priver dunécessaire et à mourir de faim. Mais il est entendu que ce programme est provisoire, qu'il marqueseulement la première étape vers le but que nousnous proposons d'atteindre. Ce que nous voulons, c'estl'égalité entre tous les hommes, c'est la fin del'exploitation et de l'esclavage, car tant qu'un hommeprélèvera un centime sur le salaire d'un autre,celui-ci sera l'esclave de celui-là. Ces choses, il fautles dire bien haut. La politique socialiste exclut toute sorte demachiavélisme. Les Socialistes doivent dire tout ce qu'ilspensent et penser tout ce qu'ils disent. Comme ils n'attendent de leurpropagande aucun profit illégitime, ils n'ont rienà dissimuler. Il faut aussi qu'on sache que, s'ils aiment leur patrie, celan'implique pas pour eux la haine des nationsétrangères. Ils sont de coeur avec leursfrères de Berlin, de Rome et d'ailleurs, et ils s'opposerontà la guerre par tous les moyens, parce que la guerre entrepeuples civilisés est la négation duprogrès ; leur mot d'ordre est : la paix àoutrance. Puisqu'il est certain que l'ignorance et lespréjugés sont les principaux obstaclesà l'établissement de l'ordre nouveau, que tousceux qui ont foi dans l'avenir s'improvisent doncconférenciers, théoriciens, professeurs ; qu'ilspourchassent l'erreur jusqu'en ses derniers refuges, qu'ils fassent lalumière où il y a lesténèbres, qu'ils ouvrent les yeux à lafoule aveugle et inconsciente des malheureux, la bourgeoisiedisparaîtra dès lors sans qu'il soit besoin de lacombattre. IX. - De la Liberté. Parmi les préjugés àdétruire celui de la Liberté vient enpremière ligne. On veut que l'homme soit libre, qu'il aitune âme autonome, exempte de toute influence physiologique.C'est le dualisme antique : d'un côté l'esprit, del'autre la matière. On peut fustiger le corps, lemacérer, le mutiler, l'âme n'en est pointaffectée ; notre libre arbitre s'exerce sans contrainte :nous avons le pouvoir de choisir entre ce qu'on est convenu d'appelerle Bien et le Mal. Les philosophes officiels affirment que nouspossédons cette liberté morale. « On meprésente deux louis, dit M. Jules Simon (Le Devoir page15), et l'on me dit: « Voici celui que vous choisirez» ; est-ce que je ne me crois pas parfaitement libre dechoisir l'autre ?... Je propose à quiconque pense que je nesuis pas libre, de gager contre moi mille écus, un million,cent millions que dans l'espace d'une heure je lèverai troisfois la main. Qui acceptera le pari ? Personne. Qui hésiteraà le proposer ? Personne... Si nous sommes trois dans unechambre, les deux autres peuvent parier entre eux que je partirai dupied droit ou du pied gauche ; mais quel est celui qui fera tellegageure contre moi-même ? Ces faits parfaitement simples ontle mérite d'établir de la façon laplus irréfutable la croyance à laliberté humaine, etc. » Voilà à l'aide de quels misérablesarguments les sophistes bourgeois démontrent un principe quisert de base à leur philosophie. Avoir la facultéde choisir entre deux choses rigoureusement identiques, de lever lamain droite ou le pied gauche, qui ne sent l'inanité d'unepareille démonstration ? Y a-t-il au monde quelque chose deplus puéril, de plus grotesque ? Monsieur Jules Simon, vousêtes pris en flagrant délit d'ergotage et desophisme. Mais les animaux aussi ont la faculté de semouvoir en tel sens qu'il leur plaît ; ils peuventmême agiter leur queue à droite, àgauche... Oseriez-vous affirmer qu'ils soient libres pour cela ? On ne choisit pas entre deux choses rigoureusement identiques : onprend la première venue. Si les choses ne sont pasidentiques, on prend toujours celle qui est ou qui paraît laplus avantageuse. Si nous ne prenons pas la meilleure, c'est que nosconnaissances nous trompent ou c'est que nous faisons un sacrificemomentané dans l'espoir d'un plus grand bien pour l'avenir.Il ne nous est point possible d'agir autrement. Si l'ivrogne ruine sasanté à boire des liqueurs pernicieuses, c'estque, dans son ignorance, il ne voit que la jouissanceimmédiate. Si le travailleur économise enprévision de l'avenir, c'est qu'au prix de quelquesprivations il espère se procurer une longuepériode de repos et de bien-être dans savieillesse. Il n'est pas vrai, comme on le croitcommunément, que l'homme ait le choix entre deux actionsdifférentes : mû par l'instinct dubien-être et de la conservation, et sous l'influence de sonhérédité, de son éducation,de son milieu, il ne se détermine jamais que pour ce quiest, ou pour ce qu'il croit être son plus grandintérêt (3). Il n'y a point de liberté. L'homme ne peut faire que cequ'il fait. Pranzini, par exemple - quoique parfaitement libre departir du pied droit ou du pied gauche - avec l'éducationqu'il avait reçue, le milieu dans lequel il vivait, lesbesoins qu'il s'était créés, nepouvait aboutir qu'à des assassinats. Il n'avait point laliberté d'agir autrement. Si l'homme était libre,il serait une cause, il serait Dieu àcôté de Dieu, « Or, il n'y a dansl'univers, dit Spinosa, qu'un seul principe, une substance unique, donttous les êtres ne sont que les manifestations ou les modes.» « Le monde est régi par des loisinvariables, affirme Kant, une cause libre serait unedérogation à l'ordregénéral ; elle échapperait au filconducteur de ces lois et y causerait l'anarchie. » Assezd'arguments contre la liberté : il nous suffira de direqu'elle est un dogme, le raisonnement étant impuissantà en donner l'idée à ceux qui ne latrouvent pas au fond de leur conscience. Les théories scientifiques de Darwin et de Haeckel nelaissent rien subsister de ce postulat grossier. L'esprit n'est pasdistinct de la matière, il en est la résultante,il est un avec elle. L'âme, c'est le mouvement du corps, etce mouvement est déterminé par des besoinsmatériels, des influences de climat ou de milieu. L'hommequi a faim vole plutôt que de mourir d'inanition. Et necroyez pas qu'il accomplisse cet acte de son plein gré :souvent il lutte contre son éducation, contre sonhérédité ; mais il ne lui est paspossible de faire autrement, contraint qu'il est d'obéirà l'inflexible loi du ventre. Nous ne nous élevons pas seulement contre le libre arbitreindividuel, nous nions aussi le libre arbitre des groupes. Le tout nepeut être supérieur à la somme desparties. La collectivité comme l'individu subit l'action desphénomènes cosmiques et de certains courantsd'idées qu'elle ne peut enrayer. La France, par exemple,s'est trouvée, en 1870, à la suite d'un concoursde circonstances imprévues, dans lanécessité de déclarer la guerreà la Prusse. La situation économique, laconséquence des derniers faits de l'histoire, les exigencesde la diplomatie, tout l'y poussait irrésistiblement,fatalement, et il ne lui était guère pluspossible d'éviter le conflit qu'au liège derester immobile au milieu du courant qui l'entraîne. Ainsi, loin d'être libre, l'homme est au contrairedépendant de tout ce qui l'entoure. Il doit donc secoordonner aux individus de son espèce, selon les lois del'harmonie générale ou de la sociologie. Maisalors qu'entend-on par Liberté civile et politique ? C'estle pouvoir de déroger à cet ordre et d'agirà son gré sans tenir compte desintérêts d'autrui. Forcez le patron àdonner un salaire rémunérateur à sesouvriers, empêchez le financier d'accaparer les ressourcespubliques, le politicien de s'enrichir à gouverner sessemblables, les uns et les autres diront qu'ils ne sont pas libres,crieront à la persécution. En un mot, ce qu'onappelle Liberté, c'est la tyrannie d'autrefois, c'estl'exploitation, c'est l'esclavage, c'est le droit d'assassiner. Queles sophistes républicains ou anarchistes, partisans decette liberté individuelle, ne nous parlent point de lalimiter, c'est-à-dire de la rendre égale pourtous : si elle est limitée, c'est qu'elle n'existe plus. Sous un régime socialiste, il n'y a pas deliberté individuelle (4). Il ne se peut pas que des hommestirent à gauche, tandis que les autres vont àdroite, parce que tous n'ont qu'un but : l'augmentation dubien-être général ; parce qu'unerigoureuse méthode scientifique, les considérantcomme des unités de valeur égale, les groupe envue de la formation d'un Tout harmonique et complet. La Liberté est la base de la sociétébourgeoise ; c'est elle qui engendre l'individualisme,c'est-à-dire l'absorption par quelques individus de tout lereste de l'humanité. Que nos jeunes socialistes sepénètrent bien de cette idée, qu'elleest la négation de l'égalité sociale. X. - La propriété (5). L'idée de propriété est encore une deces manifestations dangereuses de l'individualisme ou de laliberté qu'il faut détruire à toutprix. D'après l'étymologie proprius, ce motsemblerait indiquer quelque chose qui nous est propre, que nous avonscréé, qui nous appartient. Or, pouvons-nouscréer une chose qui n'existe pas ? Nous ne pouvons quetransformer des matériaux qui sont dans la nature et qui parconséquent n'appartiennent à personne.L'appropriation par le travail est-elle plus légitime ? Unhomme seul peut-il construire une maison, une usine, etc ? Et quand ille pourrait, est-ce lui qui a créé les pierresdont elle est faite, les chemins par où il les apassées, les outils dont il s'est servi ?Évidemment non, toute oeuvre, toute construction appartientà la Société, parce qu'elle suppose lacollaboration présente et antérieure de lacollectivité. Même la science quepossède un individu ne saurait être sapropriété : c'est le résultat desefforts collectifs de cinquante générations,c'est le patrimoine de l'humanité. Ai-jecréé de toutes pièces le livre quej'écris ? L'idée que j'exprime est-elleexclusivement mienne ? Je ne suis moi-même qu'un reflet dela pensée des savants que j'ai lus, une émanationdu milieu social dans lequel j'ai vécu. Ce que je dis, onme l'a suggéré. Mon idée, quelquepersonnelle qu'elle apparaisse à quelques-uns, n'est qu'uneconséquence, une somme d'unitésidéiques, une synthèse d'idéescommunes à tout le monde. Il n'y a pas depropriété rigoureusement individuelle, pasmême une épingle : tout est l'oeuvrecommune et appartient à tous. C'est la théorie de l'unité du moi qui rend ledroit de propriété en apparencelégitime. En effet, si nous supposons notre moi distinct,indépendant de tous les autres et toujours identiqueà lui-même, nous concluons à sonautonomie et lui reconnaissons des facultéscréatrices. Par suite nous nous assimilons les objets quiont subi une modification sous l'influence de notre volonté; nous les considérons comme des attributions, desextensions ou des manières d'être de notreindividu. Or, notre moi n'est pas un, il est complexe,c'est-à-dire formé par une multitude de moiantérieurs et contemporains. Pour détruire l'idée depropriété, c'est toute une philosophie qu'il fautsaper par la base. Il n'y a pas de moi au sens que l'on donneà ce mot. Tous les êtres se mêlent, seconfondent, se transforment éternellement sous l'actionininterrompue de la Vie ; il ne peut y avoir entre eux de limites ou desolution de continuité. A quelque degré dedésagrégation qu'ils puissent arriver et sousquelque forme qu'ils se reconstituent, animal, plante,minéral, ils ne cessent point de vivre. C'est toujours lemême souffle vital qui circule dans la nature et tout ce quiexiste fait partie intégrante de l'âme universelle. Dans ces conditions, ce n'est pas moi, c'est nous qu'il faut dire ;si nous l'avons clairement démontré, nous avonsfait justice du préjugé de lapropriété individuelle. XI. - L'Instruction intégrale. La Bourgeoisie, avec la mauvaise éducation qu'elle nousdonne, a tellement embrouillé nos esprits, faussénos conceptions que les idées les plus claires et les plussimples nous apparaissent les plus obscures et les pluscompliquées. Nous accaparons volontiers toutes les richessesde la terre, c'est-à-dire notre part et celle des autres etnous nous estimons de parfaits honnêtes gens ; mais qu'un desmalheureux que nous avons frustrés s'avise de nous reprendreseulement de quoi ne pas mourir de faim, nous le traitons de canaille,de malfaiteur, et ne trouvons rien de plus naturel que de l'envoyer aubagne pour avoir violé notre propriété! Ce sont des milliers de préjugés de cet ordre quiconstituent le fond de la morale classique et forment le principalobstacle à l'avènement du Socialisme ; car notreplus redoutable ennemi n'est pas la Bourgeoisie : c'est nous, c'estnotre ignorance. Les Bourgeois le savent bien ; aussi entretiennent-ilsle peuple dans un état d'inférioritéintellectuelle qui l'empêche de revendiquer ses droits. Quanddes milliers d'agitateurs socialistes parcourraient la province etpréconiseraient la socialisation de lapropriété, les paysans et les ouvriers n'agirontpoint parce qu'ils ne voient pas clair et qu'on ne marche pas dans lanuit. Hélas ! ceux qui meurent de faim ne souffrentmême pas de l'état social actuel ; ils nesouffrent pas, parce que pour souffrir il faut sentir, il faut avoirconscience de son mal. Semblables à des membresparalysés, ces malheureux subissent leur sort avec lapassivité des choses. Et comment veut-on qu'ils aspirentà un état meilleur, eux qui n'ont jamais eu quecette conception de la Justice sociale : Il est nécessairequ'il y ait des pauvres, afin qu'il y ait des riches ! Que les Socialistes se le persuadent bien : on ne peut arriverà l'établissement d'un régimeégalitaire qu'avec l'égalité del'instruction. Tant qu'existera l'enseignement primaire pour les uns,l'enseignement secondaire et supérieur pour les autres, il yaura forcément deux catégories de citoyens. Lesenfants du peuple, qui restent à l'école juste letemps d'apprendre à lire les journaux bourgeois, ne peuventdevenir que les clients d'une aristocratie de Lettrés. Ceuxqui acquièrent l'instruction intégrale formeronttoujours les classes dirigeantes ; tous les autres,illettrés et ignorants, appartiennent aux classesdirigées : ce sont les exploités. On gouverne par la supériorité intellectuelle :la force obéit à la pensée.D'ailleurs, l'histoire est là pour corroborer cetteaffirmation. Lorsqu'en 1789, la Bourgeoisie s'est substituéeà la Noblesse, c'est qu'elle lui étaitréellement supérieure en savoir et enintelligence. Et on voudrait aujourd'hui qu'un prolétariatignare, aveugle, inconscient pût remplacer une classe quipossède toutes les lumières et qui dispose detoutes les ressources ! Mais c’est illogique, impossible.Certes l'Égalité sociale estinévitable et prochaine ; elle est le but du processusuniversel : elle s'effectue même tous les jours sous l'actionincessante des civilisations : chaque fois qu'un progrèss'accomplit, c'est un privilège qui disparaît.Mais son résultat complet sera l'oeuvre del'Égalité intellectuelle, et c'est celle-ci quenous devons réaliser la première, parce que,dans l'ordre invariable des faits, la causeprécède toujours la conséquence. Les Bourgeois prétendent que si tout le mondeétait instruit, personne ne voudrait travailler. Mais ils nedisent pas toute leur pensée ; il faut lire : Personne nevoudrait travailler pour les autres, c'est-à-dire se laisserexploiter. En cela ils ont raison ; c'estprécisément parce que nous sommes las detravailler pour eux que nous demandons l'égalitéde l'instruction. Il faut donc que les socialistes essayent d'obtenirdu gouvernement cette instruction intégrale sans laquellenous ne pouvons rien faire. L'Enseignement primaire est un leurre : ilmûrit l'homme pour une exploitation avantageuse.L'École communale et le Lycéeperpétuent ces haines de classes que nous voulonsdétruire ; remplaçons-les par l'Écolesociale où tous les enfants sans distinction serontélevés selon les principes del'Égalité et de la Fraternité. Qu'on ne dise point que l'argent manque pour exécuter cetteoeuvre grandiose, déjàrêvée par les hommes de la Convention. On trouvedes milliards pour apprendre aux jeunes gens à se battre età se tuer, on trouvera bien quelques centaines de millionspour les instruire, pour les élever à ladignité d'hommes ! C'est aux Conseils municipaux socialistes de commencer àcompléter l'oeuvre de l'Enseignement primaire. Ils peuvent,par la création de cours complémentaires etd'Écoles primaires supérieures,réaliser presque l'idéal pour un certain nombred'enfants. Malheureusement les expériences de ce genrefaites jusqu'à ce jour n'ont pas produit lesrésultats qu'on pouvait en espérer. LesÉcoles primaires supérieures fournissent, engrande partie à la Société, de futursexploiteurs bien pires que les Bourgeois eux-mêmes. Il y acependant des remèdes à cet état dechoses. Nous ne pouvons les indiquer ici, mais nous lesétudierons dans un prochain livre intitulél'Instruction intégrale. Que tous les Socialistes tournent donc provisoirement leurs efforts decôté de l'Instruction ; c'est làl'idée révolutionnaire par excellence,l'idée grande, juste, inattaquable - légalemême ! - le levier qui servira à renverser levieux monde. XII. - Littérature socialiste. Quoi qu'on dise et qu'on fasse, l'évolution sociale seproduit avec la fatalité de la pierre qui tombe. L'extensiondes monopoles, la centralisation des capitaux,l'agglomération des travailleurs, le progrès dumachinisme : tout l'annonce. Les Bourgeois eux-mêmes,emportés dans un courant d'une forceirrésistible, sont quelquefois les promoteurs inconscientsdes réformes prochaines. Ces Juifs, ces Financiers qui, enun immense réseau de succursales, enserrent tout unterritoire dont ils drainent l'or dans leurs caisses, que font-ils ?Ils matérialisent cette révolution que nous avonsle devoir d'intellectualiser. Il est même à prévoir que laSociété capitaliste s'effondrera avant que laRéforme mentale ne soit accomplie, avant que le peuple nesoit mûr pour un ordre de choses nouveau. C'est ànous qu'il appartient de préparer les esprits, de les ouvriraux idées socialistes en les dégageant despréjugés héréditaires. Partoutes les manifestations de la pensée, Peinture,Poésie, Sculpture, Musique, les artistes doivent s'efforcerde faire comprendre au peuple les sublimes beautés qui sontdans le Socialisme et les lui faire aimer. Indépendamment de l'instruction donnée dans lesécoles, c'est la littérature qui exerce le plusd'influence sur la marche des idées. Malheureusement, il n'ya pas eu jusqu'à ce jour, à proprement parler, delittérature sociale. Aucun de ceux qui se sontexercés dans ce genre n'a eu la vision intégraledu but à atteindre. Les uns se sont fourvoyésdans le Romantisme, les autres se sont englués dans leSymbolisme ou spécialisés dans le Romanisme ; leplus grand nombre, enfin, n'ont fait que bégayer quelquespensées confuses dans une langue informe. La caractéristique de cet art littéraire est lasimplicité, l'ordre, la précision. C'est presqueune langue mathématique. Rien de personnel n'yapparaît : la pensée socialiste ne porte ni lamarque des temps ni l'empreinte des lieux ; elle est simple comme lanature, universelle comme le chiffre. Les écrivains socialistes oublient trop cela. Dans leurzèle d'apôtres, ils négligent presquetoujours la Forme. Ils ont tort. Si une idée n'est pasexprimée dans l'irréductible formule qui lui estpropre, c'est que l'auteur ne la possède pascomplètement, par suite elle est inintelligible au lecteur. Que ceux qui luttent pour la réalisation de notreidéal, par le livre, sur la scène, ou dans lesjournaux n'aient donc qu'un objectif : la Forme. C'est la conditionessentielle du succès. Le jour où le Socialismesera formulé d'une façon précise,intégrale et définitive, il sera bienprès de triompher. XIII. - Appel à la Jeunesse. Jeunes gens, vous dont l'âme ardente est assoifféede Jouissance, de Justice et d'Amour, venez à nous, cesbiens précieux nous vous les donnerons. Lasociété bourgeoise vous comprime et vousétouffe ; vos facultésgénéreuses n'y atteignent pas leurdéveloppement complet. Le spectacle des souffrances vousirrite et vous aigrit au point de vous donner parfois ledégoût de la vie. Vous qui croyez encore au Bien,venez au Socialisme, jouez hardiment votre rôle dans cettegrande et glorieuse épopée. Ce n'est pas ici lalutte pour un homme, pour une caste ou pour une nation : c'est la luttepour l'Humanité. C'est pour les pauvres, les ignorants etles faibles de la terre entière que nous combattons ; pourque les vieillards brisés par le travail, pour que lespetits enfants qui vont nu-pieds l'hiver et que le froid fait pleurer,pour que les parias de tout ordre aient place comme les autres aubanquet de la vie. Grâce à la Science nous avons construit desmachines merveilleuses qui remplacent nos bras et les centuplent ; nousavons forcé le sol le plus aride à devenirfécond ; nous avons rapproché les distances,percé des montagnes, comblé desvallées, en un mot nous avons vaincu la nature. Avec lesrichesses immenses dont nous disposons, nous pourrions êtretous heureux, car la terre produit du bonheur pour tout le monde. Ehbien ! un obstacle s'oppose à lafélicité universelle, cet obstacle que nous nepouvons vaincre et qui nous fait perdre lebénéfice d'un siècle deprogrès, c'est le coeur de l'homme ou plutôt c'estl'égoïsme de la Bourgeoisie (6). Le bourgeois est le plus féroce des animaux. Au moins letigre, le loup, le chacal, l'hyène, une fois repus cessentde poursuivre les autres bêtes ou de leur disputer leurproie. Le bourgeois, lui, ne se contente pas de satisfaire àtous ses appétits, il lui faut le superflu ; pis que cela,il veut, il exige que des milliers de ses semblables soientprivés du nécessaire : il jouit de la souffranced'autrui. Certes il a droit au bonheur comme les autres, mais il n'apas le droit de nous faire souffrir. Notre grand grief contre lui nepart point d'un sentiment de jalousie : ce que nous lui reprochons cen'est pas d'être heureux, c'est de nous empêcher del'être. La Noblesse féodale tint, durant des siècles, ilest vrai, l'humanité dans la plus abjecte des servitudes,dans la plus déprimante des misères ; mais ellene pouvait pas assurer le bien-être de tous, leprogrès de la Science et de l'industrie ne le lui permettaitpas. La Bourgeoisie n'a pas cette excuse, ce que la Noblesse n'a pufaire, elle peut le faire ; elle n'a qu'à le vouloir. Elleest donc doublement coupable, parce que pouvant faire le Bien elle faitle Mal. Ce qu'il y a de particulièrement odieux, c'est qu'ayantconscience de son infamie, elle cherche àl'atténuer par d'hypocrites lamentations sur le sort desmalheureux. « Je voudrais bien venir en aide aux ouvriers,dit-elle, mais ils sont tellement ivrognes, tellement ignorants,tellement paresseux, qu'ils ne sauraient profiter de mes bienfaits.» Certes, le peuple pris dans son ensemble est mauvais ;mais, avec l'éducation qu'il reçoit, il ne peutêtre que ce qu'il est. S'il était bon, ce seraitune anomalie : il est ce qu'on l'a fait. Qu'on lui donne l'Instructionintégrale et les moyens d'existence, il deviendra meilleur. Cela la Bourgeoisie le sait bien, mais elle ne veut pasaméliorer la condition misérable des travailleurs; au contraire, elle s'oppose à tout ce qu'ils essayent defaire par eux-mêmes dans le but de s'élever.Chaque fois que, poussés par l'instinct dubien-être et obéissant à la loisupérieure du progrès, ils ont voulu sortir deleur abjection, elle les a massacrés impitoyablement : Juin1848, Mai 1871, Fourmies 1891. Jeunes gens, c'est contre cette caste maudite que nous vous convionsà lutter. Sans doute la tâche est ingrate etpérilleuse, mais elle est grande et digne des hommes decoeur. Attendez-vous à être bafoués parceux même dont vous défendrez lesintérêts, par les ignorants que la Bourgeoisieameutera contre vous. Une haute récompense vous payera deces amertumes : c'est la satisfaction du devoir accompli. A ceux qui vous railleront, vous répondrez : Nous luttonspour la Justice ; ce n'est pas un personnel politique que nous voulonschanger, ce sont des institutions mauvaises que nous voulons rendreparfaites ; toutes nos aspirations sont contenues dans la formulesuivante : « Le Bonheur intégral de l'individu dans celui dela collectivité. » Si ce principe est vraiment le critérium auquel vousrapportez tous vos actes, vous possédez la tripledéfinition de l'Art, de la Morale et de la Politique,c'est-à-dire la plus vaste synthèse àlaquelle les hommes soient jamais parvenus ; vous avez la clef de lagrande harmonie. Jeunes gens, il ne faut pas que l'humanité demeurestationnaire pour la mauvaise volonté de quelques-uns. Maisc'est par la Science que vous l'affranchirez. Du travail et de lapersévérance ! Rien n'est impossible àl'homme. Vous accomplirez les grandes choses que nous avonsrêvées ; peut-être parviendrez-vousà inscrire en une formule d'algèbre, intelligibleà tous, le principe générateur desêtres que l'ignorance des peuples avait appeléDieu ? XIV. - NOTES (1) CHAP. IV Il y a une moyenne de production personnelle quotidienne que nul nepeut guère dépasser. Si cette moyenne estfixée à 5 francs, un homme d'une force et d'uneintelligence extraordinaires pourrait peut-être produirejusqu'à la valeur de 7 francs, mais il n'ira jamais audelà. Donc, si un commerçant, un industriel, unfonctionnaire produisent ou gagnent 20, 50, ou 100 francs par jour,c'est avec le travail d'autrui, c'est parce qu'ils jouissent deprivilèges, de monopoles ou qu'ils se servent de moyens quela société met à leur disposition. (2) CHAP. V Proclamer l'égalité des intelligences, c'est seheurter à l'un des préjugés les plusprofondément enracinés dans le coeur humain. Lesgénérations présentes ne veulent pas,et même ne peuvent pas admettre que les hommes puissent devenir également forts, également bons,également intelligents. Le spectacle de huit mille ansd'inégalités de tout ordre est plus fort que tousles raisonnements, même que toutes lesexpériences. L'esprit s'affranchit difficilement d'une tellehérédité. A la rigueur on admettraitencore que, sous l'influence d'un régime uniforme, des corpségalement sains puissent se développerà peu près pareillement ; mais que des cerveauxégalement cultivés puissent acquérirune somme à peu près identique d'instruction,d'éducation, d'intelligence ; voilà ce qu'onn'admettra jamais. Eh bien ! il s'agit de démontrer que l'homme est unepâte que l'éducation moule àvolonté et à qui elle donne telle forme qu'il luiplaît. L'enfant ne naît ni bon, ni mauvais, il aseulement des dispositions bonnes ou mauvaises, des aptitudes diverses,en un mot, des hérédités. Maisl'Éducation a le pouvoir d'annuler ou dedévelopper ces hérédités,et c'est ce qui se produit invariablement. L'enfant de la meilleure famille, s'il est élevédans un milieu dépravé, deviendranécessairement pervers : de même, celui qui auraitdans son ascendance les plus affreux gredins, deviendra au contraire unhonnête homme, si on le confie assez tôt aux soinsd'un maître habile et dévoué. C'estlà une règle qui ne souffre pas d'exceptions, etque tous les vrais pédagogues sont prêtsà confirmer. Mais, voici venir l'objection classique des deux frères quine se ressemblent pas. L'un est doux, l'autre est méchant ;cruelle énigme ! disent les ignorants, vousn'empêcherez jamais cela. D'abord, il n'est pas vrai, le plus souvent, que ces deuxfrères ont reçu dans leur famille lamême éducation. Qui ne sait que dans bien deménages les enfants sont loin d'être l'objet d'une égale sollicitude ? Celui-ci a l'affection dupère, celui-là celle de la mère ; l'unbénéficie de toutes les caresses, l'autre est enbutte à toutes les brutalités. Quelquefois lepremier est le bienvenu, le chéri, l'enfantgâté, à qui l'on souffre tout ; l'autreapparaît, sinon comme un intrus, du moins comme une charge,et on le rudoie et on le néglige, jusqu'à sedésintéresser presque complètement delui. Mais, quand il serait vrai que l'éducation de la familleeût été exactement la mêmepour tous les deux, les influences qu'ils reçoivent dudehors sont rarement les mêmes ; ils ne voient pas toujoursles mêmes choses ; il ne jouent pas les mêmes jeux,ils n'ont pas les mêmes fréquentations ;quelquefois ils n'ont pas les mêmes maîtresà l'école, et tout cela suffit àdifférencier profondément leurscaractères. Mais, dira-t-on, si l'éducation a le pouvoird'égaliser les caractères, celan'empêche pas que des individus, qui n'ont pas lamême intelligence, ne puissent jamais devenirégaux. Voyons ce que c'est que l'intelligence ? Etreintelligent, c'est connaître, c'est sentir vivement lesdifférentes qualités des choses, c'est lescombiner, les séparer, les étendre, lesrestreindre, les comparer et en déterminer les rapports.D'une façon plus générale, c'estcomprendre ses vrais intérêts, c'est sacrifier unesatisfaction présente pour un avantage réel dansl'avenir; c'est tendre à notre fin sociale. On ne naît pas intelligent, on le devient parl'éducation des sens et par l'instruction : tout individuqui a le cerveau bien conformé, qui a le corps sain et quin'a pas eu d'accidents fâcheux, s’il estcultivé, le deviendra nécessairement. Sans doute,en raison des hérédités ou destempéraments, les uns comprendront mieux et sedévelopperont plus vite, mais les autres arriveront aumême but ; ils mettront un peu plus de temps,voilà tout. C'est, d'ailleurs, ce qui se produitrégulièrement dans toutes les écoles.Sur une classe de cinquante élèves, il y en avingt-cinq qui devancent leurs camarades et qui pourront subir avecsuccès leur examen de fin d'année. Mais,conservez les vingt-cinq retardataires un an, deux ans de plus s'il lefaut, ils se présenteront au même examen avec lemême succès. Il n'y a là qu'unequestion de temps. L'intelligence est avant tout une fonction de cerveau ; elledépend du jeu régulier des organes, desconnaissances, du milieu et même de la nourriture que l'onprend. Dans une société individualiste comme lanôtre, où chacun dresse et instruit ses enfantsà sa guise, il est assez naturel qu'elle soitdévolue très inégalement entre leshommes ; mais dans une société collectivisteoù tous les enfants, nourris et vêtus de lamême manière, seront élevésselon les principes d'une éducation méthodique etcomplète, l'actuelle différence de nosfacultés intellectuelles ne devra pas, ne pourra pas seproduire. A part quelques individus, tels que les idiots - un sur centà peine - victimes d'accidents physiologiques, noussoutenons que tous les hommes peuvent devenir à peuprès également intelligents. Cette affirmation,nous l'avons corroborée par des expériences. (3) CHAP. IX On objecte que, si nous n'étions pas libres, nous n'aurionspas ces machines merveilleuses qui transforment le monde, ni cesoeuvres d'art qui font l'admiration des siècles ; qu'enfin,il nous serait impossible de réaliser, mêmed'espérer l'état de bien-êtregénéral que le Socialisme promet. Eh bien, c'estprécisément parce que nous ne sommes pas libres,que toutes ces choses se produisent. Si nous étions libres,elles pourraient ne pas se produire. Mais nous tendons au bonheur,aussi irrésistiblement que la pierre tend au centre de laterre : voilà pourquoi s'effectuent les progrèsqui constituent ce bonheur, et pourquoi le Socialisme, qui est pournous le dernier terme du Bien, se produit d'une manièreaussi fatale que la chute des corps. (4) CHAP. IX L'homme ne peut être libre qu'à l'étatde nature. Du jour où il s'associe, il aliène saliberté individuelle ou plutôt il la subordonneaux intérêts de la collectivité, et ilne peut jouir que des libertés permises par l'association. Société et liberté individuelles'excluent. Une société commerciale,financière ou autre, serait-elle possible si chacun de sesmembres était libre de disposer à sa guise de sontravail ou de ses capitaux ? Il en est ainsi dessociétés humaines : si personne n'yconnaît de règle que son caprice, c'est l'anarchiela plus complète. Cependant, dans la société collectiviste dedemain, l'homme sera plus libre qu'il ne l'est actuellement ; en dehorsde ses heures de travail, il pourra faire tout ce qu'il voudra.Aujourd'hui il n'y a que les bourgeois qui aient quelqueliberté. Les travailleurs sontenchaînés à l'usine, du matin au soir,et ceux qui ne travaillent pas sont rivés au sol parcequ’ils n'ont pas d'argent. (5) CHAP. X La Bourgeoisie a coutume de présenter les socialistes commedes ennemis de la propriété individuelle. Fuyezces révolutionnaires, dit-elle aux paysans et aux ignorants,ils veulent vous prendre votre champ et votre maison. Lavérité, c'est que notre idéal est dansla mise en commun de toutes les richesses sociales. Mais enl'état actuel nous n'avons pas à êtrepour ou contre la propriété, pas plus que nous nesommes pour ou contre la chute d'un corps lancé dansl'espace. L'expropriation est un phénomèneéconomique dû au progrès de la grandeindustrie ; elle s'effectue tous les jours, qu'on le veuille ou qu'onne le veuille pas. Il est évident comme deux et deux font quatre qu'un objet depetite fabrication revient plus cher qu'un objet de fabrication plusabondante, qu'un outillage rudimentaire ne peut lutter contre unoutillage perfectionné, que la culture parcellaire estanéantie par les pays de grande culture, qu'en un mot lespetits capitaux sont ruinés par les grands. En vertu de ceprincipe, tous les petits commerçants, les petitspropriétaires, les petits industriels seront fatalementabsorbés par les gros capitalistes. Ce n'est làqu'une question de temps : il y en a tous les jours qui succombent danscette lutte inégale. Oui, les petits bourgeoiseux-mêmes seront successivementdépossédés et rejetés dansle prolétariat : c'est la loi du progrès. Ouvrezles yeux et regardez autour de vous ; voyez combien de famillesautrefois riches sont aujourd'hui dans la misère ; combiende gens instruits, bacheliers, avocats, médecins, etc., ensont réduits à mendier quelque modeste emploiqu'ils ne trouvent même plus. Malheureux que leur haine duSocialisme aveugle, ce sont eux qui nous accusent de vouloir lesexproprier ! Mais est-ce nous qui avons exproprié le petit commerce deParis au profit d'une centaine de gros établissements ?Est-ce nous qui avons abaissé le prix du bléà tel point que le paysan ne peut plus vivre àcultiver son champ ? Est-ce nous qui, par l'emploi de machinespuissantes, avons supprimé les initiatives individuelles etpoussé vers les villes l'habitant des campagnes ? Ne faut-il pas être ignorant ou de mauvaise foi pour nousaccuser de vouloir exproprier. L'expropriation se fait tous les jours; elle se fait même et surtout au profit de ces grosbourgeois qui se posent en protecteurs de la petitepropriété. La plupart de ceux qui ont quelquefortune et qui vivent aujourd'hui dans l'aisance sontdestinés à la faillite, à la ruine :leurs fils iront grossir l'armée des sans-travail et leursfilles finiront tristement dans la débauche et laprostitution. C'est un sort qui les menace tous et qu'ils ne peuventguère éviter. Le jour où le Socialismetriomphera, il n'y aura pas besoin de les exproprier : ils le serontdepuis longtemps. (6) CHAP. XIII La Bourgeoisie se divise en deux parties : la Bourgeoisie philosophiqueà laquelle appartiennent les penseurs desdix-huitième et dix-neuvième siècles,tous les hommes généreux qui poursuivent laréalisation de l'émancipation humaine ; et laBourgeoisie de l'argent, la Bourgeoisie des parvenus, nombreuse,puissante, rapace, égoïste : c'est de cettedernière que nous nous occupons ici. ___________________________________________ |