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BERNARD, P.(18..-18..) : Le garçond’amphithéâtre(1841).
Saisiedutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (25.III.2010)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 4 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Le garçond’amphithéâtre
par
P. Bernard

~*~

De ta tige détachée,
Pauvre feuille desséchée,
Où vas-tu ?....



NOUS l’aimions tous ; elle était si jolie, Cécile, laperle du quartier latin ! Lorsqu’elle passait sous nos fenêtres,fraîche et pimpante, nous avions coutume d’envoyer la fumée de noscigares, comme un encens vers le ciel : nous voulions le remercier deuxfois, car il faisait toujours beau, et c’était fête !

Nous ne connaissions jamais d’avance l’hôtel... l’hôtel garni bienentendu, où la jeune fille devait s’arrêter, ni le numéro exact de lachambre dont elle allait augmenter le désordre, avec son chapeau, sonchâle, son fichu, cette infinité de riens qui nuisent beaucoup plusqu’ils ne servent, dans un intérieur d’étudiant, et qu’on jette enentrant, çà et là, sur la table, sur les chaises, rarement sur le lit,un peu partout. Mais on n’est pas jaloux, à l’école, on n’y est guèreprude non plus ; il nous sera donc permis d’ajouter que le nom del’époux nous importait peu. Nous étions bien sûrs que les noces seferaient à la Grande-Chaumière, que nous y danserions au quadrille dela mariée, peut-être même avec elle !... Cette chance et vingt ans !figurez-vous donc quelle source il y avait là d’illusions et d’espoir.

Cécile fut longtemps la plus recherchée, la plus folle, la mieux miseet partant la plus heureuse des femmes – longtemps ! – Elle brillaitpendant l’été de mil huit cent trente-cinq, elle embellit, elle animade ses fins costumes et de sa danse originale le carnaval de mil huitcent trente-huit ; et l’année d’ensuite elle avait disparu sanslaisser de trace. Quoi ! pas une tradition, pas un souvenir ? – Non. –Que voulez-vous ? les examens fatiguent horriblement la mémoire desjeunes gens, et puis, la mode avait détruit la merveille et changél’idole. Le quartier latin ne jurait plus que par Fanny. Pauvre Cécile! Pendant que tes meilleures amies et ton dernier amant t’oublient dansces fêtes dont hier encore tu étais l’âme et la reine adorée, où vas-tu?... Hélas ! tu t’achemines péniblement vers l’hôpital.

L’excellente fille ! sa toilette a toujours été si légère ; elle s’esttoujours plu à découvrir si généreusement ce que d’autres... lescoquettes, nous laissent la peine d’imaginer, que le froid, le cruelhiver n’a pas respecté les jolies épaules de l’imprudente enfant, et lavoilà, pâle et flétrie, sonnant au parvis de l’hospice. Entre,malheureuse, entre vite ; le bruit répété d’une toux opiniâtre t’avaitannoncée déjà ; ta misère et tes souffrances ont ouvert les portesdevant toi ; entre !...

O mon Dieu, l’horrible présage ! un homme l’a heurtée sur le seuil. Al’endroit de son bras que cet homme a touché, elle doit avoir senti unfrisson de mort se développer et envahir tout son être. Non... Cécilen’a pas reconnu le garçon d’amphithéâtre. Celui que la justice humainea condamné n’a jamais besoin qu’on l’avertisse de l’arrivée du bourreau; mais le ciel, quand il a résolu de nous frapper, nous aveugle aumoins sur notre sort. C’en est fait néanmoins : pauvre jeune fille dedix-huit ans ! tu garderas la fatale empreinte ; tu es marquée pour legarçon d’amphithéâtre ; tu es sa proie, son inévitable proie ; tu luiappartiendras bientôt tout entière, et il te vendra en détail, presqu’àla livre.... Envoie bien vite une mèche de tes cheveux à ta mère qui tecroit sage et laborieuse à Paris, tandis qu’elle mendie dans sonvillage ; dépêche-toi, car cette parure dont tu es si fière, dont onétait si amoureux, il la coupera, lui, cet homme. Que dis-je, il terasera honteusement la tête, et cette longue et riche chevelure qu’ilaura de la peine à contenir dans l’ampleur de sa grosse main, il iral’offrir à l’ignoble perruquier du coin.

Tu as bien fait de ne retenir jamais que le côté plaisant des choses ;de rire jusqu’aux larmes des histoires de squelette ; d’entremêler depropos étourdis et de joyeux refrains ces conversations d’étudiants enmédecine, si lugubres parfois et si matérialistes, auxquelles tu assouvent assisté. Combien tu aurais peur aujourd’hui, dans ton litd’hôpital, si tu pouvais te rappeler ce que Charles qui t’amusait tant,disait, il n’y a pas deux mois encore :

« De l’hôpital à l’amphithéâtre il n’y a qu’un pas. »

Autrefois, en effet, chaque hôpital renfermait deux amphithéâtres :celui des vivants et celui des morts.

Dans le premier on vous opérait, dans le second, tout à côté, l’on vousdisséquait. Les recherches sur le cadavre succédaient immédiatement auxessais sur la vie.

L’établissement était donc complet. Oui, car on était admis à y suivretoute la série des lésions, changements, opérations, mutilations,décompositions, etc., de ce qu’il faut bien se résigner à appeler lamatière humaine, depuis son premier germe jusqu’à sa réduction la plusinfime et son envoi en terre. C’est ainsi que dans certaines fabriquesles curieux peuvent assister, presque sans changer de place, auxnombreuses transformations d’une matière première, du chanvre parexemple, qui devient successivement sous leurs yeux, fil, trame, tissu,ballot, et frêt d’un navire. L’humanité entendue autrement et lacivilisation devaient changer cela. Maintenant on meurt ici et l’on estdisséqué là. Êtes-vous heureux ! Vous expirez à l’Hôtel-Dieu, à laPitié, à la Charité, et vos corps sont expédiés à Clamart, vasteentrepôt de cadavres. C’est là que peuvent se donner rendez-vous, aprèsla vie, tous les paresseux, tous les indigents, tous les hommes sansbonheur ou sans état, sans affiliation ou sans famille ; quelques-uns(le très-petit nombre) s’arrêteront rue de l’École de Médecine, àl’Ecole Pratique ; mais la bonne volonté est réputée pour le fait, etil ne leur sera pas demandé compte de leur absence involontaire.

Le garçon d’amphithéâtre est le Caron chargé de conduire les cadavres àleur destination scientifique de Clamart et de l’école. Pardon, cadavren’est pas le mot propre : c’est sujet qu’il faut dire ; les corpsemployés aux études, aux recherches d’anatomie, prennent ce nom-là. Etmaintenant, braves gens du peuple, si vous avez acheté, au prix d’unerévolution, le droit de n’être plus appelés sujets pendant votre vie,vous le voyez, on saura bien vous retrouver, à la mort.

Tous les matins, le garçon d’amphithéâtre attelle un cheval gras etvigoureux à une espèce de fourgon, et fouette pour les divers hôpitauxde la ville ; il va prendre les morts à domicile. Si vous rencontrezjamais au lever de l’aurore, une lourde voiture, recouverte en cuir,sans portière et sans grillage, et dont les ais parfaitement joints,font venir cette pensée, qu’on ne doit ni voir ni respirer àl’intérieur, découvrez-vous : c’est la justice de la DESTINÉE qui passe; – ils sont là quinze ou vingt entassés, pêle-mêle, hommes et femmes,enfants et vieillards ; ils sont nus, pour la plupart ; les privilégiéssont revêtus d’une toile d’emballage (indiscret linceul), nouéeau-dessus de leur tête, et au-dessous de leurs pieds. – Sont-ils bienmorts, au moins ? – Probablement. La plupart ont déjà souffert, sansprotester, qu’on procédât à leur ouverture. – D’ailleurs, le garçond’amphithéâtre les a acceptés de confiance, pour morts ; et, siquelqu’un d’entre eux s’avisait de réclamer, notre homme pourrait bienl’accuser de mauvaise foi, ou, s’il se trouvait en belle humeur,rappeler au sujet récalcitrant cette sublime leçon de Jean LaFontaine, que tout le monde connaît :

            La mort nesurprend pas le sage,
            Il esttoujours prêt à partir.

Lorsqu’il sort, le matin, la casquette posée sur le coin de l’oreille,la pipe à la bouche, le garçon d’amphithéâtre permet à son coursier deprendre le trot : mais au retour, lorsque le funèbre omnibus estcomplet, il l’oblige à garder certaine allure de cheval de corbillard.Cette respectueuse attention vous étonne de sa part ; n’exagérons rien: il n’a pas de préjugés sans doute à l’endroit de notre dépouillemortelle, mais il observe néanmoins à l’égard de nos restes, lesménagements que l’industriel doit à sa marchandise. Voilà comment legarçon d’amphithéâtre ouvre sa journée. Lorsqu’il descendra de sonsiége, si le temps est beau d’ailleurs et le vin potable, il seréjouira d’être venu au monde, tout autant que vous pouvez vous enféliciter vous-même. Il se sentira même des velléités de tendresse, etau sortir du cabaret, il jettera le mouchoir à l’écaillère.Épouvantable sultan ! épouvantable, mais éclairé ; ne croyez pas qu’ilcède jamais à l’attrait vulgaire d’une facilité qu’il présume. – Sagalanterie est tout à la fois un hommage et une justice rendus à descharmes réels ; il n’y en a pas de trompeurs pour lui. Habitué à toutvoir, et les pauvretés et les magnificences, et les décrépitudes et lessplendeurs, il a acquis une expérience, une logique, pour ainsi dire,infaillibles ; notre homme conclut imperturbablement d’une ligne à uneautre ; il a le coup d’oeil investigateur et traître du médecin, plusune insolence qui lui est propre. Il sait de vous plus que vous n’ensavez vous-même. Pourquoi n’apprécierait-il pas la beauté physique ? Ila trop bien vu qu’elle était rare : il ne peut pas la trouver fade etmonotone.

Comment devient-on garçon d’amphithéâtre ?

D’abord vous naissez dans la misère, cette dégradation originelle ; vosparents qui doivent vous nourrir, vous demandent du pain. Vous passezle temps d’apprendre un état, une profession, à mendier ; et lorsqu’àvous malheureux, ne sachant ni lire, ni écrire, rien, vient à s’offrirune place, un emploi, quel qu’il soit vous l’acceptez avecreconnaissance. Une place ! un emploi ! mais la passion de ceschoses-là en a corrompu de moins excusables ; les plus grandesmonstruosités de l’ordre moral n’ont souvent pas d’autre cause. Etpuis, enfin, l’utilité absout, purifie bien des fonctions. La vie tientà la santé, la santé à la médecine, la médecine à l’anatomie,l’anatomie, cette géographie de la médecine, au garçond’amphithéâtre. – La nature qui les fait concourir à son harmoniegénérale serait mal venue à s’étonner de l’existence des araignées etdes serpents.

Si vous aviez l’air de ne pas comprendre qu’il lui fût aussi facile decumuler ses horribles fonctions et l’existence, il vous répondrait, etdans un siècle où l’argent sert de mesure à toute chose, il aurait ledroit de vous répondre : « Sans doute il me manque l’élégance, lesloisirs, le parfum et les douceurs de quelques mille livres de rentes ;mais j’ai cela de commun avec trente millions de mes concitoyens, quiconsentent ou qui parviennent à s’en passer. Remarquez donc que jeconserve sur le plus grand nombre cet avantage, que mon commerce vatoujours ; il peut se ralentir, mais cesser..... jamais. »

Le garçon d’amphithéâtre approvisionne la science ; respect au grandpourvoyeur de la faculté, à l’homme qui prend sur lui d’éviter auxHippocrate, aux Fallope, aux Harvey, aux Bichat modernes, la peined’aller eux-mêmes au marché.

« Te souviens-tu, Cécile, que cette dernière expression te semblaitheureuse ? Tu ne te piquais pas de fausse délicatesse, toi ; tu n’avaispas à exiger à force de scrupules extrêmes un goût antérieur tropaccusé pour la littérature infernale. Tu avais toujours et naïvementpréféré M. Paul de Kock aux divers auteurs mâles ou femelles du roman,ou du feuilleton. Le marché, c’était bien le mot qui te paraissaitexprimer cette chose incroyable et réelle, invraisemblable et vraie,qu’on appelle une distribution ; te souviens-tu, Cécile, que Charlesen parlait souvent comme il suit :

« Lorsque vous aurez entendu sonner midi à l’horloge del’École-de-Médecine, affublez-vous d’un tablier, dissimulez vos bottesdans des sabots ;  ainsi métamorphosé en élève en médecine, priezle garçon d’amphithéâtre de vous conduire à la distribution, etassistez, si vous l’osez, à cette étrange répartition des corps amenéslà, le matin, par votre précieux introducteur. Mais assurez-vouspréalablement de vos sens, de vos nerfs, et si vous tenez le moins dumonde à conserver votre appétit, restez à la porte de ce petit cabinet,où s’étouffent deux fois plus de jeunes gens qu’il n’en faudrait pourle remplir. Écoutez, on appelle :

- Série, n° 2.

- Présent, répond, après avoir relégué sa pipe dans un coin de sabouche, un jeune blondin aux longs cheveux.

- Une femme ! – dix francs.

- Bon ! c’est ma première.

(Les débutants dissèquent volontiers des femmes ; c’est une observationque le garçon d’amphithéâtre a faite, et dont il croit même avoirtrouvé le secret : Une curiosité toute juvénile ;... mais, passons ;ces gens-là ont des idées si grossières.)

Écoutez encore, l’appel continue :

- Série n° 3, un foetus demandé. – 5 francs.

- Enlevez.

- Série n° 4, une ouverture. – 3 francs.

- Enfoncée l’ouverture, on n’en veut pas.

Il faut savoir qu’en langage d’amphithéâtre, on nomme ouverture le sujet mort à l’hôpital, et dont le médecin a déjà fouillé lapoitrine, le cerveau, le coeur, etc., afin de constater, s’il estpossible, la nature de la maladie et les altérations qu’elle a faitsubir aux organes. Quant à la série, elle se compose de six étudiantsau moins, réunis pour occuper une table. On ne livrerait pas un sujet àun seul étudiant ; il faut qu’ils se mettent au moins six vivantscontre un mort.

Vous avez eu du bonheur ; vous êtes venu un jour où d’aventure legarçon avait approvisionné l’école au-delà des besoins des anatomistes.– La production a dépassé la consommation ; il reste sous vos yeux cinqou six cadavres que vous pouvez contempler à votre aise. Et maintenantadmirez tant qu’il vous plaira ce qui reste de l’homme quand l’âme afui. Défiez-vous seulement de vos préoccupations bourgeoises ; n’allezpas critiquer la maigreur de tel individu mort de faim, pour admirerles formes arrondies, les membres potelés de tel autre qui a employévingt années de vie succulente et joyeuse à mourir subitementd’apoplexie. Votre admiration trahirait votre origine étrangère.Rappelez-vous que la graisse n’est point appréciée sur un sujet,excepté peut-être quand il fait grand froid. – Tenez-vous à savoirpourquoi ? Cela vient de ce que l’administration se montre très-économede bûches, et interdit, sous prétexte de salubrité, de chauffer lesamphithéâtres à un degré appréciable au corps humain. Alors quelquesbrins de paille, un peu de graisse introduits dans le foyer d’un poêle,donnent une flamme jaunâtre à laquelle l’anatomiste vient dégourdir lebout de ses doigts. – Comprenez-vous ? – La mort est si froide !

Si le spectacle auquel vous avez assisté tout à l’heure n’a point usévos forces, épuisé votre courage, suivez le garçon d’amphithéâtre ;marchez, comme à un convoi, derrière la civière qu’il porte, aidé d’unconfrère ou de l’adjudicataire même du sujet, en se dirigeant vers l’undes pavillons. Ce mot vous repose, n’est-ce pas, et rend une sorte desérénité à votre âme ? – Votre confiance augmente ; là-bas, en effet,vous entendez des voix jeunes et fraîches entonner des airsd’opéra-comique. – Elles ne chantent, il est vrai, que par moments etsans suite ; un bourdonnement, un sourd murmure remplit lesintervalles. Que se passe-t-il là-dedans ? – On rit et l’on fredonne,on fume et on lit. – Mais c’est donc une orgie dans un tombeau, car onleur trouve en y regardant mieux, la forme de tombe à ces pavillons ;pourquoi sont-ils espacés entre eux par des constructions de bois peinten rouge ? – Vous voyez les cabanes des martyrs ; elles renferment deschiens, des chats, toutes sortes d’animaux, vivants, destinés à subirvivants toutes sortes d’opérations physiologiques. Et maintenant vousêtes libre de remarquer combien les études sur la vie, si incertainesencore et aussi fugitives pour ainsi dire que leur objet lui-même,coûtent pourtant, et depuis des siècles, de profanations et de sang !

               Ars longa, vita brevis, experientia fallax.

Vous voilà entré dans un des pavillons. Priez le garçon d’amphithéâtrede vous faire les honneurs de chez lui. Observez l’aisance de sesmanières et le naturel de sa démarche au milieu de tous ces membresépars qui meublent la salle ; où va-t-il, une tête, un coeur à la main ?– Il va porter cette ex-portion sublime de la plus noble des créatures, au baquet, au tas commun, et il fera tourner sur elle, en manière desépulture, le robinet d’eau filtrée.

Il est bien chez lui, notre homme, car il a le droit de jeter à laporte tous les sujets dont la couleur, l’aspect et l’odeur commencent àlui déplaire ; car il a le droit de dire : assez, et de retirer lapièce anatomique au laborieux étudiant qui s’acharne à poursuivre lascience jusque dans un foyer pestilentiel, afin d’aller disputer plussûrement un jour la clientèle, la considération et le pain, aurebouteur, au charlatan, au sorcier de son endroit. »

Oui, Charles racontait tout cela devant Cécile ; tout cela et plusencore. Combien il lui semblait original lorsqu’il ajoutait : «L’homme qui respire, qui parle et qui marche, l’homme qui vit enfin nereprésente aux yeux du garçon d’amphithéâtre qu’une chose provisoire,sans grande valeur la plupart du temps. L’homme qui a du prix, de lasignification, de l’importance, c’est l’homme mort : il vaut jusqu’à 20francs. Il y a peut-être une philosophie profonde dans notre héros, quisait ? – S’il n’a pas dit lui-même : « La mort est aussi naturelle quela vie » – «  la mort n’est rien, c’est la fin de la vie ; » il sepeut bien qu’il l’ait pensé. Beaucoup de gens sentent tout bas etpratiquent modestement ce que d’autres se chargent d’écrire.

Le garçon d’amphithéâtre est l’ennemi naturel des tambours-majors, cessommités de l’armée !

Il s’obstine à voir en eux autant de beaux squelettes de cinq piedsneuf pouces.

Il les dissèque tous, en imagination.

Il remplace les ligaments de leurs articulations par des fils delaiton, toujours dans sa pensée.

Il passe une tringle de fer au milieu de leurs vertèbres, et ils’imagine déjà les vendre plus de cent francs, ces superbes militairesainsi travestis en patins sublimes, à l’usage des cours d’anatomie etdes cabinets d’étudiants.

L’étudiant ne manque jamais d’accrocher son squelette au porte-manteau,entre sa dernière redingotte et son premier habit, l’habit bleu barbeaude sa province.

Notre homme siffle et ne chante pas, fume et parle peu ; cependant, ila un jour raconté l’un de ses rêves, et son récit est devenu comme laballade des Pavillons : « J’ai vu treize squelettes auxquels un diableapprenait à danser. C’était dans une salle tendue de noir avec despeaux de nègres. Elle était éclairée par une lampe qu’entretenaient lesderniers soupirs des mourants de notre monde. Je n’ai pas bien vu parquelle communication secrète arrivait ce gaz d’un nouveau genre ; maisla flamme qu’il jetait, d’un rouge tremblant et terne, brillait sansinterruption... il en meurt tant !

« La danse continuait aux sons aigus d’une musique effrayante ; le chefd’orchestre frappait avec une tête emmanchée au bout d’un os sur leventre d’un hydropique ; un autre donnait du cor au moyen d’un tubeintestinal cent fois recourbé sur lui-même.

« J’ai vu les rondes du groupe osseux – ils paraissaient heureux cessquelettes ; leurs plaisirs m’ont fait envie ; – j’ai demandé au maîtrede me recevoir parmi ses joyeux élèves, et il m’a répondu : Bientôt ! »

On n’a jamais pu connaître l’opinion du garçon d’amphithéâtre surl’importante question du maintien ou de l’abolition de la peinecapitale. Comme il s’abstient de théories, peut-être qu’elle n’estpoint inhumaine. On croit savoir d’ailleurs qu’il proscritimpitoyablement un genre de mort : la mort par la mitraille ; celagâche un sujet. Quant au mode actuel d’exécution, notre garçon a euoccasion de remarquer sur un grand nombre de suppliciés qu’il donnaitinfailliblement la chair de poule, même aux scélérats réputés les plusintrépides, en face de l’échafaud. Il le sait, il l’a bien vu, puisquec’est lui qui était chargé d’aller prendre au cimetière duMont-Parnasse, pour les conduire à l’École pratique, les corps descriminels, dont il portait ensuite la tête au médecin en chef deBicêtre ou de Charenton ! La science et l’industrie utilisent tout, etla phrénologie a bien profité des cadeaux de l’exécuteur des hautes oeuvres, n’est-ce pas ?

Le garçon d’amphithéâtre est fonctionnaire – inférieur tant qu’il vousplaira – de la Faculté de médecine ; et néanmoins il se permetquelquefois de la contrarier et de la démentir. Croiriez-vous que,vivant au sein de la corruption, il se donne volontiers des airs deparfaite santé ? il affecte assez souvent de parvenir à la vieillesse.Il ne doit rien de son état florissant à l’hygiène ; il en reportelui-même tout l’honneur à la régie des contributions indirectes, quidispense la boisson et le tabac ; il marche toujours environné d’unnuage dont les éléments sont empruntés au nicotiana tabacum. – Nousaimons toutes les antithèses, voilà sans doute pourquoi l’homme qui senourrit d’émanations délétères travaille à se désaltérer d’eau-de-vie.N’allez pas entreprendre de le convertir à des principes un peu plusantiphlogistiques ; tout le mal que vous pourriez lui dire de cetteliqueur, notre héros le connaît ; mais une des vertus de l’alcool quevous ignorez peut-être, c’est qu’il conserve, indépendamment desfruits, les corps humains. Oui, l’alcool à vingt-deux degrés produitcet effet-là ; – ne pouvant pas s’y plonger, comme un simple foetus,notre homme retourne le procédé, et il s’en emplit.

Qu’il boive ! passe encore, mais devrait-il avoir le coeur de manger,comme on dit vulgairement ? De grâce, choisissez vos expressions avecle garçon d’amphithéâtre. Il est de force à vous apprendre que le coeuret l’estomac sont deux organes distincts et dont les besoins n’ont riende commun : le coeur bat tout seul, l’estomac veut qu’on s’occupe delui. Notre héros réfléchit donc à son dîner. Mais ne croyez pas qu’ilfasse lui-même sa cuisine. Non, ce n’est pas là ce qui l’arrête auprèsde ce fourneau dont il active le feu en ce moment. La sauce qu’iltourne, et dont il soigne la liaison, se compose de suif et de matièrecolorante.

Si le composé est rouge, c’est qu’il s’agit d’injecter les artères ;s’il est bleu, les veines. Lorsque la fusion sera parfaite, le garçond’amphithéâtre poussera le liquide dans les ramifications des vaisseauxque la mort a rendus vides, et jusqu’aux plus extrêmes ; le suif venantensuite à se figer maintiendra leur calibre, signalera leur trajet, etle scalpel pourra les suivre jusqu’au dernier plan de l’organisation.

Oh ! pour cette fois nous avons découvert sa marmite. Voilà bien toutesles allures, toute la physionomie d’un pot au feu. Nous allons doncvoir de quoi il se nourrit le malheureux. Vous pariez qu’il estanthropophage... Eh bien, qu’avez-vous trouvé sous le couvercle ?-  des haricots blancs ; – vous voilà réconciliés avec notregarçon. Vous lui savez bon gré de se nourrir de légumes. – De grâce,n’allez pas si vite, et gardez-vous de prendre pour son dîner le résidude son travail. – Savez-vous le moyen de désarticuler les têtes ? On enretire préalablement la cervelle que l’on remplace par un litron deharicots. Les légumes, en cuisant, se gonflent ; les os dont la boîtecérébrale se compose, cédant graduellement à leurs efforts, s’éloignentles uns des autres sans fracture, et l’on obtient les frontaux, lespariétaux, l’occipital intacts pour les besoins de l’ostéologie.

Mais les légumes, vous voulez savoir ce qu’ils deviennent ? vous vousintéressez à leur sort... et nous aussi. Voilà notre opinion toutentière.

« Honni soit qui mal y pense. »

Notre héros a donc des procédés, des méthodes ; il ne lui manque plusqu’un système pour représenter un savant complet. Un livre curieux, unlivre immense, qu’il n’a pas fait, à la vérité, mais qu’il pourraitfaire, un livre dont il possède par tradition et par expérience lesmatériaux innombrables : c’est une histoire générale de la médecine,d’après les ravages que les spécifiques successivement infaillibles,les théories alternativement exclusives, ont exercés sur nos organes.Si nous en croyons certaines confidences mêlées d’indiscrétions,l’ouvrage se terminerait par un magnifique appel au sens commun et à la graine de lin, à la probité et aux boissons délayantes.

L’aisance des individus serait préconisée comme élément essentiel de lasanté des masses.

L’auteur démontrerait la nécessité d’introduire parmi les formules duCodex une préparation magistrale dont voici la base, l’adjuvant,l’auxiliaire, le correctif, l’excipient et l’intermède :

formule

Nous indiquerons ultérieurement le nom de l’éditeur de cet importantouvrage. Afin que le garçon d’amphithéâtre ait le temps d’y travailler,on lui donne, pendant l’hiver, un ou deux aides, à 35 sous par jour.

Ces malheureux, dont le coeur et la main sont presque toujoursinexpérimentés, viennent exécuter là tous les détails les plusgrossiers de la besogne journalière ; ils font le service des tables etlavent les dalles des pavillons.

Enfin, ils veillent pour ainsi dire à la santé des cadavres.

Rude métier, mission remplie de périls ; – les dégoûts ne comptent pas.

Tandis que l’employé novice essuie une pièce anatomique, son doigtrencontre la pointe d’un scalpel oublié sur la table ; une goutte desang, d’un sang bien rouge, se montre.

« Ce n’est rien, dit l’aide.

- Rien !

- Non, rien que la mort du doigt, de la main, du bras tout entier.

- Rien que l’amputation d’un membre.

- Rien que l’incapacité de travail, à trente ans, et pour tout le restede la vie. – Rien que cela. »

On ne sait pas bien précisément s’il meurt jamais, le garçond’amphithéâtre ; – il disparaît. Peut-être s’oublie-t-il lui-même unbeau soir sur quelque table d’anatomie, où rencontré par un confrère,et non reconnu, et pour cause, il est déshabillé et rendu semblable aucommun des sujets. Cette explication ne manque pas de vraisemblance.Mais il est plus vrai de dire que, fatigué du travail, et suffisammentenrichi par le commerce des cheveux et des dents, il a demandé saretraite, afin d’aller jouir, à la campagne, au soleil, des jours etdes fonds qui lui restent.

Il est venu au monde au hasard, il s’en retourne de même, et il estenterré.

            Sic vos nonvobis.........................

Du reste, il était homme à n’apprécier que médiocrement les honneurs etle bienfait de la sépulture. – Si l’on avait dû suivre sesprédilections et son goût en matière de convoi, service et enterrement,peut-être aurait-il fallu abandonner ses restes au premier acquéreurvenu, savant ou non. – Tout ce qu’il pouvait souhaiter de son vivant,pour le lendemain de son dernier jour, c’était la faveur de se consumer au soleil. – Il eût donné de grand coeur l’éternité, sous laterre et sous le marbre, l’éternité matérielle, bien entendu, celle quenous demandons, sans l’obtenir, aux divers procédés d’embaumement, pourdeux heures seulement d’exposition en plein midi. – Deux heures de plussur la terre, deux heures sur la table d’un amphithéâtre, et puis aprèsle néant rapide, si l’air est trop chaud, si le dégel survient.

Car le dégel, c’est la mort des morts.

Le lendemain d’un froid bien sec, lorsque le thermomètre étaitsubitement remonté à zéro et au-dessus, il a vu souvent tous les sujetsde son lugubre empire fondre. – C’était alors un mouvement étrange dansl’amphithéâtre.

La gangrène et la corruption bruissaient, envahissant toutes lesmolécules des corps qui semblaient s’agiter et murmurer, dans unehorrible parodie, cette formule célèbre :

Frère, il faut mourir.

Telle est, Cécile, malheureuse proie d’hôpital, l’étrange individualitédont tu as bien des fois et naguère encore entendu raconter tous lesdétails. Mais tu ne te souviendrais que d’une chose aujourd’hui, sil’on se souvenait au moment de mourir ; tu te rappellerais que certainsgarçons d’amphithéâtre sont parvenus à acquérir des connaissanceschirurgicales, médicales même, d’une précision, d’une sûretéincomparables. Dans l’état désespéré où te voilà tombée, tu prierais,les mains jointes, l’un de ces hommes d’oser ce que la scienceordinaire n’oserait pas, et de tenter quelque grande expérience en tafaveur.

Tu as toujours professé une si bonne confiance dans le hasard, que lehasard te devrait bien en retour quelque miracle. Hélas ! le temps desrésurrections est passé ! – D’ailleurs, le garçon d’amphithéâtrerespecte trop la loi pour se livrer à l’exercice de la médecine ; –mais il excelle et se complaît à disséquer. – Passe, passe donc,infortunée Cécile ; notre homme ne peut encore rien faire pour toi.Rien, et pourtant tu le plaignais toujours, ce malheureux, tandis qued’autres, de plus philosophes que toi, à ce qu’ils croyaient être,s’autorisaient des récits de Charles, pour mépriser le garçond’amphithéâtre. Tu le plaignais, excellente et généreuse fille que tufus toujours, et lorsqu’on prétendait qu’il était cruel, tu répondaissimplement :

Il est habitué, voilà tout.

D’ailleurs la destinée du garçon d’amphithéâtre au milieu des morts teparaissait moins douloureuse que celle du garçon de recette au milieudes trésors. Voiturer des cadavres le matin, qu’importe, si votrefemme, si des enfants, si des amis, si des convives bien vivants, bienportants, vous attendent pour souper, le soir à la maison ?

Mais voiturer de l’or, ployer sous le poids des écus, et sentir lamisère dans ses poches ; avoir le prix de l’indépendance et la livréeen même temps sur son dos ; se ranger péniblement des équipages, quandon pourrait les acheter ; passer devant les bals, devant lesspectacles... – Ah ! c’est là une existence qui te semblait inimaginable ! Enfin les morts ne tentent pas.

L’argent non plus, sans doute... Mais c’est le plaisir !

Le plaisir, divinité que tant de gens poursuivent à grands frais, etdont tu as été la créature favorite et bien aimée, Cécile !

Le plaisir, un mot pour une multitude de femmes, jeunes aussi, vives,mais trop riches pour avoir jamais connu autre chose que le bonheur etl’ennui ;

Le plaisir, une idée, un fait de tous les jours pour toi ! si bienqu’en te retrouvant tout à l’heure entre les mains du garçond’amphithéâtre, nous céderons moins à la pitié qu’à la tendresse, enrépétant :

Pauvre Cécile !


 P. BERNARD.