Aller au contenu principal
Corps
BALZAC,Honoré de (1799-1850) : La femme de province(1841).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (29.X.2009)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 6 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Lafemme de province
par
Honoré de Balzac

~  ~


EN acceptant pour femmes celles-là seulementqui satisfont au programme arrêté dans la Physiologie du mariage,programme admis par les esprits les plus judicieux de ce temps, ilexiste à Paris plusieurs espèces de femmes, toutes dissemblables : il ya la duchesse et la femme du financier, l’ambassadrice et la femme duconsul, la femme du ministre qui est ministre et la femme de celui quine l’est plus ; il y a la femme comme il faut de la rive droite etcelle de la rive gauche de la Seine. Foi de physiologiste, auxTuileries, un observateur doit parfaitement reconnaître les nuances quidistinguent ces jolis oiseaux de la grande volière. Ce n’est pas ici lelieu de vous amuser par la description de ces charmantes distinctionsavec lesquelles un auteur habile ferait un livre, quelque subtileiconographie de plumes au vent et de regards perdus, de joie indiscrèteet de promesses qui ne disent rien, de chapeaux plus ou moins ouvertset de petits pieds qui ne paraissent pas remuer, de dentelles anciennessur de jeunes figures, de velours qui ne sont jamais miroités sur descorsages qui se miroitent, de grands châles et de mains effilées, debijouteries précieuses destinées à cacher ou à faire voir d’autresoeuvres d’art.

Mais en province il n’y a qu’une femme, et cette pauvre femme est lafemme de province ; je vous le jure, il n’y en a pas deux. Cetteobservation indique une des grandes plaies de notre société moderne. Lajolie femme qui, vers avril ou mai, quitte son hôtel de Paris et s’abatsur son château pour habiter sa terre pendant sept mois, n’est pas unefemme de province. Est-elle une femme de province, l’épouse de cetOmnibus appelé jadis un préfet, qui se montre à dix départements ensept ans, depuis que les ministères constitutionnels ont inventé leLongchamp des préfectures ? La femme administrative est une espèce àpart. Qui nous la peindra ? La Bruyère devrait sortir de dessous sonmarbre pour tracer ce caractère.

Oh ! plaignez la femme de province ! Ici l’encre devrait devenir blême,ici le bec affilé des plumes ironiques devrait s’émousser. Pour parlerde cet objet de pitié, l’auteur voudrait pouvoir se servir des barbesde sa plus belle plume, afin de caresser ces douleurs inconnues, demettre au jour ces joies tristes et languissantes, de rafraîchir lesvieux fonds de magasin que cette femme impose à sa tête, de cylindrerces étoffes délustrées, de repasser ces rubans invalides, remonter cesrousses dentelles héréditaires, secouer ces vieilles fleurs aussiartificieuses qu’artificielles, étiquetées dans les cartons, ou serréesdans ces armoires dont les profondeurs rappelleraient aux Parisiens lesmagasins des Menus-Plaisirs et les décorations des opéras qu’on ne joueplus ? Quel style peut peindre les couleurs passées de la bordure quientoure le portrait de cette pâle figure ? Comment expliquer que lesrobes sont flasques en province, que les yeux sont froids, que laplaisanterie y est, comme les semestres des rentes sous l’empire,presque toujours arriérée ; que les coeurs souffrent beaucoup, et quele laisser-aller général de la femme de province vient d’un défaut deculture de ce même coeur infiniment négligé, mal entretenu, peucompris. La femme de province a un coeur, et s’en sert très-peu ou mal,ce qui est pis. Or la vie de la femme est au coeur, et non ailleurs.Aussi la sagesse des enseignes a-t-elle précédé les lois de la sciencemédicale, en disant la femmesans tête pour exprimer une bonne femme, la vraie femme.Une femme heureuse par le coeur a un air ouvert, une figure riante ;jamais vous ne verrez une femme de province réellement gaie ou ayantl’air délibéré. Presque toujours le masque est contracté. Elle pense àdes choses qu’elle n’ose pas dire ; elle vit dans une sorte decontrainte, elle s’ennuie, elle a l’habitude de s’ennuyer, mais elle nel’avouera jamais. J’en appelle à tous les observateurs sérieux de lanature sociale, et une femme de province a des rides dix ans avant letemps fixé par les ordonnances du Code Féminin, elle se couperoseégalement plus promptement, et jaunit comme un coing quand elle doitjaunir ; il y en a qui verdissent. Les femmes de province ont desblessures à l’esprit et au coeur, blessures si bien couvertes pard’ingénieux appareils que les savants seuls savent les reconnaître, etsi sensibles qu’il est difficile à un Parisien d’être une demi-journéeavec une femme de province sans l’avoir touchée à l’une de ses plaieset lui avoir fait grand mal. Il a imité ces amis imprudents quiprennent leur ami par le bras gauche sans voir les bandelettes dontl’humérus est enveloppé et qui le grossissent. L’amour-propre imposesilence à la douleur. L’ami ventousé par Hippocrate présente dès lorssa droite et refuse sa gauche à cette aveugle amitié. La femme deprovince, si elle rencontre un étourdi, ne sait bientôt plus quel côtéprésenter.

Sachons-le bien ! la France au dix-neuvième siècle est partagée en deuxgrandes zones : Paris et la province : la province jalouse de Paris,Paris ne pensant à la province que pour lui demander de l’argent.Autrefois Paris était la première ville de province, la Cour primait laVille ; maintenant Paris est toute la Cour, la Province est toute laVille. La femme de province est donc dans un état constant de flagranteinfériorité. Aucune créature ne veut s’avouer un pareil fait, tout enen souffrant. Cette pensée rongeuse opprime la femme de province. Il enest une autre plus corrosive encore : elle est mariée à un hommeexcessivement ordinaire, vulgaire et commun. Les gens de talent, lesartistes, les hommes supérieurs, tout coq à plumes éclatantes s’envoleà Paris. Inférieure comme femme, elle est encore inférieure par sonmari. Vivez donc heureuses avec ces deux pensées écrasantes ! Son marin’est pas seulement ordinaire, vulgaire et commun, il est ennuyeux, etvous devez connaître ce fameux exploit signifié à je ne sais quelprince, requête de M. de Lauraguais, par lequel on lui faisaitcommandement de ne plus revenir chez Sophie Arnoult, attendu qu’ill’ennuyait, et que les effets de l’ennui, chez une femme, allaientjusqu’à lui changer le caractère, la figure, lui faire perdre sabeauté, etc. A l’exploit était joint une consultation signée deplusieurs médecins célèbres qui justifiaient les dires de lasignification. La vie de province est l’ennui organisé, l’ennui déguisésous mille formes ; enfin l’ennui est le fond de la langue.

Que faire ? Ah ! l’on se jette avec désespoir dans les confitures etdans les lessives, dans l’économie domestique, dans les plaisirs rurauxde la vendange, de la moisson, dans la conservation des fruits, dans labroderie des fichus, dans les soins de la maternité, dans les intriguesde petite ville. Chaque femme s’adonne à ce qui, selon son caractère,lui paraît un plaisir. On tracasse un piano inamovible qui sonne commeun chaudron au bout de la septième année et qui finit ses jours,asthmatique, à la campagne. On suit les offices, on est catholique endésespoir de cause, l’on s’entretient des différents crûs de la parolede Dieu ; l’on compare l’abbé Guinaud à l’abbé Ratond, l’abbé Friand àl’abbé Duret. On joue aux cartes le soir, après avoir dansé pendantdouze années avec les mêmes personnes dans les mêmes salons. Cettebelle vie est entremêlée de promenades solennelles sur le mail, sur lepont, sur le rempart, de visites d’étiquette entre voisins de campagne.La conversation est bornée au sud de l’intelligence par lesobservations sur les intrigues cachées au fond de l’eau dormante de lavie de province, au nord par les mariages sur le tapis, à l’ouest parles jalousies, à l’est par les petits mots piquants.

Un profond désespoir ou une stupide résignation, ou l’un ou l’autre, iln’y a pas de choix, tel est le tuf sur lequel repose cette vie féminineet où s’arrêtent mille pensées stagnantes qui, sans féconder leterrain, y nourrissent les fleurs étiolées de ces âmes désertes. Necroyez pas à l’insouciance ! L’insouciance tient au désespoir ou à larésignation.

Quelque grande, quelque belle, quelque forte que soit à son début unejeune fille, née dans un département quelconque, elle devient bientôtfemme de province. Malgré ses projets arrêtés, les lieux communs, lamédiocrité des idées, l’insouciance de la toilette, l’horticulture desvulgarités l’envahissent nécessairement. L’être sublime et passionnéque cache toute femme s’attriste, et tout est dit, la belle plantedépérit. Dès leur bas âge, les jeunes filles de province ne voient quedes gens de province autour d’elles, elles n’inventent pas mieux, ellesn’ont à choisir qu’entre des médiocrités, car les pères de provincemarient leurs filles à des garçons de province, et l’esprit s’yabâtardit nécessairement. Personne n’a l’idée de croiser les races.Aussi, dans beaucoup de villes de province, l’intelligence y est-elleaussi rare que le sang y est laid. L’homme s’y rabougrit sous les deuxespèces : la sinistre idée de la convenance des fortunes y dominetoutes les conventions matrimoniales. J’y ai vu de belles jeunesfilles, richement dotées, mariées par leur famille à quelque sot jeunehomme du voisinage, enlaidies, après trois ans de mariage, au point den’être pas non point reconnaissables, mais reconnues. Les hommes degénies éclos en province, les hommes supérieurs sont dus à des hasardsde l’amour. Quand la femme de province est devenue ce que vous lavoyez, elle veut alors justifier son état : elle attaque de ses dentsacérées comme des dents de mulot, les nobles et terribles passionsparisiennes ; elle déchire les dentelles de la coquetterie, elle rongeles beautés célèbres, elle entame le bonheur d’autrui, elle vante sesnoix et son lard rances, elle exalte son trou de souris économe, lescouleurs grises de sa vie et ses parfums monastiques. Toute femme deprovince a la fatuité de ses défauts. J’aime ce courage. Quand on a desvices, il faut avoir l’esprit d’en faire des vertus.

L’infériorité conjugale et l’infériorité radicale de la femme deprovince sont aggravées d’une troisième et terrible infériorité quicontribue à rendre cette figure sèche et sombre, à la rétrécir, àl’amoindrir, à la grimer fatalement. Toute femme est plus ou moinsportée à chercher des compensations à ses mille douleurs légales dansmille félicités illégales. Ce livre d’or de l’amour est fermé pour lafemme de province, ou du moins elle le lit toute seule, elle vit dansune lanterne, elle n’a point de secrets à elle, sa maison est ouverteet les murs sont de verre. Si, dans la province, chacun connaît ledîner de son voisin, on sait encore mieux le menu de sa vie, et quivient, et qui ne vient pas, et qui passe sous les fenêtres, avant depasser par la fenêtre. La passion n’y connaît point le mystère. L’undes plus agréables flatteries que les femmes s’adressent à elles-mêmesest la certitude d’être pour quelque chose dans la vie d’un hommesupérieur, choisi par elles en connaissance de cause, comme pourprendre leur revanche du mariage où elles ont été peu consultées. Mais,en province, s’il n’y a point de supériorité chez les maris, il enexiste encore moins chez les célibataires. Aussi, quand la femme deprovince commet sa petite faute, s’est-elle toujours éprise d’unprétendu bel homme ou d’un dandy indigène, d’un garçon qui porte desgants, qui passe pour monter à cheval ; mais, au fond de son coeur,elle sait que ses voeux poursuivent un lieu commun plus ou moins bienvêtu.

Quand une femme de province conçoit une passion excentrique, quand ellea choisi quelque supériorité qui passe, un homme égaré par hasard enprovince, elle en fait quelque chose de plus qu’un sentiment, elle ytrouve un travail, elle est occupée ! aussi étend-elle cette passionsur toute sa vie. Il n’y a rien de plus dangereux que l’attachementd’une femme de province. Elle compare, elle étudie, elle réfléchit,elle rêve, elle n’abandonne point son rêve, elle pense à celui qu’elleaime quand celui qu’elle aime ne pense plus à elle. Vous avez passéquelques mois en province, vous avez dit par désoeuvrement quelquesmots d’amour à la femme la moins laide du département ; là, elle vousparaissait jolie, et vous avez été vous-même. Cette plaisanterie estdevenue sérieuse à votre insu. Madame Coquelin, que vous avez nomméeAmélie, votreAmélie vous arrive à six ans de date, veuve et toute prête à fairevotre bonheur, quand votre bonheur s’est beaucoup mieux arrangé. Cecin’est pas de l’innocence, mais de l’ignorance. Vous la dédaignez, ellevous aime ; vous arrivez à la maltraiter, elle vous aime ; elle necomprend rien à ce que l’on a si ingénieusement nommé le français, l’artde faire comprendre ce qui ne doit pas se dire. On ne peut pas éclairercette femme, il faut l’aveugler.

Toutes ces impuissances de la province prennent les noms orgueilleux desagesse, de simplicité, de raison, de bonhomie. On ne saurait imaginerla masse imposante et compacte que forment toutes ces petites choses,quelle force d’inertie elles ont, et combien tout est d’accord :langage et figures, vêtement et moeurs inférieures. Dans la toiletted’une femme de province, l’utile a toujours le pas sur l’agréable.Chacun connaît la fortune du voisin, l’extérieur en signifie plus rien.Puis, comme le disent les sages, on s’est habitué les uns aux autres,et la toilette devient inutile. C’est à cette maxime que sont dues lesmonstruosités vestimentales de la province : ces châles exhumés del’Empire, ces robes ou exagérées, ou mal portées, ou trop larges, outrop étroites ! La mode s’y assied au lieu de passer. On tient à unechose qui acoûté trop cher, on ménage un chapeau. On garde pour lasaison suivante une futilité qui ne doit durer qu’un jour.

Quand une femme de province vient à Paris, elle se distingue aussitôt àl’exiguïté des détails de sa personne et de sa toilette, à sonétonnement secret et qui perce, ou ostensible et qu’elle veut cacher,excité par les choses et par les idées. Elle ne sait pas ! Ce motl’explique. Elle s’observe elle-même, elle n’a pas le moindrelaisser-aller. Si elle est jeune, elle peut s’acclimater ; mais passéje ne sais quel âge, elle souffre tant dans Paris, qu’elle retournedans sa chère province. Ne croyez pas que la différence entre lesfemmes de province et les Parisiennes soit purement extérieure, il y ades différences d’esprit, de moeurs, de conduite. Ainsi la femme deprovince ne songe point à se dissimuler, elle est essentiellementnaïve. Si une Parisienne n’a pas les hanches assez bien dessinées, sonesprit inventif et l’envie de plaire lui font trouver quelque remèdehéroïque ; si elle a quelque vice, quelque grain de laideur, une tarequelconque, la Parisienne est capable d’en faire un agrément, cela sevoit souvent ; mais la femme de province, jamais ! Si sa taille esttrop courte, si son embonpoint se place mal, eh bien ! elle en prendson parti, et ses adorateurs, sous peine de ne pas l’aimer, doivent laprendre comme elle est, tandis que la Parisienne veut toujours êtreprise pour ce qu’elle n’est pas. De là ces tournures grotesques, cesmaigreurs effrontées, ces ampleurs ridicules, ces lignes disgracieusesoffertes avec ingénuité, auxquelles toute une ville s’est habituée etqui étonnent les Parisiens. Ces difformités orgueilleuses, ces vices detoilette existent dans l’esprit. A quelque sphère qu’elle appartienne,la femme de province montre de petites idées. C’est elle qui, à Paris,trouve de bon goût d’enlever à sa meilleure amie l’affection de sonmari. Les femmes de province sont assez généralement enleveuses ; ellesressemblent à ces amateurs qui vont aux secondes représentations, sûrque la pièce ne tombera pas. Elles ne savent pas se venger avec grâce,elles se vengent mal ; elles n’ont pas dans le discours ni dans lapensée l’atticisme moderne, ce parisiénisme (cemot nous manque), qui consiste à tout effleurer, à être profond sans enavoir l’air, à blesser mortellement sans paraître avoir touché, à direce que j’ai entendu souvent : – Qu’avez-vous, ma chère ? quand lepoignard est enfoncé jusqu’à la garde. Les femmes de province vous fontsouffrir et vous manquent, elles tombent lourdement quand elles tombent; elles sont moins femmes que les Parisiennes. Mais, ce qui dans toutpays est impardonnable, elles sont ennuyeuses, elles ont le bonheuraussi ennuyeux que le malheur, elles outrent tout. On en voit quimettent quelquefois un talent infini à éviter la grâce.

La femme de province n’a que deux manières d’être : ou elle se résigne,ou elle se révolte. Sa révolte consiste à quitter la province et às’établir à Paris. Elle s’y établit légitimement par un mariage ettâche de devenir Parisienne : elle y triomphe rarement de seshabitudes. Celle qui s’y établit en abandonnant tout ne compte plusparmi les femmes. Il est une troisième révolte qui consiste à dominersa ville et à insulter Paris ; mais la femme assez forte pour jouer cerôle est toujours une Parisienne manquée. Aussi la vraie femme deprovince est-elle toujours résignée.

Voici les choses curieuses, tristes ou bouffonnes qui résultent de lafemme combinée avec la vie de province.

Une jeune fille s’est mariée ; elle était belle, elle reste encorependant quelque temps belle malgré le mariage ; elle est proclamée unebelle femme. La ville est fière de cette belle femme ; mais chacun lavoit tous les jours, et quand on se voit tous les jours, l’observationse blase. Si cette belle femme perd un peu de son éclat, la ville s’enaperçoit à peine. Il y a mieux, une petite rougeur, on la comprend, ons’y intéresse ; une petite négligence est adorée, une toilette qui nese renouvelle pas est une concession à la philosophie du pays.D’ailleurs la physionomie est si bien étudiée, si bien comprise, queles légères altérations sont à peine remarquées, et peut-être finit-onpar les regarder comme des grains de beauté. Un Parisien passe par laville, un de ses amis lui vante la belle madame une telle, il leprésente à ce phénix, et le Parisien aperçoit un laidron parfaitementconditionné. Il arrive alors des aventures comme celle-ci. Un jeunehomme a quelques jours d’exil à passer dans une petite ville deprovince, il y retrouve l’éternel ami de collége, cet ami de collége leprésente à la femme laplus comme il faut de la ville, une femme éminemmentspirituelle, une âme aimante et une belle femme. Le Parisien voit ungrand corps sec étendu sur un prétendu divan, qui minaude, qui n’a pasles yeux ensemble, qui a passé quarante ans, couperosé, des dentssuspectes, les cheveux teints, habillé prétentieusement, et le langageen harmonie avec le vêtement. Le Parisien fait contre bonne fortunemauvais coeur, et se garde bien de revenir à ce squelette ambitieux. LeParisien moqueur félicite son ami de son bonheur, il le mystifie enprenant cet art convaincu que prennent les Parisiens pour se moquer. Laveille de son départ, le Parisien, questionné par son ami sur l’opinionqu’il emporte de la petite ville, répond quelque chose comme : « Je mesuis royalement ennuyé, mais j’ai toujours eu la plus belle femme de laville ! » Le lendemain matin, l’ami le réveille ; armé d’une paire depistolets, il vient lui proposer de se brûler la cervelle, en luiposant ce théorème : « Si vous avez eu la plus belle femme de la ville,ce ne peut être que ma maîtresse, allons nous battre, vous n’êtes qu’uninfâme. »

On vous présente à la femme la plus spirituelle, et vous trouvez unecréature qui tourne dans le même genre d’esprit depuis vingt ans, quivous lance des lieux communs accompagnés de sourires désagréables, etvous découvrez que la femme la plus spirituelle de la ville en estsimplement la plus bavarde.

Deux femmes également supérieures et toutes deux en province, oùl’auteur de ces observations a eu la douleur de les trouver, expliquentadmirablement le sort des femmes de province.

La première avait su résister à cette vie tiède et relâchante quidissout la plus forte volonté, détrempe le caractère, abolit touteambition, qui enfin éteint le sens du beau. Elle passait pour une femmeoriginale, elle était haïe, calomniée, elle n’allait nulle part, on nevoulait plus la recevoir, elle était l’ennemi public. Voici ses crimes.Pour entretenir son intelligence au niveau du mouvement parisien, ellelisait tous les ouvrages qui paraissaient et les journaux ; et, pour nejamais se laisser gagner par l’incurie et par le mauvais goût, elleavait une amie intime à Paris qui la mettait au fait des modes et despetites révolutions du luxe. Elle demeurait donc toujours élégante, etson intérieur était un intérieur presque parisien. Hommes et femmes, envenant chez elle, s’y trouvaient constamment blessés de cette constantenouveauté, de ce bon goût persistant. La priorité des modes et leurperpétuelle coïncidence avec leur apparition à Paris, choquaient lesfemmes qui se trouvaient toujours en arrière d’une mode, et, commedisent les amateurs de courses, distancées. Unehaine profonde s’émut, causée par ces choses. Mais la conversation etl’esprit de cette femme engendrèrent une bien plus cruelle aversion.Cette femme se refusait au clabaudage de petites nouvelles, à cettemédisance de bas étage qui fait le fond de la vie en province. Elle nesouffrait chez aucun homme ni propos vides, ni galanterie arriérée, niles idées sans valeur ; elle parlait des découvertes dans la science,dans les arts, des poésies nouvelles, des oeuvres fraîches écloses authéâtre, en littérature ; elle remuait des pensées au lieu de remuerdes mots. Elle fut atteinte et convaincue de pédantisme, chacun finitpar se moquer effrontément de ses nobles et grandes qualités, d’unesupériorité qui blessait toutes les prétentions, qui relevait lesignorances et ne leur pardonnait pas. Quand tout le monde est bossu, labelle taille devient la monstruosité. Cette femme fut donc regardéecomme monstrueuse et dangereuse, et le désert se fit autour d’elle. Pasune de ses démarches, même la plus indifférente, ne passait sans êtrecritiquée, dénaturée. Il résultait de ceci qu’elle était impie,immorale, dévergondée, dangereuse, d’une conduite légère etrépréhensible. – Madame une telle, oh ! elle est folle : tel futl’arrêt suprême porté par toute la province.

La seconde avait deviné l’ostracisme que sa résistance lui vaudrait,elle était restée grande en elle-même, elle livrait son extérieurseulement à ces minuties. Ce fut à elle que je demandai le secret del’amour en province, je ne voyais pas dans la journée une seuleoccasion de lui parler, dans toute la ville un seul lieu où l’on pût lavoir sans qu’elle fût observée. « Nous souffrons beaucoup l’hiver, medit-elle ; mais nous avons la campagne ! » Je me souvins alors qu’aumois d’avril ou de mai, les jolies femmes d’une ville de province sontles premières à décamper. En province, la maison de campagne est lefiacre à l’heure de Paris. Quoique l’homme le plus spirituel de laville, un homme d’avenir, disait-on, et qui fit unépouvantable fiascoà la Chambre, lui rendît des soins, cette femme mourut jeune et dévoréecomme par un ver : la supériorité comporte une action invincible qui,au besoin, réagit sur celui que la nature a doué de ce don fatal.

Une des fatalités qui pèsent sur la femme de province est cettedécision brusque et obligée dans les passions, qui se remarque souventen Angleterre. En province, la vie est définie, observée, à jour. Cetétat d’observation indienne force une femme à marcher droit dans sonrail ou à en sortir vivement comme une machine à vapeur qui rencontreun obstacle. Les combats stratégiques de la passion, les coquetteriesqui sont la moitié de la Parisienne, rien de tout cela n’existe enprovince. Il y a dans le coeur de la femme de province des surprises commedans certains joujoux. Elle vous a parlé trois fois pendant un hiver,elle vous a serré dans son coeur à son insu ; vient une partie decampagne, une promenade, tout est dit ; ou si vous voulez, tout estfait. Cette conduite, bizarre pour ceux qui n’observent pas, a quelquechose de très-naturel. Au lieu de calomnier la femme de province en lacroyant dépravée, un poëte, un philosophe, un observateur, comme l’aété Stendhal dans Rougeet Noir, devinerait les merveilleuses poésies inédites,savourées à elle seule, toutes les pages de ce beau roman dont ledénoûment seul est connu de l’heureux sous-lieutenant ou du rouécapitaine, qui en profitent.

Paris est le monstre qui fait toutes ces victimes, le mal a sept lieuesde tour et afflige le pays entier. La province n’existe pas parelle-même. Là seulement où la nation est divisée en cinquante petitsétats, là chacun peu avoir une physionomie, et une femme y reflètealors l’éclat de la sphère où elle règne. Ce phénomène social existeencore en Italie, en Suisse et en Allemagne ; mais en France, commedans tous les pays à capitale unique, l’aplatissement des moeurs serala conséquence forcée de la centralisation ; aussi les moeurs neprendront-elles du ressort et de l’originalité que par une fédérationd’états français formant un même empire, ce qui peut-être n’est pas àdésirer. L’Angleterre ne jouit pas de ce malheur, elle a quelque chosede plus horrible dans son atroce hypocrisie, qui est un bien autre mal.Londres n’y exerce pas la tyrannie que Paris fait peser sur la France,et à laquelle le génie français finira par remédier. L’aristocratieanglaise (méditez bien ceci), qui comprend toutes les supériorités, quiles produit ou se les assimile, l’aristocratie couvre le sol ; elle vitdans ses magnifiques parcs, elle ne vient à Londres que pendant deux mois,ni plus ni moins ; elle est toute en province, elle y fleurit et lafleurit. Londres est la capitale des boutiques et des spéculations, ony fait le gouvernement. L’aristocratie s’y recorde seulement pendantsoixante jours, elle y prend ses mots d’ordre, elle donne son coupd’oeil à sa cuisine gouvernementale, elle passe la revue de ses fillesà marier et des équipages à vendre, elle se dit bonjour et s’en vapromptement : elle ne se supporte pas elle-même plus que les quelquesjours nommés lasaison. Aussi, dans la perfide Albion du Constitutionnel, ya-t-il chance de rencontrer de charmantes femmes tous les points duroyaume, mais de charmantes femmes Anglaises !

DE BALZAC