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BAZIN, Anaïs (1797-1850) : Le bourgeois de Paris (1831).
Numérisation et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (24.III.2003)
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome premier, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1831. Réimpression disponible aux Editions de la Première Heure.
 
Le bourgeois de Paris
par
A. Bazin

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Au milieu de cette population immense quifourmille dans nos rues, qui se heurte sur nos trottoirs, qui s'entassedans les cellules habilement distribuées de nos maisons nouvelles, ildevient difficile de retrouver la race primitive, de reconnaître lestraits de la famille indigène. On a beaucoup écrit contre lacentralisation ; et, dernièrement encore, il est parti de la métropoledes colonies de publicistes, qui sont allées s'établir en province pourdemander des libertés locales, et travailler de loin à la destructionde ce foyer dévorant où ils ont puisé leur ardeur. Mais si lacentralisation a profité aux intérêts matériels de Paris, considérécomme l'hôtellerie générale de toutes les ambitions et l'entrepôt detoutes les faveurs, qui pourrait dire que le caractère moral desParisiens n'en a pas souffert ? Où est-il, je vous prie, l'habitantclassique et traditionnel de la grande cité, perdu dans cette cohued'existences parasites, que le besoin de croître et de prospérer atransplantées parmi nous ? Tandis qu'il végète inconnu, sa réputationreste chargée de tous les ridicules que lui envoient lesquatre-vingt-trois départements. L'étranger, qui en fournit bien aussisa part, pourra-t-il distinguer, dans ce mélange confus des moeurs, cequi appartient au bourgeois de Paris, type précieux, qui risque des'effacer comme la monnaie de l'ancienne monarchie ? Tirons-lepromptement de la foule, rendons-lui ses formes et ses contours,rétablissons cette empreinte originale et naïve que le temps a modifiéesans la détruire. Pour cela, nous ne devons ni chercher trop haut, nifouiller trop bas. Aux deux extrémités de la fortune, de lacivilisation et de la politesse, il se fait une fusion mystérieuse, icide manières élégantes, de goûts délicats, de prétentionsaristocratiques, là d'habitudes grossières, d'entraînements stupides,de passions rudes et sauvages, où l'on ne peut suivre la trace desorigines diverses. Plaçons-nous au milieu, toujours au milieu ; là estle bourgeois de Paris, tendant la main à ceux qui sont au dessous ;s'il s'élève, il dégénère.

Le bourgeois de Paris a passé la quarantaine.Avant cet âge, la tutelle des parents sous les yeux desquels on vit, lamodicité du revenu, le long servage de l'éducation, de l'apprentissage,du noviciat en tout genre, puis les soins continuels et lesappréhensions journalières d'un établissement encore incertain, nepermettent pas cet aplomb, cette confiance en soi-même, cette libertéde mouvements dont on a besoin pour prendre rang parmi les hommes de lacité. D'ailleurs, il faut absolument que le bourgeois de Paris raconte: c'est une condition de son existence, une nécessité, et fortheureusement un plaisir. Il doit à sa famille, à ses amis, à saclientèle, le récit de ce qui s'est passé, depuis trente ans au moins,non-seulement dans son quartier, mais dans l'intérieur de ces muraillesqui forment son monde, au-delà desquelles il ne voit que des paysalliés, des voisins avec qui l'on fait le commerce. S'il n'a rien àdire sur la prise de la Bastille, sur les journées de fructidor, dethermidor, de vendémiaire, il n'a pas de considération, pas d'autorité; et comme, dans cette agitation des affaires qui partage tout sontemps avec le sommeil, le bourgeois de Paris ne lit guère, il faut bienqu'il ait vécu, que sa tète se soit meublée de faits par les émotionsde chaque jour, qu'il ait fait provision d'événements en dépensant sesannées. Conclusion ; le bourgeois de Paris n'a pas moins de cinquanteans. Celui qui peut dire les fêtes données en 1770 pour le mariage dudauphin, et les accidents qui ont fait présager si infailliblement lesmalheurs de Louis XVI, celui-là est un bourgeois émérite, un notable,une supériorité sociale à trois maisons de distance.

Le bourgeois de Paris est d'une taillemédiocre, avec un embonpoint prononcé. Sa figure est habituellementriante, et vise tant soit peu à la dignité. Il a des favoris qui fontlégèrement le crochet à la hauteur de la bouche. Il est bien rasé,propre dans sa mise. Ses habits sont larges, étoffés, sans aucuneaffectation des formes que la mode emprunte aux caprices. Des peintresignorants l'affublent toujours d'un parapluie ; c'est un des plusgrossiers préjugés que la malveillance et l'esprit de parti aientjamais répandus. Le parapluie appartient aux rentiers, aux employés,c'est-à-dire, aux invalides et aux eunuques de la société industrielle.Le bourgeois Paris a une canne, pour se donner un maintien, pourchasser les chiens et menacer les polissons. Mais il ne craint pas lemauvais temps ; s'il vient à pleuvoir, il prend un fiacre, et ill'annonce d'un air satisfait. Il faut avoir entendu un bourgeois deParis dire en partant : « S'il pleut, je prendrai un fiacre, » poursavoir tout ce que le progrès des jouissances publiques peut mettre decontentement et de sécurité dans le coeur d'un homme qui a le moyen dese les donner.

Le bourgeois de Paris est marié, quoi qu'on enait dit, marié comme l'étaient ses père et mère, ainsi qu'il appert deson extrait de baptême inscrit à la paroisse Saint-Eustache. A Parisplus qu'ailleurs sans doute, et aujourd'hui plus que jamais, il existeune nuée de célibataires par goût, par raison, par tempérament, parcalcul, par système ; espèce de Bédouins qui font la guerre auxménages, qui se nourrissent de rapine, qui vivent dans le bruit etmeurent dans l'isolement. Mais ceux-là se retranchent eux-mêmes de lanotabilité civile. Dans leur jeunesse, ils peuvent fournir d'agréablesdanseurs, des joueurs hasardeux, des colporteurs amusants de lazzi etde nouvelles, jusqu'à ce qu'ils aient obtenu l'honneur d'une jalousie ;vieux, ils ne sont plus que des complaisants pour qui l'on ne faitaucuns frais d'égards, et leur chance la plus heureuse est de s'asseoirde temps en temps au repas d'un ancien ami, entre les deux enfants,pour éviter le nombre fâcheux de treize à table.

J'ai dit les deux enfants ; car le bourgeoisde Paris a des enfants. Il en a deux, pas plus ; c'était ce qu'ilvoulait, et « il s'est arrêté là. » C'est une phrase qu'il répètesouvent, et à laquelle sa femme a fini par s'habituer. Or c'est iciqu'il faut parler de sa compagne. Elle n'a jamais été belle, ses traitsmanquent d'ensemble et de régularité ; mais on s'est accordé à latrouver jolie. On raconte encore l'effet qu'elle produisit sur la fouledes curieux le jour où elle descendit d'un remise devant la petiteporte de l'église Saint-Roch. Elle était alors plus mince, mais nonplus fraîche ; lui, il était jeune, alerte, svelte et frisé. Ce fut unbeau mariage : la croix d'or, les fauteuils de velours cramoisi,achetés par la fabrique dans le mobilier de quelque prince déchu ! Il yeut aussi une noce brillante chez Grignon, où l'on entrait alors parune grande cour. Il se passe peu de dimanches où le mari ne ramène dansla conversation quelque réminiscence de cette heureuse journée, ettoujours avec un redoublement de tendresse pour celle qu'il se féliciteà chaque moment d'avoir épousée. Car le bourgeois de Paris respecte safemme tout naturellement, par instinct ; l'étude la plus savante ne luiaurait appris rien de mieux.

De méchantes langues disent qu'elle a étécoquette, et que, l'âge plus mûr survenant, elle a pris ses précautionspour ne pas arriver à la vieillesse sans un doux souvenir. Etqu'importe au bourgeois de Paris ? Si la chose est vraie, il n'en arien su ; sa vie n'a pas été troublée, rien n'a été dérangé dans sonménage, dans ses habitudes, et il n'a pas cessé un instant de répéterles vieux quolibets du théâtre sur les maris trompés. Sa femme est aulogis quand il rentre. S'il est obligé de l'attendre, il la voitrevenir chargée de petites emplettes, où il se trouve presque toujoursquelque chose pour lui. Elle lui verse de la tisane quand il estenrhumé, et elle se tait lorsqu'il parle. De plus, la femme dubourgeois n'est pas seulement la mère de ses enfants ; c'est aussi sonconseil dans les affaires d'intérêt, son associé, son teneur de livres; il ne fait rien sans son avis ; elle sait le nom de sescorrespondants, de ses débiteurs. Lorsqu'il est d'humeur gaillarde, ill'appelle son ministre de l'intérieur, et s'il est incertain surl'orthographe d'un mot, il l'interroge ; car elle est savante, elle aété élevée dans un pensionnat.

Parlons de ses enfants. Je ne sais pas bien lenom de sa fille ; il y en a de si jolis dans le catalogue des romans.Elle sort de pension ; elle a un piano ; elle dessine ; elle a appristout ce qu'il lui faudra oublier quand elle entrera en ménage pourcontinuer la vie obscure et simple de sa mère. Son fils s'appelle Émile; c'est un hommage rendu à la mémoire de J.-J. Rousseau. Il est peu defamilles dans Paris où l'on ne trouve un Émile, qui a été mis ennourrice, promené par une bonne, confié, lui deux cent vingtième, àl'éducation du collège. Émile a eu le bon lot ; on s'est occupé de lui.Il a le travail facile, l'intelligence éveillée. C'est sur lui que l'oncompte pour augmenter le relevé annuel des succès obtenus an concours.Aussi le jeune homme est-il choyé, caressé par ses maîtres. De toutcela, il revient au bourgeois de Paris une nouvelle dose de bonheur. Ilse voit renaître avec joie dans l'héritier de son nom. Il le laissecauser, il admire son petit babillage de pédanterie, il s'enorgueillitde ne pas le comprendre. Il ne se souvient de son autorité que lorsquel'écolier téméraire se jette sur le terrain de la politique. Car ledrôle tourne au républicain. Il lit en cachette les journaux dumouvement, comme nous, enfants de l'empire, nous lisions les romans dePigault-Lebrun. C'est d'ailleurs le beau moment pour l'éruditionpaternelle, pour l'historique de la Terreur. L'orage passé, on s'occupede son avenir. Puisqu'il montre de l'esprit, il faudra le fairecommissaire-priseur. Si cela va jusqu'au talent, il sera avoué. Carchaque génération de la bourgeoisie veut monter d'un degré ; c'est pourcela qu'il y a encombrement au haut de l'échelle.

J'ai touché à l'opinion politique du bourgeoisde Paris. Nous voici au développement le plus important de soncaractère. D'abord, il aime l'ordre, il veut de l'ordre, il dérangeraittout pour avoir de l'ordre ; et l'ordre, pour lui, c'est la circulationrégulière et facile des voitures ou des piétons dans les rues ; ce sontles boutiques étalant au dehors leurs richesses, et répandant, le soir,sur le pavé, la lueur du gaz qui les éclaire. Donnez-lui cela ; qu'ilne soit pas arrêté dans son chemin par d'autres groupes que ceux quientourent les chanteurs, ou qui contemplent les dernières tortures d'unchien écrasé ; que son oreille ne soit pas frappée par des crisinaccoutumés par ces clameurs épaisses que jette la foule en se ruant ;qu'il ne craigne pas de voir tomber à ses pieds un réverbère ; qu'iln'entende pas le fracas des vitres brisées, le bruit sinistre desvolets qui se ferment, le rappel à l'heure indue, le pas des chevauxqui se précipitent, il est content, il a tout ce qu'il lui faut.Laissez-lui cette tranquillité matérielle, et maintenant, vous tous quivous êtes attribué l'entreprise de l'esprit public, vous qui voulezl'attirer dans votre cause, vous qui avez besoin de son vote auxcomices, de sa signature pour une pétition, de sa voix pour unjugement, allez sans crainte. Raisonnez, attaquez, diffamez, déchirez ;travaillez hardiment à démolir les principes, à ruiner les réputations.Il vous verra passer sans colère. Si votre phrase est bien tournée, ils'en fera honneur ; car il veut être écouté. Si votre épigramme estpiquante, il en divertira ses hôtes ; car il a le mot pour rire. Sivous lui fournissez une nouvelle, il pariera sur votre parole ; car ilcroit à l'imprimé. N'ayez pas peur qu'il reconnaisse le désordre enhabit noir, parlant de haut, tournant une période, affectant l'airpenseur. Il le prendrait plutôt pour un adjoint de maire. Le désordrequ'il connaît, qu'il redoute, pour lequel il descend dans la rue avecson fusil et son sac, a les bras nus, la voix rauque, enfonce lesboutiques, et jette des pierres à la garde municipale.

Et puis le bourgeois de Paris tient à laliberté. C'est son bien, sa conquête, sa foi. Les trois syllabes quicomposent ce mot amènent le sourire sur ses lèvres, et font releverplus fièrement sa tête. Si vous lui dites qu'un homme ne veut pas de laliberté, il vous répondra, sans hésiter, qu'il faut le mettre enprison. Pour conserver ce bien précieux, il se soumettra lui-même àtoutes les entraves, à toutes les privations, à tous les sacrifices.Persuadez-lui que sa liberté est menacée, et sur-le-champ ilabandonnera son bien-être, sa vie douce et occupée, ses affaires, safamille. Il subira les plus rudes corvées, la captivité ducorps-de-garde, la tyrannie de la consigne. Il demandera le premierqu'on ferme les barrières, qu'on fouille les maisons, qu'on s'emparedes gens suspects. Il sait que la liberté ne se défend pas toute seule,qu'il lui faut le secours de la police, l'activité d'un juged'instruction, des lois exceptionnelles qui frappent vite, fort, etloin. Pour elle il se fait gendarme, sergent de ville, tout, horsdénonciateur. Car notez bien ceci ; il a horreur de l'espionnage. Dansson dévouement le plus aveugle, le plus emporté, il lâcherait unjésuite pour courir après un mouchard.

A. travers toutes ces révolutions qui ontchangé tant de fois le nom de sa rue, l'écharpe de son officiermunicipal, les couleurs du drapeau flottant sur le dôme de l'horloge oùil va prendre l'heure, la cocarde du facteur, et les armoiries dumarchand de tabac, il lui est resté cependant du respect pourl'autorité. Seulement son embarras est grand, lorsqu'un beau matin sonjournal se prononce contre le gouvernement ; son journal qu'il estime,qui le compte parmi ses plus anciens abonnés, à qui il adresse lemontant de sa souscription patriotique, dont le porteur le connaît etle salue par son nom. En voilà pour toute une journée d'incertitude etde malaise. Cependant il comprend que l'autorité a pu être trompée ;l'article du journal l'éclairera sans doute, et il s'endort, sur la foide cette espérance, réconcilié avec les ministres, et avec le préfet depolice qui sera destitué le lendemain.

Le bourgeois de Paris est électeur ; ill'était avant la dernière loi ; cette parenthèse est de lui. Lorsque lecollège de son arrondissement est convoqué, il semble avoir grandid'une coudée. Il y a de la fierté, mais de la défiance dans son regard.Tout ce qui l'approche lui paraît en vouloir à son vote. Mais il aélevé un rempart impénétrable autour de sa conscience. Là viennent sebriser toutes les recommandations de l'amitié, toutes les séductions dela brigue. Il lit avec attention la profession de foi des candidats. Ilprend note de leurs sentiments, de leurs promesses, pour les compareret faire son choix. Puis il range ces notes étiquetées et numérotéesdans un carton. Quand le jour de l'élection s'avance, il s'enferme dansson cabinet, sans sa femme cette fois. Il tire tous ces papiersreligieusement l'un après l'autre, et il lit : « No 1, M. PIERRE,indépendance de position, fortune honorablement acquise, zèle ardentpour les libertés publiques, amour de l'ordre, engagement de n'accepteraucune fonction salariée. » - « No 2, M. PAUL. Fortune honorablementacquise, indépendance de position, engagement de n'accepter aucunefonction salariée, amour de l'ordre, zèle ardent pour les libertéspubliques. » Et ainsi de suite jusqu'au numéro 13 qui est le dernier,sans autre changement que la position des mots intervertie, comme dansla déclaration d'amour de M. Jourdain. Il se rend à la réunionpréparatoire, et en revient plus indécis encore. Car toutes cesprobités politiques, dont chacune se présentait à lui si compacte, sipleine, si entière, ont été terriblement disloquées. Enfin, le jourarrivé, il rentre chez lui satisfait, il a soutenu jusqu'au bout sarésolution, il a voté selon sa conscience, il a fourni au scrutin unevoix perdue.

Le bourgeois de Paris est juré ; c'est encorelà un acte de sa religion politique. II s'y prépare en lisant pendantquinze jours la Gazette des Tribunaux. Le voilà sur son banc enface de l'accusé. Le premier jour, il se défie du ministère public etdu président ; il s'appuie sur ses deux coudes pour ne rien perdre desparoles de l'avocat ; il se prend de compassion pour les voleurs ; ilacquitte d'emblée tous ces malheureux jetés dans le crime par lebesoin. Le lendemain, il est moins tendre, moins facile à toucher. Ledernier jour, il est devenu juge, juge plus rigoureux que ceux qui enfont leur état, et qui sont blasés sur le crime comme sur la peine. Enrevenant chez lui, il achète un verrou de sûreté et renvoie saservante. Pour les délits politiques, c'est tout autre chose. D'abordil voit toute la société ébranlée par une fougue d'écrivain, par unetémérité d'artiste. Ensuite il s'y habitue, puis il s'en amuse. Et, àla fin de la session, il emporte sous son bras la caricature incriminéepour la pendre dans sa salle à manger, à côté du théâtre de la guerre.

Le bourgeois de Paris est garde national. Ilest tout entier sous l'habit du soldat citoyen, avec un bonnet à poil.Il lui faut pourtant un grade. Il n'aspire pas à celui de capitaine.Ceci revient de droit au notaire du voisinage : car il y a encore, danscertains quartiers, de la superstition pour les notaires. Encore moinsvise-t-il aux emplois supérieurs ; ils appartiennent de toute justice àceux que la loi dispense du service, aux magistrats, aux députés. Lui,il est tout simplement sergent-major ; c'est un juste milieu entre lecommandement et l'obéissance. Le sergent-major couche dans son lit,voilà un grand point. Et puis, il y a plaisir à connaître tous sesvoisins, à recevoir leurs réclamations, à leur accorder des faveurs, àsavoir leurs excuses, à dénicher les réfractaires. Ne vous moquez pasdu sergent-major ; c'est un personnage d'importance : c'est lemarguillier d'aujourd'hui.

Rendu à la vie privée, le bourgeois de Pariss'occupe de ses affaires avec activité, avec intelligence. Il n'y portede finesse que tout juste cequ'il faut pour ne pas paraître un sot, pour montrer qu'il en saitautant que ceux de Bordeaux ou de Rouen. Du reste honnête homme, exact,et d'une probité sévère. Il a du temps aussi pour les plaisirs, et iljouit avec bonheur, mais sans ivresse, de tout ce que l'étranger vientchercher dans cette ville. Les fêtes publiques surtout ont pour lui unmerveilleux attrait. Il n'est pas d'occupation pressée, de tracasseriedomestique qui tienne contre l'invitation puissante d'une revue, d'unecourse, d'une solennité funèbre, d'un feu d'artifice ; les processionsmêmes avaient du bon. Le bruit, la poussière, le soleil, la cohue, lesbourrades des soldats, les fluctuations de la foule qui avance etrecule, tout cela est joie, sujet d'entretien, source de souvenirs pourle bourgeois dé Paris. Et puis comme il aime à placer un nom historiquesur toutes ces figures qui passent à cheval avec des épaulettes et uncordon ! Au dernier cortège j'ai bien vu défiler cinquante fois devantmes yeux le général Lafayette, qui n'avait pas quitté son fauteuil.Parmi la multitude qui regarde les acteurs de ces solennités, lesgrandes renommées se tirent à plusieurs exemplaires, pour que chacunles ait vues, les ait montrées à ses enfants, qui en parleront un jourà leur postérité.

Le bourgeois de Paris aime aussi les arts ; ilse fait peindre, il est au salon. Avez-vous vu, à l'exposition de 1831,dans la travée où des toiles toutes neuves enrichies de borduresgothiques couvraient les vieilles pages de Rubens, à côté des tigres deDelacroix, le portrait d'un garde national, portant sur sa perruqueblonde un shakos placé de côté, la figure riante et joviale, unportrait qui semblait se regarder ? C'était un bourgeois de Paris.Honneur à l'artiste ! Toute la pensée du modèle se retrouvait là. Si jepouvais en avoir une copie, je déchirerais ce que j'écris maintenant ;le pinceau dirait tout.

Ne craignez pas que, parmi sesdivertissements, j'oublie les spectacles, quoiqu'ils aient bien perdude leur prix, depuis qu'on y jette à pleine main des émotionsinconnues, bizarres, trop fortes pour son coeur si elles étaientsérieuses, outrageantes pour sa raison si elles sont moqueuses etfolles. D'abord ne le cherchez pas à l'Opéra italien ; il n'y a jamaismis le pied, parce qu'il veut, quand il paie, entendre les paroles. Ilpasse devant les Français avec un soupir, tout comme un homme du goûtle plus fin et de l'esprit le plus cultivé. Si l'Opéra-Comique n'étaitpas fermé si souvent, il en ferait ses délices. Il y va en famillequatre fois par an, c'est presque un habitué. Il se console dans lesthéâtres où l'on joue le vaudeville. L'intrigue des pièces, dit-il,n'est pas forte, mais du moins on y rit, et il veut rire. Le Gymnaseseul l'effarouche un peu. Les personnages y sont trop riches ; ondirait que la révolution n'a point passé sur le boulevartBonne-Nouvelle. Là il s'arrête ; car il ne faut plus lui parler dumélodrame, jadis si noble, si touchant, si populaire, cause de tant delarmes, alors que les tyrans avaient la casaque du chevalier, lesbottes jaunes, une grande barbe et une grosse voix, alors qu'on yvoyait des princesses enlevées, des seigneurs captifs, des souterrains,des geôliers, des enfants, des délivrances miraculeuses. Maintenant lemélodrame lui fait mal au coeur avec ses guenilles, sa vérité crue, sanaïveté de bagne. Il le laisse aux petites-maîtresses et auxpoissardes, aux gens du faubourg et aux élégants.

Et ce n'est pas là seulement une répugnance del'esprit. L'immoralité le révolte. Il a des moeurs, et il se vante d'enavoir. Ce serait une raison pour en douter, si cette prétention netenait pas à son existence même, si ce n'était pas là un de ses titres,sa mise de fonds dans l'égalité sociale. C'est par là qu'il se compareaux conditions les plus brillantes, et qu'il se trouve une supériorité.Un bourgeois dit: « J'ai des moeurs, » avec le même sentiment depréférence pour soi et de mépris pour les autres qui fait dire à unnoble : « J'ai de la naissance », à un banquier : « J'ai des écus », àun homme d'esprit : « Je n'ai rien. »

A ce propos allez-vous me demander si lebourgeois de Paris est religieux ? Plaisante question ! Il s'est mariéà l'église, il a fait baptiser ses enfants. Il trouve même fortconvenable que sa femme aille le dimanche à la messe. C'est un bonexemple, et il vous dira, si vous le pressez, qu'il faut de la religionpour le peuple.

Je n'aurais pas fini de long-temps avec lebourgeois de Paris. Mais voici mon dernier mot. Si vous cherchezl'expression d'une société ardente, enthousiaste, jeune, passionnée,capable d'un grand effort pour la vertu ou d'une grande audace pour lecrime ; si vous avez besoin de ces figures hardiment dessinées, de cestraits vigoureux et tranchés qui animent un tableau d'histoire, allezailleurs, je ne sais où. Mais fouillez dans une ville dont Jules Césarn'ait pas parlé, qui n'ait pas tant de révolutions à raconter, tant denoms gravés un jour sur ses monuments, et, le jour d'après, effacés ;une ville encore où l'homme ne soit pas étouffé par les hommes, usé parun frottement continuel. Que s'il vous suffit d'un homme doux, bon,honnête, simple, généreux, confiant, hospitalier, d'une de cesphysionomies paisibles et riantes qui font plaisir dans un portrait defamille, prenez le bourgeois de Paris. Confiez-lui votre fortune, votrefille, votre secret même. Demandez-lui un service qui ne retarde pastrop l'heure de son dîner, et comptez sur lui. Seulement je vousconseille d'être pressé, et de ne pas vous asseoir si vous allez levisiter le lendemain d'une émeute.

A. BAZIN.