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I
ANNECY
I
L y a des voyages dramatiques ; il y en ade doux - qui pourraient être terribles : celui de la Haute-Savoie estde cette catégorie. C’est un pays de montagnes parfois assez hautesqui, pendant l’été se drapent des lambeaux du premier nuage qui passe ;mais se coiffent de neige à l’automne ce qui leur donne un aspectredoutable. Au-dessus d’elles le roi de la contrée, le fantôme éternel,le géant des Alpes, le mont Blanc, hiver comme été, avertit lesindiscrets qui prétendent à voir de près son visage, qu’au-dessus duplaisir de violer le silence des hautes solitudes planent toujours levertige et le froid, frères de la mort. Comme pour tempérer la sévéritédu paysage, tout en bas, s’étend un lac couleur d’espérance.
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Eh bien ! c’est au pied de ces hautes montagnes, au centre d’une naturesouriante et parfois majestueuse, non loin des bords d’un lacenchanteur qu’est assise la ville d’Annecy, comme une de ces princessesdu moyen âge, dont la robe longue et ample fait autour d’elle, surl’herbe fleurie, mille plis profonds et chatoyants. Comme ces figuresde légende, elle porte un faucon sur le poing : de ceux que l’on voitici en plein ciel planant méchamment au-dessus d’un gibier aquatique outerrestre, en cercles cruels qui vont se rétrécissant pour atterrir aupoint exact, où, immobile, comme magnétisée, se tient blottie, la proieconvoitée. C’est surtout, on le devine, sur le monde ailé que laterreur sévit. Aussi est-il bien rare que l’on entende un chantd’oiseau dans nos buissons ; cependant, le petit peuple des passereauxest nombreux dans nos haies ; tout aussi sautillant que dans nosvilles, mais tout de même moins bavard et pour cause : il est attentifà ne point éveiller le danger. D’ailleurs, le Savoyard lui-même,l’homme des champs, des monts et des vallées, ne chante guère. Est-cela montagne qui l’intimide ?
Comme une jeune fille qui a des peines de coeur, cette Annecy estpensive. Artiste de par son ancienneté qui l’a rendue experte en la viedes choses, elle déplore le passé aboli de ses vieilles murailles etsans doute aussi les temps nouveaux qui s’accusent en ville par debanales façades, dont le soleil, avec son indiscrétion accoutumée, faitressortir les regrettables arêtes. Les anciennes, avec leurs fenêtres àmeneaux et leurs arcades ogivales, avaient si grand air ! Certes, il ya là de quoi la chagriner. D’une voix inconsolée, accompagnée de petitssanglots, elle se demande pourquoi on a détruit les vieux toits et ceque l’on va faire de ceux qui restent encore, si beaux, dévalantmajestueusement des cheminées aux chéneaux par une ligne onduleuse,qu’on ne saurait imiter d’un siècle à l’autre, eût-on l’habileté et lascience d’un Violet-le-Duc, d’audacieuse mémoire.
Mais Annecy a de plus intimes soucis. Tout autour d’elle on abat, onreconstruit, petit à petit. Sans le lui dire, on modifie son aspect. Ilne faut pas oublier qu’elle est femme et, en cette qualité, qu’elle ale droit de se demander si son nouveau vêtement lui ira mieux quel’ancien. Sur ce fond de montagnes, devant la Tournette et la lignesouple du Parmelan, sa silhouette vaudra-t-elle celle d’autrefois ?
Mon Dieu ! Depuis quarante ans les rues d’Annecy n’ont pourtant pasbeaucoup changé ! Les magasins ne sont pas affranchis de leurs arcades.Comme par le passé, le jour y afflue avec le soleil et y crée ceseffets à la Rembrandt que Paris leur envie. Mais que dire des nouvellesmaisons ? Ce sont elles qui menacent d’abolir cet aspect d’anciennetéqui faisait notre joie. Ces arcades ont du bon, et si elles ajoutent àl’obscurité, l’hiver, du moins les habitants peuvent-ils circuler parla ville à l’abri des frimas.
Je me souviens d’un certain Mardi Gras où les masques se poursuivaientderrière les piliers. Chienlits superbes, vêtus de longues chemisestachées d’emblèmes tracés à l’encre, et de hauts bonnets pointus ; ilscomposaient pour cette Annecy, en d’autres jours si recueillie, uneprodigieuse esquisse à la Goya.
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Pour se faire une idée du service que lui rendent ses vieilles arcadesébréchées et dorées par le temps, il faut voir Annecy un jour demarché. Ce jour-là leur mystère est aboli. Remplie de victuailles et defruits qui semblent tous rire en se regardant, elles éclatent delumière et de gaieté. Il semble vraiment qu’au milieu de cette joie,toute de lumière et de couleur, les habitants d’Annecy ne sachent plusque faire de leur mélancolie. Les orgueilleux pigeons, ailes battantes,bravent les chats et les chiens et s’essayent à marcher dans lesruisseaux. Les moineaux s’ébattent sur les bords d’une flaque d’eau,d’où ils tirent à grands cris et avec mille piailleries un déchetquelconque de salade. Au pied des marchandes venues de la montagne, setiennent immobiles, liés par les pattes, les poulets qu’elles amènentde là-haut ; elles les offrent aux passants avec une gravitéreligieuse. Ces femmes ne raillent pas comme chez nous, et n’insultentpas les poches fermées : les Savoyardes sont polies. Parfois ellestiennent leurs poulets à bout de bras, la tête en bas, exhortant leclient à soupeser le produit de leur basse-cour. Et il ne s’en privepas, je vous assure, le client ! Avec quelle curiosité, quel dédain,quel mépris, les pauvres bêtes sont retournées, palpées ; et de quellefaçon l’acheteur expert éprouve la souplesse du thorax, la résistancedes pattes et du reste ! Jusqu’au croupion qui est l’objet d’uneinvestigation si particulièrement indiscrète qu’elle force l’animal àune expression d’inquiétude presque humaine !
Après les légumes, salades, choux monstrueux, cardons de un mètrecinquante de haut, voici la phalange des fromages. Spectacle émouvant.C’est un amoncellement, puis un écroulement de visages pâles comme lalune ; parfois aussi expressifs, et dont se dégage un fumet qui réjouitl’âme de quiconque respecte la gourmandise. Ils font suite aux légumeset aux fruits pour soutenir l’honneur gastronomique de la Haute-Savoie.Quelle tenue ! Depuis les persillés (fromages bleus), en passant parles vacherins larges comme des palets antiques, la tome grande comme unchapeau haut de forme, la boudane, pour aboutir au noble reblechon.Cette abondance donne malgré tout à réfléchir. Les passants mornesfrôlent ces fromages offerts à leur concupiscence ; les regardant endessous, paraissant dire : « Dieu ! que cela pue ! » Eh ! sans doute :cela pue ; on ne saurait le nier ; cela sent parfois très fort lavieille botte, celle, parbleu, qui portait au talon de fiers éperons autemps jadis ; à cette époque où les seigneurs de bonne lignée sevantaient d’avoir l’aisselle surette et les pieds fumants. Mais quoi !c’est une odeur de vieille noblesse, car l’origine des reblochons etdes tomes est fort ancienne. Et puis, peut-on toujours vivre sur lebrie, qui est un fromage de pays plat, tandis que le reblochon et sescongénères sont des fromages de montagne ?
Dans cette interminable rue Sainte-Claire, qui fut, en d‘autres temps,la plus aristocratique de la vieille ville d’Annecy, vous verrez desfromages d’une autre sorte : des fromages pour familles pauvres. Oui :il y a des fromages pour tous ; et les derniers ne sont pas les plusmauvais. Laissez-moi vous en signaler un d’aspect misérable ; il sembleavoir été écrasé par des pieds frais encore du raisin qu’ils ont foulé,car à son humble croûte adhèrent encore des fragments de grappes. Avingt-cinq pas vous diriez des bouses de vaches. Eh bien ! osez vous enapprocher, et, après les avoir flairés, redoublez d’audace :goûtez-les. Pour parler comme le marchand : vous m’en direz desnouvelles ! Y goûter : voilà le plus difficile à obtenir de nosParisiens, gens très intelligents mais plutôt aptes à aimer ce qu’ilsconnaissent depuis toujours, en art, en littérature et en gastronomie,et à déprécier ce qu’ils ignorent encore. De sorte que, faute d’avoirété initiés tout petits aux mérites variés des fromages savoyards ilsignoreront toujours celui-ci, et, de ce fait, les mépriseront tous.Aimer et mépriser sont les deux pôles de la raison humaine, n’est-ilpas vrai ?
… Je me suis laissé entraîner, et j’en demande pardon aux lecteurs,surtout à ceux qui n’aiment pas le fromage. Qu’il me soit cependantpermis de dire, pour ma justification, qu’en ma qualité d’amoureux desvieilles villes, il me paraissait urgent de proclamer tout d’abord quesi on continuait à enlaidir celle-ci comme on le fait depuis plusieursannées, Annecy ne recélera bientôt plus même un pan de muraille quivaille la plus petite parcelle du plus écroulé de ses reblechons. C’estainsi que l’enchaînement des idées m’a amené à parler du fromage, unedes gloires, je le répète, de l’Annecy de tous les temps.
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Annecy la Montagnarde est surnommée la Venise des Alpes : sans douteparce qu’en réalité, comme l’autre, elle surgit d’un reflet aquatique.Dans la vieille ville, les maisons, comme celles de Venise, baignentleurs murs dans un cours d’eau, qui se nomme le Thiou. Affectant lamarche de ces petits hommes dont l’énergie renverse des obstaclesdevant lesquels réfléchiraient de grands bonshommes, il bouscule seseaux où se reflète la tremblante image de jolies blanchisseuses, lavantun linge étincelant au pied même des vieilles prisons. Communiquant safougue aux trois canaux déverseurs du lac, ceux-ci s’en vont, commeentraînés de compagnie, se jeter dans le Fier, qui, à son tour, s’endébarrassera au profit du Rhône tumultueux : ce sont de ces politessesqu’on se fait entre fleuves.
Tant d’eau donne droit à beaucoup de ponts ; aussi en compte-t-on pasmal à Annecy. Le plus intéressant, par sa construction ancienne, est lepont Morens. Il passe sous une voûte, reparaît dans la rueJean-Jacques-Rousseau (autrefois la rue de l’Évêché) et vous rend à laterre ferme, à l’orée de la rue Sainte-Claire : celle précisémentqu’éclaire tous les mardis le firmament d’astres-fromages dont je viensde vous parler. La rue Sainte-Claire fut, au temps jadis, la ruearistocratique d’Annecy, je l’ai déjà dit, ainsi que la rue de l’Ile.Au coin de cette dernière demeurait, au numéro I, la Philotée de saintFrançois de Sales : Louise Duchâtel, épouse du seigneur de Charmoisy.Il est intéressant de noter aujourd’hui, en ce tour de rue bienvétuste, la demeure d’une femme du monde d’autrefois ; son souveniréclaire ce coin du vieil Annecy.
Le passé d’une vieille ville est tissé de souvenirs historiques, lesuns d’un caractère sacré, les autres aussi profanes que libertins.C’est ainsi que, dans la rue Jean-Jacques-Rousseau, ornée de vieillesdemeures, on peut voir sur l’une d’entre elles une plaque indiquantqu’elle fut occupée par saint François de Sales dès son élévation àl’épiscopat, jusqu’en 1610, époque à laquelle il écrivitl’*Introduction à la Vie dévote*.
Par une ironie des choses, il se trouve que ce fut également dans cettemême rue, que la belle Mme de Warens vécut avec Jean-Jacques Rousseau.Une autre plaque mentionne cette circonstance historique.
Annecy, la douce, la mélancolique, fut pourtant une ville fortifiée, etcela se devine, en observant cet amas de maisons grises, en partieconstruites en bois, qui semblent se presser sous ses murs. Tout Annecyd’ailleurs sent encore la féodalité. Derrière elle, plus haut qu’elle,sur la pente adoucie du Semnoz, à la lisière de l’immense forêt desapins du Crêt-du-Maure, se dresse le nouveau couvent de la Visitation: demeure somptueuse, digne des deux reliques qu’elle abrite. C’est làque repose maintenant le corps de saint François de Sales, ci-devantprince-évêque de Genève, qui fit d’Annecy le siège de sa résidence,quand Genève fut devenue calviniste. Y repose aussi le corps de sainteJeanne de Chantal, que saint François avait faite supérieure du couventde la Visitation, fondé par lui. Ce grand édifice achève de donner à laville la plus belle apparence. Sur ce fond de montagnes, avec le lacqui s’étend à ses pieds, la belle ligne ascendante que ponctue un trèshaut clocher lui compose le plus noble paysage dont la vue puisse êtrecharmée.
Annecy est toute parfumée de la présence de saint François de Sales etde ses deux amies : sainte Jeanne de Chantal et madame de Charmoisy. Lagaieté qu’on y respire se ressent de ce voisinage de saints. Serait-ceeux qui auraient assoupli le langage de ses habitants, langage où tousles mots se prononcent sur un mode mélancolique et doux qui sent lecouvent ?
Depuis de longues années, les corps de saint François de Sales et desainte Jeanne de Chantal reposaient sous la coupole du grand couvent dela Visitation situé rue Royale et qui fut démoli il y a quelque dixans. On le remplaça par le couvent nouvellement bâti au-dessus de laville. Le transfert des reliques des deux saints fut une magnifiquecérémonie. Annecy ne l’oubliera jamais. Rome, qui seule peut en offrirde semblables, avait envoyé ses cardinaux auxquels s’étaient joints lesévêques de France en grand nombre, toutes robes flottantes, aveccamails d’hermine, chapeaux et mitres en tête. Le Saint-Sacrement, aumilieu de cette sainte foule, brillait parfois sous les rayons d’unsoleil qui, ce jour-là, se montra malheureusement avare de ses faveurs: il ne cessa presque pas de pleuvoir pendant toute la cérémonie. Leschanoines en robe et camail violet fourrés de petits-gris, les Pères detous les ordres religieux complétaient l’ensemble d’un cortège dont lespectacle était à la fois glorieux et auguste.
Le château qui surmonte la ville d’Annecy dit assez qu’elle futfortifiée. L’attitude, si on peut dire, des maisons, l’indique. Ellesont cet empressement à se grouper au pied du château fort que l’onremarque aux abords des vieilles villes féodales. Ces maisons, dontquelques-unes seulement subsistent, étaient du pittoresque le plusnoble ; malheureusement, le temps et la négligence les avaient renduesinsalubres. Rongées de tous côtés, elles se fussent affaissées si on neles avait détruites. Tout en vénérant le passé, il faut reconnaîtrequ’il n’avait pas eu toutes les prévoyances, et que, malgré les beauxtoits et les élégantes cheminées, l’habitant de cette ville risquaitfort de s’y anémier. Sa vie ne tenait qu’à un choix du hasard.Acceptons donc les flétrissures nécessaires qui sont la vieillesse deschoses, et chérissons notre Annecy tel que le temps nous l’a léguée.
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La route venant d’Aix-les-Bains amène le voyageur après une fortedescente dans les faubourgs d’Annecy, par une route large bordée dejeunes arbres. Il n’y a pas de portes à la ville ; ou, plutôt, il n’yen a plus : elles ont disparu avec la vieille enceinte, sauf une,pourtant, qui subsiste encore au bout de la rue Sainte-Claire. Devantsoi, au faubourg de Boeuf, à partir du petit pont dont je vous aiparlé, s’ouvre une belle avenue bordée de maisons sans aucun caractère: poste, banque, etc. ; toutes constructions nouvelles dontl’architecture, dépourvue de tradition, lutte contre le charme dessiècles. Cette avenue que n’abrite du soleil aucun platane est en étéla plus implacable des rôtissoires ; elle n’a pour elle que le méritede traverser la ville en droite ligne pour aller rejoindre l’admirableavenue du Pâquier, dont l’ombre, au moins, vous abritera jusqu’au piedde la montagne que l’on rencontre bientôt à la sortie d’Annecy.
Cette grande avenue de platanes centenaires, on osa la nommer avenue duPrésident-Wilson ! tandis qu’elle se nomme en réalité l’avenue duPâquier. Nous lui garderons ce nom qu’elle portait avant la découvertede l’Amérique. Elle commence au point où se dresse un groupe de laPaix, commandé par la ville d’Annecy à un jeune artiste qui porte monnom. C’est sous la voûte ombreuse des magnifiques platanes que vousgagnez la délicieuse campagne dont un lac d’azur fait la vraie richesseet toute la féerie.
Ce décor varié oblige l’oeil le plus indifférent à l’admirer à chaqueheure du jour. Enfin, dirai-je que la beauté de ce site en impose à cepoint à tout le monde, que les plus enclins à proférer des niaiseriesdevant la magie des soleils couchants restent muets d’admiration,devant les rives du lac à l’annonce de la nuit.
La grande rue ardente que vous venez de longer jusqu’aux approches duPâquier, se nomme la rue Royale. Le Tout-Annecy en a fait un boulevardassez vivant, où, tout au long de la journée, se saluentcérémonieusement des bourgeois qui se voient matin et soir, savent tousà quoi s’en tenir sur leurs mérites respectifs, mais gardent les unsenvers les autres une attitude respectueuse. Les Savoyards sont trèspolis ; presque autant que les Japonais. Aussi ne surprendrez-vousjamais de brusquerie, même dans leur langage que rythme un parlerchantant, mélancolique et doux, aux finales envolées. L’affirmation, sifacilement dure chez nous, s’adoucit ici, par politesse pourl’interlocuteur, jusqu’au doute. Sollicitez-vous une approbation ? unjugement ? on vous répond : « Oh ! pensez voir ! » Ou : « Peut-êtrebien… » Demandez-vous en un quelconque magasin le prix d’un objet ? lemarchand vous répond : « Pour vous, ce sera tant » ; et cela estsoupiré plutôt que dit. Il en est ainsi depuis la rue Royale jusqu’auxsommets des monts. Espérons que le passage des étrangers, au parlerrude, qui longent ces mêmes rues en été, ne changera rien auxmodulations de l’accent savoyard. Jamais de cris sur leurs lèvres, etbeaucoup de douceur dans leurs yeux : le reflet des montagnes a sansdoute teinté les prunelles d’un bleu fluide ; ce qui donne parfois auregard une expression hallucinée.
Mais cette douceur et cette courtoisie n’enlèvent rien à l’aspect virilet décidé des montagnards de la Haute-Savoie.
Aux jours de marché, ils se réunissent en groupes au carrefour du puitsSaint-Jean. Simple point de ralliement, car l’ancien puits a disparu.C’est leur lieu de station préféré ; c’est là qu’il faut les voir.L’époque des rapières et des manteaux retroussés ne pouvait présenterde plus beaux cavaliers que ces hommes. Mais s’il est vrai qu’on ne sefait bien l’idée d’un peuple que lorsqu’on connaît sa figure, il fautque je vous trace, en un croquis hâtif, les traits d’un visagesavoyard. Tout d’abord, comme trait distinctif, sa face allongée estséparée assez purement par un nez long, que reçoit au-dessus des lèvresune barbe noire et touffue. Découvert, le front est haut ; mais sur lesyeux dont j’ai parlé, se répand l’ombre d’un large chapeau de feutrenoir.
Pour compléter le portrait de ces hommes élégants et robustes, il fautdire qu’ils furent d’admirables chasseurs alpins : nul ne l’a oublié,et que tous aiment la France. Enfin, sous son aspect méditatif, leSavoyard cache un esprit de répartie et, dans son patois, tient enréserve, me dit-on, un grand sens du comique. Voilà pour les hommes -Quant aux femmes ? Du fait des Parisiens qui affluent aux pieds deleurs montagnes, en attendant que ce soit aux leurs, les femmes de cepays deviennent belles. Leur tournure se ressent de cet amour immodéréde la danse qui fait le tour du monde. Sur le haut des monts les plusembrumés, sous le toit le plus rustique, tout comme dans les dancingsles plus réputés de Paris, les filles d’ici pratiquent le tango… etc.,et, paraît-il, avec une grâce insoupçonnée. Elles ont toutes lescheveux coupés, cela va sans dire ; et les jupes, très courtes,révèlent de fort belles jambes, que les travaux de la terre ontrespectées. Ces jambes doivent, je pense, la pureté de leur galbe auxbrises alpestres, aux vents des sommets qu’elles ont fauchés.
II
SAINT FRANÇOIS DE SALES ET J.-J. ROUSSEAU
C
’EST aujourd’hui jour de marché à Annecy.Il fait très beau temps. Très haut dans le ciel bleu, les nuagessemblent se poursuivre. Ici, sur la place, la foule est dense. Desbandes de pigeons la rayent dans tous les sens. De temps en temps, desvoitures aux roues bruyantes la partagent en tronçons. Mais cette fouleest sage ; aucun mot grossier ne s’en échappe. Au bout du pont, près ducanal où s’abritent les bateaux, la statue de saint François de Sales,assis, avec de gros bouquins à ses pieds, dresse sans orgueil son frontchauve. S’il n’était de bronze, il impressionnerait cette humanité quiondule avec tant d’indifférence autour de son piédestal. Ce front haut,cette longue barbe, ce profil ferme sont très savoyards. Je regardeautour de moi. Grands, découplés, coiffés de leur grand feutre à largesbords, il ne leur manque qu’une rapière au côté ou, à la main, unecroix, à ces grands hommes graves comme des prêtres. Saint François deSales est de cette race-là, étant né à Thorens, sur la route de Genève.Contrée austère, très vallonnée. Le château des de Sales est bâti surla pente verdoyante d’un ravin assez profond. Seules les tours duchâteau pointent sur la plaine, au-dessus de laquelle cheminent lesmontagnes. C’est un paysage curieux où l’on voit très bien évoluer desmoines. Il est tout naturel que ce saint que nous admirons en bronzesoit sorti de là. Du reste, s’il y a en lui du prêtre, il y a aussi dusoldat.
Je me retourne pour regarder mes voisins. C’est que je sens sur moipeser le regard intense de deux yeux. Ils sont là, tout près. Celui dequi ils dépendent enlève son chapeau, et j’aperçois sur des lèvres trèsrouges, une moustache, puis une barbe longue. Se pourrait-il ? lamoustache s’agite, les lèvres s’entr’ouvrent pour laisser passer cesmots :
- Enfin, vous me reconnaissez ?
- Sans doute, mais, grand saint, je ne crois pourtant pas aux fantômes…
- Qui vous parle de fantômes ? Me prenez-vous pour un de ces intrigantsqui mystifient les vivants ? Ne savez-vous donc pas qu’on ne meurtjamais, et qu’au moindre appel nous accourons ? Et le plus efficace desappels, c’est une oeuvre d’art. Or Dieu a permis que tous les élémentsqui ont composé notre vie et dont nous étions si fiers, pauvres humainsque nous étions ! restent pour ainsi dire à portée de notre main, defaçon à nous reconstituer, au contact de notre image… Mais oui, simpleébahi que vous êtes, le monde, l’air, les lointains que vous admirez,sont pleins de Turennes, d’Henri IV, de rois, de reines, de peuples. Sivous pouviez voir le brouillard épais qu’ils forment à eux tous, vousen seriez stupéfait.
- Mais…
En me regardant au visage, il me dit :
- D’ailleurs, vous ne tarderez pas à vous en rendre compte, car, de gréou de force, il vous faudra venir à nous.
Comme secoué par une interruption de courant, je ne pus répondre à cesquelques mots que par mon silence. Devinant mon trouble, il reprit :
- Je vois que je vous fais de la peine… Regardons plutôt ce bronze.Vous rend-il l’idée que vous vous faites de moi ?
- Mais, dis-je, ce front me paraît être digne de celui que VotreGrandeur me montre.
- Et le reste ? ajouta-t-il.
- Le reste me paraît avoir une haute mine ; on la souhaiterait à tousles évêques, et même à des papes.
- Oui, me répondit-il. Se penchant à mon oreille, il ajouta cependant :j’étais bien mieux que cela ! Tout à l’heure, une voix de femme, dansla foule, disait : « Mais enfin, il n’est pas assez beau ! » Cettefemme qui ne m’a jamais vu disait vrai.
L’ironie et la satisfaction avec lesquelles il prononça ces parolesm’obligèrent à constater une fois de plus que tout homme, fut-ilphilosophe, tient à la qualité de sa représentation physique, et que,même après sa mort devenu saint, il sera sans indulgence pour sonportrait.
- Grand saint, lui dis-je, ne vous alarmez pas ; la ressemblance n’estqu’une convention. Dans les musées, sur la place publique, ici même,pour les gens qui passent, vous êtes surtout un vaste front, une barbelongue, enfin un masque derrière lequel la mémoire des hommes seblottit pour vous juger à son aise.
Mais je le vois s’agiter, sa main s’élève, me faisant signe sans doutede ne pas aller plus loin, et, d’un air un peu vexé, il ajoute :
- C’est vraiment bien la peine de se donner tout le mal que j’ai pris àessayer de concilier les désirs des hommes avec leur goût de la vie, etceux des femmes avec leur dignité, pour n’être plus aux yeux de ceshommes ou de ces femmes, qu’un symbole ; moins que cela : un front etune barbe !
Il avait baissé la tête. Mais bientôt il ajouta :
- Avouez que, en sculpture surtout, la beauté seule fixe votre souvenirdans la mémoire des hommes. Et je ne dis pas beauté morale, mais jeparle de l’autre, la vraie, que l’on dit si funeste : la beautéphysique. Oui, oui, elle d’abord. L’autre vient ensuite. Pour séduireles hommes, Dieu créa les anges et Il les fit beaux ! Les hommes laids,on ne les regarde pas : à moins que leur laideur ne leur fasse uneréclame. Voyez Socrate ! Ah ! c’est un enseignement bien fâcheux que cegoût de la Beauté, et il faut aux artistes une prodigieuse énergie pours’y soustraire. Tous les gens qui se font peindre exigent qu’on lesfasse beaux !
Comme sur un escalier de Versailles, il me salua du revers de la main,puis, comme s’il allait me quitter :
- A propos ! fit-il en se retournant, avez-vous vu la demeure de machère Philotée, tout près d’ici ? Elle y revient parfois. Pour moi, jen’y vais plus. Vous me comprenez : je suis si changé… Là-bas oulà-haut, comme vous voudrez, cela n’a pas d’importance ; mais, ici, ilserait malséant de lui rappeler le passé, qui est son passé à elleaussi… J’aime mieux m’abstenir…
Et sa longue silhouette se perdit dans la foule : il était en véritésemblable à tous les Savoyards.
- Quel vaniteux que cet ex-prince-évêque, dit une voix auprès de moi.En voilà un qui sut profiter de ses chances ! Avec quelle adresse il seservit des sympathies féminines ! Aujourd’hui, vous diriez de lui : «C’est un homme à femmes. » Ce serait surtout un homme du monde.
Je me retournai et reconnus, à ses petits yeux brillants sous de grossourcils noirs, Jean-Jacques Rousseau, de Genève.
- Et vous donc, illustre maître ? repris-je aussitôt. Que diriez-vousde vous-même, si, dans vos séjours terrestres, vous relisiez vosouvrages ; Madame d’Épinay, Madame d’Houdetot, Madame de Luxembourg ettant d’autres, depuis la pauvre fille, la servante au ruban de Turin,jusqu’à votre Thérèse…
Je le vis rougir :
- Ne craignez rien, lui dis-je, c’est un accident, je n’en parleraipas. J’éveillerai plutôt le souvenir de celle dont les lumineuses mainsvous ouvrirent le séjour de toutes les clartés. Dès sa premièrerencontre elle vous donna du génie. Ne lui devez-vous pas le tableauravissant, je veux dire la page inoubliable, de toute volupté, où vousretracez en peintre et en poète le moment divin où, sous un rayon desoleil illuminant ses cheveux blonds, elle ouvrit la lettre parlaquelle un de vos protecteurs vous recommandait à elle ? Songez qu’aumoment juste où il vous importait de n’être plus un enfant, elle setrouva sur votre route. Les autres ne furent que des dilettantes. Ellevous rendit amoureux au plus bel âge de la vie : celui dont on sesouvient toujours. Et ce n’est pas de vous seulement qu’elle fit laconquête, mais de tous ceux qui vous lisent. Il est de mode d’en diredu mal. Elle fut ce qu’elle fut, cela n’importe pas. Jouissez en paixde vos souvenirs. Et si vous la rencontrez, là où vous êtes, dites-luiqu’ici-bas tous les hommes jeunes sont encore amoureux d’elle… Nefut-elle pas blonde, bonne et… un peu grasse ? en un mot, une charmantemaman ? Et vous, un petit snob. N’en dites pas de mal. Depuis que vousavez quitté ce monde, le docteur Poncet, de Lyon, nous a renseignés surle mal dont vous souffriez dans… votre amour-propre, et à propos duquelvous revêtîtes cet habit d’Arménien qui vous fit une fameuse réclame,tout en vous couvrant de ridicule. Vous deviez être charmant ainsi…Comment un homme si simple, un philosophe n’a-t-il pas craint ?...
- Chut ! fit-il. Vous l’avouerai-je : j’aimais le costume. Oui, avec maphysionomie ombrageuse, j’avais cette faiblesse.
A ce moment, je regardais ses yeux : sous les gros sourcils, un feusombre brûlait au fond des prunelles, et il rougissait. Pourtant, ilriait aussi. Je riais comme lui, pensant qu’il est bien possible queles hommes aient un carnaval intérieur, qui leur impose l’amour dudéguisement. Par exemple : les militaires, les hauts dignitaires, lesgrandes institutions, les juges, enfin… les académiciens ;
Une question me contractait les lèvres :
- Et le lac d’Annecy, lui lançai-je tout à coup, ce beau lac de Savoie,l’aimez-vous ?
- Je ne l’ai jamais vu.
- Je m’en doutais, bien que cela soit assez étrange. Vous avez habitéauprès de lui cependant, si ce n’est sur ses rives ? Le bruit desorages a dû maintes fois vous révéler sa présence par l’agitation deses eaux, par la voix de ses tempêtes tandis que les arbres sesaluaient en gestes véhéments.
- De mon temps, reprit cette ombre un peu chagrinée et fatiguée, on nevoyait pas la nature… ou plutôt, on ne la prisait pas dans son ensemble.
- Il fallait qu’elle fût attifée, elle aussi, comme les femmes,m’empressai-je d’affirmer ; on n’en vantait que les premiers plans :les douces fleurs, qui, de tous temps, ont émaillé les gazons, lesbuissons, les prairies ; le reste étant confié à la fantaisie. Vousdisiez : « Ruisseaux, chalets, vallons heureux… » C’était la cadence duvers qui en donnait la vie. Ce sommaire poétique vous suffisait pourlaisser à son plan un devoir dont l’existence n’intéressait pas vosregards parce que vous ne saviez pas regarder. La Vérité vousdédaignait. Tel vers de
Jocelynpeint toute la Savoie.
Me regardant dans les yeux, l’ombre me dit :
- Conscient de cette poésie de la nature et pouvant en réaliser lesaccents, j’aurais donc pu être plus grand !
- Ou plus heureux, fis-je.
Il se détourna, et, les yeux dans les doigts, murmura :
- Ah ! fatale prostate ! Sans cette infirmité ma vie eût été tout autre!
… A ce moment, je sentis qu’une présence m’abandonnait. Je me retournai: Rousseau n’était plus là.
Les douze coups de midi sonnaient à toute volée et le soleil, comme ungardien de musée, semblait chasser la foule vers les rues et les routes: chacun vers sa demeure… L’on arrivait peu à peu à cet instant de lajournée où la lumière appesantie du jour fait penser à la nuit. Mêmedésert aux carrefours où la foule, il n’y a qu’un moment, roulait surelle-même. Même opacité des ombres, puisque la lumière vient du zénith.Même silence dans les rues, car c’est l’heure du repas en attendantcelle de la sieste. Cela fait du silence partout. Instant précis où lafaim se fait sentir. Quel mauvais pauvre on ferait alors, si l’on netrouvait sous la main aucune
trattoria pourl’apaiser. On sent noircir son âme à de pareils pensers. L’impérieusevoracité frappe à la porte. Allons donc ! Il faut manger.
Ah ! voici, au fond d’un antre obscur, sous mes chères arcades, unetable à l’ombre, un couvert mis, une nappe blanche, une chaise : c’estla grotte rêvée, et je vais m’y blottir jusqu’à l’heure où le cielapaisé me fera signe que, sur les routes, toute crainte d’insolation adisparu.
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Non seulement le visage d’Annecy est charmant, mais son coeur estmystérieux et plein de surprises. Je ne me serais jamais imaginé tantde pittoresque dans l’intérieur de ces petites cours réservées entreles maisons. Des charmilles y viennent prendre leur part d’oxygène etteintent de mousse le sol qu’elles abritent. Car on ne peut dire quecette mousse soit autre chose qu’une teinture ; mais de quel vertadorable !
Il y en a, de ces courettes, qui forment des passages d’un quartier àl’autre ; le plus souvent elles datent de la Renaissance, offrant toutd’un coup sur la muraille une petite fenêtre dont la fineornementation, empâtée cependant par des couches séculaires de cérusesou de simple boue, prend une saillie mordante du fait d’être à peineeffleurée par la lumière ; On ferait de ces coins ignorés des réduitscharmants si malheureusement une pensée importune ne venait vousinquiéter. A quoi pouvaient bien servir ces cours ? N’étaient-elles pasl’issue prévue des amas, tantôt frivoles, tantôt abjects, que chaquematin, de nos jours, les ménagères lancent sur le trottoir ? Il n’estpas hors de propos de supposer qu’au temps d’Hubert aux blanches mains,et même à l’époque où le personnage élégant bien qu’austère de Mme deChantal parfumait de sa sainte présence les rues d’Annecy, ces mêmesdébris fussent d’une plus belle couleur que les nôtres. Je n’en doutepas.
L’aspect des choses varie beaucoup avec la nuance de l’atmosphère. Laqualité de la lumière éveille la couleur de telle sorte que le tas dechiffons, vu à Londres, éclairé par la lumière de Rome, pourrait fortbien s’apparenter à l’une de ces humbles fleurs qui naissent ici et làdu choc d’un rayon de soleil. C’est pour cette simple cause que,parfois, notre oeil, en quête d’harmonies, contemple avec voluptécertains tas d’ordures parce qu’ils lui offrent le régal d’une bellecouleur.
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Pour rejoindre la grande route, celle du retour à Talloires, il me fautrepasser sur les nombreux petits ponts qui franchissent le Thiou et sesaffluents. Le courant rapide des eaux qui s’échappent du lac menaçaitles fondations de toutes ces vieilles maisons ; les voilà pour cettefois quittes de tout risque d’inondation. Car la municipalité les aremises à neuf.
Les paysans qui encombraient le marché ont maintenant rassemblé leursvoitures dans la rue Royale. Avant d’y prendre place, ils tâchent depersuader les veaux et les cochons qu’ils ont achetés d’y prendreplace. Ils ont fort à faire. Enfin tout ce monde se case et s’écoulepar la belle route ombragée du Pâquier, vers Menthon-Saint-Bernard,Talloires et Faverges, d’où l’on gagne la haute montagne.
De chaque rue, de chaque avenue, sortent des groupes de paysans. Lesuns ont acheté des denrées, les autres des bestiaux. Beaucoup sontdescendus des blondes solitudes alpestres et y retournent à pied, lasacoche pleine de monnaie. Le chemin est long avec une vache au boutd’une corde. Ceux qui ont acheté de jeunes bêtes les mettent derrièrele siège de la voiture, où il y a une place pour elles. Les pourceaux,malgré leur groin, ont des mines de gamins révoltés ; ils sontturbulents ; on ne peut les faire taire ; à chaque passage d’auto, ilsse bousculent, comme épouvantés par l’apparition d’un sinistre. Lesbêlements des agneaux sont attendrissants. Les mères vont à pied,pauvres femelles massées les unes contre les autres comme des captives,autour du char qui transporte leur progéniture…
Dans les foules composées d’animaux, je cherche toujours un âne. Jen’en vois jamais. N’en fait-on plus ? On me dit qu’ils sont devenustrès chers et que leur travail n’est pas assez rémunérateur. Quelmalheur si l’âne, ce grand méconnu, désertait la vie des champs ! Lui,le compagnon intelligent de notre ami le chien !
Mais un char veut passer au milieu de nous : Ce gros cheval bai àcourte croupe tombante nous met ses naseaux sous les yeux. Les moutonsne sont ni dociles ni intelligents, de sorte qu’il n’est pas aisé deles décider à se ranger de chaque côté de la route. Et quellepoussière, et quel tapage, quels cris, quels bêlements ! C’est àcroire, qu’en passant, cette lourde voiture a écrasé quelques-uns denos compagnons. Mais le nuage s’éloigne et s’en va poudrer d’autresgroupes, jusqu’à ce que, bientôt seul sur la grande route, je puisse àmon tour marcher un peu au pas.
Je m’aperçois que, distancé par le troupeau, je reste en arrière, nonloin d’une génisse. Je la vois de dos ; la croupe, accidentée comme uncol de montagne, me cache la tête. Cette bête a-t-elle conscience de lasituation ? toujours est-il qu’elle se retourne fréquemment pour meregarder. Peut-être me demande-t-elle secours : elle pousse unbeuglement. Elle est fort gracieuse, étant encore très jeune ; sa robe,couleur de marron d’Inde à demi pelé, est d’une grande richesse. Maisje ne peux rien pour elle. Va-t-elle, au prochain tournant, bifurquersur Thônes, ou bien la mènera-t-on jusqu’à Faverges ? Quant à moi, fortimprudemment, j’ai laissé partir le bateau, de sorte qu’il me fautrentrer à pied à Talloires, et nous ne sommes qu’à Chavoires où, pourme consoler, un groupe de toits, merveilleux il est vrai, m’arrête,comme toujours, quand je viens d’Annecy. A eux quatre ils valent unpoème. Surtout quand, par un jour d’hiver brumeux, des enfants coiffésd’un large feutre détachent d’un volumineux amas de fascines les fagotsdestinés à allumer le feu qui cuira le repas du soir.
Ces toits ont l’aspect recueilli de moines en prières. Ils sont d’unecomposition sobre comme les belles oeuvres ; ils sont secrets comme lapensée et discrets comme l’expérience. Leur apparence ne trompe pas levoyageur ; leur vêtement dit assez que, s’ils sont hospitaliers, dumoins ils ne sont pas des hôtels…
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Quarante-deux ans se sont écoulés depuis le radieux jour de septembre,où, dans la splendeur d’un après-midi azuré, alors que, sous lesmarronniers jaunissants, tout au bord de l’eau bleue, le sol sejonchait de l’or des feuilles mortes, nous nous sommes fiancés à cettenature splendide. Silencieusement émus d’une même pensée, il nous asemblé à tous deux salutaire de bâtir ici une demeure pour abriternotre bonheur à venir. Si à cet avenir ont manqué les chances surlesquelles nous comptions, nous nous sommes résignés ; et comme ce douxpays est l’une des joies durables dont le temps nous a fait don, chaqueannée, en septembre, au bord d’un azur qui est encore celuid’autrefois, nous renouvelons notre pacte d’amour pour cette contréedont la beauté ne nous a jamais déçus.
III
LA MONTAGNE ET SES HABITANTS
C
’EST le matin. Le soleil à pleins rayonsachève de dévorer le sommet des montagnes. A leurs pieds le lac, sousles caresses de la brise matinale qui ride son glauque manteau, semblesourire ; tandis qu’aux flancs des collines émaillées de rose, lescombes s’accusent comme des plis de draperies. Toute forme trouve salumière, toute harmonie invente son rythme.
Comme chaque année, je salue ces sommets. Leur ligne sans brusqueriesentraîne mes regards vers cet infini impalpable où elle semble sedissoudre. Comme chaque année à pareille époque, dévêtus de leurmanteau d’hiver, ils se teintent d’azur à la naissance du jour ets’enflamment aux approches de la nuit. Tisons géants, matériauxfabuleux, instruments puissants dans cette féerie que chaque jourréalise, pour notre joie et parfois pour notre secrète douleur, leDivin metteur en scène que chacun de nous invoque à toute heure, aumilieu des sourires ou des larmes, debout ou prosterné. Voilà laTournette, petite soeur du mont Blanc. Puis le Parmelan, citadelleprodigieuse aux flancs onduleux : sa tour principale semble s’avancerpour protéger la ville d’Annecy. Depuis combien de milliers d’annéesprojette-t-elle sur le territoire de l’antique Boutæ l’élan de sesélégantes murailles ? L’antique Boutæ ! nom étrange, donné à la villed’Annecy naissante, dont il semble que nul n’a pu pénétrer le sens oula provenance.
Il est des gens qui détestent la montagne parce qu’ils ne comprennentet n’admirent dans la nature que ce qui est à leur portée immédiate. Jepense en ce moment à un ami, lequel, comme Tarquin l’Ancien, quand ilest dans un champ, fauche de sa canne les plus hautes tiges. Cet homme,mon ami, était un sabreur d’idéal. Il détestait les trajets vers leciel. Cette route lui était fermée. D’ailleurs, il proclamait avec unecertaine suffisance qu’il faisait partie du bataillon des gens simples,lesquels ne sont, comme vous le savez, que les gens privésd’imagination. Ils vous diront, par exemple, qu’ils préfèrent enpeinture une assiette de pommes peintes par un de nos plus illustresessayistes au plafond de la Sixtine. Mirbeau, ce rouquin fougueux, quirépandait autour de lui, d’un geste égal, la bonne et la mauvaiseparole, était de cet avis. Il encouragea tant de gens à ne rien penseren fait d’art, qu’il en abaissa le niveau. L’art ne se fait pas, commedans la chanson, sans qu’on y pense. L’art est plus qu’une foi, c’estune volupté ; et nous ne pouvons pas plus nous passer de celle-là quedes autres… Donc, pour en finir avec mon ami, il aimait en art lespetites joies ; son imagination se contentait de peu. Un brin d’herbeentre deux pierres lui suffisait, et il se gardait bien d’amplifierleur rôle. Un site sauvage ou gracieux l’humiliait, l’intimidait.Lorsque nous nous promenions par les routes de Talloires, j’observaistoujours que cet ami ne portait jamais les yeux plus haut que le sommetdes tas de cailloux. Et comme pour compléter sa pensée ou la commenter,ou pour aller au-devant de mon mépris, il ne manquait jamais, désignantdu regard nos montagnes, de déclarer que tout ce luxe de saillies et deretraits (la variété de la montagne est difficile à peindre) tous cescontrastes entre les pics ensoleillés et les pins au feuillage sombre,lui faisaient l’effet de décors pour petits théâtres. Puis, subitement,s’élevant d’un coup d’aile, il s’écriait d’une voix sonore : « Quevoulez-vous, cher ami ? J’aime la mer ! Je ne me lasse jamais deregarder la mer ! On y voit tout ce que l’on veut ! » Puis, ses brasformaient alors un grand rond ; il élargissait exagérément son geste,ce qui donnait à supposer que le grand, le sublime, rejoignaient danssa pensée le monstrueux. Cela le sauvait. Il n’avait plus rien à dire.Seulement on voyait très bien que dans tout ceci se glissait une bonnepart d’égoïsme, dû en grande partie à son admiration pour les idéestoutes faites. Combien sont comme lui, et ne conçoivent le beau quedans l’exagéré !
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Serait-ce excéder les bornes de la poésie que de dire que les montagnesressemblent aux femmes ? Comme celles-ci, ne se servent-elles pas detout ce qui peut les embellir ? Les feux de l’aurore, les brouillardsdu matin, le plein soleil, qui leur fait des ombres dont latransparence modèle leurs traits sans les durcir ; enfin, le soleilcouchant, qui les allume comme des torches. Les nuages, produits del’atmosphère, viennent comme des joyaux de lumière se poser ici et làsur leurs flancs. Voilà pour le jour. La nuit met à leur service desartifices bien autrement attrayants. La lune en passant, molle etbercée, leur fait l’hommage de sa pâleur et sème de-ci de-là desgouttes de lumière : diamants et perles, reflets des cascades. Lesmontagnes utilisent jusqu’à l’ombre ; elles s’en drapent avecinfiniment de goût, tantôt largement, tantôt discrètement. Mais lesparures qu’elles affectionnent pour la nuit, c’est l’envol des nuagesd’or ou d’argent qui se teintent de rose ou d’or pâle, selonl’indication très fantaisiste de leur souveraine, la Lune.
La lune n’est pas toujours si pâle qu’on veut bien le dire : c’est uneréputation qu’on lui a faite. Elle aussi, comme une vraie femme, selivre à toutes les fantaisies du maquillage ; c’est que, retenez-lebien, si le soleil est un maître coloriste, la lune est la maîtressesublime des harmonies.
Comme aux Vénitiennes du XVIIIe siècle, ne voyons-nous pas fréquemmentsur son visage un masque bien noir, derrière lequel on dirait qu’ellese consume, tant l’éclat de son foyer caché rayonne sur les sommetsd’alentour ? Puis, par les belles nuits d’été, toujours en glissant,elle s’achemine vers l’aurore, qui, charitablement, lui jette enpassant, pour l’aider à disparaître, un voile fait de toutes jeunesnuées prêtes à se confondre avec les premiers rayons du jour.
Oui, les montagnes sont comme les femmes. Et si, d’après elles,quelques-uns de nous conçoivent l’idée de faire un chef-d’oeuvre,qu’ils prennent bien garde de ne les peindre que s’ils se sentent surle point d’en devenir amoureux. Il faut de la passion pour cela !sinon, ils n’obtiendront rien d’elles. Pour plus de sûreté, jeconseillerai à ceux qui ne les aiment qu’avec leur raison, d’aller voirles tableaux des sublimes primitifs ; ils pourront à leur aise admirerle tact nuancé dont ont fait preuve ces grands amants de la nature qui,si noblement, mais si sagement, groupaient au fond de l’horizon,parfois au-dessus des nuées, l’altier élan de leurs montagnes.
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La variété des éléments ne forme pas la seule parure que les montagnesempruntent aux aspects de l’univers. L’homme y participe par le choixdes lieux où il établi ses demeures, soit à leurs pieds, soit sur leurspieds, soit sur leurs genoux et leurs épaules ; allant enfin jusqu’àescalader leur tête. Il n’est jusqu’aux troupeaux, qui ne semblent àdistance un manteau mouvant. Ils ajoutent un geste à tous ceux quesuggère la nature, laquelle, sous son air majestueux et parfois morose,n’est qu’une grande agitée.
On aurait pu croire que jusqu’ici, dans cette belle Savoie, l’intrépidevisiteur de ses beautés aériennes se serait plu à les gravir sanstenter d’y introduire le confortable (eau chaude, eau froide, bain àvolonté, etc… - coût : cent francs par jour). Aucune roue, semblait-il,ne saurait mordre sur ces pentes abruptes où les sentiers, naguère,étaient à peine tracés. Nulle possibilité de virer sur place, au cas oùl’on se serait trompé de route. Quant à la descente, pour l’effectueren voiture, il apparaissait que seule une âme préparée pour le dangerétait capable, à chaque tour de roue, de résister à la vision affreused’une descente fatale au fond de la vallée.
Cette crainte n’existe plus. L’homme a dépensé pour son éducation unesi belle dose de logique, que, peu à peu, il perd le sens du danger. Ilarrivera peut-être même à ne plus rien craindre ; mais aussi peut-être,à ne plus rien aimer. Le danger est un attrait pour qui le comprend. Etsommes-nous bien sûrs qu’en rendant notre âme impassible, nous nesupprimerons pas notre valeur morale ? Nous ne reconnaîtrons le dangerqu’à la manière des rats ou des singes, que le moindre bruit met enfuite. Est-ce que cela ajoutera au goût de la vie ? Le danger est unevolupté qu’elle nous offre, et à laquelle bon nombre de nous nerésistent pas. Par quoi la remplacera-t-on ? Par des cars, pourlesquels on a fait des routes jusque dans la Maurienne et laTarentaise. Cela clôt toute discussion.
C’est que ce sont de rudes montagnes que cette Maurienne et cetteTarentaise. Semblables aux personnages des grands plafonds italiens, oùle sol, en se renversant vers le ciel, semble fuir, eux, les habitantsde cette contrée dévalante, dressés à vivre à même l’espace, ne peuventvoir le danger où nous le voyons, nous, gens de plain-pied. Que cedanger soit sur leur tête ou sous leurs pieds, qu’importe à ces braveshabitués à tenir tête aux cyclones. Ils sont résignés à l’envisager dujour où ils s’éloignent des bras maternels. Ils ne sont prudents quepour leurs troupeaux, leur donnant asile dans leur maison pendantl’hiver. Enfermés avec eux comme dans une étable, ils forment comme unefamille, endormie dans la chaleur d’un même foyer. Enveloppés d’un mêmesilence, un souffle commun scande la fuite des heures.
Mais, dehors ? Ah : dehors, sous un firmament glacé, l’herbe seules’émeut des caresses du vent qui parcourt les sommets sous le froidregard de la lune. C’est son affaire.
Eh bien, c’est parmi ces singuliers habitants que se promèneront lesabsurdes cars, véhicules terrestres, dont les habitants d’occasion,vidés de toute imagination capable d’en faire les spectateurs dignesdes beautés qu’ils parcourent, à moitié engourdis, passent la revued’un des plus beaux spectacles de la nature.
Nos campagnes auront-elles le même sort ? Elles agonisent de la tropgrande fréquence sur nos routes de ces lourdes voitures automobiles ;de ces
carslarges comme des wagons. (Serait-ce par prudence que nous leur donnonsun nom anglais ?) Il s’agirait de protéger nos délicieux villages. Maisil faut à ces monstres des routes assez larges pour circuler librement.On élargit donc, et, pour élargir, on détruit, on démolit des chalets,de vieilles gentilhommières, de petits manoirs, de mignonnes villasanciennes, accueillantes avec leurs murailles savamment patinées par leTemps, ce vieux migrateur barbu comme Harpignies, qui combine si bienles paysages. Ainsi les précieux villages disparaîtront-ils à leurtour, en attendant la faillite des cathédrales, que l’on entoure desquares au milieu desquels elles prennent des airs de grandes fillessans emploi, abandonnées par leurs parents.
Touristes qui aimez la maison savoyarde qu’abrite sur les confins de laplaine un grand noyer ; les lavoirs en plein air où bouillonne le lingejoyeux ; les petites églises et les presbytères encore un peugothiques, venez les saluer au plus vite et leur dire adieu, car ils netarderont pas à disparaître. Les gens ne se doutent pas que démolir desmaisons c’est toucher à l’histoire d’un pays, peut-être à sa santé.Dût-on être obligé de restaurer un de ces jolis monuments qui sedressent si discrètement parfois au milieu d’une pelouse, à l’entrée dequelque douce ville de province, il ne faudrait le faire qu’avecd’infinies précautions : comme, dans les musées on refait un nez à unestatue antique. Et encore ces restaurations sont-elles si périlleusesque les archéologues vraiment épris d’art ont renoncé à en assumer laresponsabilité.
Notre secrète passion est d’égaler l’Amérique. On a inventé par toutela terre mille prétextes pour supprimer ce qui faisait le charme decertaines villes fameuses par leur précieux oubli du confortable, etque, précisément, leur modestie désignait comme refuge à nos rêveries.Sans doute, nous n’avons pas supprimé leurs murailles, mais nous lesavons, comment dirai-je ? dévêtues, refaites en partie, pour mieux lesmachiner. On les a forcées à des attitudes qui ne sont pas les leurs.En supprimant ceci, en ajoutant cela, on les a changées. Commentose-t-on les visiter encore ? Comment se trouve-t-il des gens poursupporter une Venise bientôt sans gondoles, et qu’on songe à doter d’unmétro ? Rome se meurt en s’embellissant. On sait que les marais Pontinsont chassé leurs moustiques ; qu’enfin la Campagne romaine, qui devaitun peu à la crainte de la fièvre l’austère mélancolie qu’on y goûtait,livre maintenant son sol désertique à la foule des badauds ; ils enreviennent sains et saufs, mais désillusionnés. Constantinople sans sesbachi-bouzouks n’est plus qu’un décor sans acteurs, une toile de fondque ne longe plus aucun figurant. Athènes voit son Acropole rongée parles maisons neuves. Rien ne reste du charme d’antan. Rien, vous dis-je,ne subsiste de notre autrefois splendide. Jusqu’à Naples qui se nettoie; le Vésuve lui-même fume trop : « il fume gros », me dit-on. Il veutfaire de son mieux, vaincu, sans doute, par les clameurs des touristesqui, avides d’émotions, exigent un funiculaire confortable pour l’allervoir de près. Seulement, qu’on y prenne garde : les volcans se vengentà leur façon. Le danger qu’il recèle en ses flancs pourrait bien, unjour, le délivrer, et pour longtemps, des organisateurs de grandsspectacles et des accommodeurs de grandes routes ; on tenteracertainement un jour de faire de lui « quelque chose » : un belvédère,un casino, qui sait ? peut-être un hôtel à quatre cent francs par jour,y compris l’éruption…
Voici pour les grandes villes, qui, jusqu’à ce jour, ont mérité leshommages du monde entier. Quant à leurs habitants, ils ont l’air dedomestiques d’hôtel ou de sportsmen. Ils portent le nez plus ou moinslong, selon le pays. L’Orient, jadis superbe, n’est plus habité que pardes comparses ; il ne reste plus rien de ces Turcs superbes, qui sontla légende de notre enfance. Les Bretons (et tous les autres) ne secostument plus : ils s’habillent ; et comment ! Sans leurs magnifiquesyeux bleus ou gris et leur port de reine, leurs femmes ressembleraientaux quelconques ouvrières de Paris. Je peine peut-être les amoureux duprogrès ; mais les artistes, qui ont pour principale fonction deregarder, et que cette fonction passionne, ont bien le droit de direune fois ce qu’ils pensent de la transformation qui s’opère dans ledécor du monde, dont ils ont la vanité de se croire les gardiens.
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La montagne n’est pas la seule beauté de la Savoie. Il y a les villageset leurs maisons, qui pour être moins connues et moins étudiées que lesmaisons antiques, les égalent, du moins, par la beauté de leurs toits.Je ne veux pas faire ici un cours d’architecture ; mais la proportionde ces toits, qui retombent sur les murs de l’habitation comme desmanteaux de tuiles brunes, est une trouvaille de génie. Si on lesmesurait, si on raisonnait leurs pentes et leurs sommets, ilspourraient servir de leçon à plus d’un constructeur de villas. Voilàencore une chose à révéler avant de la détruire. Ne détruisons doncplus rien. Conservons avec soin des sujets de comparaison, non pourimiter les modèles du passé, mais pour perfectionner les nôtres.Faisons vite, par exemple, car on démolit ferme en ce moment. Labanlieue qu’on nous construit autour de Paris n’est-elle pas hideuseavec ses toits rouges sur des murs jaunes ? Et les proportions de cesmurs ? et le sens du groupement de tous ces nids de misère, qui fontpenser à un pénitencier ! Quel ennemi du travailleur des villes a doncpu les imaginer ? Rien pour la joie des yeux. Rien pour remonter lemoral de l’ouvrier pauvre, qu’on a jeté là, comme on jette un tas dedétritus encombrant de notre vie malsaine. Exemple à fuir.
Le Savoyard, lui, a une vraie maison. Elle est un abri, dans toute laforce du mot ; elle est plus : c’est une patrie. Sans erreur deproportions, sans faute d’architecture, elle annonce le paysan dontelle protège l’outillage. A l’aide des instruments qu’elle abrite ilfouille le sol et récolte son blé. Sa maison est le sommaire de sa vie.Elle n’a pas la gaieté des façades provençales où se suspendent enfestons des pelures d’oranges ou des guirlandes de tomates. On n’ychante pas : on y médite ; peut-être sur la grande nourricièrecapricieuse et cruelle qui travaille sous nos pieds : la terre, dontles spéculations secrètes peuvent enrichir ou ruiner.
Nous ne pouvons nous défendre d’être comiques en louant outre mesure laroyauté de ce soleil, qui, en été, tarit les sources, alors qu’il lesfaudrait abondantes, et, de ce fait, pousse les bestiaux à l’abattoir,alors que les pluies diluviennes entraînent les semences au ruisseau.Le même Phoebus, qui nous enchante, accable le cultivateur de plus desoucis qu’il n’a de rayons. C’est pour cela que ce cultivateur nousméprise un peu, comme des enfants trop jeunes pour leur âge.
Environné de montagnes, le paysan savoyard est nécessairement unsolitaire. Bien qu’intéressé, comme tous les paysans, il est rêveur,très humain. Il connaît le prix de la vie. Ce n’est pas lui qui diraittout naturellement, comme certaine paysanne de la Brie : « Mon Charles? il est à Paris, chez un boucher. Que voulez-vous, il aime tuer, cetenfant. »
Je ne sais trop pour quelle raison presque tous les enfants savoyardssont beaux et blonds. Blonds avec abondance. Ils se développentvolontiers en hauteur. Cette persistance de la ligne montante leurconfère une élégance qui flatte l’oeil en l’étonnant. Ne vous est-iljamais venu à l’idée que les lignes des paysages d’une contrée, de mêmeque l’atmosphère d’un pays, influent sur la formation physique etmorale de l’indigène ? Dans ce pays de plans allongés, qui se relèventpour former des montagnes, il n’y a presque point d’hommes trapus.
Je ne puis croire à la persistance en Savoie d’une race exclusivementitalienne, car, dans un moyen âge, assez reculé, il est vrai, lesMaures les plus basanés l’ont occupée. D’où vient donc cettepersistance de la chevelure blonde ? de chez nous ? Aurions-nous doncsi bien travaillé depuis 1859 ?
IV
SOUVENIRS DE TALLOIRES
U
N jour, lassés du spectacle monotone de lavallée de Grésivaudan et de l’Isère, ce fleuve triste, sans couleur etsans voix, nous accourûmes à Annecy, tentés par la beauté d’un lac donton nous avait dit merveille. Nous fîmes le tour de ce lac, et lorsquele bateau s’arrêta au ponton de Talloires, sans hésiter, à la seuleinspection des rives, notre choix fut fait. Aussitôt les bagagesdescendus, nous allâmes nous installer dans un charmant hôtel deconstruction ancienne qui s’appelait : Hôtel Bellevue.
Le spectacle de ces eaux calmes sous l’azur frissonnant concordait sibien avec les joies que nous espérions encore de la vie, que, nousétant consultés du regard, nous décidâmes d’établir là, tout au bord decette onde, une retraite, sans plus. Notre image s’y mêlerait à cellesde ces monts, dont les flots berçaient le reflet capricieux. Le terrainacheté, tout petit d’abord, d’accès un peu étroit (ce qui fut modifiédans la suite), la construction d’une maison fut décidée avec, tout àcôté, un atelier assez vaste pour y exécuter mes grands travaux àvenir. En attendant la réalisation, pendant quelques années noushabitâmes tour à tour de charmantes demeures, dont le souvenir nous estresté précieux : le chalet Riotton, la villa Rogès, laquelle estdevenue un vaste et confortable hôtel : Beau-Site.
Les touristes d’aujourd’hui ne se doutent pas de ce qu’était l’arrivéeà Talloires à cette époque reculée. Un seul bateau faisait quatre foispar jour le tour du lac et débarquait ses passagers dans la solituded’un rivage que n’illustrait ni kiosque ni buffet. Pour accéder aubateau quelques planches, assemblées à l’aide de pilotis, formaient unpont qui aidait à franchir deux mètres d’eau. Au-delà vous accueillaitle petit paquebot, fumant à lui seul autant qu’une usine. Ceci fait, lecapitaine, ancien marin, donnait le signal du départ. Le petit vapeurreprenait sa route ; moussant, clapotant comme un gros bateau, ilregagnait le port d’Annecy avec la dignité d’un bâtiment auquels’étaient confiées déjà pas mal de vies humaines. Les jours de marché,on faisait route avec les paysans. Tous apportaient une denrée, sipetite fût-elle : une poignée de haricots dans un mouchoir, quelquespieds de céleri, des blettes (légumes sans grande saveur dont onraffole ici), etc., etc. Les tentations plus sérieuses étaient déjàarrivées à la ville depuis le matin.
A chaque ponton, la voix du capitaine s’élevait pour recommander auxpassagers de ne point se grouper à la descente, de peur de fairepencher le bateau. Et dans tout ce mouvement, au milieu des rires etdes réclamations, le voyage se poursuivait gaîment jusqu’au portd’Annecy.
Pourquoi un bateau si petit ? en voici la raison : quelque temps aprèsl’annexion, l’empereur Napoléon III fut convié par les notables àvisiter le chef-lieu de la Haute-Savoie. Il s’y rendit en compagnie del’Impératrice. Pour la circonstance les dits notables avaient construitun radeau, à l’aide d’un plancher fixé à six ou huit embarcations àrames. Je ne sais si l’Impératrice osa monter sur ce radeau improvisé,mais, sans hésiter, un empereur étant naturellement un conquérant dontle devoir est de tenter toutes les aventures, Napoléon y monta, et,bravement, accomplit sans broncher une promenade sur le lac, remorquépar les notables en manches de chemise, aussi heureux de se montrerbons rameurs que fiers de faire les honneurs de leur beau pays aunouveau souverain. Celui-ci, le jarret tendu et le poing sur la hanche,revint au port sain et sauf.
Mais l’Impératrice, restée à terre à l’heure la plus chaude de lajournée (il était midi et on était en plein été), ne voyant pas sansinquiétude son auguste époux s’éloigner jusqu’à n’être plus dans ladistance qu’une silhouette assez crâne, se promit bien que cettepromenade ridicule serait la dernière et que, pour l’éviter dansl’avenir, elle ferait à sa bonne ville d’Annecy le cadeau d’un petitbateau de plaisance qu’elle possédait quelque part. C’est celui-ci qui,à son arrivée à Annecy, fût baptisé :
La Couronne de Savoie.
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Huit jours à peine après notre arrivée à Talloires nous recevions de lamunicipalité une invitation à assister à la fête de nuit qu’elledonnait le soir même, à dix heures, sur cette
Couronne de Savoie,en l’honneur d’André Theuriet.
A l’heure indiquée nous étions là. Il y avait déjà foule. Nous vîmesd’abord M. Taine, Mme Taine et leur délicieuse fille, dont la viedevait être si tôt interrompue. M. et Mme Perrot et leurs trois filles,vivantes et brillantes, comme écloses du matin ; et enfin nousdécouvrîmes Theuriet et la bonne madame Theuriet, au milieu d’un cerclede jeunesse.
Theuriet était resplendissant. Tout d’un coup, le silence se fit. Alorsil avança de quelques pas, et nu-tête, avec l’air un peu hagard dupoète qui va réciter des vers, il nous dit son « Ode à la Fée desCyclamens », qui eut un vrai succès. Theuriet et Mme Theuriet en pleinelumière étaient tout brillants du plaisir très délicat de se sentirhonorés, fêtés par une élite de touristes. Plus qu’un autre, Theurietdevait apprécier les exploits de ceux-ci, car il excellait à gravircomme un jeune homme tous les sommets environnants. Il serrait desmains, remerciait, tandis que Mme Theuriet, tout en rondeur, allaitjusqu’à baiser quelques fronts de jeunes filles. Excellente femme ! Jene puis l’imaginer à cette heure dans le silence du tombeau…
Au-dessus des têtes joyeuses, la lune, tout en or cette fois, penchaitvers nous son auguste visage.
Pour qui connaît l’âme des artistes, un vivat, un battement de mains,en un mot un applaudissement, si discret soit-il, suffit à les consolerdes négligences du succès. Ce n’était pas ici le cas. Aussi notre poètepouvait-il jouir en toute conscience de l’effet que produirait sur cejeune monde son évocation de la Savoie.
Cette ode fit plus peut-être pour sa gloire que ses romans, lesquelsseraient déjà presque oubliés, peut-être, si certaines pages de nature,admirablement comprises et placées à propos, n’égalaient les plusbelles études de paysage de nos grands paysagistes.
Nous avions connu le poète et sa femme chez l’éditeur Charpentier, àses soirées de la rue de Grenelle. Est-ce ce souvenir qui leur étaitagréable, où étaient-ils bien disposés par la réussite de cette fête ?Je ne sais, mais il nous sembla qu’ils nous revoyaient avec plaisir. Desuite on convint de se retrouver à la villa Bétrix, leur logis d’alors,situé au bout de la rue où se dressait le nôtre, qui avait sur le leurl’avantage d’être une très vieille maison savoyarde. La nôtre n’étaitpas encore bâtie.
Se voir, c’est charmant quand on se plaît. Mais se revoir estdélicieux, parce que le Temps, qui est toujours en marche, comme l’onsait, fournit à la mémoire une foule d’images qui aident admirablementà la résurrection d’un monde de faits, osons le dire, d’un tasd’histoires auxquelles le souvenir, doublé de ce charme que donne ladistance, ou plutôt les jours écoulés, ajoute un prix inestimable. « Lesouvenir est un vin généreux, mais il lui faut de la bouteille ». LesTheuriet et nous, persuadés, sans doute, de la vérité de cet axiome,fûmes probablement les uns et les autres fort brillants. Les histoiresque nous débouchâmes nous donnèrent beaucoup de joie. Ah ! le Passé!... Comme c’est amusant, quand il ne s’y mêle pas trop de regrets outrop de larmes… Enfin, on se revit tous les jours ; mais comme nousétions en septembre, les pluies savoyardes et les rappels de Paris nousobligèrent à nous séparer.
A Paris, nous nous revîmes et nos relations continuèrent. Mais l’air deTalloires leur allait mieux ; l’intimité s’y faisait plus large. Aussil’été suivant reprirent-elles de plus belle devant le sourire de notrelac.
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Les Theuriet ne venaient pas seuls à Talloires. Ils amenaient avec euxun vieil ami : M. F., qu’ils avaient surnommé le Canaque, et « Lafan »,une petite chienne pourvue d’une queue en forme de panache et d’uncorps trop allongé pour être d’une race définie. Heureusement pourelle, son museau retroussé et ses gros yeux gris, très attentifs, luienlevaient ce qu’avait de vulgaire son attitude de chien de rencontre.Un tabouret lui servait de socle. Confortablement installée, lasympathique Lafan avait sa place marquée auprès de sa maîtresse sur lavéranda, les jours de réception.
Ces gens étaient si simples que tout le monde, après les premièresparoles échangées, remarquait que le Canaque avait pour son hôtesse uneaffection qui venait de loin ; non pas de ces affections que le mondenomme « béguin », mais un sentiment des plus respectables, consolidépar le Temps.
D’ailleurs les soixante ans de Mme Theuriet pouvaient sans remords ygoûter quelque douceur. Elle y avait d’autant plus droit, la pauvrefemme, que, mariée en premières noces avec un certain peintre de fleursdont la renommée n’a point, je pense, dépassé les limites de sonquartier, elle ne fut pas heureuse. Ce peintre de fleurs avait la mainlourde, ou trop légère. Cela n’indiquerait-il pas qu’il n’avait aucuntalent ?
Le Canaque n’était plus aujourd’hui qu’un vieux soupirant encore ému,mais infiniment respectueux. Toutefois, ne pouvant se défendre dessouvenirs du passé, il lui arrivait de donner à son idole d’autrefoisle surnom un peu ridicule d’Ondine. Et cela devant le Maître qui,commodément installé dans sa petite pagode (il était le Bouddah de lamaison), témoignait par les fréquents nuages de fumée qu’il expulsaitde sa bouffarde que l’allusion ne lui déplaisait pas. Elle n’avaitqu’un inconvénient : elle n’expliquait point le rapport qui pouvaitexister entre cette maîtresse de maison déjà mûre et le roseau que cesurnom évoquait.
Rien n’était plus charmant que le regard de cette femme où restait unpeu d’enfance. Ces regards-là vous conquièrent toujours. En vérité leCanaque, conquis depuis longtemps, se sentait très à l’aise entre leMaître et Ondine. Les taquineries que ni André ni elle ne luiménageaient, étaient assez drôles. La timidité du Canaque enfournissait le thème. Ils y laissaient tomber les dernières feuillesvertes d’un automne assez alerte encore, du moins pour le poète, quiles débitait toujours sous le couvert de ses minces paupières de petitmulet rétif, tandis que ses deux mains s’en allaient tâter sous leslarges manches de sa veste bretonne l’intégrité de ses biceps.
M. F., « le Canaque », conservons-lui son surnom, accompagnait leMaître dans ses chasses aux champignons. Theuriet les connaissaitadmirablement, autant que les essences d’arbres : il avait fait partie,jadis, de l’administration des Eaux et Forêts. A eux deux, ils n’enrataient pas un sur cet admirable Roc de Chère, que connaissent bientous ceux qui ont vécu à Talloires.
Pendant ce temps, Mme Theuriet, bien installée, bien calée dans sachaise longue d’osier, recevait des visites sur l’une des deuxvérandas, dressées sous le toit de la maison, l’une au levant, l’autreau couchant. Elle avait imaginé de se concilier les gentillesses desgens du pays en faisant des cadeaux à leurs enfants. Mais, pour donnerà bon escient et les exhorter au travail, elle avait recueilli sur euxdes notes en même temps qu’elle écrivait soigneusement leurs noms.Naturellement, les tout petits, qui n’allaient pas encore à l’école,n’avaient pas de notes, aussi les récompensait-elle surtout pour leurbonne mine et leur jolie figure. D’autres enfants, des grands, quiauraient pu se passer de tout autre encouragement que celui de leurpropre conscience, venaient solliciter un sucre d’orge, une pipe ensucre et les obtenaient. Donner était la grande joie de Mme Theuriet.Athée convaincue, elle habillait cependant les enfants de choeur, enrécompense de quelque service rendu par le curé. Aussi, qui sait ? luifera-t-on peut-être là-haut la surprise de l’appeler en Paradis…
La voici donc sous sa véranda ; et tous les mioches, l’oeil fixé surelle, attentifs à l’appel. « A toi ! - disait la Madame - tends lamain, voilà quatre bonbons, un jouet, un instrument de travail. »Venait après, ce qui nous amusait beaucoup, le tour des bérets pour lesgrands ; bérets timbrés d’une Tour Eiffel en or. Tous ceux qui lesrecevaient et s’en coiffaient alors sont à présent des hommes, et jeles rencontre souvent. Ceux du moins qui ont échappé aux horreurs de ladernière guerre. Quant aux femmes, je les revois, à peine vieillies ;elles sont, à l’heure qu’il est, travailleuses aux champs, laveuses etsurtout mères et même grand’mères, car voilà bien quarante-deux outrois ans qu’avait lieu la scène que je viens de décrire. « Bonjour,Balmont !... Bonjour, Prestoz… Ah ! c’est vous, Augustine ! » Et àchaque appel de nom je sens quelque chose, un souvenir remuer en moi.Et moi donc ! pourrais-je dire ? que suis-je devenu, sinon unvieillard, une feuille jaunie qu’un coup de vent, tout à l’heure,enverra Dieu sait où…
Mais, là-haut, sur la véranda, d’autres visites abondent. Ce sontcelles des femmes pour la plupart âgées qui, passionnées par la finepsychologie du Maître, désirent l’entretenir de leurs essaislittéraires, lui demander son avis, et, enfin, il faut le dire,satisfaire à leur grand désir de lui raconter leurs vieilles petiteshistoires. Afin de se trouver plus en confidence, il était donc toutsimple d’inviter à déjeuner Ondine et son époux, parfois le Canaque,sans oublier Lafan.
Or donc, à certains jours, un char du pays emportait les trois amisvers quelque repli de montagne dans une de ces demeures charmantes,vestiges du temps passé, maisons de bourgeois, dont les murs blancs etles toits d’ardoises égayent les vallées. Parfois un petit château leurréservait le délicat accueil d’une table finement servie.
Theuriet était très gourmet. Il parlait d’un mets de façon à vous lefaire concevoir sous une forme qui, subitement, allumait votre faim. Ilexcellait par exemple à décrire les espèces de champignons. Les gensqui l’invitaient savaient à quoi ils s’engageaient. On les avaitd’ailleurs certainement prévenus. Devant une grande fenêtre ouverte, oninstallait les Theuriet face à de belles montagnes dont les cimess’enfuyaient, poursuivies par le soleil. Il y a toujours dans ces fondsde montagnes quelque petit nuage en suspens dans l’atmosphère, que lesoleil absorbe tout d’un coup. Cela donne de la vie au paysage, etTheuriet, mieux que personne, savait admirer cette chasse au nuage,comme un homme qui aime la vie, même dans l’immobilité apparente de lanature. Mais peu à peu le soleil abandonnait la cime des monts qui endevenaient mauves en attendant que la nuit prit la place du jour. Alorson réattelait, et de même qu’on était venu, on s’en retournait sur lemême char, mais cette fois en chantant quelque refrain à boire dontnotre poète était l’auteur.
Ah ! que ces gens étaient heureux ! mais le plus heureux des troisétait Mme Theuriet. Elle s’organisait des triomphes partout. Les plusbeaux de tous étaient ses retours en bateau, du marché d’Annecy. Dansle salon de notre petit vapeur, bien assise à la place du fond, quiformait une niche où on l’avait installée dans le meilleur fauteuil,parée de tous ses bijoux et de ses robes les plus précieuses(transparentes en été, légèrement opaques en automne), Ondine trônaitcomme une sainte. A ses pieds, sa femme de chambre, qui la suivaitpartout, rangeait ses achats, nombreux comme des offrandes. Tous lesfournisseurs avaient le sourire, auquel répondait son sourire à elle,maternel et ravi, à l’adresse du vendeur qui avait eu l’attentiond’accompagner jusqu’au bateau sa marchandise.
Les gens qui descendaient du pont, arrivés à la porte de ce salonétroit, au bout duquel joie, sourire, bonté, semblaient pour un momentavoir élu leur séjour, étaient sans doute tentés de s’agenouillerdevant cet autel du bien-être. Que cela était réussi ! quel délicieuxtableau à faire ! « Qu’elle est dépensière ! » disaient les genssérieux. Peut-être ! Mais cette femme avait la générosité gracieuse.Elle avait longtemps rêvé d’être presque riche, pour satisfaire sondésir de donner. Avouez qu’il était bien naturel qu’elle usât de lasituation enviée de son mari, qui lui apportait l’aisance, sanslaquelle il est bien difficile de donner libre cours au plus noble desplaisirs qui est de changer en masque joyeux la face morose d’unmalchanceux.
… Ah ! qu’il faisait beau voir Theuriet descendre de la Tournette ! Lecol de chemise déboutonné jusqu’à la poitrine, ses cheveux grisrajeunis par la brise des sommets, qui faisaient au Maître comme uneauréole. Il avait l’air d’un enfant heureux. Éreinté, mais toutélectrisé par l’orgueil de son exploit, son pas résonnaittriomphalement. Aussitôt revenu chez lui il courait vers le bain que sacompagne attentive lui avait préparé à la villa Bétrix. Écoutez-laplutôt, disant d’un accent convaincu : « Je l’essuie d’abord bien…ensuite je le frictionne vigoureusement », et elle se frottait lesbras, pour montrer comment elle faisait. Prenant un temps, elleajoutait avec une certaine volupté : « Je le mets dans son bain bienchaud, et enfin, chère amie, quand il en sort, je l’enveloppe deflanelle de la tête aux pieds… Et puis », etc… etc…
Tous ces bons soins remettaient Theuriet à neuf et faisaient briller deplaisir, sous ses gros sourcils, le petit oeil agile dont les paupièresà demi fermées ne parvenaient pas à éteindre la malice.
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Theuriet travaillait beaucoup et, ayant besoin de tout son temps,n’ouvrait son hospitalité qu’à peu d’amis.
C’est chez lui que je connus Ferdinand Fabre. Ce petit homme replet etde teint pâle, coiffé d’un bonnet noir, saisissait au premier abord,mais la sympathie se faisait attendre. Sa face grognonne faisait penserqu’il ne devait jamais sourire ; de sa bouche garnie d’une grossemoustache blanche sortait une parole brève ; il exagérait son accent deBédarieu jusqu’à le rendre terrible par sa manière d’étouffer le son decertaines voyelles. Pour moi, je ne l’entendais jamais sans ressentirun léger frisson. Cependant, il racontait des histoires plaisantes etparlait volontiers de lui. Quant à l’Académie, où il souhaitait unfauteuil, il faisait des mots prudents sur ses futurs confrères.Theuriet était immobile à ces moments-là, fumant à gros flocons, leregard voilé. Lui aussi convoitait un fauteuil sous la Coupole, mais desa bouche aucun lazzi ne sortait.
Fabre faisait, paraît-il, des scènes à son hôte sur le luxe auquelcelui-ci se laissait aller, indigne d’un homme de lettres. Luxe bienrestreint en vérité : il consistait à venir s’abriter en Savoie sous untoit bien modeste. Mais les plus belles scènes étaient celles que Fabrefaisait à la maîtresse de la maison. D’un doigt désignant son corsage,toujours un peu entr’ouvert, il lui disait : « Madame Theuriet (ilfaisait donner l’I), c’est vous qui entraînez André dans des dépensesfolles ; c’est vous qui…, etc.. » L’excellente femme en demeuraitterrifiée et toute pantelante. Pour l’achever, il ajoutait : « Cetterobe a été payée d’un rrroman, Madame ! »
Fabre, comme tous les hommes qui ont passé par le séminaire, avaitgardé quelque chose du prêtre ; ainsi ses gronderies résonnaient-ellescomme des anathèmes. Dans ces moments-là il avait une certaineressemblance avec Clemenceau.
Heureusement que le comique trouve sa place partout.
Theuriet et Fabre travaillaient de compagnie dans deux petits cabinetssitués aux deux bouts de la véranda du levant. Lorsque, pour se reposerde son travail et dégourdir ses jambes, l’un d’eux apparaissait sur ladite véranda, l’autre ne tardait pas à surgir de sa retraite, et, d’unpas allègre, marchait à la rencontre de son ami, l’oeil fixe, le pasmenaçant, la bouche close, de telle sorte que tous deux se croisaientavec l’impassibilité de gens qui se détesteraient sans s’être jamaisvus. Ce chassé-croisé durait environ vingt minutes ; puis, brusquement,ils disparaissaient pour reprendre leur travail. Sur le fin visage deTheuriet, on distinguait bien un peu d’ironie. Quant à Fabre, il était,là comme toujours, le censeur, l’homme au visage sévère que redoutaitla pauvre Ondine.
L’automne rappela le ménage du Maître à Paris, où je ne sais plusquelle occasion leur fournit les raisons de leur intimité avec la mèrede la pauvre Marie Bashkirtseff. C’est, je crois bien, la demande qu’onfit à Theuriet de mettre en ordre la correspondance ou plutôt lesmémoires de l’infortunée jeune fille (et même, malheureusement, de lesépurer). Alors le ménage Theuriet alla à Nice, séjour préféré de sesnouveaux amis russes, et leur vie fut changée. Ils ne revinrent plus àTalloires qu’en passant, et, quand on les revit, leurs récits étaientpleins des plaisirs de là-bas, si bien que la simplicité de ces gensexcellents s’en trouva altérée. Puis le romancier, le paysagiste,l’amant de la nature, sans doute plus désireux des honneurs qu’onaurait pu le croire, se laissa nommer maire de Bourg-la-Reine. Nous levîmes alors de moins en moins. Enfin ils moururent ; elle d’abord, etlui après. Le Canaque les suivit, ainsi que Lafan ; et il ne resta plusd’eux qu’une grande aquarelle de moi, qui les représentait tous lesquatre ; je l’aperçus un jour, à la vitrine d’un marchand de tableaux.
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Il peut paraître étrange que je me sois laissé entraîner à parler deTheuriet et de sa femme, de sa maison et même de Lafan sans oublier leCanaque ; la raison ? c’est qu’ils vinrent à nous à un moment heureuxde notre vie, et qu’il m’était à peu près impossible de parler deTalloires, sans mêler leur souvenir à celui de ce délicieux pays. Cesgens y ont été si heureux en même temps que nous, ils y ont tenu tantde place et leurs personnages étaient si attachants, qu’il m’a sembléque je ne pouvais me dérober au devoir de parler d’eux.
Là, tout près de nous, à l’angle du chemin qui mène à la grande route,vers Faverges, les mots « Rue André-Theuriet » sont inscrits sur le murd’une maison. Et j’avoue que toutes les fois que je tourne ce coin deroute, malgré moi mes yeux se relèvent jusqu’à ce rappel du passé.Alors je les revois, ces excellentes gens, s’avançant comme autrefoisau balcon, avec leurs bonnes figures souriantes et leurs gestesaccueillants. Pendant quelques minutes mon coeur saute dans mapoitrine, comme disent les bonnes gens, et j’envoie mon souvenir à cethomme de talent et à son excellente compagne, dont les noms, jel’espère bien, retentiront longtemps encore dans cette belle contrée.
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Tout en haut du Roc de Chère, à mi-chemin de Talloires et deMenthon-Saint-Bernard, sur le versant qui forme une falaise, au-dessusde ce dernier village, parmi les buissons touffus, on aperçoit, dubateau qui redescend de Doussard sur Annecy une maisonnette aux mursrustiques, abritée de tuiles rouges. Il n’est pas facile de la repérerparce que nul mouvement, de quelque nature qu’il soit, ne la désigneaux regards du promeneur qui vient de Talloires par la route, ni à ceuxdu touriste qui arpente le pont du bateau, venant d’Annecy. Le guide nemanque pas toutefois de la lui indiquer. Mais à peine a-t-il constatésa présence qu’il la perd de vue et doit renoncer à l’apercevoir denouveau. Pourtant c’est la dernière demeure de Taine, où sa femme et safille, Mme Paul-Dubois, sont venues le rejoindre.
Au milieu de ce paysage riche de montagnes aux lignes souples, cettesimplicité entourée de silence produit une grande impression. Et on nepeut se défendre d’un serrement de coeur à la pensée que sous ce toitmodeste trois précieuses dépouilles promises à l’éternité sont à lamerci du premier barbare, qui concevra à cette place mêmel’établissement d’un lieu de plaisir. Pour ces sortes de gens, peuimporte la majesté d’un paysage et le prix de la solitude. Les terrainsn’ont-ils pas de nos jours plus de valeur que le souvenir ?
Peut-être Hippolyte Taine, en véritable philosophe, a-t-il choisi cettefragile demeure à cause de cette fragilité même, se disant que la terreest un immense sépulcre et que tous les mausolées dont on la surchargeont à peine préservé les dépouilles qu’on leur confie. Surtout il s’estdit, et cela, certainement, que la seule chose que le temps ne détruitpas, c’est la pensée. Dès lors, fier de l’oeuvre qu’il laissaitderrière lui, Taine n’a plus songé qu’à se bâtir un abri contre lesatteintes imprévues et les fantaisies de la matière jusqu’au moment dela dispersion finale et inéluctable.
L’aspect de Taine, son personnage étaient intéressants. Sa démarchesimple sollicitait l’esprit et l’on se retournait pour le voir de dos.Car il était de ces gens dont le dos est expressif.
Un jour, comme je le regardais de loin, assis sur un long tronc d’arbreque l’on venait d’abattre, il vint à moi. Je ne le connaissais pasencore et en m’abordant avec un salut affable, bien que réservé, il meparla de ma maison que l’on construisait à cette époque. En s’excusant,il m’avertit de la grande nécessité qu’il y avait pour moi d’ajouter àmon terrain, et cela avant que la maison ne fût bâtie, un autre terraindonnant sur la route, afin de me rendre plus indépendant du voisinage.Je n’avais en effet à ce moment, pour sortir de chez moi et me répandredans le voisinage, qu’un sentier qui bordait le lac ; une fantaisie duConseil municipal pouvait m’en interdire l’usage. Très reconnaissant decet avis et du sentiment qui l’avait inspiré, je me confondis enremerciements et, d’un pas égal et souple, mon précieux interlocuteurretourna à son tronc d’arbre. Ce fut notre première entrevue. Jelaissai à mes amis Perrot le soin d’y donner une suite, qui me permîtde fréquenter cet homme dont je désirais passionnément faire laconnaissance.
J’avais déjà lu de lui, dans
la Vie Parisienne,je crois, sous le pseudonyme de Thomas Graindorge, le récit d’unesoirée à la Maison pompéienne du prince Napoléon. Dans ce récithumoristique et surtout mondain, j’avais admiré la description d’un dosde femme appuyée à une colonne et dont le châle, glissant des épaules,découvrait un bras, qui, sous la plume de l’écrivain, paraissait un desplus beaux du monde ; un bras antique et pourtant mondain, un brasdessiné par M. Ingres. Et je ne parle pas de la façon admirable, et sipicturale, dont les draperies étaient indiquées dans ce récit à la foisclair et libre comme la nature elle-même. Plus tard, lorsque je connus,à Aix-en-Provence, l’admirable « Thétis implorant Jupiter », du même M.Ingres, je repensai à la femme décrite par Taine dans la Maisonpompéienne, et depuis, dans mon esprit, ces deux figures sont liéesl’une à l’autre par les liens de l’art le plus noble et le plus vivant.
Chose étrange : ayant en lui cet instinct du chef-d’oeuvre, M. Tainepouvait raisonner d’art à propos des pauvres oeuvres d’un Gleyre. Iladmirait sans sourciller les tableaux indigents de ce Suisse, et, àpropos de Rembrandt, au nom de la philosophie, il discourait sur lesvieilles mains de la mère du Maître, que l’on admire dans les portraitsque celui-ci fit d’elle. Il disait alors des choses fort belles, maissi à côté !...
Ah ! si les gens qui veulent parler d’art empruntaient le langage deTaine lorsqu’il parla de la jeune femme de la Maison pompéienne, quelbien ils nous feraient, à nous les artistes ! Surtout s’ils pouvaients’abstenir de toute technique et de toute philosophie ! Quel serviceils nous rendraient !
Les livres d’Hippolyte Taine, qu’un ami m’avait prêtés jadis à Rome,m’avaient plutôt intimidé qu’instruit. Après leur lecture je me sentaiscomme les blessés sur le champ de bataille ; tantôt d’une main, puis del’autre, j’essayais de me remettre sur pied. En vain : je ne faisaisque ramper. La couleur, qui joue en peinture le rôle de la musique, ledessin qui est notre conscience, sont les éléments de toute forcedevant lesquels nous devons nous prosterner. Taine ne paraissait pas enfaire grand cas et si le génie vient à passer, ce génie qui se présenteà nous toujours comme la solution d’un rébus, Taine ne semblait enfaire hommage qu’à une vingtaine d’artistes, sans plus, aux piedsdesquels à tout jamais l’art devait vivre. Et donc qu’est-ce que l’art? Qu’est-ce que le génie ? Nul ne l’a jamais bien expliqué. Mais à coupsûr l’un et l’autre ont passé un jour devant cette épaule nue de laMaison pompéienne au moment précis où un poète-philosophe était là pourla décrire, et pourtant nul ne paraît s’en souvenir. Voilà ce que jen’eusse manqué de lui dire, si j’avais osé ; et, si j’avais été plusaudacieux, je lui aurais dit qu’en art, la logique n’est pas toujoursla vérité, mais que celle-ci est à la base de toute production commeune racine en terre attendant humblement que le génie la féconde.
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Le moment vint (et il devait venir) où je lui demandai de descendrejusqu’à Talloires. J’étais en ce moment occupé à terminer mon plafondde l’Hôtel de Ville : « La Vérité, entraînant les Sciences à sa suite,répand sa Lumière sur les hommes. » Une figure nue (la Vérité) y secouesur la terre une gerbe lumineuse. Cette déesse aérienne vole à lamanière des oiseaux, en ramenant en arrière la pointe de ses pieds : cequi fut jugé inconvenant par un des amis de Taine que j’avais convié àvenir avec le Maître. « Voilà une déesse qui marche comme on danse àl’Opéra », me dit-il, avec cette sûreté dans le jugement que l’onacquiert sur toute chose, en même temps que l’usage du monde, versl’âge de soixante ans. Et, par une mimique expressive et dégoûtée, ilindiqua combien le geste lui paraissait inconvenant. Bonnement,j’expliquai, et fus encore moins compris. Mais M. Taine avait compris,lui, et, d’un mot très juste et très flatteur, il remit les choses aupoint. Jugeant la composition dans son ensemble, il me dit simplement :« C’est astral. » A ce moment, mes yeux erraient sur mon tableau, et ilme parut tout à coup que cette parole prononcée par cet homme éminentilluminait mon oeuvre.
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C’était un lieu charmant que la maison de Taine àMenthon-Saint-Bernard, où venaient Renan, Ferdinand Fabre, Perrot, ledirecteur de l’École normale, sa femme et ses filles, M. Boutmy, lesBoislisle, etc… De temps en temps un pasteur obèse, d’une chapelleréformée d’Annecy, pâle et vêtu de noir, et d’une sévérité un peuhagarde, mettait des « repos » (nous autres peintres, nous dirions des« noirs ») parmi la jeunesse qui se groupait, fort gaie, autour de MmeTaine et de sa fille. Les jeunes gens et les jeunes filles, dirigés parelle, passaient leur temps de vacances à parcourir les grandes routeset les vallées, à gravir les sommets d’où ils se plaisaient à lancerdes cris de ralliement. Ah ! quel beau temps ce fut pour « l’Errante »,ainsi s’était nommée elle-même cette Académie de Marcheurs. Jusqu’aujour où les échos de cette jeunesse se turent, les médecins ayantdéclaré que certains de la troupe avaient excédé leurs forces. Alorstous durent se reposer et quelques-uns prendre le lit : la montagneredevint silencieuse. Nous-mêmes dûmes quitter le pays pour quelquesannées. Quand nous y revînmes, les habitants de Boringe (1) avaientcessé d’exister.
Paris, février 1930.
NOTE:(1) Boringe était le vieux nom de la propriété de Taine que celui-ciavait pris soin de conserver.