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BALZAC, Honoré de (1799-1850): Ce qui disparait de Paris(1845). Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (27.VIII.2013) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire d'une collectionparticulière de l'édition donnéeen 1857 par Micel Lévy frères dans LeDiable à Paris : Paris et les Parisiens. CE QUI DISPARAIT DE PARIS. par Honoré de Balzac _____ Encore quelques jours, et les piliers des Halles auront disparu, levieux Paris n'existera plus que dans les ouvrages des romanciers assezcourageux pour décrire fidèlement les derniers vestiges del'architecture de nos pères ; car, de ces choses, l'historien gravetient peu de compte. Quand les Français allèrent en Italie soutenir les droits de lacouronne de France sur le duché de Milan et sur le royaume de Naples,ils revinrent émerveillés des précautions que le génie italien avaittrouvées contre l'excessive chaleur ; et de l'admiration pour lesgaleries, ils passèrent à l'imitation. Le climat pluvieux de ce Paris,si célèbre par ses boues, suggéra les piliers, qui furent une merveilledu vieux temps. On eut ainsi, plus tard, la place Royale. Chose étrange ! ce fut par les mêmes motifs que, sous Napoléon, seconstruisirent les rues de Rivoli, de Castiglione, et la fameuse ruedes Colonnes. La guerre d'Egypte nous a valu les ornements égyptiens de la place duCaire. — On ne sait pas plus ce que coûte une guerre que ce qu'ellerapporte. Si nos magnifiques souverains, les électeurs, au lieu de se représentereux-mêmes en meublant de médiocrités la plupart de nos conseils en toutgenre, avaient, plus tôt qu'ils ne l'on fait, envoyé quelques hommesd'art ou de pensée au conseil général de la Seine, depuis quarante ans,il ne se serait point bâti de maison dans Paris qui n'eût eu pourornement, au premier étage, un balcon d'une saillie d'environ deuxmètres. Non-seulement alors Paris se recommanderait aujourd'hui par decharmantes fantaisies d'architecture, mais encore, dans un temps donné,les passants marcheraient sur des trottoirs abrités de la pluie, et lesnombreux inconvénients résultant de l'emploi des arcades ou descolonnes auraient disparu. Une rue de Rivoli peut se supporter dans unecapitale éclectique comme Paris ; mais sept ou huit donneraient lesnausées que cause la vue de Turin, où les yeux se suicident vingt foispar jour. Le malheur de notre atmosphère serait l'origine de la beautéde la ville, et les appartements du premier étage posséderaient unavantage capable, de contre-balancer la défaveur que leur impriment lepeu de largeur des rues, la hauteur des maisons et l'abaissementprogressif des plafonds. A Milan, la création de la commission delornamento, qui veille à l'architecture des façades sur la rue,et à laquelle tout propriétaire est obligé de soumettre son plan, datedu onzième siècle. Aussi, allez à Milan ! et vous admirerez les effetsdu patriotisme des bourgeois et des nobles de la ville, en admirant unemultitude de constructions pleines de caractère et d'originalité. Les vieux piliers des Halles ont été la rue de Rivoli du quinzièmesiècle, et l'orgueil de la paroisse Saint-Eustache. C'étaitl'architecture des îles Marquises : trois arbres équarris posés deboutsur un dé ; puis, à dix ou douze pieds du sol, des solives blanchies àla chaux faisant un vrai plancher du moyen âge. Au-dessus, un bâtimenten colombage, frêle, à pignon, quelquefois découpé comme un pourpointespagnol. Une petite allée, à porte solide, longeait une boutique,arrivait à une cour carrée, un vrai puits qui éclairait un escalier debois, à balustres, par lequel on montait aux deux ou trois étagessupérieurs. Ce fut dans une maison de ce genre que naquit Molière ! Ala honte de la ville, on a reconstruit une sale maison moderne enplâtre jaune, en supprimant les piliers. Aujourd'hui, les piliers desHalles sont un des cloaques de Paris. Ce n'est pas la seule desmerveilles du temps passé que l'on voie disparaître. Pour les flâneurs attentifs, ces historiens qui n'ont qu'un seullecteur, car ils ne publient leurs volumes qu'à un seul exemplaire,puis, pour ceux qui savent étudier Paris, mais surtout pour celui quil'habite en curieux intelligent, il s'y fait une étrange métamorphosesociale depuis quelque trentaine d'années. A mesure que les existencesgrandioses s'en vont, il en est de petites qui disparaissent. Leslierres, le lichen, les mousses sont tout aussi bien balayés que lescèdres et les palmiers sont débités en planches. Le pittoresque deschoses naïves et la grandeur princière s'emmiettent sous le même pilon.Enfin, le peuple suit le roi. Ces deux grandes choses s'en vont brasdessus bras dessous pour laisser la place nette au citoyen, aubourgeois, au prolétaire, à l'industrie et à ses victimes. Depuis qu'unhomme supérieur a dit : Les roiss'en vont ! nous avons vu beaucoup plus de rois qu'autrefois, etc'est la preuve du mot. Plus on a fabriqué de rois, moins il y en a eu.Le roi, ce n'est pas un Louis-Philippe, un Charles X, un Frédéric, unMaximilien, un Murât quelconque, le roi, c'était Louis XIV ou PhilippeII. Il n'y a plus au monde que le czar qui réalise l'idée de roi, dontun regard donne ou la vie ou la mort, dont la parole ait le don decréation, comme celle des Léon X, des Louis XIV, des Charles-Quint. Lareine Victoria n'est qu'une dogaresse, comme tel roi constitutionneln'est que le commis d'un peuple à tant de millions d'appointements. Les trois ordres anciens sont remplacés par ce qui s'appelleaujourd'hui des classes. Nouspossédons les classes lettrées, industrielles, supérieures, moyen-nes,etc. Et ces classes ont presque toutes des régents, comme au collège.On a changé les tyrans en tyranneaux, voilà tout. Chaque industrie ason Richelieu bourgeois qui s'appelle Laffitte ou Casimir Périer, dont l'envers est une caisse, et dontle mépris pour ses mainmortables n'a pas la grandeur d'un trône pour endroit ! En 1813 et 1814, époque à laquelle tant de géants allaient par lesrues, où tant de gigantesques choses s'y coudoyaient, on pouvaitremarquer bien des métiers totalement inconnus aujourd'hui. Dans quelques années, l'allumeur de réverbères, qui dormait pendant lejour, famille sans autre domicile que le magasin de l'entrepreneur, etqui marchait occupée tout entière, la femme à nettoyer les vitres,l'homme à mettre de l'huile, les enfants à frotter les réflecteurs avecde mauvais linges ; qui passait le jour à préparer la nuit, qui passaitla nuit à éteindre et rallumer le jour selon les fantaisies de la lune,cette famille vêtue d'huile sera entièrement perdue. La ravaudeuse, logée, comme Diogène, dans un tonneau surmonté d'uneniche à statue fait avec des cerceaux et de la toile cirée, est encoreune curiosité disparue. Il faut faire une battue dans Paris, comme en fait un chasseur dans lesplaines environnantes pour y trouver un gibier quelconque, et passerplusieurs jours avant d'apercevoir une de ces fragiles boutiques,autrefois comptées par milliers, et composées d'une table, d'unechaise, d'un gueux pour se chauffer, d'un fourneau de terre pour toutecuisine, d'un paravent pour devanture, pour toiture d'une toile rougeaccrochée à quelque muraille, d'où pendaient de droite et de gauchedeux tapisseries, et qui montraient aux passants soit une vendeuse demou de veau, d'issues, de menues herbes, soit un rapetasseur, soit unemarchande de petite marée. Il n'y a plus de parapluies rouges, à l'abri desquels fleurissaient lesfruitières, que dans les parties de la ville destituées de marchés. Onne revoit ces immenses champignons que rue de Sèvres. Quand la villeaura bâti des marchés là où les besoins de la population les demandent,ces parapluies rouges seront inexplicables, comme les coucous, commeles réverbères, comme les chaînes tendues d'une maison à l'autre aubout des rues par le quartainier, enfin comme tout ce qui disparaîtdans le mobilier social. Le moyen âge, le siècle de Louis XIV, celui deLouis XV, la Révolution, et bientôt l'Empire, donneront naissance à unearchéologie particulière. Aujourd'hui, la boutique a tué toutes les industries sub dio, depuis la sellette dudécrotteur jusqu'aux éventaires métamorphosés en longues planchesroulant sur deux vieilles roues. La boutique a reçu dans ses flancsdispendieux et la marchande de marée, et le revendeur, et le débitantd'issues, et les fruitiers et les travailleurs en vieux, et lesbouquinistes, et le monde entier des petits commerces. Le marronniste,lui-même, s'est logé chez les marchands de vin. A peine voit-on de loinen loin une écaillère qui reste sur sa chaise, les mains sous sesjupes, à côté de son tas de coquilles. L'épicier a supprimé le marchandd'encre, le marchand de mort aux rats, le marchand de briquets,d'amadou, de pierre à fusil. Bientôt un marchand de coco sera comme unproblème insoluble quand on verra sa portraiture originale, sessonnettes, ses belles timbales d'argent, le hanap sans pied de nosancêtres, ces lis de l'orfèvrerie, l'orgueil des bourgeois, et sonchâteau-d'eau pomponné, cramoisi de soieries, à panaches, dontplusieurs étaient en argent. Les charlatans, ces héros de la place publique, font aujourd'hui leursexercices dans la quatrième page des journaux à raison de cent millefrancs par an ; ils ont des hôtels bâtis par le gaïac, des terresproduites par des racines sudorifiques ; et de drôles, de pittoresques,ils sont devenus ignobles. Le charlatan, bravant les rires, donnant desa personne, face à face avec le public, ne manquait pas de courage,tandis que le charlatan caché dans un entre-sol est plus infâme que sadrogue. Savez-vous quel est le prix de cette transformation ? Savez-vous ce quecoûtent les cent mille boutiques de Paris, dont plusieurs coûtent centmille écus d'ornementation ? Vous payez cinquante centimes les cerises, les groseilles, les petitsfruits qui jadis valaient deux liards ! Vous payez deux francs les fraises qui valaient cinq sous, et trentesous le raisin qui se payait dix sous ! Vous payez quatre à cinq francs le poisson, le poulet, qui valaienttrente sous ! Vous payez deux fois plus cher qu'autrefois le charbon, qui a triplé deprix ! Votre cuisinière, dont le livret à la caisse d'épargne offre un totalsupérieur à celui des économies de votre femme, s'habille aussi bienque sa maîtresse quand elle a congé ! L'appartement qui se louait douze cents francs en 1800 se loue sixmille francs aujourd'hui. La vie, qui jadis se défrayait à mille écus, n'est pas aujourd'hui siabondante à dix-huit mille francs ! La pièce de cent sous est devenue beaucoup moins que ce qu'était jadisle petit écu ! Mais aussi, vous avez des cochers de fiacre en livrée qui lisent, envous attendant, un journal écrit, sans doute, exprès pour eux. Mais aussi l'État a eu le crédit d'emprunter le capital de quatre foisplus de rentes que n'en devait la France sous Napoléon. Enfin, vous avez l'agrément de voir sur une enseigne de charcutier : «Un tel, élaive de M. Véro, »ce qui atteste le progrès des lumières. La Débauche n'a plus son infâme horreur, elle a sa porte cochère, sonnuméro rouge feu qui brille sur une vitre noire. Elle a des salons oùl'on choisit comme au restaurant, sur la carte, entre Sémiramis,Dorine, l'Espagne, l'Angleterre, le pays de Caux, la Brie, l'Italie oula Nigritie. La police a soufflé sur tous les romans en deux chapitreset en plein vent. On peut se demander, sans insulter Son Altesse Royale l'Économiepolitique, si la grandeur d'une nation est attachée à ce qu'une livrede saucisses vous soit livrée sur du marbre de Carrare sculpté, à ceque le gras-double soit mieux logé que ceux qui en vivent ! Nos fausses splendeurs parisiennes ont produit les misères de laprovince ou celles des faubourgs. Les victimes sont à Lyon ets'appellent des canuts. Toute industrie a ses canuts. On a surexcité les besoins de toutes les classes, que la vanité dévore.Le QUO NON ascendamde Fouquet est la devise des écureuils français, à quelque bâton del'échelle sociale qu'ils fassent leurs exercices. La politique doit sedemander, avec non moins d'effroi que le moraliste, où se trouve larente de tant de besoins. Quand on aperçoit la dette flottante du Trésor, et qu'ons'initie à la dette flottantede chaque famille qui s'est modelée sur l'État, on est épouvanté devoir qu'une moitié de la France est àdécouvert devant l'autre. Quand les comptes se régleront, lesdébiteurs avaleront les créanciers. Telle sera la fin probable du règne dit de l'Industrie. Le systèmeactuel, qui n'a placé qu'en viager, en agrandissant le problème, nefait qu'agrandir le combat. Tout le monde aide à creuser le fossé, sansdoute pour que tout le monde y tienne. MORALITÉ ARTISTIQUE. Les ruines de l'Église et de la Noblesse, celles de la Féodalité, duMoyen Age, sont sublimes et frappent aujourd'hui d'admiration lesvainqueurs étonnés, ébahis ; mais celles de la Bourgeoisie seront unignoble détritus de carton-pierre, de plâtres, de coloriages. Cetteimmense fabrique de petites choses, d'efflorescences capricieuses à bonmarché, ne donnera rien, pas même de la poussière. La garde-robe d'unegrande dame du temps passé peut meubler le cabinet d'un banquierd'aujourd'hui. Que fera-t-on en 1900 de la garde-robe d'une reineJuste-Milieu ?... Elle ne se retrouvera pas ; elle aura servi à fairedu papier semblable à celui sur lequel vous lisez tout ce qui se lit denos jours. Et que deviendra tout ce papier amoncelé ? DE BALZAC. |