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BAZIN, Anaïs (1797-1850) : LeCholéra-Morbus àParis, (1832). Saisie du texte et relecture : J.-F. Lefebure pour lacollectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux de Lisieux (29.IX.2004) Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux :nc) de Paris ou le livre descent-et-un. Tome cinquième.- A Paris: Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans,MDCCCXXXII.- 399 p.; 22 cm. Le Choléra-morbus à Paris par Anaïs Bazin ~~~~On nous l'avait cependantannoncé bien longtemps à l'avance ; on nous avait faitsuivre sur la carte sa marche rapide et menaçante. Lefléau voyageur n'était plus séparé de nousque par cette mer étroite qui nous ramène et nousremporte, avec la mobilité de ses flots, nos roisrétablis ou déchus. Et pourtant, ce voisinage nousinquiétait moins que ne l'avaient d'abord fait les récitsvenus des pays lointains, doublement terribles par la distance et parla nouveauté. Tout notre effroi s'était usé surles premières descriptions de ses ravages, sur les premiersdénombrements de ses victimes. Car le Parisien ne peut pas avoirpeur longtemps du mal qu'il ne voit pas, lui qui s'habitue sifacilement à ses misères. Et puis, quoi qu'on veuille luidire, il a foi dans la salubrité de sa ville natale, dans l'airsuave et pur que l'on respire depuis l'Estrapade jusqu'à la ruedu Rocher, dans la limpidité des eaux que roule la Seineenflée par d'innombrables égouts, dans lesémanations bienfaisantes des ruisseaux qui parcourent nos rues.Comme l'épidémie se faisait attendre, il s'estimaginé qu'elle reculait devant nos calembours, nos caricatureset nos patrouilles ; et déjà il l'avait oubliéeaussi complètement qu'un enthousiasme de l'annéeprécédente, une émeute du mois dernier, et unscandale de la veille. Rien n'avait donc étédérangé dans notre vie et dans nos habitudes. Tout allaitde cette marche incertaine et cabotée qui n'a ni la douceur durepos, ni les distractions puissantes du mouvement. Lalégislation en était au rejet du divorce, le budgetà une économie de quinze mille francs, la diplomatieà son cinquante-sixième protocole ; l'art dramatiquevenait de fermer deux théâtres, et la politique, par un deces progrès hardis qui caractérisent un grandsiècle, était passée tout-à-coup deschapeaux cirés aux chapeaux rouges. Nous touchions à lafin de mars 1832. Nous allions bientôt revoir les feuilles, et neplus entendre les discussions. C'était par une de ces belles mais perfides journées duprintemps, où les rayons précoces d'un ardent soleil fontbouillonner trop tôt notre sang, et nous livrent, tout palpitantsde cette chaleur nouvelle, au refroidissement du soir ; tempsfécond en rhumes, catarrhes, esquinancies et transpirationsrentrées. De plus, c'était quelque chose comme unefête, car nous avons encore conservé du carême, lejour qui en suspend les austérités. Toute la populationse répandait avec empressement sur les boulevards, avide devoir, ou plutôt d'avoir vu un de ces travestissementsséculaires dont les enfants saluent l'apparition par le vieuxcri du carnaval. Il y avait partout de la gaieté, de l'encombrement, de lapoussière, et nulle part de la garde municipale, parce que lapolice ne reconnaît pas la mi-carême, et que, pour cettefois-là, chacun peut se divertir à ses risques etpérils. Au milieu de cette foule joyeuse, allaient et revenaientsans cesse trente ou quarante masques heureux d'êtreregardés, de se voir montrer au doigt, et semant sur leurpassage des propos orduriers qu'on leur avait vendus tout faits. Leciel était beau, mais il soufflait un âpre vent du nord,un vent à flétrir tout-à-coup sur leurs branchesles fleurs naissantes de l'amandier. C'est alors, c'est au milieu d'unemultitude épanouie, c'est parmi les rires, les gais discours etles folies bruyantes, qu'une affreuse nouvelle circule parmi lesgroupes. Heureusement elle venait du Moniteur; elle arrivait avec un caractère officiel, et l'on avait devantsoi quelque temps pour en douter. Comment pouvait-il se faire en effet que le choléra-morbus, carc'était lui dont on avait proclamé l'arrivée, lecholéra dont les derniers actes étaient datés deLondres, du lieu où se tient la conférence, fûtvenu tout d'un coup s'asseoir à Paris, sans se fairereconnaître à la douane de Calais, sans êtreannoncé par le télégraphe ? Ce n'est pas, on lesait, avec cette soudaineté que nous parviennent du mêmepays les ratifications si souvent promises. Le choléra devaitavertir le public de sa marche, il était obligé defournir régulièrement ses étapes, il n'avait pasle droit d'être à Paris. Ainsi parlaient avec une feinteassurance les gens positifs ; et cependant, comme le gouvernementaffirmait qu'il avait pris toutes ses mesures contre le fléau,les gens positifs mouraient de peur. Mais ce fut bien pis le lendemain,lorsque les médecins, titulaires de la confiance administrative,publièrent leur charte de santé. Rien au monden'entretient la crainte comme une nomenclature de préservatifset de précautions. Chaque minutie du régimepréventif ramène incessamment la pensée sur ledanger qu'on veut éviter. Le moyen, je vous prie, de ne pas setroubler, lorsqu'on vous recommande surtout d'être calme ? lemoyen de ne pas trembler, quand on vous assure que la frayeur tue ?C'est l'action qui distrait ; mais toute l'action de ce moment sereportait sur l'horrible fléau. Chez soi, l'on avait àremplir toutes les prescriptions médicales. Il fallait empuantirsa maison pour la désinfectée, démeubler sachambre pour l'assainir. On sentait partout le choléra dans l'odeur sépulcrale duchlore. On le retrouvait dans la ceinture de flanelle, dans leschaussettes de laine ; on s'habillait du choléra. Dehors, vousle rencontriez embusqué au vitrage de chaque boutique, vousmenaçant de son gigantesque nom si vous n'entriez pas bien viteacheter des flacons, des sachets, des gants, des pommades, des bonbons,des gâteaux, du vin de rancio, du tabac ; que sais-je? tout cedont les magasins voulaient se dégarnir. Puis vous aviez encorela littérature cholérique (je ne parle pas ici de nosromans) étalant ses annonces, offrant de vous raconter pourvotre plaisir les voyages de l'épidémie, ses haltesmeurtrières, ses différents caractères, et lamanière dont on en meurt. De quelque côté qu'ilvous plût d'aller, le choléra vous poursuivait : ilétait dans la conversation commencée du salon oùl'on vous annonçait ; il était dans la rencontre de deuxamis qui se serrent la main. On ne pouvait pu mêmel'éviter dans ces entretiens plus doux, plus solitaires, plusmystérieux, où les affaires, les préoccupations,les ennuis et les inquiétudes de ce monde tiennent ordinairementsi peu de place. Il planait sur les tendres épanchements,prêt à faire descendre comme une barrière d'airain,entre deux coeurs émus, l'ordonnance qui défend lesplaisirs trop vifs ; on aurait voulu alors être marié. Lesfemmes surtout avaient pris l'épouvante, mauvais signe pour lecourage des hommes car, où serait la force de supporter les mauxphysiques, si elle ne nous venait pas des femmes, de leur exemple, deleurs soins, de leur dévouement ? Aussi était-cepitié de voir ces lèvres, d'où coulent avec tantde charme les paroles de consolation, et d'espérance,glacées par la crainte et fanées par le camphre ; cesfigures pâles et convulsives, ces yeux éteints et hagards,ces fronts, hier unis et lissés comme le blanc ivoire, qui seridaient à pomper le poison volatil d'un sel ou d'une essence ;de ne plus respirer, auprès d'une femme jolie, au lieu de sonhaleine embaumée et de sa chevelure odorante, qu'une maussadeexhalaison de pharmacie. Enfin ce fut une grande affaire que la réforme subite de lacuisine. Il n'était si chétif estomac, habitué aurégime débilitant, qui ne voulût se corroborer ets'affermir par des viandes succulentes ; pas de toux qui refusâtles toniques ; pas de poitrine délicate qui craignit lesstimulants ; pendant que les mets proscrits, les alimentsfrappés d'interdiction, restaient honteusement dans la boutique,et servaient tout au plus à maintenir en bonne santé ceuxqui ne pouvaient les vendre. Ainsi s'occupait à des soins puérils le premier effroicausé par l'apparition du choléra. La fuite aussis'offrait comme une violente ressource, et déjà le bruitpublic exagérait le nombre des émigrants. Il semblait quela consommation allait tout à coup s'arrêter, lespromenades devenir désertes, les hôtels sedépeupler. Tout un quartier se désespérait enentendant circuler ces mots de sinistre augure, ces mots terribles pourles industries qui s'élèvent jusqu'au luxe : « LesAnglais s'en vont. » Cependant les étrangers peuventpartir, du jour au lendemain, au pied levé, comme undéputé qui n'emporte avec lui que sa malle et son vote.Mais combien y a-t-il dans Paris d'habitants domiciliés, payantpatente ou contribution personnelle, à quil'intérêt de leur fortune, de leur ambition, lesengagements de leur métier, les obligations, je ne dis pas lesdevoirs, de leur emploi, permettent un départ brusquementrésolu, une absence dont on ne peut prévoir ladurée ? c'est là le privilège de quelques famillesheureusement dotées de loisir et de revenu, pour quil'Opéra et le bois de Boulogne forment tout l'horizon de la vie.Le plus grand nombre travaille, ne fût ce qu'à la Bourse ;le plus grand nombre est enchaîné par des liens quiforcent à la résidence, ne fût-ce que pourémarger,le dernier jour du mois, une feuille d'appointements.Tant il y a que le sauve qui peut n'entraîna que peu de fuyards.D'ailleurs une autre peur, qui tenait les gens cloués sus place,faisait équilibre avec celle qui les poussait às'éloigner. On rapportait des exemples de personnes atteintessur la route, hors de la portée des secours ; et tout le mondene pouvait pas emmener un médecin dans sa voiture, tenir toutprêt sur les coussins un appareil complet de traitement, etcourir la poste en hôpital. La crainte de fuir donna le couragede rester. Puis vinrent les propos moqueurs, le ridicule qu' on redoute chez nousà l'égal de la peste, et enfin ces paroles imprudentes;ces paroles affreuses, jetées étourdiment pour soutenirde faibles coeurs qui défaillent, répétéesavec une dédaigneuse confiance, cette sentence si complaisantepour la vanité, qui condamnait à mourir la portion laplus misérable de la population, et exemptait du fatal tributles classes les mieux partagées. Et le peuple, direz-vous ? le peuple ; que faisait-il dans ces joursd'agitation et d'épouvante ? Oh! c'est ici qu'il fauts'étonner et se plaindre ; c'est ici que je ne voudrais plusraconter ce que j'ai vu, qu'il me serait plus agréable et plusfacile de vous fournir un de ces tableaux fantastiques où lecoloris tient lieu d'observation et de vérité. Qu'a-t-ondonc fait, grand Dieu ! à ce malheureux peuple, à ceshommes qui vivent de travail et de souffrance, pour troubler àce point leur instinct si vif et si prompt, pour égarer ainsileur raison naïve ? Est-ce donc pour l'amener là, ce peuplede France si spirituel, si fécond en piquantes saillies,rencontrant si juste dans ses jugements spontanés, qu'on l'aproclamé souverain ? Ou bien, à force de se voir toujourstrompé, toujours déçu, aurait-il pris delui-même la résolution d'une incrédulitésystématique, d'une défiance entêtée, qu'ilapplique indistinctement à tout ce qui porte un caractèrede révélation, et d'autorité, de mystère etde puissance ? Ce qu'il y a de certain, c'est que le peuple ne voulaitpas croire à l'épidémie ; cela était plusaisé en effet que de s'en préserver et de s'enguérir. Il protestait par la débauche contre la venue dufléau, il le défiait dans son ivresse ; il poursuivait deses railleries la foule timide qui assiégeait les boutiquesd'apothicaires ; il en voulait surtout aux médecins, cesprêtres de la croyance matérielle, qui, à leurtour, ne trouvaient plus de foi. La mort seule, avec sa hideuse figure,devait bientôt lui parler ce langage fort et terrible contrelequel on n'a pas encore trouvé de sophismes. Mais, ne pouvantla démentir, il voulut l'expliquer ; et c'est dans les plusatroces combinaisons de la perversité humaine qu'il en allachercher le commentaire, tant on lui a fait faire de progrèsdans cette étude ! il niait le choléra, il accepta lecrime comme une cause plus simple et plus naturelle. Il s'imagina qu'unvaste complot d'empoisonnement avait été tramécontre la population indigente, que l'eau des fontaines, le vin desbrocs, la viande de l'étal, le pain aussi, ce pain qu'il trempede sueur et qui l'accompagne dans ses travaux, recevaient chaque jour,d'une main invisible, quelque assaisonnement meurtrier. Ne mêlonspas d'autres torts à cette démence populaire qui a dumoins l'excuse du désespoir et de l'ignorance. Oublions, s'il sepeut que les haines politiques voulurent en faire leur profit, et qu'aumoment où la vengeance du peuple se montrait incertaine, desvoix se firent entendre pour lui désigner des victimes. Pourlui, le peuple, il s'était mis sur le pas de sa porte, ilrôdait soupçonneux et sombre le long des rues, cherchantpartout une figure d'empoisonneur, épiant les regards et lesmouvements de ceux qui ne lui paraissaient pas assez sûrs de leurchemin, assez résolus dans leur marche. Malheur alors, malheurà qui conservait l'habitude d'une allure nonchalante,rêveuse, indécise. L'habitant le plus inoffensif de lacité, le flatteur, était devenu suspect. Il y avaitdanger à prendre du tabac, à manger des pastilles ;à s'arrêter devant les enseignes. Car le peuple n'a qu'unefaçon d'exprimer sa colère, et il a des milliers de braspour la servir. N'allons pas plus loin, ne le suivons pas dans sesrecherches, n'assistons pas à sa justice ; nous trouverions dusang, des cadavres, et d'horribles mutilations. Cependant l'épidémie poursuivait sans pitié sarécolte de morts ; et l'on eût dit vraiment qu'il y avaitdans la puissance inconnue qui dirigeait ses coups quelque chosed'intelligent et de moqueur, tant elle se montrait prompte àrenverser toutes les assertions de la science, à démentirtoutes ses prédictions, à nous ôterl'un après l'autre toutes nosespérances, tant elle semblait trouver un malin plaisir àne pas se laisser comprendre. Ainsi à peine l'avait-onreléguée dans les parties étroites et malsaines dela ville, qu'elle s'établissait aux lieux où l'air trouvele plus d'espace, où les habitations s'étendent le plusà l'aise. On lui livrait la misère ; elle s'emparaitaussitôt de l'opulence : on lui abandonnait les corps infirmes etdécrépits ; elle se jetait sur la jeunesse et labeauté. Au moins prétendait-on que les enfantsn'étaient pas de son domaine, et elle trouvait, dans cesêtres faibles et riants, de la place pour tous ses ravages. Elleconfondait les fortunes, elle accouplait les sexes dans la tombe, etlevait encore une dîme sur le berceau (1). Que faire donc avec cemystérieux, cet insaisissable ennemi, qui était partoutet ne se révélait que par des atteintes profondes, qu'onne pouvait éviter ni prévoir ; capricieux dans le choixde sa proie, mais d'un si constant caprice, qu'on l’eût pris pourune volonté ? Des gens simples auraient prié, etpeut-être en avait-on bien envie. Car enfin la prièreoccupe ; elle emploie des mots plus honnêtes et plus nobles queceux de l'hygiène ; lorsqu'elle n'élève pasl'âme, elle distrait du moins l'esprit ; elle établit uncommerce de pensées avec un pouvoir supérieur ; elle faitremonter l'espoir jusqu'à cette sourceimpénétrable des biens et des maux oùmalgré nous la crainte nous emportait. Mais il manquait àces velléités de foi suppliante l'encouragement d'unexemple public, d'une manifestation solennelle, et nul n'osait s'yhasarder. Voyez en effet la belle figure qu'aurait faite legouvernement d'un grand peuple, allant avec sa royauté, sescours de justice,, son cortége de magistrats, de dignitaires etde guerriers, s'agenouiller pieusement devant les autels où tousles citoyens font sanctifier leurs mariages, réclament l'eau dubaptême pour leurs enfants, et la dernièrebénédiction pour leurs pères ; unissant toutes sesvoix à celle du prêtre, pour demander à Dieu qu'iléloigne de nos têtes ce fléau qui ne vient pas deshommes, et que l'art humain ne peut conjurer ; rappelant ainsi auxmalheureux qui souffrent, aux mères qui s'effraient, que,par-delà les ressources de la terre, il leur reste encore unsecours ! Vous me direz peut-être que vous ne trouvez làrien de ridicule, rien d'illégal, rien qui soit incompatibleavec la liberté, la charte, ou le programme. Ni moi non plus envérité ; et jusqu'ici aucun pays n'avait cru compromettresa civilisation en agissant ainsi. Mais la nôtre est plusdélicate et bien autrement susceptible ; elle n'accorde rien auxfaiblesses du coeur ; elle a peur du qu'en dira-t-on ; et tout cequ'elle pouvait nous offrir de plus utile, de plus consolant, de plussalutaire dans nos terreurs, c'était le conseil charitable denous tenir toujours le ventre et les pieds chauds. Toutefois la religion s'est montrée ; voyant qu'on n'allait pasà elle, elle est venue vers nous ; pour obtenir un meilleuraccueil, elle s'est faite infirmière ; c'est un emploi qu'elleconnaissait déjà. On lui avait laissé des ruines ;elle les a offertes ; on se serait offensé d'unecérémonie expiatoire ; l' expiation s'est faite sansbruit, sans scandale, sans reproche. Des malheureux ont gémi,des pauvres ont été soulagés là oùs'était assouvie une colère insensée ; le lieu estredevenu saint, et la trace de la violence a disparu. Mais ce n'a pasété sans peine que la religion a pu obtenir sa part desoins et de périls. L'administration est jalouse ; ellecraignait qu'on ne lui détournât ses malades, qu'on ne luidébauchât ses mourants. Elle s'inquiétait d'uneagonie qui n'aurait point passé par ses mains, ou d'uneconvalescence, soustraite à sa police. Les révolutionsnous font une belle science ! elles nous apprennent à trouver dela perfidie dans la charité, des complots dans une aumône. Et les jours se passaient bien longs, bien tristes ; les nuits sansamour et sans sommeil. Le matin on déployait en tremblant lesjournaux ; ce n'était plus pourtant la politique qu'on ycherchait, les émeutes, les débats de la tribune, lesnouvelles télégraphiques, les résultats si lentsde la diplomatie. Une nouvelle insurrection, s'il en restait àfaire une quelque part, n'aurait pas même trouvé desympathie. Ce qu'on voulait, c'était le chiffre des morts, lechiffre terrible qui augmentait sans cesse. Et pourtant les journauxmentaient ; soyons justes, ils ont menti quelquefois à moinsbonne intention. Tels qu'ils étaient, le coeur manquait en leslisant. Qu'aurait-ce donc été si des registres mieuxtenus, si un renfort d'employés établi à temps, sides communications plus complètes avaient pu fournir àchaque jour sa triste vérité ? Après cela venaientles formules rassurantes, variées avec un remarquable talent. Sila mortalité s'accroissait, c'était bon signe, elle nedurerait pas ; si elle diminuait, c'est que le mal touchait à safin ; si elle reprenait des forces, c'était un dernier effortqui allait bientôt l'épuiser : vrai langage de nourricepour endormir l'enfant qui se lamente. Et tout le monde se payait decette monnaie, tout le monde excepté quelques fanfarons depessimisme, les plus effrayés, je vous jure, que vous ayez purencontrer dans ce moment d'effroi, gens qui, lorsqu'ils sont assezheureux pour tenir un malheur, ne le lâchent pas avant d'en avoirtiré toutes ses conséquences possibles, et vousépouvantent tout exprès, pour que vous leur rendiez leservice de les contredire. C'était pour ceux-là surtoutqu'était faite la liste des morts qui avaient un nom, quiobtenaient l'honneur d'une fosse particulière dans lenécrologe quotidien. Car le moment était bon pour ceuxqui seraient fâchés de quitter ce monde sans y laisserquelque bruit. On gagnait de la popularité à mourir. Iln'était personne qui ne voulût avoir connu lesdéfunts de quelque importance, et fournir des détails surleur constitution, sur le cours de leur maladie, sur le traitement quin'avait pu les sauver. II se trouva même des gens fort bienportants qui eurent le plaisir d'assister à leurcélébrité posthume, d'apprendre combien lasociété les regrettait, et de recevoir àdéjeuner les conviés de leurs obsèques. Mais c'était dans les rues surtout, qu'il y avait besoin deprécautions pour ne pas se heurter contre une caused'émotion trop vive. Ce n'est pas que le nombre des allants etvenants y manquât, que la circulation fût de beaucoupdiminuée ; les marchands vous diront seulement avec de longuesdoléances, et en vous montrant d'immenses lacunes dans leursregistres, que tout ce monde y marchait inquiet, affairé,préoccupé, sans curiosité, sans caprice. Ce qu'ily avait à craindre était la rencontre des cercueils,accident journalier et vulgaire, pour lequel nous avons ordinairementpeu d'attention, à moins qu'il ne s'y joigne le cortègeobligé d'un dignitaire, ou l'escorte guerrière d'unsoldat citoyen, mais qui nous frappait alors comme une menace. Lesmairies surtout étaient un voisinage dangereux ; car c'estlà que se trouve le vestiaire de la mort, et vous risquiezà chaque instant d'avoir derrière vous un homme noir quiportait sur son épaule la dernière emplette du riche, ladernière aumône du pauvre, un habillement à votretaille. Puis c'était le corbillard qu'on paye, celui dontl'administration est toujours fournie, conduisant avec quelques restesde solennité la dépouille privilégiée d'uncontribuable ; le char gratuit, qu'on reconnaît de loin àl'air ennuyé du cocher qui n'attend pas de pourboire, etoù les morts entassés, gerbés l'un sur l'autrecomme des futailles, perdus sous leur commune enveloppe de sapin,trompaient quelquefois la douleur fidèle des survivants ; enfin,les voitures d'emprunt, ces larges tapissières voiléesd'une sombre toile, ces omnibus funéraires, inconnus jusqu'icide la population, et qui transportaient vers le logis d'où l'onne sort plus, leurs mystérieux déménagements.Parfois aussi, vous pouviez voir arriver un groupe d'hommes aux membresrobustes, à la poitrine large, au front sillonné par lafatigue, au costume simple et grossier, qui, las d'attendre le chariotmunicipal, l'ensevelisseur officiel et le deuil authentique, avaientchargé sur leurs bras le corps d'un ami, couvert, pour toutornement funèbre, du drap blanc enlevé à sa couche; spectacle touchant en vérité, devant lequel il fallaits'arrêter avec respect, et qui pouvait bien être unecontravention ; matière de poésie et deprocès-verbal. Malgré toutes ces tristes pensées, ces récitsdésolants, ces funestes rencontres, rien n'était suspendudans le mouvement des affaires, et l'on affichait même chaquematin les plaisirs du jour. Les marchands ouvraient leurs boutiques ;les restaurateurs tenaient leurs fourneaux allumés ; lescafés se contentaient d'ajouter le tilleul et la menthe àleurs préparations habituelles ; les fiacres roulaient ; lesbourgeois montaient leur garde ; les journaux se remplissaient dediscussions et de nouvelles ; la justice poursuivait son cours ; lejury prononçait sur les conspirations et les offenses ; laBourse avait ses mouvements de hausse et de baisse ; la politique, sesespérances et ses mécomptes. L'émeute aussi,s'était montrée un instant dans les premiers jours del'épidémie, comme pour lui faire accueil. Paris semblaitn'avoir perdu qu'une seule de ses habitudes, celle du mariage ; nuln'était assez sûr de sa vie pour la lier à celled'un autre. Du reste, toutes les industries allaient leur train commepour ne pas se désaccoutumer de produire ; je crois même,sans pouvoir l'assurer, qu'il sortit un roman de l'atelier. Mais uncourage que l'on doit admirer, ce fut celui des théâtresdéjà si languissants, si malheureux, sidélaissés, aux jours où l'on avait encore un peude joie et de loisir. Les théâtres ouvraient leurs portestous les soirs, et là, devant un simulacre de public, plusattentif peut-être à sa digestion qu'aux jeux de lascène, il fallait que de pauvres comédiens, inquietseux-mêmes de leurs entrailles, ou frappés dans leursaffections, vinssent débiter leur rôle, grimacer lagaieté, ou feindre un autre trouble que celui dont ilsétaient émus. Tout cela, pour qu'il ne fût pas ditque l'épouvante était dans la cité, pour fournirdes distractions à des gens qui n'en cherchaient pas, pour quel'éclairage des spectacles, brillant la nuit dans les ruesdésertes, vint détourner les yeux de ces lanternesrouges, que le vent balançait à la porte des ambulances.On a donné de l'argent aux directeurs pour les dédommager; c'est fort bien, mais il me faut, et je le dis sérieusement,des couronnes civiques pour les acteurs, dussent-elles êtredécernées par les hommes qui ont quitté leursbancs en désordre, à ceux qui sont restésfermés sur leurs planches. Il en faudra aussi pour les médecins. Carl'épidémie n'est pas assez loin de nous, pour que nousrecommencions à nous moquer de leur science. Si l'art aété plus faible que le mal, s'il s'est montréincertain, s'il a tâtonné, s'il en est encore au douteaprès une longue et cruelle expérience, le zèle aété immense, héroïque, admirable. Dans cettelutte généreuse contre un secret meurtrier de la nature,rappelons-nous qu'à côté des victimes, il s'esttrouvé des martyrs. Les médecins d'ailleurs ont agi aveccourtoisie ; ils ont attendu que la maladie se fût apaiséepour proposer leur doctrine, pour mettre au jour leurs débats etleurs modes de traitement ; ils ne se sont pas disputés sur lelit du moribond. Là, chacun suivant ses principes, atravaillé de son mieux, et chaque méthode s'enorgueillitde ceux qu'elle a sauvés. Ne portons donc pas un regardindiscret sur leurs différends, de peur qu'à leur tour,il ne leur prenne envie de dire nos alarmes et nos faiblesses, lesimaginations qu'il leur a fallu calmer, les terreurs qu'ils ont prisesen pitié, et les santés florissantes qu'ils ontété obligés de guérir. Or, à présent que nous n'avons plus rien àcraindre, que l'épidémie va visiter d'autres lieux, quepeut-être, après avoir affligé quelques parties denotre France, elle portera ses ravages dans des contrées quin'ont pas encore reçu nos moeurs, avouons le franchement : nous,à qui il en coûte si peu pour être sublimes, nousn'avons pas su prendre une noble attitude en présence ducholéra. Il est vrai qu'il nous a traités avec unepréférence de haine toute particulière. Maisenfin, il ne nous a trouvés ni audacieux, nirésignés, ni insouciants, ni soumis. Il semble quequelque chose nous gênait dans la manifestation de cespensées communes, qu'un danger commun fait naître chez leshommes. Nous sommes restés indécis entre la prièreet la bravade, renfermés en nous-mêmes, chacun pour soi,n'osant pas nous aventurer à des sentiments qu'un autre capriceaurait pu désavouer. C'est qu'aussi, jamais grandedésolation n'a plus mal choisi son moment pour tomber sur unpeuple. L'union de tous les esprits dans une même croyance dansune même affection, dans une même idée d'avenir,n'aurait pas été de trop pour faire face à cellequi vient de décimer si cruellement une populationdésunie, pleine de rancunes et de défiances. A la fin,moyennant un tribut, de treize mille morts, nous pouvons nous en croirequittes, respirer quelque temps, et nous dire avec un faible espoir derépit : « Voici encore un fléau de passé; à qui letour « maintenant ? » Note : (1) Le relevéofficiel des morts jusqu’à la fin d’avril porte : 6260 hommes,5704 femmes, 693 enfants au-dessous de sept ans. |