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BALZAC, Honoré de (1799-1850): Traité dela vie élégante(1830). Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (21.VIII.2015) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire d'unecollectionparticulière de l'ouvrage LesParisiens comme ils sont : 1830-1846 dans l'édition donnéepar André Billy à Genève chez La Palatine en 1947. (1) Traité de la vie élégante (La Mode, 2-9-16-23 octobre, 6 novembre 1830) par Honoré de Balzac _____ CHAPITRE PREMIER PROLÉGOMÈNES Mens agitai matent. VIRGILE. L'esprit d'un homme se devine à la manière dont il porte sa canne. TRADUCTION FASHIONABLE. La civilisation a échelonné les hommes sur trois grandes lignes...Il nous aurait été facile de colorier nos catégories à la manière de M.Charles Dupin ; mais, comme le charlatanisme serait un contre-sensdans un ouvrage de philosophie chrétienne, nous nous dispenserons demêler la peinture aux x de l'algèbre, et nous tâcherons, en professantles doctrines les plus secrètes de la vie élégante, d'être compris mêmede nos antagonistes, les gens en bottes à revers. Or, les trois classes d'êtres créés par les moeurs modernes sont : L'homme qui travaille ; L'homme qui pense ; L'homme qui ne fait rien. De là trois formules d'existence assez complètes pour exprimer tous lesgenres de vie, depuis le roman poétique et vagabond du bohème jusqu'àl'histoire monotone et somnifère des rois constitutionnels : La vie occupée ; La vie d'artiste ; La vie élégante. DE LA VIE OCCUPÉE Le thème de la vie occupéen'a pas de variantes. En faisant oeuvre de ses dix doigts, l'hommeabdique toute une destinée ; il devient un moyen, et, malgré toutenotre philanthropie, les résultats obtiennent seuls notre admiration.Partout l'homme va se pâmant devant quelques tas de pierres, et, s'ilse souvient de ceux qui les ont amoncelés, c'est pour les accabler desa pitié ; si l'architecte lui apparaît encore comme une grande pensée,ses ouvriers ne sont plus que des espèces de treuils et restentconfondus avec les brouettes, les pelles et les pioches. Est-ceune injustice ? non. Semblables aux machines à vapeur, les hommesenrégimentés par le travail se produisent tous sous la même forme etn'ont rien d'individuel. L'homme-instrument est une sorte de zérosocial, dont le plus grand nombre possible ne composera jamais unesomme, s'il n'est précédé par quelques chiffres. Un laboureur,un maçon, un soldat, sont les fragments uniformes d'une même masse, lessegments d'un même cercle, le même outil dont le manche est différent.Ils se couchent et se lèvent avec le soleil ; aux uns, le chant du coq; à l'autre, la diane ; à celui-ci, une culotte de peau, deux aunes dedrap bleu et des bottes ; à ceux-là, les premiers haillons trouvés ; àtous, les plus grossiers aliments : battre du plâtre ou battre deshommes, récolter des haricots ou des coups de sabre, tel est, en chaquesaison, le texte de leurs efforts. Le travail semble être pour eux uneénigme dont ils cherchent le mot jusqu'à leur dernier jour. Assezsouvent le triste pensum deleur existence est récompensé par l'acquisition d'un petit banc de boisoù ils s'asseyent à la porte d'une chaumière, sous un sureau poudreux,sans craindre de s'entendre dire par un laquais : — Allez-vous-en, bonhomme ! nous ne donnons aux pauvres que le lundi. Pour tous ces malheureux, la vie est résolue par du pain dans la huche, et l'élégance, par un bahut où il y a des hardes. Lepetit détaillant, le sous-lieutenant, le commis rédacteur, sont destypes moins dégradés de la vie occupée ; mais leur existence est encoremarquée au coin de la vulgarité. C'est toujours du travail et toujoursle treuil : seulement, le mécanisme en est un peu plus compliqué, etl'intelligence s'y engrène avec parcimonie. Loin d'être unartiste, le tailleur se dessine toujours, dans la pensée de cesgens-là, sous la forme d'une impitoyable facture : ils abusent del'institution des faux cols, se reprochent une fantaisie comme un volfait à leurs créanciers, et, pour eux, une voiture est un fiacre dansles circonstances ordinaires, une remise les jours d'enterrement ou demariage. S'ils ne thésaurisent pas comme les manouvriers, afind'assurer à leur vieillesse le vivre et le couvert, l'espérance de leurvie d'abeille ne va guère au delà : car c'est la possession d'unechambre bien froide, au quatrième, rue Boucherat ; puis une capoteet des gants de percale écrue pour la femme ; un chapeau gris et unedemi-tasse de café pour le mari ; l'éducation de Saint-Denis ou unedemi-bourse pour les enfants, du bouillipersillé deux fois la semaine pour tous. Ni tout à fait zéros ni tout àfait chiffres, ces créatures-là sont peut-être des décimales. Dans cette cité dolente,la vie est résolue par une pension ou quelques rentes sur legrand-livre, et l'élégance par des draperies à franges, un lit à bateauet des flambeaux sous verre. Si nous montons encore quelquesbâtons de l'échelle sociale, sur laquelle les gens occupés grimpent etse balancent comme des mousses dans les cordages d'un grand bâtiment,nous trouvons le médecin, le curé, l'avocat, le notaire, le petitmagistrat, le gros négociant, le hobereau, le bureaucrate, l'officiersupérieur, etc. Ces personnages sont des appareilsmerveilleusement perfectionnés, dont les pompes, les chaînes, lesbalanciers, dont tous les rouages, enfin, soigneusement polis, ajustés,huilés, accomplissent leurs révolutions sous d'honorables caparaçonsbrodés. Mais cette vie est toujours une vie de mouvement où les penséesne sont encore ni libres ni largement fécondes. Ces messieurs ont àfaire journellement un certain nombre de tours inscrits sur des agendas. Ces petits livres remplacent les chiens de courqui les harcelaient naguère au collège, et leur remettent à toute heureen mémoire qu'ils sont les esclaves d'un être de raison mille fois pluscapricieux, plus ingrat qu'un souverain. Quand ils arrivent à l'âge du repos, le sentiment de la fashions'est oblitéré, le temps de l'élégance a fui sans retour. Aussi lavoiture qui les promène est-elle à marchepieds saillants à plusieursfins, ou décrépite comme celle du célèbre Portal. Chez eux, le préjugédu cachemire vit encore ; leurs femmes portent des rivières et desgirandoles ; leur luxe est toujours une épargne ; dans leur maison,tout est cossu, et vous lisezau-dessus de la loge : « Parlez au suisse. » Si dans la somme socialeils comptent comme chiffres, ce sont des unités. Pour lesparvenus de cette classe, la vie est résolue par le titre de baron, etl'élégance par un grand chasseur bien emplumé ou par une loge à Feydeau. Làcesse la vie occupée. Le haut fonctionnaire, le prélat, le général, legrand propriétaire, le ministre, le valet et les princes sont dans lacatégorie des oisifs et appartiennent à la vie élégante. Aprèsavoir achevé cette triste autopsie du corps social, un philosopheéprouve tant de dégoût pour les préjugés qui amènent les hommes àpasser les uns près des autres en s'évitant comme des couleuvres, qu'ila besoin de se dire : « Je ne construis pas à plaisir une nation, jel'accepte toute faite. » Cet aperçu de la société, prise en masse, doit aider à concevoir nos premiers aphorismes, que nous formulons ainsi : I Le but de la vie civilisée ou sauvage est le repos. II Le repos absolu produit le spleen. III La vie élégante est, dans une large acception du terme, l'art d'animer le repos. IV L'homme habitué au travail ne peut comprendre la vie élégante. V. Corollaire. Pourêtre fashionable, il faut jouir du repos sans avoir passé par letravail : autrement, gagner un quaterne, être fils de millionnaire,prince, sinécuriste ou cumulard. DE LA VIE D'ARTISTE L'artisteest une exception : son oisiveté est un travail, et son travail unrepos ; il est élégant et négligé tour à tour ; il revêt, à son gré, lablouse du laboureur, et décide du frac porté par l'homme à la mode ; ilne subit pas de lois : il les impose. Qu'il s'occupe à ne rien faire,ou médite un chef-d'œuvre, sans paraître occupé ; qu'il conduise uncheval avec un mors de bois, ou mène à grandes guides les quatrechevaux d'un britschka ; qu'il n'ait pas vingt-cinq centimes à lui, oujette de l'or à pleines mains, il est toujours l'expression d'unegrande pensée et domine la société. Quand M. Peel (2) entra chezM. le vicomte de Chateaubriand, il se trouva dans un cabinet dont tousles meubles étaient en bois de chêne : le ministre trente foismillionnaire vit tout à coup les ameublements d'or ou d'argent massifqui encombrent l'Angleterre écrasés par cette simplicité. L'artisteest toujours grand. Il a une élégance et une vie à lui, parce que, chezlui, tout reflète son intelligence et sa gloire. Autant d'artistes,autant de vies caractérisées par des idées neuves. Chez eux, la fashiondoit être sans force : ces êtres indomptés façonnent tout à leur guise.S'ils s'emparent d'un magot, c'est pour le transfigurer. De cette doctrine se déduit un aphorisme européen : VI Un artiste vit comme il veut, ou... comme il peut. DE LA VIE ÉLÉGANTE Sinous omettions de définir ici la vie élégante, ce traité seraitinfirme. Un traité sans définition est comme un colonel amputé des deuxjambes : il ne peut plus guère aller que cahin-caha. Définir, c'estabréger : abrégeons donc. Définitions. La vie élégante est la perfection de la vie extérieure et matérielle ; Ou bien : L'art de dépenser ses revenus en homme d'esprit ; Ou encore : La science qui nous apprend à ne rien faire comme les autres, en paraissant faire tout comme eux ; Mais mieux peut-être : Le développement de la grâce et du goût dans tout ce qui nous est propre et nous entoure ; Ou plus logiquement : Savoir se faire honneur de sa fortune. Selon notre honorable ami, E. de G..., ce serait : La noblesse transportée dans les choses. D'après T.-P. Smith : La vie élégante est le principe fécondant de l'industrie. Suivant M. Jacotot, un traité sur la vie élégante est inutile, attendu qu'il se trouve tout entier dans Télémaque. (Voir la Constitution de Salente.) A entendre M. Cousin, ce serait, dans un ordre de pensées plus élevé : «L'exercice de la raison, nécessairement accompagné de celui des sens,de l'imagination et du coeur, qui, se mêlant aux institutionsprimitives, aux illuminations immédiates de l'animalisme, va teignantla vie de ses couleurs. » (Voyez page 44 du Cours de l'histoire de la Philosophie, si le mot vie élégante n'est pas véritablement celui de ce rébus.) Dans la doctrine de Saint-Simon : Lavie élégante serait la plus grande maladie dont une société puisse êtreaffligée, en partant de ce principe : « Une grande fortune est un vol. » Suivant Chodruc : Elle est un tissu de frivolités et de billevesées. Lavie élégante comporte bien toutes ces définitions subalternes,périphrases de notre aphorisme III ; mais elle renferme, selon nous,des questions plus importantes encore, et, pour rester fidèle à notresystème d'abréviation, nous allons essayer de les développer. Unpeuple de riches est un rêve politique impossible à réaliser. Unenation se compose nécessairement de gens qui produisent et de gens quiconsomment. Comment celui qui sème, plante, arrose et récolte, est-ilprécisément celui qui mange le moins ? Ce résultat est un mystère assezfacile à dévoiler, mais que bien des gens se plaisent à considérercomme une grande pensée providentielle. Nous en donnerons peut-êtrel'explication plus tard, en arrivant au terme de la voie suivie parl'humanité. Pour le moment, au risque d'être accusé d'aristocratie,nous dirons franchement qu'un homme placé au dernier rang de la sociéténe doit pas plus demander compte à Dieu de sa destinée qu'une huître dela sienne. Cette remarque, tout à la fois philosophique etchrétienne, tranchera sans doute la question aux yeux des gens quiméditent quelque peu les chartes constitutionnelles, et, comme nous neparlons pas à d'autres, nous poursuivrons. Depuis que lessociétés existent, un gouvernement a donc toujours été nécessairementun contrat d'assurance conclu entre les riches contre les pauvres. Lalutte intestineproduite par ce prétendu partage à la Montgomery allume chez les hommescivilisés une passion générale pour la fortune, expression quiprototype toutes les ambitions particulières ; car du désir de ne pasappartenir à la classe souffrante et vexée dérivent la noblesse,l'aristocratie, les distinctions, les courtisans, les courtisanes, etc. Maiscette espèce de fièvre qui porte l'homme à voir partout des mâts decocagne et à s'affliger de ne s'y être juché qu'au quart, au tiers ou àmoitié, a forcément développé l'amour-propre outre mesure et engendréla vanité. Or, comme la vanité n'est que l'art de s'endimancher tousles jours, chaque homme a senti la nécessité d'avoir, comme unéchantillon de sa puissance, un signe chargé d'instruire les passantsde la place où il perche sur le grand mât de cocagne au sommet duquelles rois font leurs exercices. Et c'est ainsi que les armoiries, leslivrées, les chaperons, les cheveux longs, les girouettes, les talonsrouges, les mitres, les colombiers, le carreau à l'église et l'encenspar le nez, les particules, les rubans, les diadèmes, les mouches, lerouge, les couronnes, les souliers à la poulaine, les mortiers, lessimarres, le menu vair, l'écarlate, les éperons, etc., etc., étaientsuccessivement devenus des signes matériels du plus ou moins de reposqu'un homme pouvait prendre, du plus ou moins de fantaisies qu'il avaitle droit de satisfaire, du plus ou moins d'hommes, d'argent, depensées, de labeurs, qu'il lui était possible de gaspiller. . Alors, unpassant distinguait, rien qu'à le voir, un oisif d'un travailleur, unchiffre d'un zéro. Tout à coup la Révolution, ayant pris d'une main puissante toute cette garde-robe inventée par quatorze siècles,et l'ayant réduite en papier-monnaie, amena follement un des plusgrands malheurs qui puissent affliger une nation. Les gens occupés selassèrent de travailler tout seuls ; ils se mirent en tête de partagerla peine et le profit, par portions égales, avec de malheureux richesqui ne savaient rien faire, sinon se gaudir en leur oisiveté !... Lemonde entier, spectateur de cette lutte, a vu ceux-là mêmes quis'étaient le plus affolés de ce système le proscrire, le déclarersubversif, dangereux, incommode et absurde, sitôt que, de travailleurs,ils se furent métamorphosés en oisifs. Aussi, de ce moment, lasociété se reconstitua, se rebaronifia, se recomtifia, s'enrubanisa, etles plumes de coq furent chargées d'apprendre au pauvre peuple ce queles perles héraldiques lui disaient jadis : Vade retro, Satanas !...Arrière de nous, PÉKINS !... La France, pays éminemment philosophique,ayant expérimenté, par cette dernière tentative, l'utilité, la sécuritédu vieux système d'après lequel se construisaient les nations, revintd'elle-même, grâce à quelques soldats, au principe en vertu duquel laTrinité a mis en ce bas monde des vallées et des montagnes, des chêneset des graminées. Et en l'an de grâce 1804, comme en l'an MCXX, il aété reconnu qu'il est infiniment agréable, pour un homme ou une femme,de se dire en regardant ses concitoyens : « Je suis au-dessus d'eux ; jeles éclabousse, je les protège, je les gouverne, et chacun voitclairement que je les gouverne, les protège et les éclabousse ; car unhomme qui éclabousse, protège ou gouverne les autres, parle, mange,marche, boit, dort, tousse, s'habille, s'amuse autrement que les genséclaboussés, protégés et gouvernés. » Et la VIE ÉLÉGANTE a surgi !... Etelle s'est élancée, toute brillante, toute neuve, toute vieille, toutejeune, toute fière, toute pimpante, toute approuvée, corrigée,augmentée et ressuscitée par ce monologue merveilleusement moral,religieux, monarchique, littéraire, constitutionnel, égoïste : «J'éclabousse, je protège, je... », etc. Car les principes d'aprèslesquels se conduisent et vivent les gens qui ont du talent, du pouvoirou de l'argent, ne ressembleront jamais à ceux de la vie vulgaire. Et personne ne veut être vulgaire !... La vie élégante est donc essentiellement la science des manières. Maintenant,la question nous semble suffisamment abrégée et aussi subtilement poséeque si S. E. le comte Rayez s'était chargé de la proposer à la premièreChambre septennale. Mais à quelle gent commence la vie élégante, et tous les oisifs sont-ils aptes à en suivre les principes ? Voici deux aphorismes qui doivent résoudre tous les doutes et servir de point de départ à nos observations fashionables : VII Pour la vie élégante, il n'y a d'être complet que le centaure, l'homme en tilbury. VIII Il ne suffit pas d'être devenu ou de naître riche pour mener une vie élégante : il faut en avoir le sentiment. « Ne fais pas le prince, a dit avant nous Solon, si tu n'as pas appris à l'être. » * * * CHAPITRE II DU SENTIMENT DE LA VIE ÉLÉGANTE Lacomplète entente du progrès social peut seule produire le sentiment dela vie élégante. Cette manière de vivre n'est-elle pas l'expression desrapports et des besoins nouveaux créés par une jeune organisation déjàvirile ? Pour s'en expliquer le sentiment et le voir adopté par tout lemonde, il est donc nécessaire d'examiner ici l'enchaînement descauses qui ont fait éclore la vie élégante du mouvement même de notrerévolution ; car autrefois elle n'existait pas. En effet, jadis lenoble vivait à sa guise et restait toujours un être à part. Seulement,les façons du courtisan remplaçaient, au sein de ce peuple à talonsrouges, les recherches de notre vie fashionable. Encore le ton de lacour n'a-t-il daté que de Catherine de Médicis. Ce furent nos deuxreines italiennes qui importèrent en France les raffinements du luxe,la grâce des manières et les féeries de la toilette. L'oeuvre quecommença Catherine, en introduisantl'étiquette (voir ses lettres à Charles IX), en entourant le trône desupériorités intellectuelles, fut continuée par les reines espagnoles,influence puissante qui rendit la cour de France arbitre et dépositairedes délicatesses inventées, tour à tour, et par les Maures et par l'Italie. Mais,jusqu'au règne de Louis XV, la différence qui distinguait le courtisandu noble ne se trahissait guère que par des pourpoints plus ou moinschers, par des bottines plus ou moins évasées, une fraise, unechevelure plus ou moins musquée, et par des mots plus ou moins neufs.Ce luxe, tout personnel, n'était jamais complété par un ensemble dansl'existence. Cent mille écus, profusément jetés dans un habillement,dans un équipage, suffisaient pour toute une vie. Puis un noble deprovince pouvait se mal vêtir et savoir élever un de ces édificesmerveilleux, notre admiration d'aujourd'hui et le désespoir de nosfortunes modernes, tandis qu'un courtisan richement mis eût été fortembarrassé de recevoir deux femmes chez lui. Une salière de BenvenutoCellini, achetée au prix de la rançon d'un roi, s'élevait souvent surune table entourée de bancs. Enfin, si nous passons de la viematérielle à la vie morale, un noble pouvait faire des dettes, vivredans les cabarets, ne pas savoir écrire ou parler, être ignorant,stupide, prostituer son caractère, dire des niaiseries, il demeuraitnoble. Le bourreau et la loi le distinguaient encore de tous lesexemplaires de Jacques Bonhomme (l'admirable type des gens occupés), enlui tranchant la tête, au lieu de le pendre. On eût dit le civisromanus en France : car, véritables esclaves, les Gaulois étaient (2) devant lui comme s'ils n'existaient pas. Cettedoctrine fut si bien comprise, qu'une femme de qualité s'habillaitdevant ses gens, comme s'ils eussent été des boeufs, et ne sedéshonorait pas en chippant l'argent des bourgeois (voir laconversation de la duchesse de Tallard dans le dernier ouvrage de M.Barrière) ; que la comtesse d'Egmont ne croyait pas commettred'infidélité en aimant un vilain ; que madame de Chaulnes affirmaitqu'une duchesse n'avait pas d'âge pour un roturier, et que M. Joly deFleury considérait logiquement les vingt millions de corvéables commeun accident dans l'État. Aujourd'hui, les nobles de 1804 ou de l'an1520 ne représentent plus rien. La Révolution n'était qu'une croisadecontre les privilèges, et sa mission n'a pas été tout à fait vaine.Mais, malgré l'amélioration apparente imprimée à l'ordre social par lemouvement de 1789, l'abus nécessaire que constitue l'inégalité desfortunes s'est régénéré sous de nouvelles formes. N'avons-nous pas, enéchange d'une féodalité risible et déchue, la triple aristocratie del'argent, du pouvoir et du talent, qui, toute légitime qu'elle est,n'en jette pas moins sur la masse un poids immense, en lui imposant lepatriciat de la banque, le ministérialisme et la balistique desjournaux et de la tribune, marchepieds des gens de talent ? Ainsi, touten consacrant, par son retourà la monarchie constitutionnelle, une mensongère égalité politique, laFrance n'a jamais que généralisé le mal : car nous sommes unedémocratie de riches. Avouons-le, la grande lutte du XVIIIe siècle étaitun combat singulier entre le tiers Etat et les ordres. Le peuple n'yfut que l'auxiliaire des plus habiles. Aussi, en octobre 1830, ilexiste encore deux espèces d'hommes : les riches et les pauvres, lesgens en voiture et les gens à pied, ceux qui ont payé le droit d'êtreoisifs et ceux qui tentent de l'acquérir. La société s'exprime en deuxtermes, mais la proposition reste la même. Les hommes doivent toujoursles délices de la vie et le pouvoir au hasard qui, jadis, créait lesnobles ; car le talent est un bonheur d'organisation, comme la fortunepatrimoniale en est un de naissance. Du moment que deux livres deparchemin ne tiennent plus lieu de tout, où le fils naturel d'unbaigneur millionnaire et un homme de talent ont les mêmes droits quele fils d'un comte, nous ne pouvons plus être distinctibles que parnotre valeur intrinsèque. Alors, dans notre société, les différencesont disparu : il n'y a plus que des nuances. Aussi le savoir-vivre,l'élégance des manières, le je ne sais quoi, fruit d'une éducationcomplète, forment la seule barrière qui sépare l'oisif de l'hommeoccupé. S'il existe un privilège, il dérive de la supériorité morale. Delà le haut prix attaché, par le plus grand nombre, à l'instruction, àla pureté du langage, à la grâce du maintien, à la manière plus oumoins aisée dont une toilette est portée, à la recherche desappartements, enfin à la perfection de tout ce qui procède de lapersonne. N'imprimons-nous pas nos moeurs, notrepensée, sur tout ce qui nous entoure et nous appartient ? « Parle,marche, mange ou habille-toi, et je te dirai qui tu es », a remplacél'ancien proverbe, expression de cour, adage de privilégié.Aujourd'hui, un maréchal de Richelieu est impossible. Un pair deFrance, un prince même, risque de tomber au-dessous d'un électeur àcent écus, s'il se déconsidère : car il n'est permis à personne d'êtreimpertinent ou débauché. Plus les choses ont subi l'influence de lapensée, plus les détails de la vie se sont ennoblis, épurés, agrandis. Telleest la pente insensible par laquelle le christianisme de notrerévolution a renversé le polythéisme de la féodalité, par quellefiliation un sentiment vrai a respiré jusque dans les signes matérielset changeants de notre puissance. Et voilà comment nous sommes revenusau point d'où nous sommes partis : — à l'adoration du veau d'or.Seulement, l'idole parle, marche, pense, en un mot, elle est un géant.Aussi le pauvre Jacques Bonhomme est-il bâté pour longtemps. Unerévolution populaire est impossible aujourd'hui. Si quelques roistombent encore, ce sera, comme en France, par le froid mépris de laclasse intelligente. Pourdistinguer notre vie par de l'élégance, ilne suffit donc plus aujourd'hui d'être noble ou de gagner un quaterne àl'une des loteries humaines, il faut encore avoir été doué de cetteindéfinissable faculté (l'esprit de nos sens peut-être !) qui nousporte toujours à choisir les choses vraiment belles ou bonnes, leschoses dont l'ensemble concorde avec notre physionomie, avec notredestinée. C'est un tact exquis, dont le constant exercice peut seulfaire découvrir soudain les rapports, prévoir les conséquences, devinerla place ou la portée des objets,des mots, des idées et des personnes ; car, pour nous résumer, leprincipe de la vie élégante est une haute pensée d'ordre et d'harmonie,destinée à donner de la poésie aux choses. De là cet aphorisme : IX Un homme devient riche ; il naît élégant. Appuyésur de telles bases, vu de cette hauteur, ce système d'existence n'estdonc plus une plaisanterie éphémère, un mot vide dédaigné par lespenseurs comme un journal lu. La vie élégante repose, au contraire, surles déductions les plus sévères de la constitution sociale. N'est-ellepas l'habitude et les moeurs des gens supérieurs qui savent jouir de lafortune et obtenir du peuple le pardon de leur élévation, en faveur desbienfaits répandus par leurs lumières ? N'est-elle pas l'expression desprogrès faits par un pays, puisqu'elle en représente tous les genres deluxe ? Enfin, si elle est l'indice d'une nature perfectionnée, touthomme ne doit-il pas désirer d'en étudier, d'en surprendre les secrets ? Alors,il n'est donc plus indifférent de mépriser ou d'adopter les fugitivesprescriptions de la MODE, car mens agitat molem : l'esprit d'un homme sedevine à la manière dont il tient sa canne. Les distinctionss'avilissent ou meurent en devenant communes ; mais il existe unepuissance chargée d'en stipuler de nouvelles, c'est l'opinion : or, lamode n'a jamais été que l'opinion en matière de costume. Le costumeétant le plus énergique de tous les symboles, la Révolution fut aussiune question de mode, un débat entre la soie et le drap. Mais, aujourd'hui,la MODE n'est plus restreinte au luxe de la personne. Le matériel de lavie, ayant été l'objet du progrès général, a reçu d'immensesdéveloppements. Il n'est pas un seul de nos besoins qui n'ait produitune encyclopédie, et notre vie animale se rattache à l'universalité desconnaissances humaines. Aussi, en dictant les lois de l'élégance, lamode embrasse-t-elle tous les arts. En accueillant, en signalant leprogrès, elle se met à la tête de tout : elle fait les révolutions dela musique, des lettres, du dessin et de l'architecture. Or, un traitéde la vie élégante, étant la réunion des principes incommutables quidoivent diriger la manifestation de notre pensée par la vie extérieure,est en quelque sorte la métaphysique des choses. * * * CHAPITRE III DOGMES MONOGRAPHIE DE LA VERTU. Songez aussi, madame, qu'il y a des perfections révoltantes. (Ouvrage inédit de l'auteur.) L'Églisereconnaît sept péchés capitaux et n'admet que trois vertus théologales.Nous avons donc sept principes de remords contre trois sources deconsolation ! Nulle créature humaine, sans en excepter sainte Thérèseni saint François d'Assise, n'a pu échapper aux conséquences de cetteproposition fatale. Malgré sa rigueur, ce dogmegouverne le monde élégant comme il dirige l'univers catholique. Le malsait stipuler des accommodements, le bien suit une ligne sévère. Decette loi éternelle, nous pouvons extraire un axiome confirmé par tousles dictionnaires des cas de conscience : X Le bien n'a qu'un mode, le mal en a mille. Ainsila vie élégante a ses péchés capitaux et ses trois vertus cardinales.Oui, l'élégance est une et indivisible, comme la Trinité, comme laliberté, comme la vertu. De là résultent les plus importants de tousnos aphorismes généraux : XI Le principe constitutif de l'élégance est l'unité. XII Il n'y a pas d'unité possible sans la propreté, sans l'harmonie, sans la simplicité relative. Maisce n'est point la simplicité plutôt que l'harmonie, ni l'harmonieplutôt que la propreté, qui produisent l'élégance : elle naît d'uneconcordance mystérieuse entre ces trois vertus primordiales. La créerpartout et soudain est le secret des esprits nativement distingués. Enanalysant toutes les choses de mauvais goût qui entachent lestoilettes, les appartements, les discours ou le maintien d'un inconnu,les observateurs trouveront toujours qu'elles pèchent par desinfractions plus ou moins sensibles à cette triple loi de l'unité. Lavie extérieure est une sorte de système organisé, qui représente unhomme aussi exactement que les couleurs du colimaçon se reproduisentsur sa coquille. Aussi, dans la vie élégante, tout s'enchaîne et secommande. Quand M. Cuvier aperçoit l'os frontal, maxillaire ou cruralde quelque bête, n'en induit-il pas toute une créature, fût-elleantédiluvienne, et n'en reconstruit-il pas aussitôt un individu classé,soit parmi les sauriens ou les marsupiaux, soit parmi les carnivores oules herbivores ?... Jamais cet homme ne s'est trompé : son génie lui arévélé les lois unitaires de la vie animale. De même, dans lavie élégante, une seule chaise doit déterminer toute une série demeubles, comme l'éperon fait supposer un cheval. Telle toilette annoncetelle sphère de noblesse et de bon goût. Chaque fortune a sa base etson sommet. Jamais les Georges Cuvier de l'élégance ne s'exposent àporter des jugements erronés : ils vous diront à quel nombre de zéros,dans le chiffre des revenus, doivent appartenir les galeries detableaux, les chevaux de race pure, les tapis de la Savonnerie, lesrideaux de soie diaphane, les cheminées de mosaïque, les vasesétrusques et les pendules surmontées d'une statue échappée au ciseaudes Cortot ou des David. Apportez-leur enfin une seule patère : ils endéduiront tout un boudoir, une chambre, un palais. Cet ensemblerigoureusement exigé par l'unité rend solidaires tous les accessoiresde l'existence ; car un homme de goût juge, comme un artiste, sur unrien. Plus l'ensemble est parfait, plus un barbarisme y est sensible.Il n'y a qu'un sot ou un homme de génie qui puisse mettre une bougiedans un martinet. Les applications de cette grande loi fashionablefurent bien comprises de la femme célèbre (madame T...) à laquelle nousdevons cet aphorisme : XIII On connaît l'esprit d'une maîtresse de maison en franchissant le seuil de sa porte. Cettevaste et perpétuelle image qui représente (3) votre fortune ne doitjamais en être le spécimen infidèle ; car vous seriez placé entre deuxécueils : l'avarice ou l'impuissance. Or, trop vain comme trop modeste,vous n'obéissez plus à cette unité, dont la moindre des conséquencesest d'amener un heureux équilibre entre vos forces productrices etvotre forme extérieure. Une faute aussi capitale déduit toute une physionomie. Premierterme de cette proposition, l'avarice a déjà été jugée ; mais, sanspouvoir être accusés d'un vice aussi honteux, beaucoup de gens, jalouxd'obtenir deux résultats, tâchent de mener une vie élégante avecéconomie. Ceux-là parviennent sûrement à un but : ils sont ridicules.Ne ressemblent-ils pas, à tout moment, à des machinistes inhabiles dontles décorations laissent apercevoir les ressorts, les contre-poids etles coulisses ? manquant ainsi à ces deux axiomes fondamentaux de lascience : XIV L'effet le plus essentiel de l'élégance est de cacher les moyens. XV Tout ce qui révèle une économie est inélégant. Eneffet, l'économie est un moyen. Elle est le nerf d'une bonneadministration, mais elle ressemble à l'huile qui donne de la souplesseet de la douceur aux roues d'une machine : il ne faut ni la voir ni lasentir. Ces inconvénients ne sont pas les seuls châtiments dontles gens parcimonieux soient punis. En restreignant le développement deleur existence, ils descendent de leur sphère, et, malgré leur pouvoir,se mettent au niveau de ceux que la vanité précipite versl'écueil opposé. Qui ne frémirait pas de cette épouvantablefraternité ? Que de fois n'avez-vous pas rencontré, à la villeou à la campagne, des bourgeois semi-aristocrates qui, parés outremesure, sont obligés, faute d'un équipage, de calculer leurs visites,leurs plaisirs et leurs devoirs d'après Matthieu Laensberg ? Esclave deson chapeau, madame redoute la pluie, et monsieur craint le soleil oula poussière. Impressibles comme des baromètres, ils devinent le temps,quittent tout et disparaissent à l'aspect d'un nuage. Mouillés etcrottés, ils s'accusent réciproquement, au logis, de leurs misères ;gênés partout, ils ne jouissent de rien. Cette doctrine a étérésumée par un aphorisme applicable à toutes les existences, depuiscelle de la femme forcée de retrousser sa robe pour s'asseoir envoiture, jusqu'au petit prince d'Allemagne qui veut avoir des bouffes : XVI De l'accord entre la vie. extérieure et la fortune résulte l'aisance. L'observationreligieuse de ce principe permet seule à un homme de déployer, jusquedans ses moindres actes, une liberté sans laquelle la grâce ne sauraitexister. S'il mesure ses désirs sur sa puissance, il reste dans sasphère sans avoir peur d'en déchoir. Cette sécurité d'action, qu'onpourrait nommer la conscience du bien-être, nous préserve de tous les orages occasionnés par une vanité mal entendue. Ainsiles experts de la vie élégante ne tracent pas de longs chemins en toileverte sur leurs tapis, et ne redoutent pas, pour eux, les visites d'unvieil oncle asthmatique. Ils ne consultent pas le thermomètre poursortir avec leurs chevaux. Également soumis aux charges de la fortuneet à ses bénéfices, ils ne paraissent jamais contrariés d'un dommage ;car, chez eux, tout se répare avec de l'argent, ou se résout par leplus ou moins de peine que prennent leurs gens. Mettre un vase, unependule en cage, couvrir ses divans de housses, ensacher un lustre,n'est-ce pas ressembler à ces bonnes gens qui, après avoir fait destirelires pour s'acheter des candélabres, les habillent aussitôt d'unegaze épaisse ? L'homme de goût doit jouir de tout ce qu'il possède.Comme Fontenelle, il n'aime pas les choses qui veulent être trop respectées.A l'exemple de la nature, il ne craint pas d'étaler tous les jours sasplendeur ; il peut la reproduire. Aussi n'attend-il pas que,semblables aux vétérans du Luxembourg, ses meubles lui attestent leursservices par de nombreux chevrons, pour en changer la destination, etne se plaint-il jamais du prix excessif des choses, car il a toutprévu. Pour l'homme de la vie occupée,les réceptions sont des solennités ; il a ses sacres périodiques pourlesquels il fait ses déballages, vide ses armoires et décapuchonne sesbronzes ; mais l'homme de la vie élégantesait recevoir à toute heure, sans se laisser surprendre. Sa devise estcelle d'une famille dont la gloire s'associe à la découverte du nouveaumonde ; nouveau il est semper paratus,toujours prêt, toujours semblable à lui-même. Sa maison, ses gens, sesvoitures, son luxe, ignorent le préjugé du dimanche. Tous les jourssont des jours de fête. Enfin, si magna licet componere parvis, il est comme le fameux Dessein, qui répondait, sans se déranger, en apprenant l'arrivée du duc d'York : — Mettez-le au n° 4. Oucomme la duchesse d'Abrantès, qui, priée la veille par Napoléon derecevoir la princesse de Westphalie au Raincy, donne le lendemain lesplaisirs d'une chasse royale, d'opulents festins et un bal somptueux àdes souverains. Tout fashionable doit imiter, dans sa sphère,cette large entente de l'existence : il obtiendra facilement cesmerveilleux résultats par une constante recherche, par une exquisefraîcheur dans les détails. Le soin perpétue la bonne grâce del'ensemble, et de là vient cet axiome anglais : XVII L'entretien est le sine qua non de l'élégance. L'entretienn'est pas seulement cette condition vitale de la propreté qui nousoblige d'imprimer aux choses leur lustre journalier : ce mot exprimetout un systême. Du moment que la finesse et la grâce des tissus ontremplacé, dans le costume européen, la lourdeur des draps d'or et lescottes armoriées du laborieux moyen âge, une révolution immense a eulieu dans les choses de la vie. Au lieu d'enfouir un fonds dans unmobilier périssable, nous en avons consommé l'intérêt en objets pluslégers, moins chers, faciles à renouveler, et les familles n'ont plusété déshéritées du capital (4). Ce calcul' d'une civilisationavancée a reçu ses derniers développements en Angleterre. Dans cettepatrie du confortable, le matériel de la vie est considéré comme ungrand vêtement essentiellement muable et soumis aux caprices de lafashion. Les riches changent annuellement leurs chevaux, leursvoitures, leurs ameublements ; les diamants mêmes sont remontés ; toutprend une forme nouvelle. Aussi les moindres meubles sont-ils fabriquésdans cet esprit ; les matières premières y sont sagement économisées.Si nous ne sommes pas encore parvenus à ce degré de science, nous avonscependant fait quelques progrès. Les lourdes menuiseries de l'Empiresont entièrement condamnées, ainsi que ses voitures pesantes et sessculptures, demi-chefs-d'oeuvre qui ne satisfaisaient ni l'artiste nil'homme de goût. Nous marchons enfin dans une voie d'élégance et desimplicité. Si la modestie de nos fortunes ne permet pas encore desmutations fréquentes, nous avons au moins compris cet aphorisme quidomine les moeurs actuelles : XVIII Le luxe est moins dispendieux que l'élégance. Etnous tendons à nous éloigner du système en vertu duquel nos aïeuxconsidéraient l'acquisition d'un meuble comme un placement de fonds ;car chacun a senti instinctivement qu'il est tout à la fois plusélégant et plus confortable de manger dans un service de porcelaineunie que de montrer aux curieux une coupe sur laquelle Constantin acopié la Fornarina. Les artsenfantent des merveilles que les particuliers doivent laisser aux rois,et des monuments qui n'appartiennent qu'aux nations. L'homme assezniais pour introduire dans l'ensemble de sa vie un seul échantillond'une existence supérieure cherche à paraître ce qu'il n'est pas, etretombe alors dans cette impuissance dont nous avons tâché de flétrirles ridicules. Aussi nous avons rédigé la maxime suivante pour éclairerles victimes de la manie des grandeurs : XIX Lavie élégante étant un habile développement de l'amour-propre, tout cequi révèle trop fortement la vanité y produit un pléonasme. Choseadmirable !... Tous les principes généraux de la science ne sont quedes corollaires du grand principe que nous avons proclamé ; carl'entretien et ses lois sont en quelque sorte la conséquence immédiatede l'unité. Bien des personnes nous ont objecté l'énormité des dépenses nécessitées par nos despotiques aphorismes... —Quelle fortune, nous a-t-on dit, pourrait suffire aux exigences de vosthéories ?... Le lendemain du jour où une maison a été remeublée,retapissée, où une voiture a été restaurée, où la soie d'un boudoir aété changée, un fashionable ne vient-il pas insolemment appuyer sa têtepommadée sur une tenture ? Un homme en colère n'arrive-t-il pas exprèspour souiller un tapis ? Des maladroits n'accrochent-ils pas la voiture? Et peut-on toujours empêcher les impertinents de franchir le seuilsacré du boudoir ? Ces réclamations, présentées avec l'artspécieux dont les femmes savent colorer toutes leurs défenses, ont étépulvérisées par cet aphorisme : XX Unhomme de bonne compagnie ne se croit plus le maître de toutes leschoses qui, chez lui, doivent être mises à la disposition des autres. Unélégant ne dit pas tout à fait, comme le roi, notre voiture, notrepalais, notre château, nos chevaux, mais il sait empreindre toutes sesactions de cette délicatesse royale ; heureuse métamorphose à l'aide delaquelle un homme semble convier à sa fortune tous ceux dont ils'entoure. Aussi cette noble doctrine implique-t-elle un autre axiome,non moins important que le précédent : XXI Admettre une personne chez vous, c'est la supposer digne d'habiter votre sphère. Alors,les prétendus malheurs dont une petite maîtresse demanderait raison ànos dogmes absolus ne peuvent procéder que d'un défaut de tactimpardonnable. Une maîtresse de maison peut-elle jamais se plaindred'un manque d'égards ou de soin ? N'est-ce pas sa faute ? N'existe-t-ilpas, pour les gens comme il faut, des signes maçonniques à la faveurdesquels ils doivent se reconnaître ? En ne recevant dans son intimitéque ses égaux, l'homme élégant n'a plus d'accidents à redouter ; s'ilen survient, ce sont de ces coups du sort que personne n'est dispenséde subir. L'anti-chambre est une institution en Angleterre, oùl'aristocratie a fait de si grands progrès : il est peu de maisons quin'aient un parloir. Cette pièce est destinée à donner audience à tousles inférieurs. La distance plus ou moins grande qui sépare nos oisifsdes hommes occupés est représentée par l'étiquette. Les philosophes,les frondeurs, les rieurs, qui se moquent des cérémonies, nerecevraient pas leur épicier, fût-il électeur de grand collège, avecles attentions dont ils entoureraient un marquis. Il ne s'ensuit pasque les fashionables méprisent les travailleurs : bien loin, ils ontpour eux une admirable formule de respect social : « Ce sont des gens estimables. » Ilest aussi maladroit à un élégant de se moquer de la classe industrielleque de tourmenter des mouches à miel, que de déranger un artiste quitravaille : cela est de mauvais ton. Les salons appartiennent donc à ceux qui ont le pied élégant,comme les frégates à ceux qui ont le pied marin. Si vous n'avez pasrefusé nos prolégomènes, il faut en accepter toutes les conséquences. De cette doctrine dérive un aphorisme fondamental : XXII Dans la vie élégante, il n'existe plus de supériorité : on y traite de puissance à puissance. Un homme de bonne compagnie ne dit à personne : « J'ai l'honneur, etc. » Il n'est le très humble serviteur d'aucun homme. Lesentiment des convenances dicte aujourd'hui de nouvelles formules, queles gens de goût savent approprier aux circonstances. Sous ce rapport,nous conseillons aux esprits stériles de consulter les Lettres de Montesquieu.Cet illustre écrivain a déployé une rare souplesse de talent dans lamanière dont il termine ses moindres billets, en horreur de l'absurdemonographie du « J'ai l'honneur d'être... » Du moment que lesgens de la vie élégante représentent les aristocraties naturelles d'unpays, ils se doivent réciproquement les égards de l'égalité la pluscomplète. Le talent, l'argent et la puissance donnant les mêmes droits,l'homme en apparence faible et dénué auquel vous adressezmaladroitement un léger coup de tête sera bientôt au sommet de l'État,et celui que vous saluez obséquieusement va rentrer demain dans lenéant de la fortune sans pouvoir. Jusqu'ici, l'ensemble de nos dogmes a plutôt embrassé l'esprit que la forme des choses. Nous avons en quelque sorte présenté l'esthétiquede la vie élégante. En recherchant les lois générales qui régissent lesdétails, nous avons été moins étonné que surpris de découvrir une sortede similitude entre les vrais principes de l'architecture et ceux qu'ilnous reste à tracer. Alors, nous nous sommes demandé si, par hasard, laplupart des objets qui servent à la vie élégante n'étaient pas dans ledomaine de l'architecture. Le vêtement, le lit, le coupé, sont desabris de la personne, comme la maison est le grand vêtement qui couvrel'homme et les choses à son usage. Il semble que nous ayons employétout, jusqu'au langage, comme l'a dit M. de Talleyrand, pour cacher unevie, une pensée qui, malgré nos efforts, traverse tous les voiles. Sans vouloir donner à cette règle plus d'importance qu'elle n'en mérite, nous consignerons ici quelques-unes de ces règles : XXIII L'élégance veut impérieusement que les moyens soient appropriés au but. De ce principe dérivent deux autres aphorismes qui en sont la conséquence immédiate. XXIV L'homme de goût doit toujours savoir réduire le besoin au simple. XXV Il faut que chaque chose paraisse ce qu'elle est. XXVI La prodigalité des ornements nuit à l'effet. XXVII L'ornement doit être mis en haut. XXVIII En toute chose, la multiplicité des couleurs sera de mauvais goût. Malgréla simplicité de ces lois, que plus d'un élégantologiste auraitpeut-être mieux rédigées, déduites ou enchaînées, nous n'achèverons passans faire observer aux néophytes de la fashion que le bon goût nerésulte pas encore tant de la connaissance de ces règles que de leurapplication. Un homme doit pratiquer cette science avec l'aisance qu'ilmet à parler sa langue maternelle. Il est dangereux de balbutier dansle monde élégant. N'avez-vous pas souvent vu de ces demi-fashionablesqui se fatiguent à courir après la grâce, sont gênés s'ils voient unpli de moins à leur chemise, et suent sang et eau pour arriver à unefausse correction, semblables à ces pauvres Anglais tirant à chaque motleur pocket ? Souvenez-vous,pauvres crétins de la vie élégante, que de notre XXIVe aphorismerésulte essentiellement cet autre principe, votre condamnationéternelle : XXIX L'élégance travaillée est à la véritable élégance ce qu'est une perruque à des cheveux. Cette maxime implique, en conséquence sévère, le corollaire suivant : XXX Le dandysme est une hérésie de la vie élégante. Eneffet, le dandysme est une affectation de la mode. En se faisant dandy,un homme devient un meuble de boudoir, un mannequin extrêmementingénieux, qui peut se poser sur un cheval ou sur un canapé, qui mordou tette habituellement le bout d'une canne, mais un être pensant...jamais ! L'homme qui ne voit que la mode dans la mode est un sot. Lavie élégante n'exclut ni la pensée ni la science : elle les consacre.Elle ne doit pas apprendre seulement à jouir du temps, mais àl'employer dans un ordre d'idées extrêmement élevé. Puisque nousavons, en commençant cette troisième partie de notre traité, trouvéquelque similitude entre nos dogmes et ceux du christianisme, nous laterminerons en empruntant à la théologie des termes scolastiquespropres à exprimer les résultats obtenus par ceux qui savent appliquernos principes avec plus ou moins de bonheur. Un homme nouveau seproduit, ses équipages sont de bon goût ; il reçoit à merveille, sesgens ne sont pas grossiers ; il donne d'excellents dîners ; il est aucourant de la mode, de la politique, des mots nouveaux, des usageséphémères ; il en crée même ; enfin, chez lui, tout a un caractère deconfortabilisme exact. Il est en quelque sorte le méthodistede l'élégance, et marche à la hauteur du siècle. Ni gracieux nidéplaisant, vous ne citerez jamais de lui un mot inconvenant, et il nelui échappe aucun geste de mauvais ton... N'achevons pas cette peinture; cet homme a la grâce suffisante. Neconnaissons-nous pas tous un aimable égoïste qui possède le secret denous parler de lui sans trop nous déplaire ? Chez lui, tout estgracieux, frais, recherché, poétique même. Il se fait envier. Tout envous associant à ses jouissances, à son luxe, il semble craindre votremanque de fortune. Son obligeance, tout en discours, est une politesseperfectionnée. Pour lui, l'amitié n'est qu'un thème dont il connaîtadmirablement bien la richesse, et dont il mesure les modulations audiapason de chaque personne. Sa vie est empreinte d'unepersonnalité perpétuelle, dont il obtient le pardon grâce à sesmanières : artiste avec les artistes, vieux avec un vieillard, enfantavec les enfants, il séduit sans plaire, car il nous ment dans sonintérêt et nous amuse par calcul. Il nous garde et nous câline parcequ'il s'ennuie, et, si nous nous apercevons aujourd'hui que nous avonsété joués, demain nous irons encore nous faire tromper... Cet homme ala grâce essentielle. Maisil est une personne dont la voix harmonieuse imprime au discours uncharme également répandu dans ses manières. Elle sait et parler et setaire, s'occupe de vous avec délicatesse, ne manie que des sujets deconversation convenables ; ses mots sont heureusement choisis ; sonlangage est pur, sa raillerie caresse et sa critique ne blesse pas.Loin de contredire avec l'ignorante assurance d'un sot, elle semblechercher, en votre compagnie, le bon sens ou la vérité. Elle nedisserte pas plus qu'elle ne dispute ; elle se plaît à conduire unediscussion qu'elle arrête à propos. D'humeur égale, son air est affableet riant. Sa politesse n'a rien de forcé, son empressement n'est pointservile ; elle réduit le respect à n'être plus qu'une ombre douce ;elle ne vous fatigue jamais, et vous laisse satisfait d'elle et devous. Entraîné dans sa sphère par une puissance inexplicable, vousretrouverez son esprit de bonne grâce empreint sur les choses dont elles'environne ; tout y flatte la vue, et vous y respirez comme l'aird'une patrie. Dans l'intimité, cette personne vous séduit par un tonnaïf. Elle est naturelle. Jamais d'effort, de luxe, d'affiche ; sessentiments sont simplement rendus parce qu'ils sont vrais. Elle estfranche, sans offenser aucun amour-propre. Elle accepte les hommescomme Dieu les a faits, pardonnant aux défauts et aux ridicules ;concevant tous les âges et ne s'irritant de rien, parce qu'elle a letact de tout prévoir. Elle oblige avant de consoler, elle est tendre etgaie : aussi l'aimerez-vous irrésistiblement. Vous la prenez pour typeet lui vouez un culte : Cette personne a la grâce divine et concomitante. Charles Nodier a su personnifier cet être idéal dans son Ondet,gracieuse figure à laquelle la magie du pinceau n'a pas nui. Mais cen'est rien de lire la notice : il faut entendre Nodier lui-mêmeracontant certaines particularités qui tiennent trop à la vie privéepour être écrites, et alors vous concevriez la puissance prestigieusede ces créatures privilégiées... Ce pouvoir magnétique est legrand but de la vie élégante. Nous devons tous essayer de nous enemparer ; mais la réussite est toujours difficile, car la cause dusuccès est dans une belle âme. Heureux ceux qui l'exercent ! il est sibeau de voir tout nous sourire, et la nature et les hommes !... Maintenant, les sommités sont entièrement parcourues : nous allons nous occuper des détails. * * * CHAPITRE IV DE LA TOILETTE DANS TOUTES SES PARTIES - Croyez-vous qu'on puisse être homme de talent sans toutes ces niaiseries ? - Oui, monsieur, mais vous serez un homme de talent plus ou moins aimable, bien ou mal élevé, répondit-elle. Inconnus causant dans un salon. Nousdevons à M. Auger, jeune écrivain dont l'esprit philosophique a donnéde graves aspects aux questions les plus frivoles de la mode, unepensée que nous transformerons en axiome : XXXI La toilette est l'expression de la société. Cettemaxime résume toutes nos doctrines et les contient si virtuellement,que rien ne peut plus être dit qui ne soit un développement plus oumoins heureux de ce savant aphorisme. L'érudit, ou l'homme dumonde élégant, qui voudrait rechercher, à chaque époque, les costumesd'un peuple, en ferait ainsi l'histoire la plus pittoresque et la plusnationalement vraie. Expliquer la longue chevelure des Francs, latonsure des moines, les cheveux rasés du serf, les perruques dePopocambou, la poudre aristocratique et les titus de 1790, ne serait-cepas raconter les principales révolutions de notre pays. ? Demanderl'origine des souliers à la poulaine, des aumônières, des chaperons, dela cocarde, des paniers, des vertugadins, des gants, des masques, duvelours, c'est entraîner un modiloguedans l'effroyable dédale des lois somptuaires, et sur tous les champsde bataille où la civilisation a triomphé des moeurs grossièresimportées en Europe par la barbarie du moyen âge. Si l'Égliseexcommunia successivement les prêtres qui prirent des culottes et ceuxqui les quittèrent pour des pantalons ; si la perruque des chanoines deBeauvais occupa jadis le parlement de Paris pendant un demi-siècle,c'est que ces choses, futiles en apparence, représentaient ou desidées, ou des intérêts : soit le pied, soit le buste, soit la tête,vous verrez toujours un progrès social, un système rétrograde ouquelque lutte acharnée se formuler à l'aide d'une partie quelconque duvêtement. Tantôt la chaussure annonce un privilège ; tantôt lechaperon, le bonnet ou le chapeau signalent une révolution ; là, unebroderie, ou une écharpe ; ici des rubans ou quelque ornement de pailleexpriment un parti : et alors vous appartenez aux croisés, auxprotestants, aux Guises, à la Ligue, au Béarnais ou à la Fronde. Avez-vous un bonnet vert ? vous êtes un homme sans honneur. Avez-vousune roue jaune, en guise de crachat, à votre surcot ? allez, paria dela chrétienté !... Juif, rentre dans ton clapier à l'heure ducouvre-feu, ou tu seras puni d'une amende. Ah ! jeune fille, tu as des annelsd'or, des colliers mirifiques et des pendants d'oreilles qui brillentcomme tes yeux de feu !... Prends garde ! si le sergent de villet'aperçoit, il te saisira et 'tu seras emprisonnée pour avoir ainsi dévalépar la ville, courant, folle de ton corps, à travers les rues, où tufais étinceler les yeux des vieillards dont tu ruines les escarcelles!... Avez-vous les mains blanches ?... vous êtes égorgé aux cris de : « Vive Jacques Bonhomme ! Mort aux seigneurs ! » Avez-vous une croix de Saint-André ?... entrez sans crainte à Paris : Jean Sans-Peur y règne. Portez-vousla cocarde tricolore ?... fuyez !... Marseille vous assassinerait, carles derniers canons de Waterloo nous ont craché la mort et les vieuxBourbons ! Pourquoi la toilette serait-elle donc toujours leplus éloquent des styles, si elle n'était pas réellement tout l'homme,l'homme avec ses opinions politiques, l'homme avec le texte de sonexistence, l'homme hiéroglyphé ? Aujourd'hui même encore, la vestignomonieest devenue presque une branche de l'art créé par Gall et Lavater.Quoique, maintenant, nous soyons à peu près tous habillés de la mêmemanière, il est facile à l'observateur de retrouver dans une foule, ausein d'une assemblée, au théâtre, à la promenade, l'homme du Marais, dufaubourg Saint-Germain, du pays Latin, de la Chaussée-d'Antin ; leprolétaire, le propriétaire, le consommateur et le producteur, l'avocatet le militaire, l'homme qui parle et l'homme qui agit. Lesintendants de nos armées ne reconnaissent pas les uniformes de nosrégiments avec plus de promptitude que le physiologiste ne distingueles livrées imposées à l'homme par le luxe, le travail ou la misère. Dressezlà un porte-manteau, mettez-y des habits !... Bien ! Pour peu que vousne vous soyez pas promené comme un sot qui ne sait rien voir, vousdevinerez le bureaucrate à cette flétrissure des manches, à cette largeraie horizontale imprimée dans le dos par la chaise sur laquelle ils'appuie si souvent en pinçant sa prise de tabac ou en se reposant desfatigues de la fainéantise. Vous admirerez l'homme d'affaires dansl'enflure de la poche aux carnets ; le flâneur, dans la dislocation desgoussets, où il met souvent ses mains ; le boutiquier, dans l'ouvertureextraordinaire des poches, qui bâillent toujours, comme pour seplaindre d'être privées de leurs paquets habituels. Enfin, un colletplus ou moins propre, poudré, pommadé, usé ; des boutonnières plus oumoins flétries ; une basque pendante, la fermeté d'un bougran neuf,sont les diagnostics infaillibles des professions, des moeurs ou deshabitudes. Voilà l'habit frais du dandy, l'elbeuf du rentier, laredingote courte du courtier marron, le frac à boutons d'or sablé duLyonnais arriéré, ou le spencer crasseux d'un avare. Brummel avait donc bien raison de regarder la TOILETTEcomme le point culminant de la vie élégante ; car elle domine lesopinions, elle les détermine, elle règne ! C'est peut-être un malheur,mais ainsi va le monde. Là où il y a beaucoup de sots, les sottises seperpétuent ; et certes, il faut bien reconnaître alors cette penséepour axiome : XXXII L'incurie de la toilette est un suicide moral. Mais,si la toilette est tout l'homme, elle est encore bien plus toute lafemme. La moindre incorrection dans une parure peut faire reléguer uneduchesse inconnue dans les derniers rangs de la société. PRINCIPES ŒCUMÉNIQUES DE LA TOILETTE Lesgens qui s'habillent à la manière du manouvrier, dont le corps endossequotidiennement, et avec insouciance, la même enveloppe, toujourscrasseuse et puante, sont aussi nombreux que ces niais allant dans lemonde pour n'y rien voir, mourant sans avoir vécu, ne connaissant ni lavaleur d'un mets ni la puissance des femmes, ne disant ni un bon mot niune sottise. Mais, « mon Dieu, pardonnez-leur, car ils ne savent cequ'ils font ! » S'il s'agit de les convertir à l'élégance, pourront-ils jamais comprendre ces axiomes fondamentaux de toutes nos connaissances ? XXXIII La brute se couvre, le riche ou le sot se parent, l'homme élégant s'habille. XXXIV La toilette est, tout à la lois, une science, un art, une habitude, un sentiment. Eneffet, quelle est la femme de quarante ans qui ne reconnaîtra pas unescience profonde dans la toilette N'avouez-vous pas qu'il ne sauraitexister de grâce dans le vêtement, si vous n'êtes accoutumé à leporter ? Y a-t-il rien de plus ridicule que la grisette en robe de cour? Et quant au sentiment de la toilette, combien, par le monde,compterez-vous de dévotes, de femmes et d'hommes auxquels sontprodigués l'or, les étoffes, les soieries, les créations les plusmerveilleuses du luxe, et qui s'en servent pour se donner l'air d'uneidole japonaise ! De là suit un aphorisme également vrai, que même lescoquettes émérites et les professeurs de séduction doivent toujoursétudier : XXXV La toilette ne consiste pas tant dans le vêtement que dans une certaine manière de le porter. Aussin'est-ce pas tant le chiffon en lui-même que l'esprit du chiffon qu'ilfaut saisir. Il existe au fond des provinces, et même à Paris, un bonnombre de personnes capables de commettre, en fait de modes nouvelles,l'erreur de cette duchesse espagnole qui, recevant une précieusecuvette de structure inconnue, crut, après bien des méditations,entrevoir que sa forme la destinait à paraître sur la table, et offritaux regards des convives une daube truffée, n'alliant pas des idées depropreté avec la porcelaine dorée de ce meuble nécessaire. Aujourd'hui,nos moeurs ont tellement modifié le costume, qu'il n'y a plus decostume à proprement parler. Toutes les familles européennes ont adoptéle drap, parce que les grands seigneurs, comme le peuple, ont comprisinstinctivement cette grande vérité : il vaut beaucoup mieux porter desdraps fins, et avoir des chevaux, que de semer sur un habillement lespierreries du moyen âge et de la monarchie absolue. Alors, réduite à latoilette, l'élégance consiste en une extrême recherche dans les détailsde l'habillement : c'est moins la simplicité du luxe qu'un luxe desimplicité. Il y a bien une autre élégance ; mais elle n'est que lavanité dans la toilette. Elle pousse certaines femmes à porter desétoffes bizarres pour se faire remarquer, à se servir d'agrafes endiamants pour attacher un noeud ; à mettre une boucle brillante dans lacoque d'un ruban ; de même que certains martyrs de la mode, gens à centlouis de rente, habitant une mansarde et voulant se mettre dans le dernier genre,ont des pierres à leur chemise le matin, attachent leurs pantalons avecdes boutons d'or, retiennent leurs fastueux lorgnons par des chaînes,et vont dîner chez Tabar !... Combien de ces Tantales parisiensignorent, volontairement peut-être, cet axiome : XXXVI La toilette ne doit jamais être un luxe. Beaucoupde personnes, même de celles auxquelles nous avons reconnu quelquedistinction dans les idées, de l'instruction et de la supériorité decoeur, savent difficilement connaître le point d'intersection quisépare la toilette de pied et la toilette de voiture ! Quelplaisir ineffable, pour l'observateur, pour le connaisseur, derencontrer par les rues de Paris, sur les boulevards, ces femmes degénie qui, après avoir signé leur nom, leur rang, leur fortune, dans lesentiment de leur toilette, ne paraissent rien aux yeux du vulgaire, etsont tout un poème pour les artistes, pour les gens du monde occupés àflâner ! C'est un accord parfait entre la couleur du vêtement et lesdessins ; c'est un fini dans les agréments qui révèle la mainindustrieuse d'une adroite femme de chambre. Ces hautes puissancesféminines savent merveilleusement bien se conformer à l'humble rôle depiéton, parce qu'elles ont maintes fois expérimenté les hardiessesautorisées par un équipage ; car il n'y a que les gens habitués au luxedu carrosse qui savent se vêtir pour aller à pied. C'est à l'une de ces ravissantes déesses parisiennes que nous devons les deux formules suivantes : XXXVII L'équipage est un passe-port pour tout ce qu'une femme veut oser. XXXVIII Le fantassin a toujours à lutter contre un préjugé. D'où il suit que l'axiome suivant doit, avant tout, régler les toilettes des prosaïques piétons : XXXIX Tout ce qui vise à l'effet est de mauvais goût, comme tout ce qui est tumultueux. Brummel a, du reste, laissé la maxime la plus admirable sur cette matière, et l'assentiment de l'Angleterre l'a consacrée : XL Si le peuple vous regarde avec attention, vous n'êtes pas bien mis : vous êtes trop bien mis, trop empesé, ou trop recherché. D'aprèscette immortelle sentence, tout fantassin doit passer inaperçu. Sontriomphe est d'être à la fois vulgaire et distingué, reconnu par lessiens et méconnu par la foule. Si Murat s'est fait surnommer le roiFranconi, jugez de la sévérité avec laquelle le monde poursuit un fat !Il tombe au-dessous du ridicule. Le trop de recherche est peut-être unplus grand vice que le manque de soin, et l'axiome suivant fera frémirsans doute les femmes à prétentions : XLI Dépasser la mode, c'est devenir caricature. Maintenant,il nous reste à détruire la plus grave de toutes les erreurs qu'unefausse expérience accrédite chez les esprits peu accoutumés à réfléchirou à observer; mais nous donnerons despotiquement et sans commentairesnotre arrêt souverain, laissant aux femmes de bon goût et auxphilosophes de salon le soin de le discuter : XLII Levêtement est comme un enduit ; il met tout en relief, et la toilette aété inventée bien plutôt pour faire ressortir des avantages corporelsque pour voiler des imperfections. D'où suit ce corollaire naturel : XLIII Toutce qu'une toilette cherche à cacher, dissimuler, augmenter et grossirplus que la nature ou la mode ne l'ordonnent ou ne le veulent, esttoujours censé vicieux. Aussi toute mode qui a pour but un mensonge est essentiellement passagère et de mauvais goût. D'aprèsces principes, dérivés d'une jurisprudence exacte, basés surl'observation, et dus au calcul le plus sévère de l'amour-propre humainou féminin, il est clair qu'une femme mal faite, déjetée, bossue ouboiteuse, doit essayer, par politesse, de diminuer les défauts de sataille ; mais elle serait moins qu'une femme, si elle s'imaginaitproduire la plus légère illusion. Mademoiselle de la Vallière boitaitavec grâce, et plus d'une bossue sait prendre sa revanche par lescharmes de l'esprit ou par les éblouissantes richesses d'un cœurpassionné. Nous ne savons pas quand les femmes comprendront qu'undéfaut leur donne d'immenses avantages !... L'homme ou la femmeparfaits sont les êtres les plus nuls. Nous terminerons ces réflexions, applicables à tous les pays, par un axiome qui peut se passer de commentaires : XLIV Une déchirure est un malheur, une tache est un vice. Octobre-novembre 1830. (1) NOTE DE L'ÉDITEUR : Le Traité de la Vie élégante a paru pour la première fois en feuilleton dans La Mode des 2, 9, 16, 23 octobre et 6 novembre 1830. Cet opusculebrillant, spirituel, pailleté de vues profondes, de saillies originaleset philosophiques, complète avec bonheur un volume consacré au Paris deBalzac, vu par Balzac lui-même. Nous avons seulement retranché de cetexte, laissé d'ailleurs inachevé par l'auteur, le chapitre un peudiffus où Balzac relate le récit d'une prétendue conversation qu'ilaurait eue, à Boulogne, avec Brummel et Girardin, et une digression detrois pages appuyée d'une longue note dans le chapitre II. Ces deuxcoupures — les lecteurs qui pourront se reporter à l'édition originale,en jugeront — n'altèrent en rien le caractère de ce petit ouvrage,insuffisamment répandu, et qui par certains côtés mérite de devenirclassique et de trouver sa place dans une collection comme celle-ci,destinée au grand public. Les études et chroniques publiées dans le présent volume sous le titregénéral « Les Parisiens comme ils sont » sont reproduites in extenso. (2) Gentilhomme voulait dire homme de la nation : gentis homo. (Note de l'auteur.) (3) Ces mots bien représenter, la représentation, n'ont pas d'autre origine. (Note de l'auteur.) (4) L'habit de Bassompierre, que nous citons à cause de la vulgarité dufait, coûtait cent mille écus de notre monnaie actuelle. Aujourd'hui,l'homme le plus élégant ne dépense pas quinze mille francs pour satoilette, et renouvelle ses habits à chaque saison. La différence ducapital employé constitue les différences de luxe qui ne détruisent pascette observation : elle s'applique à la toilette des femmes et àtoutes les parties de notre science. (Note de l'auteur.) |