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BERNARD, Georges (18..-19..) :  A travers les bouges de Paris(1926).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la Médiathèqueintercommunale AndréMalraux à Lisieux (26.XI.2016)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-62) du numéro 62 (juillet 1926) dela Revue littéraire mensuelle LesŒuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris .


A travers les bouges de Paris

Choses vues

par

GEORGES BERNARD


~ * ~

S’étant présenté pour la quatrième fois à l’asile, le vagabond a étééconduit, nul n’ayant le droit d’y passer plus de trois nuitsconsécutives. C’est un garçon de la province poursuivi par la justiceou venu à Paris pour y tenter fortune ; des miséreux l’avaient avertiqu’il ne serait pas reçu ce soir-là, mais sans doute pour montrer à cesParisiens qu’on peut obtenir ce que l’on veut en osant, carl’amour-propre de clocher est très vif chez la canaille, il s’estprésenté quand même à l’asile, avec des papiers nouveaux obligeammentprêtés par un copain, ou pris dans ses poches pendant le sommeil. Levoici, maintenant, obligé de connaître la topographie des asiles deParis, s’il veut y coucher chaque nuit, en changeant tous les troisjours de logis.

Alors, pour la course du matin à la nuit, le sans-le-sou prend sadémarche lente et lourde de « clochard » de « clodo » ; les épaulesenfoncées, le regard à terre, le dos rond, les épaules courbées, lesmains à plat dans les poches du pantalon, les pieds dans lescharentaises usées par derrière, retroussées par devant, il va commepar pénibles secousses, en frottant le sol. Il s’apprête ainsi, sanspensée, à traverser Paris en diagonale, à la recherche, d’abord il nesait de quoi, puis d’un vague mégot, mais surtout avec le désird’échapper à l’interpellation d’un « flic » ou « bour » qui leconduirait au « quart », parce qu’il préfère passer la nuit dehors sousn’importe quelle intempérie qu’au poste toujours accueillant.

Le clochard professionnel de Paris – on peut être un vieux clochardmême à seize ans – ne lui ressemble que par cette dernière préférence.Sans doute, il se plaint d’être sans logis, mais sauf en cas demaladie, ou lorsque le mauvais temps est trop exceptionnellementrigoureux, il n’en cherche aucun, comptant le matin sur le hasard, lachance, pour lui procurer de l’argent dans la journée. Mais lorsqu’ils’aperçoit que les heures passent, et que la chance ne vient pas, alorsqu’il a faim, parce qu’il n’a pas clapé (mangé) depuis longtemps, leclochard se secoue. Se secouer, c’est autre chose que s’étirer etreprésente la plus haute expression de l’effort pour le clochard, hommenaturellement engourdi dans sa vermine et sa crasse.

La première pensée qui lui vienne pour se procurer de l’argent est…d’en demander, donc de « piloner » un copain qui a « fait quelques sous». Le copain, d’ordinaire, se laisse alléger, à titre de revanche, carles vagabonds sont généreux, mais souvent le prêt s’accorde enconsommation, car il s’agit toujours d’un prêt, bien que les deuxparties pensent qu’il ne doive jamais être remboursé. De bons piloneursqui savent attendrir leurs semblables moins malins, parviennent ainsi às’enivrer toute la journée : il leur arrive même de se soûler de cettemanière pendant plusieurs jours sans avoir rien à manger. Mais lescopains, il faut pouvoir les trouver ; sans hésiter le clochard va leschercher à un lieu de rendez-vous des gueux, qui lui serve de halte aucours de sa marche perpétuelle. Ces haltes, ce sont, dans des quartiersparfois bourgeois, des bistrots au vaste comptoir, qui prend une grandepartie du long couloir étroit, constituant la boutique, où s’écrase,serrée sur des bancs contre les murs, la clientèle spéciale.

Elle est composée surtout de vieux, de très vieux, qui vivent pourainsi dire là, plus fidèles à ce logis que n’importe quel propriétaireà son home. Les deux sexes sont mêlés sans façon. Sur les tables, laconsommation ordinaire est le litre de blanc, ou de rouge. Des têtesentre les coudes y sont posées entre les verres, les croûtes de pain,les journaux souillés et les assiettes, écuelles plutôt, d’étrangesbrouets. Car le patron prête au client des assiettes que celui-ci varemplir, pour vingt sous, de frites ou de fayots, dans une cuisine deplein air voisine, placée dans un pan de mur. Il y a toujours de cesprimitifs restaurants à côté des bistrots de clochards, mais on ne s’yassied pas. Pour manger, le clochard doit reprendre avec son assiettela place qu’il a quittée dans le bouge afin d’y chercher sa nourriture.De plus malheureux, sans demander la permission, s’y servent avec leursdoigts ; le légitime propriétaire de la pâtée demande seulement qu’onne lui prenne pas tout. La clientèle est plus mêlée que ne le feraitcroire un examen sommaire de ces pouilleux. Les vieux chevaux de retoursont naturellement nombreux. Grisonnants, ils ne sont souvent pasassagis. On les reconnaît, ces mal-rasés du vice, à leur regard faux etdur, aux tatouages éteints de leurs mains sales, à leurs balafres. Dansleurs soûleries, ils s’insultent, se défient, d’une voix pâteuse etdure à la fois, qui sort bizarrement de leurs bouches édentées parl’âge et la bagarre. Ils se lèvent autant qu’ils le peuvent, semenacent, se montrent le poing, se frappent même entre les tables dontles consommations se renversent sans qu’ils en aient souci ; le patronn’aime guère à se mêler de ces querelles, car il lui faudrait sévir,c’est-à-dire renvoyer au moins un des deux adversaires, et s’il procèdeà cette exécution, les combattants attireront hors du bouge leurs amis,et eux-mêmes, bientôt réconciliés, critiqueront la maison et lui ferontdu tort. Aussi le patron se contente-t-il de crier très fort (avoir dela voix, de la gueule, est la première qualité de l’emploi) :

- Avez-vous bientôt fini ? Si vous continuez, je vais être obligé devous mettre dehors.

Prenant plus que lui cette menace au sérieux, les antagonistes luirépondent comme à un arbitre pour se justifier, mais les insultesviennent plus facilement à la bouche des ivrognes, aussireprennent-elles nombreuses. Il en est une qui est une grossièreaccusation sexuelle, la plus forte, celle qu’aucun ne peut supportersans en demander raison. Elle provoque immanquablement au combat : «Sors dehors, si tu es un homme », dit sans s’inquiéter du pléonasme,l’homme visé, cette fois debout, sous l’injure, les mains écartées etouvertes. L’autre accepte d’ordinaire le duel, à moins que se sentantle plus faible contre un gars qui a une réputation redoutable, iln’invoque une excellente excuse qui ne le disqualifie pas comme «dégonfleur » aux yeux de l’assemblée : « Ah ! si je n’avais pas mablessure ! Attends que je sois rétabli et je te crèverai. »

Mais l’insulte ayant été publique, on ne peut guère, suivant le coded’honneur des irréguliers, refuser le combat. Certains copainsinterviennent mollement pour la réconciliation sous prétexte qu’on nese bat pas, soûls, mais la plupart des assistants ne cherchent qu’àenvenimer la dispute, à exciter les combattants. Si l’issue douteusen’inquiétait pas, le départ des adversaires titubant amuserait lecurieux qui n’est pas du milieu.

Ils se dirigent d’instinct vers une rue voisine, sombre, déserte, lieuordinaire de rendez-vous pour ces sortes de combats. A quelque distanced’eux, pour ne pas les gêner, il y a ceux qui veulent voir et ceux quifont le guet pour signaler la présence d’agents. Les deux hommesretirent leur veste, ou sans le faire, cherchent à porter un coup dur àl’adversaire avant qu’il ait le temps de se défendre, de se mettre mêmeen garde, car ils se considèrent comme combattants dès la provocation,et ils n’attendent pas d’être prêts l’un et l’autre. Si le duel sedéveloppe « à la loyale », contrairement à ce que la bourgeoisie et àce que des romanciers ignorants s’imaginent, c’est à coups de tête, depied, de poing, que le différend se règle, bref avec toutes lesressources offensives et défensives du corps. L’adversaire à terren’est pas considéré comme vaincu, et on tente de le mettre hors decombat s’il ne déclare qu’il abandonne la partie. Un combat commencé àla loyale finit bien des fois autrement, car le plus faible veut seservir de son couteau, de sa « rapière », ou d’un rasoir ; dans lesduels graves, l’arme blanche est presque uniquement employée, seuls lessidis usent de revolvers, bien que n’importe quel voyou ait un « feu »dans sa poche. Il arrive que la soûlerie réveille une vieille querelle,et alors le combat est souvent tragique, mais dans les discussionsordinaires, on se contente de coups ; le résultat obtenu, l’œiltuméfié, le visage sanglant, bras dessus, bras dessous, les combattantsvont se réconcilier au comptoir du café.

L’arme de combat par excellence est le couteau à cran d’arrêt, « lalaniole », la laniole que l’on vend pour quelques sous dans les bouges; mais on se sert aussi de n’importe quel couteau ; et la gravité desblessures qu’il fait vient souvent du mauvais état et de la saleté dela lame qui a servi aux usages les plus divers, comestibles et autres.Chaque irrégulier, en principe, est armé.

Il y a certains bals-musettes dont les habitués, quoique relativementhonnêtes, imitent la clientèle de ces bouges, ce sont d’ordinaire detrès jeunes gens qui aiment la tenue apache de café-concert, casquettebien enfoncée, coiffure en boule, pattes au [jo]ues, tatouage près del’œil, foulard de couleur voyante au cou, large ceinture, et enfin etsurtout le pantalon luisant, serré au genou, très large du pied, lefroc à patte, le « largeot » ; c’est ce pantalon qui fait respecterl’homme, croit son propriétaire, et qui séduit les femmes. Parfois, cedéguisement est taillé par la mère du jeune homme. Cette parenthèse surl’imitation du « méchant » a été amenée par la question des armes ;tous ces jeunes gens, qui d’ordinaire travaillent régulièrement, enportent.

Un bal proche de la place d’Italie, après une rafle récente, futtransformé en véritable arsenal, parce que, afin de ne pas êtrearrêtés, les gamins avaient jeté avec précipitation leurs couteaux etleurs revolvers sous les tables.

Les véritables « mecs du milieu » craignent aussi de « tomber » pourport d’arme prohibée, aussi cachent-ils leurs moyens de défense dansles endroits les plus extraordinaires, il arrive que la braguetterecèle le « feu », mais surtout ils transforment en armes éventuelleset non considérées comme telles par la police tout ce qui leur tombesous les mains, fourchettes, cuillers, morceaux de bois, etc…

Ce qui donne de l’intérêt au bouge, c’est l’étude individuelle de seshôtes, et les manifestations successives de sa vie propre d’heure enheure, ce que n’arrivera jamais à connaître l’enquêteur d’un instant,car il faut gagner la confiance de ces hommes et vivre un peu comme eux.

Auprès des gars rudes et méchants, on rencontre d’émouvantes épaves dela vie ; voici un couple déjà à l’aise dans cet étrange milieu, et quipourtant est distingué, tous deux à cheveux blancs, l’homme rasé,bienveillant, même gai, mais discret, la femme aux traits fins, la têtedans une cape élégante quoique simple, elle semble résignée à sa misèreet aussi parle peu ; ils semblent attendre… Quoi ? Un retour defortune. C’est sans doute parce qu’elle vient en dormant qu’ilssomnolent, la tête non appuyée au mur sale, ayant seuls dans cettefoule une attitude correcte de repos. Il y a d’autres types de dévoyésdans cette foule ; parmi eux, il en est un que l’on ne remarqueraitpas, s’il n’était pas annoncé tout bas à l’oreille du nouvel arrivant,comme l’orgueil de l’établissement : « C’est un comte. » Jeune, propreen habit de travail, il va s’asseoir sans bruit au fond de la salle,c’est un ouvrier qui refait sa vie écroulée, il ne reste dans le bougeque le temps de s’y reposer, d’y boire et de se nourrir. On al’impression qu’il veut le quitter le plus tôt possible. Au contraire,plus jeune encore que lui, voici un déclassé définitif. Il se trouve àl’aise dans ce milieu où il parle avec élégance, mêlant cependant à sesparoles, pour se faire mieux comprendre de ses interlocuteurs, quelquesmots grossiers. Le langage seul traduit son origine. Il a dû quitterles siens, après un acte indélicat, alors qu’il était encore àl’Université, après avoir passé la licence ès lettres. Sa conversationest intelligente, enjouée, parfois subtile, il parle dans un bougecomme dans un salon. Mais c’est le clochard des clochards : à traversles trous de ses chaussures, on voit ses pieds sales ; son pantalon,souillé de couches de taches superposées se termine par des franges sidéchiquetées qu’elles semblent de la dentelle. Son veston ne vaut pasmieux ; les poches sont à peu près remplacées par des trous. L’ex-dandyqui a mangé la grenouille ne porte naturellement plus ni chaussettes,ni col, sa chemise s’ouvre sur une poitrine pointillée de croûtes et deboutons rouges. A qui lui en semble digne, l’homme montre parfois dansun portefeuille usé quelques extraits maintenant graisseux de sacorrespondance d’autrefois. Il n’est pas le seul qui ait une cultureintellectuelle : non loin de lui, on entend interpeller quelqu’un decette façon : « Toi qui as de l’instruction. »

Dans les cafés qui les acceptent, car le bouge est un cercle plus ferméqu’on ne le pense, on voit des groupes de Sidis, isolés. Ils sont malvus par tous. L’argent qu’ils gagnent, ils le cachent, et boivent lemoins possible ; après avoir passé la journée et la nuit dans lamaison, sur la sommation du patron, ils consentent à prendre un cafénature. Les Sidis ont leurs bouges particuliers, notamment boulevard dela Gare où ils se livrent à des batailles rangées, car ils se disputenttoujours. Ils ont même dans le quartier Popincourt un tripot tenu parun des leurs, ils sont, en effet, très joueurs et âpres au gain. Lapartie se termine souvent par des coups de couteau. Le patron de cetétablissement spécial ne compte pas beaucoup sur les consommations pourenrichir son commerce (elles sont d’ailleurs peu variées chez lui) ;mais gagne beaucoup sur les jeux où il touche un pourcentage élevé !Lorsque l’heure légale de fermeture est arrivée, on continue à jouerdans la cave. La police le sait peut-être, bien que tout ceci ait lieudans une impasse sombre, mais elle ferme les yeux pour être renseignéesur les habitudes des Algériens. Beaucoup de Sidis sont des indicateurscomplaisants pour elle.

A côté des Algériens, il est peu de bouges où, comme dans toute maisonde tolérance qui se respecte, on ne trouve un échantillon de la racenoire. Le nègre, lui, est sympathique, complaisant, gentiment bavard,naïf, on le surnomme généralement « Blanchette ». Il fait descommissions et raconte des histoires très longues et incompréhensibles.Naturellement, en hiver, il a froid et ne cesse de le répéter. C’est,des habitués du bouge, le plus propre, le plus convenablement vêtuquand il peut l’être. A signaler encore une femme qui n’est pasvieille, au visage agréable, toujours accompagnée de sa fille, unepetite blonde de seize à dix-sept ans, fraîche, éveillée, gentille,dont la présence irrite les sens des hommes privés de plaisirs. Elle sedérobe plus souvent qu’on ne le pense à la surveillance de sa mère, etdans n’importe quel coin s’abandonne aux jeunes. Ce qui devait doncarriver arrive : elles se séparent, la mère reprend un amant dans unautre bouge, la fille est agrippée par un souteneur ; elle reparaîtdans le quartier, mais ses mains sont propres, sa toilette plusrecherchée, elle porte des bas de soie ; sa nouvelle situation lalaisse désirable, mais autrement qu’avant. Ces deux femmes faisaienttache, une tache agréable dans le bouge. Elles parties, le sexe faiblen’y est plus que lamentablement représenté : les femmes sont sales,vieilles, presque toujours ivres ; elles sentent les odeurs les plusécœurantes où domine l’urine de leurs dessous jamais changés. Cependantce sont des femmes, et qui satisfont encore les mâles, ces édentées,ces borgnesses. Certaines même se livrent toujours à la prostitution.Une scène pénible : une de ces femmes à cheveux gris, ignoble, est dansun coin du matin au soir, devant tous, caressée, embrassée sur labouche par un gamin ; la différence d’âge de ces amants est telle quele petit semble la téter.

Connaissant les mœurs de la maison, on la soupçonne de ne se montrer sitendre que par intérêt, mais non, le gosse gagne mal sa vie pournourrir la goule. D’autres filles, de celles que l’on voit dans lesrues, passent dans le bouge, mais n’y demeurent pas ; elles sontrarement en règle avec la police. Ce sont des prostituées de dernièrecatégorie. Elles viennent voir leurs hommes, qui les guettent sur unbanc tout le jour. Quand elles n’apportent rien, elles vont docilementrecevoir la traditionnelle correction qui suit l’appel classique : «Sors dehors » ou « Monte dans ta chambre ». La femme hésite un moment,comme si elle allait se révolter, la menace s’aggrave, elle saitqu’elle ne gagne rien à attendre, baisse la tête, se résigne, ouvre laporte pour précéder le bourreau chéri. Quelques instants après lecouple revient, lui, calme, la femme a la figure abîmée ; loin dudanger elle proteste : « … Et si je vais à l’osto, qui te donnera àbecqueter ? », puis se soumet en brute. Ce ne sont pas les coups quil’éloigneront de son homme. Cependant, un jour, elle en trouvera unautre, qui la battra aussi, elle le saura avant de le prendre, maispartira avec lui, sans bruit ; le soir, elle ne reparaîtra pas, elleaura « fait la malle ». L’abandonné la cherchera dans tous les coinsqu’elle fréquentait, pour la « dérouiller », la « crever » ; ilinterrogera les filles qui, par jalousie, s’empresseront de le mettresur une piste qu’elles croient bonne, mais qui est fausse, car lafugitive, craignant cette fois-ci, non pas les coups de poing, mais lerevolver et le couteau, a, pour quelques mois, quitté Paris. L’homme nerestera pas longtemps seul, il est fort et beau, sait parler aux femmes; il « se maque » vite de nouveau, mais la dernière expérience lui aservi de leçon ; il serre la vis encore plus fort et surveilledavantage sa victime, qu’il n’aime guère, qu’il méprise même, mais quilui appartient. Cependant, il a su se montrer tendre, lui aussi, pourattirer sa femme.

Violent, en présence du client sérieux et habituel de sa femme, levoici, poli et silencieux, buvant au comptoir avec cet homme que lafille va suivre. Lorsque le couple est parti, le souteneur, accoudé auzinc, allume la cigarette que vient de lui donner son compère, ousifflote. Quand le commerçant au dos vert a trouvé une femmesusceptible de lui rapporter davantage, il cherche à se débarrasser dece qu’il a, et souvent la cède, moyennant une ou deux « livres », à unnégociant d’amour pour la province ou l’étranger, car il faut avoir desreins solides, une réserve d’argent ou des relations très étroites avecla police pour soutirer de l’argent de plusieurs femmes : on trouvedans les hôtels des quartiers Saint-Denis et Saint-Martin des «barbeaux », c’est ainsi qu’ils se nomment entre eux, qui ont à leurdisposition quatre ou cinq prostituées, vivant ensemble et avec lui ;ce sont de véritables harems à porte ouverte. Mais le souteneur debouge ne peut compter sur ce luxe, bien qu’il y aspire. Il y a unehiérarchie de maquereaux où le rang de chacun est rigoureusementrespecté, le barbeau de la Maubert ne vaut pas celui des bals de la ruedes Gravilliers près des Halles, du petit Balcon près de la Bastille,et ceux-ci ne peuvent frayer avec ces messieurs du bar de la placeClichy.

Dans ce milieu, le « milieu » même, la casquette est le calot dusoldat, et le chapeau melon le képi du général. Il arrive que lemaquereau du bouge, sans acquérir les hauts galons qui lui donneraientune aisance sûre et définitive, fasse une bonne affaire féminine, qu’ilrencontre par hasard une grue de valeur marchande supérieure à la fillequi l’entretient, et que cette grue en tombe amoureuse. L’homme changede tactique, pour conserver sa proie que l’on peut lui disputer, ildevient aimable, caressant, déploie, développe et souligne tous sestalents sensuels ; mais s’il sent qu’il ne s’agit que d’une passade, ilveut en profiter rapidement et le plus vite possible. Il estime d’uncoup d’œil qu’il croit sûr les biens de sa belle et, au moment dudépart, met la main sur ce qu’il juge de plus de prix. L’estimation estsouvent fausse, le lapin lui paraît de la belle fourrure, la bague entoc lui semble un « diame » ; cependant il arrive à « fourguer » sacamelote dans le quartier du Temple. Il dépense son gain en beuveriesaux Halles, avec les copains et les intermédiaires du marché, puis, denouveau « fauché », se sentant surveillé pour ses dépenses excessives,il retourne au bouge familier que son espoir de fortune lui avait faitabandonner. Il y trouve, avec regret, des changements ; des amis sontpartis, des hommes recherchés par la police comme lui ; en revanche, ily a de nouveaux arrivés : ce sont des interdits de séjour, des «triquards » condamnés pour vagabondage spécial, vol, coups etblessures. La police leur a donné quarante-huit heures pour quitterParis, mais, comme ils n’ont pas d’argent, ils ne peuvent prendre letrain et prolongent leur séjour dans le bouge. S’ils n’ont pas quelquessous dans leur poche, c’est leur faute, car plutôt que d’accepter unerapide condamnation qui leur aurait permis de gagner quelque chose entravaillant, ils ont préféré user de toutes les ressources de laprocédure pour prolonger leur détention préventive, puis, étantcondamnés, pour faire appel, ce qui leur permettait d’être assistés,par femmes et copains, c’est-à-dire de recevoir quelques billets decent sous, aussitôt donnés à la cantine de la prison. Car lesirréguliers sont généreux pour ceux qui sont « tombés », espérant sansdoute qu’on le sera pour eux aussi, le cas échéant. On ne refuse doncpas son obole quand circulent les listes de souscription dans lesbals-musettes ou les bouges, même si on ne connaît pas le bénéficiairedu don. Malheur à celui qui garderait pour lui le montant de lacollecte au lieu de l’envoyer au détenu !

Connaissant l’imprévoyance des prisonniers, l’administration garde pourle remettre au délinquant, le jour de sa libération, l’argent dupremier mandat reçu. Mais la direction des prisons ne montre plus lamême tolérance qu’il y a trois ou quatre ans pour les envois devictuailles aux détenus. Les jours de remise de colis, deux fois parsemaine à la Santé, le jeudi et le dimanche, c’est surtout du linge quel’on apporte aux prisonniers.

L’aspect de la salle d’attente, ce jour-là, est pittoresque : on y voitdes parents honteux, des femmes à cheveux blancs, douloureuses, desvoyous, qui ont fréquenté une autre partie du bâtiment, des fillesdémaquillées : chacun a son paquet à la main et attend que le gardienvienne en prendre le contenu. On lui glisse une petite pièce pour qu’ilvous favorise et, le tour de cellules fait, il annonce que le détenu areçu son colis.

Comme on est fier, au bouge, d’avoir reçu une lettre de prisonnier !Cela prouve que l’on a d’intéressantes relations. Et on déploiecomplaisamment la lettre marquée au travers de la première page par lagrosse mention administrative au tampon bleu qu’il est interditd’envoyer des timbres-poste, on la lit à haute voix ; elle se terminepresque toujours par un : « Bonjour aux copains », dont chacun prend sapart. Le libéré vient remercier ses amis. On lui fait enlever sacasquette afin de voir la tête que lui fait la tonte administrative ;mais souvent l’homme a su profiter des délais de prévention et d’appelpour éviter la taille de cheveux imposée aux prisonniers de plus dedeux mois, alors on le félicite de son habileté ! C’est à sonobstination à garder sa casquette enfoncée jusqu’aux oreilles, pour nepas être repéré par les « bours », qu’on reconnaît le prisonnierrécent, et cette marque cruelle de la servitude légale reste longtempsapparente. L’enfant échappé « aux colonies » est, lui, reconnaissable àun signe supplémentaire : aux bras et à la poitrine brunis par lestravaux des champs.

Il est flatteur de passer pour l’ami des plus scélérats. Lorsque le Petit Parisien, le journal le plus lu par la pègre, donne des détailssur un grand crime avec la photographie et les noms de leurs auteurs,tous veulent les avoir connus. On est fier d’avoir serré la main decette vedette du jour. Beaucoup cherchent à se donner une réputationd’hommes terribles par leurs simples relations avec des banditsredoutables, dont le plus souvent ils se contentent de faire les plusordinaires commissions pour paraître vivre dans leur intimité.

Leur admiration est passive et ils ne sont le plus souvent coupablesque de délits sans importance. Ce ne sont cependant pas les moinsbavards pour raconter eux-mêmes des exploits fantastiques. Il faut,d’ailleurs, en général, douter de ceux qui, sans avoir bu, racontenttrop facilement des prouesses. Ils se grisent d’aventures au point decroire avoir fait ce qu’ils auraient voulu faire.

Les hommes dangereux savent ce que parler veut dire et peut coûter.Pour eux l’asile est une retraite, et non un lieu de prédilection ; ilss’y cachent parce qu’ils ne peuvent vivre en sûreté dans un endroitplus agréable. Il ne faut pas les confondre avec des clochardssimplement chapardeurs qui croupissent dans de tels coins. Un habituédangereux de bouge parle peu ; il sait qu’il y a des oreilles payéespour tout écouter, même parmi celles des gueux.

Sans doute, il est des « caïds » qui aiment en imposer par la peur auxmilieux qu’ils fréquentent. Mais continuellement sur le qui-vive, ilsne restent jamais longtemps où ils passent.

Etre la terreur d’un quartier (et cette appellation a de moins en moinsde signification) ne veut pas dire être la terreur d’un bouge ; lesecteur de ces maîtres par la violence est toujours étendu. Ces hommescourent de place en place, se montrent redoutables partout, pourmaintenir leur puissance. L’ubiquité maintient leur force en même tempsque leur sécurité. D’ailleurs, les « terreurs » ne sont pas ce qu’unvain peuple pense. On se les imagine bâtis comme des hercules de foire.Il en est d’assez petits, tel la dernière « terreur des Halles »,garçon mince et gai, au brun type oriental qu’accentuait un long nez.S’il y a un endroit où une « terreur » paraisse devoir être solidementmusclée, c’est aux Halles, où il faut tenir tête aux forts.

Ce Petit-Jean n’est pourtant rien moins que le fort des forts. Quant àces forts mêmes, ce serait aussi se tromper lourdement que les croireavides de bagarres et d’aventures. Ce sont de braves travailleurspaisibles, quoique bruyants, qui ne désirent rien tant que débarrasserles Halles des « terreurs ». Ils l’ont fait bien voir en abandonnantPetit-Jean à la police dans un très mauvais état, après l’avoir somméde se rendre, car ils se sont, comme bien souvent, chargés du passage àtabac. Les qualités indispensables à une terreur sont la hardiesse, lafanfaronnade, le courage, le sang-froid, la vivacité d’esprit, la ruse,la mauvaise foi persuasive, et surtout, physiquement et moralement, lasouplesse. D’ailleurs, ces surnoms de terreurs, comme bien d’autresredoutables, n’ont pas été inventés par la pègre pour qualifier leshommes redoutables ; ils sont souvent trouvés par les journalistes quiles emploient à corser leurs articles. Mais quel succès ils obtiennent,ces surnoms, auprès des lecteurs « affranchis » ! Ce sont eux qui lesreprendront ensuite.

On peut dire qu’à notre époque le journaliste est le véritablepropagateur du crime par sa complaisance à décrire et à donner desdétails sur leurs auteurs.

Avec l’aide de la police, il découvre, d’ailleurs, souventd’excellentes expressions pour caractériser une bande ; voici celle desTruands, et celle des Tatoués, la dernière ainsi nommé à cause desdessins que portaient sur la figure la plupart des associés, et enparticulier celui qu’on appelait le chef, parce qu’il avait sur lefront un énorme cafard. Le chef des Tatoués, jeune, gros, rouge etbonhomme, paraît, depuis sa sortie de prison, avoir changé de camp,sans doute par l’impossibilité où son tatouage le met de dissimuler savéritable identité. Il semble qu’aux bataillons d’Afrique, certainshommes qui se tatouent ainsi la figure, ou bien désespèrent de quitterles compagnies de discipline, déroutante psychologie criminelle, ou,quand ils se désignent ainsi pour toujours à la surveillance policière,renoncent, en rentrant dans la vie civile, à poursuivre leurs exploitsd’irréguliers. Cependant, ils récidivent, et triquards, afin d’échapperaux conséquences de leurs actes, signent, bien qu’échappés de l’enfermilitaire, des engagements à longue durée, dont ils souffriront, maisqui leur feront connaître encore la vie d’aventures que, sous n’importequelle forme, malgré tout, ils aiment !

La police (à qui ils le rendent bien) et les journalistes ne sont pasles seuls à donner des surnoms terribles ; les petits garçons dont il aété parlé tout à l’heure, grands amateurs de récits d’exploits apacheset d’aventures policières, se donnent les plus beaux : voici dans lequartier de ces empoisonnés de mauvaise littérature :Nénesse-l’Assassin, malheureux imbécile, et Coup-de-Boule-Mortelle,grand oisif pouilleux, qui commence à croire que son surnom est méritéet qui raconte avec une très forte apparence de conviction ses exploitsimaginaires.

Les surnoms de la véritable pègre sont au contraire plus modestes ; etloin d’attirer l’attention de la police, ils tendent à la dépister. Ilsajoutent seulement un qualificatif caractéristique ayant trait auphysique, au pays, à une ancienne profession de l’homme, à un diminutifrarement original. Mais Bébert n’est pas Albert, Dédé n’est pas André,Charlot n’est pas Charles, Milo n’est pas Émile, Petit-Louis n’est pasLouis. Le répertoire de ces diminutifs est très pauvre, les mêmes sontdonc souvent utilisés.

Ces notes ont été aussi bien écrites pour l’enquêteur curieux depénétrer dans un milieu qui paraît, au premier abord, difficilementaccessible, qu’au bourgeois s’intéressant aux mœurs des déclassés.

Pour l’enquêteur novice, nous donnerons spécialement quelquesavertissements dûs à l’expérience. Il devra entrer dans le bouge sansaucun dégoût d’homme délicat ; son odorat serait, en effet, incommodépar les différentes odeurs de crasse, d’alcools, de nausées et demauvaise haleine. Il pourrait être aussi désagréablement frappé par cequi écœure à l’entrée : le zèle avec lequel presque tous les gueux del’assistance, les uns avec des grimaces, les autres indifférents,grattent sous leur chemise et même dans leurs pantalons les différentsparasites qui les gênent.

Il faut s’habituer au spectacle de vieilles à cheveux gris, et à lapeau plus grise encore de saleté, qui, bras et poitrine nus,poursuivent avec ardeur les bêtes tenaces. L’enquêteur ne devra pass’étonner de cet oubli d’une pudeur que l’on dit naturelle aux femmes,le mélange intime des sexes étant la caractéristique des lieux où ilvient de pénétrer.

Se déguiser, pour paraître du milieu, serait inutile, car on a tendanceà forcer la note d’élégance spéciale, copiée sur les danseurs de java,les acteurs de sketches réalistes dans les cafés-concerts. Les clientsdes bouges sont habitués aux camouflages diversement habiles des «poulets » (agents en civil) et de tels accoutrements les font rire oules rendent méfiants.

Un costume un peu usé de bourgeois pauvre convient mieux ; le nouveauvenu peut être pris alors pour quelqu’un « qui a eu des revers », pourun trafiquant de stupéfiants, pour un entremetteur, ou pour « un mecqui travaille aux courses », car il faut renoncer à ne pas êtreremarqué par ces gueux qui se connaissent tous et que la prudence forceà surveiller chaque arrivant.

Il est évident que la malpropreté de la clientèle, le peu de placeentre les corps loqueteux, n’incite pas à s’asseoir ; le curieuxpréfère s’accouder au zinc, il peut le faire sans y rester longtemps,car c’est là que les « bours » de service viennent boire un verre. Que,surmontant son dégoût, il repère donc le plus tôt possible une placedans un angle de la salle. Il est inutile de dire que le veston serasoigneusement fermé et ne contiendra rien de précieux parce qu’il estétonnant comme la familiarité conduit vite le pouilleux à prendre lespoches de son voisin pour les siennes ou pour celles qu’il devraitavoir et qu’il n’a pas.

La conversation est un écueil, il faut éviter les expressions tropdistinguées, on le comprend, mais aussi l’argot des romanciers quin’est pas à la page, non plus que certain vocabulaire trop classiquepour être encore employé : ainsi le bourgeois, par exemple, qui secroit affranchi, parle du Sébasto, alors que le voyou dit le « Topol… »

« Si on n’a pas vécu » (c’est-à-dire couru les aventures), il fautparaître cependant savoir beaucoup de choses, mais connaître toutd’abord le vocabulaire courant du bouge ; prendre garde de traduire parinspiration un mot qu’on ne comprend pas, ce mot a peut-être étéprononcé avec intention pour savoir à qui on a à faire.

Attention aussi à la manière de trinquer ; il en est une qui est uneinsulte, et si l’on la supporte, adieu la considération du milieu. Ilne faut pas se découvrir devant une femme, ni la saluer la premièrequand elle est avec des hommes. Il est d’usage de continuer à garder lacigarette en lui parlant ; lorsqu’on veut l’inviter à danser, dans unbal-musette, il convient de l’appeler par signe sans se déranger ; pasde conversation pendant la danse, après, le cavalier la quittera, sansla remercier ni l’accompagner. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pasune politesse du bouge, ainsi il serait mal vu d’interrompre une partiede belote pour serrer la main d’un joueur (1).

On ne doit pas non plus s’occuper de la femme d’un copain, ni chercherà les réconcilier quand ils se disputent, c’est la plus grandegrossièreté que l’on puisse commettre. Souvent la fille, découvrant envous l’émotion de l’homme d’un autre milieu, cherche à vous attendrirsur la manière dont on la brutalise. Il faut alors résister à la pitiéque la fille oublierait ou vous reprocherait peut-être, après avoir denouveau souri à son amant.

Il y a plusieurs manières de reconnaître que l’on est « brûlé » ; si uncopain demande : « Prête-moi une livre » (cent francs), il fautrefuser, l’autre abaisse ses prétentions jusqu’à un sigue (vingtfrancs), puis une bougie (cinq), un laranque (deux), un lymphe (unfranc), quelques croques (quelques sous). – A partir de la tune, onpeut prêter en paraissant encore du milieu. Il n’est pas inutile deremarquer le regard du quémandeur vers la poche où on prend l’argent,ce peut être une indication dont il se servira plus tard. Quand, pourvous avoir bousculé, on vous demande courtoisement : « Pardon, monsieur», il vaut mieux quitter le bouge, car on y est complètementdéconsidéré.

Après avoir décrit les principaux types vagabonds parisiens, il restepeu de chose à dire de la vie du bouge. Avec ses fainéants, le bougevit à peine ; il somnole. Le patron seul est actif à surveiller seshôtes, à faire renouveler régulièrement les consommations, moyennantlesquelles il autorise le sommeil ; la besogne de cet homme estterrible : debout pendant une journée très longue, il dort peu, ne doitavoir confiance en aucun client, ses seuls amis sont le chien policierque les plus méchants cherchent à amadouer de toutes les manières, sonrevolver et sa matraque. Il ne peut reposer son esprit un instant, carqui sait le mauvais tour que peuvent lui préparer ces gaillards-là ;attention surtout à la caisse, mais il ne peut cependant toujoursdissimuler son argent parce que cette recette est lourde, non debillets de banque bien entendu, même pas de coupures, il n’en reçoitque des chiffonnées, souillées, froissées et prises Dieu sait où, maisde francs, et surtout de sous. Dans les pires crises, il a toujours dela monnaie ; sa monnaie même le gêne. Il ne faut pas d’ailleurs croireque sa recette soit négligeable. Elle atteint souvent des chiffres quene connaissent pas des commerçants bourgeois bien achalandés.

Beaucoup de clients qui ont vécu dans son établissement une viemisérable, lorsqu’ils ont de l’argent en poche viennent le dépenserchez lui en tournées.

Les soirs de Noël et de Jour de l’An, on fait le réveillon dans lesbouges les plus pouilleux, et celui qui a quelque chose paie pour celuiqui n’a rien. Les nuits de travail exceptionnel, le patron se faitaider pour le service par un de ses clients, les plus forts et un desmoins dangereux pour lui (tout est relatif en cette deuxième matière).Mais l’une et l’autre qualité se trouvent souvent réunies, car laplupart du temps les plus forts des bouges sont les plus calmes.

Il arrive que le patron emploie par la suite son auxiliaire complaisantà des travaux un peu durs, transport de vin à la cave, ou mise enpièces, réparations. Le garçon occasionnel est fier de cettedemi-confiance, mais le patron le surveille cependant, car il sait queses boissons peuvent disparaître facilement.

La besogne la plus importante de l’auxiliaire costaud est le maintiende l’ordre de la salle ; il emplit les verres vides, calme lescombattants ou les invite à sortir, met dehors les ivrognes ou lesmauvais payeurs. Quand un conflit se produit dont le patron pourraitpâtir, il est curieux de voir se lever, pour le défendre et combattreun de leurs semblables, plusieurs gaillards qui surveillent le révolté…et les issues. Ces bons services sont payés en consommations. Chaquelundi, le patron « arrose » ses meilleurs clients. Pour les étrennes,il permet à son ou ses serveurs bénévoles de placer sur son comptoirune tirelire parée d’un ruban avec l’inscription : « N’oubliez pas legarçon » ou « Pourboire du garçon. »

Le patron appartient plus ou moins à la police, soit comme agent, soitqu’il donne des renseignements ; s’il refusait d’être indicateur, ilverrait vite, sous un prétexte quelconque, sa maison fermée. Mais ilcomprend son rôle de policier ; quand il se débarrasse de certainsclients, il en favorise d’autres, et même les prévient parfois de larafle prochaine qu’il lui arrive de provoquer. Ses « manque à gagner »sont minimes, les appareils à sou sont pour lui une tirelire plutôtqu’un risque, bien que certains croient savoir remuer l’appareil detelle façon qu’ils ne puissent perdre.

Il est vrai que le patron est obligé de jouer des tournées de « zanzi »avec ses clients, mais lorsque les parties deviennent trop nombreuses,il les interrompt pour reprendre sa tâche. Il faut aussi compter lesverres cassés fréquemment dans un établissement d’ivrognes, dequerelleurs et de dormeurs éveillés ; une pancarte porte bien que : «Vu la cherté du matériel, la clientèle devra payer tout verre cassé »,mais le patron applique le moins possible cette décision. Il est rarequ’après avoir exercé son commerce pendant quelques années, lepropriétaire du bouge ne le cède un bon prix à un successeur, pour,fortune faite, prendre une autre maison ou vivre à la campagne.

Habituellement, on parle du travail avant le repos ; dans ce milieuspécial, il convient de renverser l’ordre, on travaille, on feint detravailler parce qu’on ne peut continuer à ne rien faire, que l’estomacproteste.

Il ne saurait être question ici de plaisirs, le plaisir même est uneactivité, et le vagabond reste un fainéant. Tout son plaisir consistedans la soûlerie et dans le soulagement, souvent modéré, des besoinssexuels, – nous ne parlons pas de modération pour les Sidis, bienentendu.

La béatitude consiste dans l’oisiveté, ne l’oublions pas. Le sommeilest le pur bonheur. On joue un peu aux cartes, entre deux sommes etnaturellement à la belote ; dans certains bouges le jeu est uneressource, le malin en vit au détriment de l’apprenti affranchi qui selaisse duper sans s’en apercevoir : ainsi il y a près des Halles descafés où l’on ne joue qu’au faro… et où l’on sait y gagner toujours.Les jeunes quittent parfois le bouge, et certains, souvent pour allerau cinéma ; on y fait, paraît-il, de bonnes rencontres. Mais il fautcependant payer sa place.

Il n’y a pas que les ivrognes qui chantent dans le bouge. Il y a deshommes qui ont des prétentions artistiques, ils chantent, la main surle cœur, des couplets antimilitaristes de l’ancien répertoire Monthéusou bien sentimentaux.

Il est curieux d’entendre les souteneurs les plus brutaux s’attendriren racontant les malheurs des filles ou un garçon ivre vitupérer contrele « roi Bistrot ».

Mais il faut constater que l’homme du peuple quel qu’il soit croit à sapropre légende, malgré la vérité qu’il côtoie tous les jours. Sachanson terminée, l’artiste amateur fait la quête dans sa casquettegraisseuse, mais la recette est maigre, bien que les sentimentsexprimés aient soulevé l’enthousiasme des auditeurs.

Ivre, un contre-maître connu du quartier entre. Il n’a pas seulementbien bu, il a aussi bien dîné ; un loustic qui l’a remarqué se lève, vavers lui, et lui tape sur l’épaule, feint de bien le connaître, d’avoirtravaillé avec lui, d’être de son pays, lui parle des siens, duchantier, des malheurs du temps, lui apprend qu’il chôme, mais qu’ilvoudrait bien être embauché par lui. Le contre-maître, dont le regardest vague et les jambes vacillantes et molles, peut difficilementsuivre le discours et est encore moins capable d’y répondre. Sa mainlourde serre sur le comptoir un gros porte-monnaie bien rond deménagère ; c’est ce porte-monnaie qui a déchaîné l’éloquence du titi.

Le malin Parisien continue à étourdir l’ivrogne de ses phrases,maintenant il raconte ses voyages, ses aventures d’amour ; et ayant vuun tatouage sur le bras de l’homme, se découvre son camarade debataillon d’Afrique ; comme l’autre n’interrompt que par des motsdécousus et des monosyllabes, il continue, sans arrêter, à donner coursà son imagination la plus fantaisiste et la plus bouffonne, car lesplaisanteries succèdent aux plaisanteries, les coqs-à-l’âne auxà-peu-près, et aux grivoiseries.

La verve du garçon a réussi ce miracle : réveiller l’assembléeengourdie ; les anciens soldats se rappellent que la gouaillerie d’unfaubourien, au milieu des marches les plus pénibles, déridait lesfatigués et leur donnait la force d’oublier leur lassitude : toute lasalle, tournée vers lui, sourit, et cet encouragement stimule la vervede camelot du spirituel bavard.

Maintenant, il parle bas à l’ivrogne, dans l’oreille même, sanscraindre la mauvaise haleine, il s’approche du visage congestionné,mais en même temps lui donne d’amicales bourrades dans le dos, puis lepalpe avec affection près des poches, le frôle à l’endroit où ilpourrait cacher quelque chose d’un certain prix ; enfin, sa petiteenquête terminée, tire quelques sous de sa propre « profonde ». « Jevoudrais t’offrir à boire, déclare-ti-l, mais comme tu le sais, je suischômeur, je partage avec toi les derniers sous qui me restent, mets-enautant sur le comptoir et nous trinquerons. » L’ivrogne parvient àprotester : « Je n’ai plus rien, j’ai tout dépensé, je suis fauché. » «Mais si, insinue doucement l’interlocuteur, tu as encore quelque choselà, dans ta main, » et il ouvre le porte-monnaie, après avoir, sansaucune gêne, fouillé les poches intérieures du veston. L’ivrogne n’a purésister ; mais, connaissant probablement sa faiblesse, avant des’enivrer complètement il a dû fermer chaque compartiment de sa bourse; le rusé les examine tous, trouve des papiers qu’il dédaigne, enfindécouvre quelques francs et peu de sous ; il les sort du porte-monnaieet les pose sur le comptoir, les compte haut : « Tu vois bien qu’il tereste quelque chose. Tiens, patron, voilà pour deux verres, et pourcelui de tout à l’heure. Qu’est-ce que tu prends ? Comme moi… Alors,deux coups de blanc… »

Le contre-maître grogne, essaie de protester, mais en est empêché parun flot nouveau de paroles.

« Et puis, termine le farceur, je sais que tu es un pote, tu nerefuseras pas à un copain dans la misère de quoi se nourrir ce soir, »et il s’empare de toute l’argent, moins deux sous qu’il remetironiquement dans le porte-monnaie : « Je te rendrai ça demain auchantier. »

Le pauvre homme s’agite, tente de se fâcher, a une nausée de colère,balbutie une étrange injure, peut-être une menace, tandis que letrompeur qui n’a plus rien à en obtenir, le pousse vers la porte et lemet dehors.

L’ivrogne roule sur lui-même, chaloupe, traverse la rue au milieu desautomobiles, et vient s’abattre, masse grasse, contre le trottoiropposé. Son dupeur qui l’a suivi de la porte vitrée du bouge, ingrat,éclate de rire, mais ne va pas lui tendre la main. Il estime qu’il luia donné assez de peine ; en effet, il ne s’en serait pas donné autantpour gagner honnêtement de l’argent, mais le vol des ivrognes est unespécialité de ces messieurs.

Il est une autre distraction du bouge qui en connaît peu : celle desparis ridicules que l’on tient pour montrer que l’on est un homme. Cen’est pas le montant de la gageure qui tente, mais le défi.

Pour dix sous, un homme parie de se jeter dans la Seine, habillé ;comme il exécute sa prouesse, ivre, il est près de succomber à unecongestion.

Un autre parie de manger des ordures arrosées de salive ou roulées dansla poussière, et il est fier d’y réussir. On le regarde tenir saparole, curieusement, plutôt qu’avec dégoût. Le dégoût n’existe pasdans la maison, on l’a vu.

L’hygiène n’y est même pas celle probable des temps préhistoriques.L’authentique réponse d’un gamin trop sale, à qui on suggérait de selaver, le prouve : « Pourquoi faire ? Il faudrait recommencer une autrefois. » Les plus propres, mais ils sont rares, vont se frotter le couet les mains dans un baquet d’eau sale, ou sous quelque pompe ; en été,ils vont jusqu’à la Seine.

On aperçoit souvent des malheureux dont les pieds sont gonflés par lesvieilles chaussures à plis rugueux que la sueur durcit, ils souffrentau point d’avoir parfois le besoin d’enlever leurs « pompes » ; ondevine l’odeur accablante pour des voisins délicats que produit cetteopération.

Le curieux qui ose regarder voit un pied violacé, aux excroissances,aux ulcères suppurants les plus variés, et auxquels collent desfragments de toile noire, des anciens morceaux de chaussettes. Le cou,les pieds, les organes sexuels et le séant sont des parties du corpsqui ignorent particulièrement le lavage.

Quand on veut être élégant, on crache sur les chaussures pour enleverla boue, et on frotte avec une serviette ou avec un rideau, s’il y ena. La vermine et tous les parasites du corps sont les compagnonsfamiliers dont ne s’occupe que quand leur affection est tropchatouilleuse, alors on les gratte pour les calmer un peu.

Les soins sexuels n’existent pas ; les maladies vénériennes sont àpeine cachées, on en parle entre hommes, d’ailleurs leur activité estflagrante partout ; pour que l’on se décide à aller à l’hôpitalSaint-Louis, il faut que se produise la crise la plus grave.

Sans souci de la pudeur qui pourrait subsister dans les femmes et lesfillettes qui les entourent, les hommes se consultent crûment sur leurmal ; et bien qu’ils souffrent, quand une occasion se présente,continuent d’aimer, et la saleté des pansements, l’exposition à l’airdes plaies accroissent encore dans le bouge les dangers decontamination déjà permanents.

Si les hommes avaient une coquetterie, ce serait celle de leurscheveux, se laver consisterait pour les raffinés à mouiller leurfigure, leurs mains, et aussi à tremper le peigne dans l’eau pourobtenir une chevelure lisse et ondulée. Mais celui qui veut paraîtremâle tient surtout à être coiffé en boule, c’est-à-dire à avoir lescheveux rasés, en ligne droite horizontale, parallèle à la casquette,très haut sur le cou. Cette coiffure est, avec « les pattes, » le signepileux le plus caractéristique du gars qui cherche à en imposer.

Mais la boule a besoin d’être fréquemment entretenue et rasée, aussifaut-il souvent y renoncer, et les cheveux tombent, alors longs,crasseux, et pleins de poux, plus bas que le col.

Cependant, bien des bouges ont leurs coiffeurs-amateurs à prix réduit,qui ne travaillent pas beaucoup plus mal que ceux des régiments.

Il reste à parler des moyens employés par les irréguliers pour vivre.Peu, nous l’avons vu, ont le courage d’aller au labeur.

Si quelque naïf, qui ne peut être de leur milieu, car ilsdédaigneraient une justification dont ils savent la valeur, s’étonnequ’ils préfèrent le froid, la faim, les guenilles, la misère auxressources produites par un travail régulier, ils répondent, soitqu’ils n’en trouvent pas, soit qu’il faut avoir un lit et quelque chosedans le ventre pour « bosser » dur et attendre la paie de la fin de lasemaine, soit que l’on ne peut se présenter à un patron pour une placesans être convenablement vêtu, ou, s’il s’agit d’un esprit fort, quicherche l’excuse des principes, ils déclarent qu’ils ne veulent pas «s’esquinter pour engraisser des exploiteurs ».

Deux seuls de ces arguments paraissent sérieux à l’homme charitable,mais peu averti : Oui, se dit-il, on ne peut travailler sans être logé,nourri et vêtu. » Mais si, pour sauver quelqu’un, il veut se montrerphilanthrope en prêtant au malheureux de quoi satisfaire ces besoinsélémentaires, il aura simplement perdu son argent.

L’homme ainsi aidé attendra toujours une bonne place le lendemain, uneplace qu’il ne voudra pas quitter, ou bien il dira qu’il travaille etira se promener. La meilleure manière d’être charitable envers undévoyé c’est de ne jamais l’aider pécuniairement.

Il y a cependant des hommes forts qui, de temps à autre, ne pouvantsatisfaire leurs appétits essentiels, secouent leur paresse, soupirentet, un peu de courage revenu, se disent : « Et maintenant, au boulot ! »

Ce n’est pas la peine qui les effraie, ceux-là, alors ! Ils veulentbien faire un gros effort, trimer ferme, à condition d’être bien payés,mais aucun n’a l’intention de travailler longtemps. Ils n’ont pas lechoix du métier à prendre, car ils sont rarement spécialistes, bienqu’ils déclarent : « Je suis couvreur, je suis marin de mon métier »,mais ils ont bien des motifs de ne pas chercher de ce côté un emploi,parce qu’ils ont quitté leur place – s’ils l’ont jamais occupée – dansde mauvaises conditions, et qu’ils sont dépourvus de certificatsauthentiques.

Les deux corps de métier qui viennent d’être cités sont ceux dont sevantent de sortir le plus grand nombre d’irréguliers ; mais il y acependant parmi eux encore plus de manœuvres, désignation vague, etd’anciens garçons de café ou d’hôtels : « J’ai appartenu au personneldu Carlton, du Ritz, du Café de Paris, de la Taverne Royale »,entend-on souvent dire. « Quelle bêtise j’ai faite en partant !... »Comme on sait que ces grands établissements rapportent à leurs garçonsdes sommes que leur envieraient les plus hauts fonctionnaires, onpourrait être aussi surpris qu’eux, sinon plus, de ces départs, à moinsqu’on ne soupçonne, comme il convient, de sérieuses indélicatesses.

Le costaud en quête de travail se dirige presque toujours vers lesquais ; il devient débardeur, pour le ciment ou la brique, ces deuxcharges sont différemment pénibles, la brique le paraît être davantage,mais le ciment brûle la peau et durcit les cheveux. Cependant, il y aplus dans les bouges de débardeurs occasionnels de ciment que de brique.

L’homme travaillera trois jours environ, le temps de décharger unbateau, puis dépensera en quelques heures son salaire avec sescompagnons dans les cafés fréquentés spécialement par les gens dumétier, et où ont lieu les paiements sous la direction du chefd’entreprises qui travaille aussi dur que ses hommes, et avec eux,puis… l’homme du bouge se repose et pour longtemps.

Si les demandes n’étaient pas si nombreuses pour peu de places, et s’iln’avait pas fallu montrer ses papiers, il aurait préféré travailler enusine (mais pas dans celle où on retient les premiers jours de salairepour les donner à la sortie).

Quelques heures après être entré dans cette usine, il lui seraitarrivé, comme par hasard, un accident qui l’aurait blessé et renduincapable de continuer son travail, lui permettant ainsi de toucher laprime d’assurances, c’est ce qui s’appelle : « piquer un macadam ».Après l’avoir provoqué, il s’agit d’entretenir maintenant le macadam leplus longtemps possible.

Beaucoup emploient plusieurs fois ce procédé en quelques jours, ettouchent ainsi en même temps plusieurs primes.

La loi laissant aux victimes des accidents du travail le droit dechoisir leurs médecins, les simulateurs vont trouver des docteurscomplaisants qui se font une spécialité de cette clientèle ; cesmédecins reconnaissent tous les accidents comme naturels, et même, pourque leurs complices reviennent les voir souvent, ils leur donnent del’argent.

C’est ce qui explique qu’à certaines heures on voie dans les bouges deshommes attentifs à introduire dans leurs plaies des matières irritanteset sales, à tailler leurs chairs avec un couteau souillé, à s’appliquerdes mouches de Milan ; ils nourrissent ainsi leur macadam.

L’exploitation des primes d’assurance a développé l’ingéniosité desfainéants courageux. Ne leur a-t-elle pas suggéré l’invention demâchoires artificielles par lesquelles ils se font mordre, ens’approchant des chevaux des camionneurs qu’ils irritent, tandis queleurs camarades constatent l’accident et leur servent de témoins !

Le « maquillage » amène à parler des tatouages. C’est pour certainsartistes une véritable ressource. Le tatoueur exerce parfois sestalents dans un coin du bouge, mais il y gagne trop peu pour que letravail soit intéressant dans ce lieu. Le client, au lieu de laisserlibre cours à sa fantaisie, commande son dessin ou son inscription, etc’est ce qui limite l’ingéniosité du tatoueur.

Les inscriptions, surtout, sont de pauvres inspirations ; faites pourla vie, il semblerait pourtant qu’elles dussent être choisies avec plusde réflexion. Il est curieux de voir s’aligner sur la poitrine et lesbras de certains sujets les noms des femmes successivement aimées commes’ils avaient eu l’illusion que la dernière inscrite clôrait la liste.

On arrive cependant à ôter les tatouages ; c’est même le métier despécialistes, mais leur opération coûte cher. Ceux qui veulent sedébarrasser de signes compromettants, et qu’ils regrettent, préfèrentstoïquement brûler la chair avec les mots.

Le tatouage découvre souvent mieux l’homme que son visage, les cinqpoints entre le pouce et l’index et la mouche sur la joue n’ont plusaucune signification (on observe même sur des agents de la Sûreté,cette mouche, erreur de jeunesse) ; mais les yeux maquillés àl’intérieur et que l’on peut prendre pour des traces de travail aucharbon, parce que leur préparation est très douloureuse à supporterdénotent un « homme » et lorsque celui-ci a un ou deux doigts coupés,il n’est plus possible de douter de son courage, car la mutilation desdoigts est volontaire chez les Joyeux, qui l’exécutent pour obtenir enAfrique le repos temporaire d’un séjour à l’hôpital, mais, comme il n’ya que dix doigts, il faut être prévoyant, chacun d’eux, sauf le pouce,peut permettre une mutilation par phalange, soit trois. Si les plusgrands tatouages se trouvent sur le corps des disciplinaires, le faitest facilement explicable : l’exécution de ces ouvrages, abondants endétails, demande plusieurs jours que l’oisiveté du bled laisse libresau patient.

Les Algériens portent un tatouage particulier ; fréquemment ils portentdes tatouages faits à l’électricité et où l’on remarque une couleurrouge spéciale : ces dessins sont plus corrects, plus réguliers, maismoins fantaisistes que ceux exécutés à la main, à l’aide d’aiguilles ouavec un rasoir.

Les quatre sentiments qu’expriment ces manifestations graphiques sont :l’amour, la révolte, la sensualité, l’aspiration à l’art.

L’obscénité est souvent très brutale ; et certains critiques sportifsont déploré que des boxeurs exhibent devant tous des scènes de l’amourle plus brutal, traitées avec précision. Bien des tatouages sontcalqués sur des dessins de mode, ce qui explique leur caractèreparisien, mais naturellement ils datent vite.

Un ouvreur de portières du Casino de Paris, qui souvent offrit sesservices à Mlle Mistinguett, porte sur le corps, en grandeur nature, latête et le buste de la vedette du music-hall.

Certains hommes font commerce de leurs tatouages ; ils les montrent,dans les bouges véritables, pour un verre de vin, dans lesétablissements de grands-ducs, pour de l’argent.

Ceux qui se font fait tatouer le regrettent presque toujours, quand ilsn’attachent plus d’importance au défi, et s’inquiètent seulement d’êtreremarqués par ces signes spéciaux.

La profession de tatoueur n’est qu’une des nombreuses formes dubricolage dont vivent les irréguliers. Ces formes s’accroissent chaquejour, l’occasion les provoque, les suscite. Il ne peut donc êtrequestion de les énumérer toutes ; il suffit de signaler les plusfréquentes.

Le bricolage est le hors-d’œuvre, et le vol, le plat de résistance,mais le vol de peu de profit et sans grand danger est aussi une sortede bricolage. Celui-ci est dédaigné par certains idéalistes d’un genretrès particulier qui rêvent d’un «  beau coup… », risqué sansdoute, mais très profitable, menant à la richesse… ou au bagne ;qu’importe, puisqu’on paie une petite faute aussi cher qu’une grande,autant donner le coup de dé pour un enjeu intéressant. Les personnagesoriginaux, vivant pour ce but, sont toujours aux aguets, mais ne sesatisfont rarement des plans qui s’offrent à eux. Aussi restent-ilssouvent jusqu’à leur mort honnêtes – ou presque – malgré eux. Mais quin’a pas entendu la confidence de leur grand espoir ne peut tout à faitcomprendre ce qui rend parfois le criminel presque mystique parl’exaltation de l’aventure fabuleuse à laquelle il tend sansl’atteindre plus que par la pensée.

Mais il y a des vols que réalisent, hélas ! chaque jour, les hôtes desbouges, ce sont les vols à l’étalage et à la tire.

Pour voler à l’étalage, la patience et l’esprit observateur sontnécessaires. Il faut connaître le lieu où l’on va opérer, savoir quetelle marchandise se trouve à tel endroit, qu’à certaine heure il n’y aaucune surveillance, examiner d’un rapide coup d’œil la sécurité de larue. Le vol à la tire est plus difficile, et habilement exécuté, il estsouvent plus fructueux, mais les voleurs n’ont pas toujours de flair ;ils suivent une proie qui leur paraît intéressante et qui, àl’expérience, ne vaut rien, tels les pêcheurs à la ligne qui seréjouissent de sentir mordre fortement lorsqu’à leur hameçon estaccroché un vieux soulier.

Le vol à la tire se pratique surtout dans les rassemblements : c’est cequi explique pourquoi, les jours de certaines fêtes, les bouges sevident : leurs habitués vont travailler sur les boulevards, en ordredispersé, près des boutiques, autour des forains, dans les promenadesfréquentées.

Souvent, des équipes de très jeunes gens, même des enfants, sontdressées pour ce genre de vol par des hommes énergiques qui, dans lebouge, attendent leur retour. Les enfants sont plus souples, ont lamain plus légère, courent plus facilement, on s’en méfie moins, etleurs employeurs exercent sur eux les mêmes moyens d’intimidation quesur les femmes.

Ce n’est pas dans le bouge que l’on fait l’inventaire du butin, maisdans une rue voisine où l’on passe peu. Le gosse, un peu honteux, surla sommation du mâle, et après s’être excusé de la mauvaise journée,tire de sa poche les objets les plus divers, comme le ferait unprestidigitateur. Dans la nuit du dernier Noël, près des Halles, unenfant montrait ainsi à son patron, après un carnet de note sans aucunevaleur, un foulard aux tons divers et voyants, seul gain d’une nuitqui, pour lui, aurait dû cependant être bonne. L’homme rudoya l’enfant,mais prit le triste butin, et ils s’en allèrent ensemble vers le lieuoù ils espéraient le vendre ; l’aîné négocierait l’affaire à laquellele petit ne devrait pas se mêler, s’il ne voulait pas recevoir la plusrude correction.

Quelquefois la chasse est meilleure ; le voleur cherche toujours, àdéfaut du portefeuille dont les billets sont facilement négociables, às’emparer de tout ce qui brille. Mais le proverbe prend soin de nous lerappeler : Tout ce qui brille n’est pas de l’or.

Lorsqu’on ne trouve pas d’intermédiaire, on cherche à vendre comme en «jonc » (or), dans le creux de la main pour ne pas être vu par descurieux professionnels, le bijou de pacotille. Mais le client n’est passeul dupe de la marchandise, le marchand l’est parfois lui-même.

Un couple, composé d’un souteneur et de sa femme, avait trouvé, il y aquelques mois, près de la Bastille, un morceau de galène qu’il prenaitpour du diamant, parce qu’il brillait au soleil. Et comme dans cequartier, de même que dans le quartier Saint-Denis, les filles sont sinombreuses qu’on s’étonne qu’elles puissent toutes exercer leur métier,ce qui prouve, d’ailleurs, que bien des hommes qui disent se fairepayer par les femmes, les paient, le couple, à l’heure du déjeuner,était sans argent pour prendre un repas. Et tous les deux, dans uncommun sourire, estimaient leur diamant et prévoyaient déjà lesavantages qu’ils tireraient de sa vente.

On ne fait pas seulement commerce de chaînes de cuivre et de collier «en toc » dans les bouges, on y vend tout ce qui peut se volerrapidement et avec facilité : des stylos, des pochettes, par exemple.Tout ce qu’on trouve, tout ce qu’on chipe, tout ce qu’on possède et quine sert à rien, et même, en cas de nécessité, l’indispensable est objetde trafic. Le bouge est d’abord le marché aux couteaux, et aux armesdiverses ; le patron feint, jusqu’à la limite du possible, de fermerles yeux sur ce commerce. Parfois, il participe aux profits d’uneaffaire, mais il agit avec prudence et n’accepte en public aucun paquetde provenance suspecte. Certains patrons, honnêtes et craignant lapolice, les refusent tous ; d’autres les acceptent, au contraire, parcequ’ils appartiennent à la police et qu’ils veulent lui donner despreuves de culpabilité, mais il y a des patrons pour qui le recel estle commerce le plus fructueux : les véritables affaires commencentalors après la fermeture de la maison.

Mais on vend surtout dans le bouge du linge, des vieux vêtements, deschaussures. Le samedi, certains cafés de pouilleux deviennent ainsi devéritables succursales de friperies, d’ailleurs surveillées par desagents en civils.

La marchandise est souvent étalée sur les tables, et vendue surtout pardes Algériens et des Juifs. On essaie les costumes entre le comptoir etles tables tandis que les consommateurs passent. La discussion du prixest acharnée, mais le client réalise souvent une bonne affaire,lorsque, par exemple, et c’est fréquent, il paie un franc cinquante unchandail et deux francs une paire de chaussures.

L’origine de certaines marchandises n’est pas douteuse, lorsqu’un hommeapporte pour les vendre tout un lot de souliers fins de femme à hauttalon. Mais le commerce des soieries volées ne se fait pas dans lebouge, le marchand en tirerait un profit insuffisant, il aime mieuxrisquer davantage pour gagner plus : c’est dans la rue même, assistépar un copain, qu’il va vendre son fond. L’entreprise est hardie, maisfructueuse. Il faut être vif, avoir le coup d’œil rapide, parler avecfacilité et conviction. Le marchand étale sa soierie sur le trottoir,provoque rapidement un rassemblement par son bagout de camelot, annoncedes prix défiant toute concurrence : « Vous n’en trouverez pas depareils dans les grands magasins » ; le compère, pendant ce temps, hâtela vente, reçoit la monnaie, et surtout fait le guet. Les agentssont-ils signalés, immédiatement, avec la complicité de la foule où setrouvent peut-être des commerçants, le rassemblement se disperse et lesmarchands s’éloignent sans qu’on puisse les poursuivre, ni même lesreconnaître.

D’autres livrent directement le produit de leur vol à de grandesmaisons qui, étant donné l’extraordinaire bon marché de la denréeofferte, ne peuvent ignorer de quelle manière on se l’est procurée.Cependant, lorsque la police interrompt le marché, le gros commerçantproteste de sa candide innocence, et seul le négociant est arrêté

Il y a d’autres manières aussi risquées de gagner sa vie,malhonnêtement. Cet homme, très entouré de copains à qui il offrelibéralement à boire, vit de son moignon : il fut amputé, alors qu’ilétait cuisinier ; il s’était piqué à une arête de poisson ; etmaintenant, il mendie, comme mutilé de guerre, et ce métier facile luirapporte une centaine de francs par jour.

Un autre a la même spécialité, mais l’exploite à meilleur compte, caril a tous ses membres ; il raconte dans un petit bar du boulevardSébastopol que, devant à ses qualités de contorsionniste de pouvoirfacilement paraître unijambiste, il utilise son talent à vivre de lacharité, mais que, surpris le jour même par la police, il n’a dû sonmaintien en liberté qu’à la rapidité de sa course.

Certains sont fiers d’avoir une profession régulière qui les met àl’abri des vagabondages du soir, et leur permet d’exercer plustranquillement leur véritable métier ; ils sont, pour un salaire dequarante sous environ, figurants du Châtelet, au ThéâtreSarah-Bernhardt, à la Gaîté.

Beaucoup d’irréguliers vont « chercher leur bifteck » près des gares.Il semble que le voisinage des trains les attire, en excitant leur goûtnomade d’aventures. Combien parlent avec envie de grands voyagespresque sans but ; ils veulent aller loin, n’importe où, naviguer,traverser la mer, aller en Amérique ! Quantité d’entre eux ontcependant fait ce voyage, et sont revenus misérables, mais ils désirentrepartir quand même.

On est plus près du départ, quand on porte les bagages jusqu’au quai,et puis ces bagages qui vous sont confiés peuvent, malgré les facteurspatentés, recéler une fortune, il suffira de choisir le bon pour s’enaller avec, et ce penchant relève aussi du goût des aventures ; et,enfin, fréquentant les gares, on apprend à connaître les endroits oùl’on peut monter dans le train sans billet, descendre avant le contrôle; aussi, l’homme hardi risque un jour de « brûler le dur » (partir sanspayer le prix du voyage) pour aller n’importe où, de préférence dans unport.

Ce beau rêve se réduit souvent aux travaux agricoles de batterie ou devendanges, qui mêle aux voyous la population honnête des campagnes, etl’aventurier revient déçu vers Paris, seul lieu qu’il aime, quoi qu’ilpense.

D’ailleurs, la « cambrouze » et les « pèquenots » le dégoûtent ; iltrouve inutile de voyager si ce n’est pas pour quitter la France, maistoujours Panam demeure son « bled ».

Aussi faut-il l’exigence de la plus dure nécessité pour qu’il se dirigevers les services d’embauchage de l’avenue Rapp, qui ne donnent dutravail que hors Paris ; s’il s’y résigne, c’est pour bénéficier duvoyage à demi-tarif, et parce que l’estomac sonne creux.

Au fond, le gueux aime le rêve du départ, plus que la réalité del’arrivée, il rêve près des trains du bonheur qu’il pourrait connaîtreet qu’il ne connaîtra pas. La gare, c’est déjà la fortune, avec sonentassement de marchandises mal gardées et parmi lesquelles le hasardlui permettra peut-être de se glisser fructueusement, et le soir,parfois, il lui arrive de partir en pensée dans le train arrêté où il aréussi à monter pour passer la nuit. Une chasse sérieuse à l’homme adécouvert, il y a peu de temps, au personnel des gares de l’Ouest et duNord, qu’un véritable monde de vagabonds passait la nuit dans leswagons…

Il a paru curieux à un enquêteur de cette population de suivre dans sonexil un irrégulier de Paris, plusieurs fois interdit de séjour. Lenouveau campagnard écrivait que la plage où il résidait était un petitParis, ce qui lui permettait d’y vivre. Le journaliste voulut se rendrecompte de la véracité de l’assertion, et un soir d’été, débarqua sur lacôte normande. L’impression de son étrange correspondant ne lui parutpas exacte : de très bonne heure déjà, tout paraissait dormir. Il étaitdans le coin de la ville demeuré rustique, celui qui continuait à vivreen hiver. Le reporter fut plus gêné pour continuer son enquête danscette agglomération paysanne que dans le bouge le plus mal fréquenté.Il n’osait s’enquérir du domicile de son « pote ». Enfin, il risqua dedonner l’adresse à un indigène. On lui indiqua une agence rustique delocations de voitures pour promenades. Devant la maison, le journalistehéla un gamin qui passait et lui demanda d’appeler l’homme qu’ildésirait voir. Quelques instants après, il entendit une bruyantedescente de sabots dans un escalier, en même temps qu’une voixgouailleuse criait : « On y va. » Et bientôt, le triquard parisienapparut aussi débraillé que dans le bouge, de la paille aux cheveux,comme s’il venait de faire l’amour dans le foin ; la vue du « pays »éclaira son visage d’un vaste sourire, ses yeux brillèrent ; il n’avaitpas changé, sa figure avait pris seulement la couleur des campagnards.et il avait maintenant l’assurance de quelqu’un qui mange à sa faim.

Après le salut cordial, sa première phrase fut le traditionnel : «Qu’est-ce que tu paies ? » et, avant la réponse, il se dirigea vers lecafé le plus proche. Il y était connu.

- Ah ! voilà Milo, cria-t-on de l’intérieur, en l’apercevant.

Le café ressemblait peu au bouge, mais l’exilé avait su y trouver toutce qui, si loin, rappelait le plus Paris ; l’établissement étaitsurtout fréquenté par les chauffeurs des autos de passage, qui, séduitspar son bagout, aimaient à faire dans les environs des promenadesjoyeuses avec lui, dans l’auto des maîtres, quand ceux-ci étaientéloignés.

De tous les coins de la salle, on criait : « Qu’est-ce que tu prends,Milo ? » Milo était trop poli pour refuser aucune consommation ; il lesprenait les unes après les autres, dans l’ordre des invitations. Setournant vers le journaliste, un peu surpris de cette popularité, illui dit avec orgueil : « Tu vois que je suis estimé, ici. » Il s’étaitadapté au pays car, au lieu de prendre comme autrefois un coup de blancou de rouge, comme quand il s’offrait à boire, ou une amourette commequand on « le rinçait », le réfugié, parce qu’il était en Normandie,buvait calvados sur calvados.

En même temps qu’il caressait une grosse servante de la maison, malgréles protestations de la patronne, le Parisien proposait une belote auchauffeur le plus « marle ».

Pour Milo, la petite plage pouvait être un petit Paris, il lui endonnait l’apparence de vie, avec lui le café provincial s’essayait àdevenir bouge ; seuls les hôtes du « milieu » y manquaient encore.

Mais le fainéant de Pantruche était devenu un « mec boulot ».

- Je vais atteler, dit-il en se levant, après avoir terminé sa partie.

Le journaliste croyait qu’il avait oublié son passé proche et préparaitcourageusement un avenir tout neuf. Cependant, lorsqu’il eut franchi laporte, le Parisien reparut : « Donne-moi des nouvelles des copains. Yen a-t-il qui soient tombés depuis mon départ ? Sais-tu ce qu’estdevenue ma femme ? La vache, elle ne m’a pas écrit depuis mon départ,elle ne m’a même pas envoyé un sou. Si je la revois dans cinq ans,qu’est-ce qu’elle prendra ! Ici, il y a des poules aussi, mais pasaffranchies, pas intéressantes, elles ne lâchent rien. Mais j’ai autantde touches que je veux. »

Et, pour le prouver, il interpellait familièrement toutes les jeunesfilles qui passaient, puis, continuant : « … Les premiers jours, ça aété dur, je ne pouvais pas m’habituer au patelin… j’étais parti sansrien, je me suis fait couvreur. Mais un jour que j’étais noir, il y aeu bagarre, j’ai donné un coup de rapière à un compagnon ; il a falluque je me débine. Je suis venu ici ; je ne m’étais jamais occupé dechevaux, il y avait une place de cocher à prendre, je l’ai prise. »

Les deux hommes étaient arrivés devant l’agence de locations, le cocherd’occasion demanda un instant pour préparer son équipage, il reparut,ridicule, dans un vieil uniforme sans teinte précise, trop grand pourlui, la casquette cirée au nom d’hôtel sur l’oreille, plus voyou quedans ses guenilles. Il fit cependant admirer sa tenue.

Les chevaux prêts, le gars proposa : « Je t’emmène dans ma bagnolejusqu’à la gare ; on va voir s’il y a des clients ; à cette heure-ci,je ne travaille pas pour la patronne, je travaille pour l’Hôtel de laMer. »

Ils arrivèrent quand le train entrait en gare. Le cocher sauta vite deson siège, se précipita vers les voyageurs, les importuna de sessollicitations, et finit par en prendre quelques-uns dans sa voiture.

Les bagages furent chargés, et le journaliste hissé avec eux sur lesiège, où reprit la conversation dans laquelle le passé était mêlé auprésent.

Tout le long du chemin, le cocher faisait de l’œil aux filles, mais unpeu comme les soldats qui n’ont dans les villes de garnison que cettesatisfaction morale. Un des agents que la ville de Paris prête auxplages, pour se reposer pendant l’été et y maintenir un ordre facile,se trouva sur le passage de la voiture.

- Dérange-toi donc, vieille tante, lui cria Milo, qui expliqua ensuiteau journaliste avec quelque orgueil : « Ici, je suis bien avec eux, onse serre la main, on boit ensemble, c’est ma revanche. »

Le cocher fit descendre le reporter à quelques mètres de l’hôtel : «Attends-moi là, je vais me débarrasser de cette bande de « caves », etnous ferons un petit tour dans la ville après que j’aurai reconduit leschevaux à l’écurie ; je n’ai plus rien à faire jusqu’à la sortie ducasino. »

Ce programme accompli, Milo promena le journaliste à travers tous lescafés de la ville partout ; il était connu, partout on l’accueillaitavec un sourire. Il avait civilisé à sa manière les demi-paysans qu’ilavait pris d’abord pour des sauvages.

Dans chaque café, il se faisait « rincer » parce qu’il avait fait unecommission, « c’est pour la tournée de lundi que vous avez oubliée »,ou « celle-ci comptera pour la prochaine. Maintenant, pour vousremercier, je vais chanter une petite chanson ». Et il reprenait sonvieux répertoire de concerts de quartiers parisiens, puis faisait laquête, comme à Paris, parce qu’il avait la gorge sèche.

La soirée se termina dans un bal fréquenté par les domestiques desbaigneurs, et que la seule présence de Milo suffit à transformer enmusette de boulevard extérieur. L’heure vint de la sortie du casino ;Milo alla chercher son cheval, changea de casquette, car il travaillaitde nouveau alors pour sa patronne, et devant la porte du théâtreattendit les clients, après avoir donné rendez-vous à trois ou quatrefilles qu’il venait de rencontrer.

« La patronne, expliqua-t-il pendant l’attente, me donne un billet pourchacun des clients que je reconduis à son hôtel ; je lui annonceensuite la moitié des cartes que j’ai données et garde l’argent detoutes les autres courses pour moi. On reçoit de bons « pourliches »ici, je ne me plains pas. De tous les cochers, je suis celui qui gagnele plus, je sais mieux encore racoler que les autres, qui sont despedzouilles ; la patronne s’aperçoit quelquefois que je la faisande,mais comme elle a plus « d’afur » avec moi qu’avec d’autres, elleaccepte tout, pourtant, nous nous engueulons de temps en temps, maiselle m’aime bien… »

Le moment de la séparation entre les deux amis arriva. Le journalistesentit que ce départ attristait l’exilé, car il emportait avec lui unpeu de l’air de Paris qu’il aimait tant ; naturellement Milos’efforçait de le cacher. D’un ton indifférent il annonça : « J’iraipeut-être faire bientôt un petit tour dans le coin… En attendant,bonjour aux poteaux… Tu pourras dire à mon copain le Toulousain,ajouta-t-il tout bas, qu’il vienne, il y a du travail ici pour nousd’eux ; les villas ne sont pas gardées en hiver… »

Le journaliste comprit qu’aucune transplantation ne peut changer unvoyou de Paris, mais est-il besoin de le dire, il ne fit pas lacommission de Milo ? Cependant, il éprouva quelques remords d’avoir,par sa présence, réveillé de mauvais instincts qu’une vie nouvellepouvait engourdir et lorsqu’il apprit quelques mois après que Milo,revenu à paris malgré sa condamnation, s’était fait arrêter deux fois,il s’accusa de lui avoir donné le goût du retour qui l’avait de nouveauperdu.

Si le bouge envoie souvent à la campagne ses clients, souvent pardécision de la justice, la campagne lui renvoie parfois quelques-uns deses enfants qui vont s’y salir, après avoir perdu l’illusion de trouverfortune à Paris.

Parmi les hôtes des bouges, ce sont ces dépaysés qui inspirent le plusde pitié. Ils n’ont pas trouvé le travail qu’ils cherchaient, et,traqués par la police, qui n’établit aucune discrimination pour ledélit de vagabondage, ils se sont réfugiés dans le seul asile, asileouvert sans condition à tous les gueux, le bouge, que d’autres chômeursplus au courant de la vie de Paris leur ont indiqué.

Et ces naïfs vont perdre là leur ingénuité, ils seront d’abord la proiedes autres malheureux à qui, par leurs interrogations étranges, ilsdécouvriront vite leur candeur, ou bien lorsqu’ils leur demanderonts’ils connaissent à Paris un de leurs cousins dont ils ignorentl’adresse.

Ces malheureux, tout de suite et en chaque occasion dupés, seront lespremiers à qui on volera les papiers d’identité, ce qui aggravera leurcas dans les rafles, au cours desquelles, ils ne sauront pas répondrehabilement aux questions brutales des agents.

Ils allaient vers la grande ville, comme les papillons vers la lumière,s’y sont brûlés comme eux aux lampes qui faussement attirent. Alors lalutte inexorable pour la vie leur ouvrira les yeux ; pour ne pas êtretrompés, ils tromperont eux aussi, ils mèneront toute la vie desirréguliers, des déclassés parmi lesquels on les a rejetés.

Ce sont presque tous des enfants, car les aînés même des villages lesplus arriérés ont été dressés par la guerre. Ils sont en face, nonseulement des obstacles dressés contre les hommes, mais des piègestendus à l’innocence des petits.

Il en est contre lesquels leur trop sommaire éducation les laisse toutentiers sans défense. Aussi, un soir qu’il vacille de fatigue aprèsplusieurs jours de jeûne et plusieurs nuits de veille, l’ingénuécoute-t-il la parole d’un aîné qui propose : « Veux-tu gagner des soussans voler ? Si je te fais connaître une affaire, nous partagerons. »Le jeune homme accepte, et bientôt, comme il l’aurait fait pour unefemme, son guide le livre à un sodomite de situation aisée qui lui apromis une commission pour la chair fraîche procurée. Y a-t-il eurésistance devant l’acte brutalement dévoilé ? Il faudrait être dansl’alcôve pour le savoir. Bien souvent au retour, l’enfant déclare quetout n’a pas été consommé, mais rien ne prouve qu’il doive être cru,car il pense être sauvé de la honte du trafic en déclarant qu’il atrompé son client.

D’après les affirmations répétées par la plupart, ils refusent quoiqu’ils puissent y gagner à l’humiliation de certain rôle qui les feraitdéchoir de la dignité de leur sexe.
 
La mission de l’enquêteur ne l’amène pas jusqu’à vérifier ces dires.Quoi qu’il en soit, le fainéant prend goût à cette manière facile degagner de l’argent. Il rêve au richissime client qui lui procurera lavie confortable, car il a entendu citer de pareils exemples. Son flairlui fait connaître les lieux les plus favorables aux rencontresavantageuses ; il quitte le bouge pour suivre les quais, flâne le longdes boulevards, s’y arrête à des places qui sont de véritables marchésd’hommes, va jusqu’à Montmartre, région de toutes les bonnes fortunes,se promène jusqu’à l’Etoile et même au bois de Boulogne, fréquente lesenvirons des gares, prolonge imprudemment la nécessité naturelle des’isoler en certains édicules qu’il est inutile de nommer, bien qu’il ysache le danger grand pour lui. La sanction judiciaire, prison, maisonde correction, colonie de vacances jusqu’à la majorité, il la brave,parce que beaucoup d’autres ont réussi à s’y dérober.

Pris en flagrant délit, il aura la ressource, s’il est lâche, « de semettre à table », de dénoncer à la police ses complices, de devenir sonindicateur, de se courber devant toutes les exigences des agents desmœurs.

Mais souvent, il préfère se livrer à ce chantage pour son seul profit,lorsqu’il a appris l’adresse et la situation d’un riche client.

Dans un bouge de la rive gauche, un garçon majeur donnait récemment enpublic sur ce sujet des conseils à un très jeune homme, qui luiconfessait être poursuivi par un vieillard. L’ami lui expliquait : «Quelle chance tu as d’être mineur ! A ton âge, tu vaux de l’or. Accepteles propositions et, une fois dans le lit, crie, menace dedénonciations, tu obtiendras tout ce que tu voudras. »

Le prostitué fait parfois des rencontres heureuses ; le déguenillé estsouvent amené dans des restaurants chics, dans de luxueux hôtelsparticuliers où on le nourrit copieusement, où on lui fait boire lechampagne. On l’habille convenablement, on l’emmène aussi en voyage,l’hiver sur la Côte d’Azur, l’été sur les plages, mais souvent cesfugues se terminent mal, le jeune homme est abandonné en route, et unjour, plus gueux que jamais, il reparaît dans le bouge parisien.

Mais la poursuite du client rare n’en continue pas moins. Le garçonavait cru qu’un costume neuf et décent lui procurerait de meilleuresaffaires ; quand il a réussi à en avoir un, il s’aperçoit de son erreur: la dépravation aime la guenille, la misère, la pouillerie, l’ordure.

Il se spécialise, ce sont les bouges d’anormaux qu’il fréquente, lesbals-musettes des « lopes » et les lieux de rendez-vous connus desseuls initiés, hôtels de clientèle choisie, bains à cabines de repos,restaurants pour couples d’un seul sexe, promenoirs de cinémas et demusic-hall complaisants au vice. L’étude de ce milieu relèverait d’uneautre enquête.

Il faut rendre cette justice au bouge normal que de telles mœurs y ontrarement cours. Ses hôtes qui s’y sont livrés par besoin ne l’ont faitque pendant leur service en Afrique, ou des périodes de détention,lorsqu’ils étaient privés de femmes ; mais maintenant, l’offre fémininecorrespond à la demande, ou la dépasse même, pourquoi les gueux s’yrefuseraient-ils ?

Cependant, les Sidis font exception à cette règle, ils sont attiréségalement par la jeunesse de l’un et l’autre sexe, auxquels ilsdemandent les mêmes satisfactions. Les garçons s’y résignent parfoispour manger, pour dormir, mais les femmes, surtout lorsqu’elles ontquelque expérience, ne songent qu’à tromper leurs trop exigeantsclients. Elles arrivent à soutirer de ces avares plus qu’elles-mêmes nedonnent, alors qu’on leur demande beaucoup.

Il est vrai qu’elles sont aidées dans leur duperie par l’animositégénérale contre les Africains du Nord.

Une scène s’est produite sous les voûtes du métropolitain de Barbèsdont furent témoins plusieurs personnes et qui prouve que lamaréchaussée, elle-même, est complice de ces roueries.

Une péripatéticienne s’était fait payer d’avance par un Sidi le prix deses faveurs et, au moment où elle devait s’acquitter de sa dette, elleavait voulu s’y refuser, mais était poursuivie sur le boulevard Barbèspar le pauvre Sidi excité qui ne réclamait que son dû. La femme refusade rembourser la somme injustement reçue et entraîna l’homme vers unagent à qui elle adressa quelques paroles à voix basse. Le sergent deville, les ayant entendues, se tourna contre l’Algérien, lui enjoignitde partir rapidement et, pour l’y contraindre plus vite, le bourra decoups de poing et de coups de pied, puis, comme une foule curieuses’était rassemblée, il feignit, pour la disperser, de tirer sur elle.

Il convient de reconnaître, d’ailleurs, que les agents ne prennent pastoujours le parti des femmes contre la justice qu’ils sont censésservir. Les agents des mœurs, au contraire, font souvent à la femme unechasse inique avec des procédés déloyaux ; cette vérité a été tropsouvent développée pour qu’il soit nécessaire de s’étendre sur ce sujet.

Quand un agent des mœurs a à se plaindre d’une fille, il se venge surtoutes celles qui dépendent du district dont il a la surveillance, etses collègues l’y aident de toutes leurs forces brutales.

Dans le quartier de la Bastille, un « poulet » avait été blessé à coupsde bouteille par une prostituée qui s’était ensuite enfuie. Les agentsdes mœurs décidèrent d’exercer des représailles sur toutes les femmesdes bouges voisins. L’une d’elles s’était réfugiée dans le plus proche,au numéro voisin. Pendant près d’une semaine les agents cernèrent lelocal, où ils ne pouvaient opérer une descente parce qu’il était bientenu et que la patronne, le véritable maître de l’établissement, avaitde hautes protections policières, ayant même des attaches de familledans la « grande maison »… « Qu’on vous y prenne à ne pas être enrègle, criaient-ils en rageant, et nous vous « salerons » ; soyez sûrs,votre taule sera fermée pour longtemps. » La patronne, cependant,continuait de leur tenir tête, alors les agents employèrent un autremoyen : ils cherchèrent à provoquer une bagarre, et défièrent les plusdangereux du bouge, en les insultant. Ceux-ci étaient furieux, maissentaient le piège et luttaient contre eux-mêmes pour se refuser à ceduel inégal ; mais comme leur sang bouillait lorsqu’ils entendaient les« bours » les plus carrés hurler : « S’ils étaient des hommes, ilssortiraient ! » Enfin, la patronne capitula, la fille se livra.

La fille que l’on veut arrêter trouve souvent, contre ceux qui veulentla saisir, la sympathie de la masse ; elle le sait et, une fois prise,tente cette dernière chance de salut, lorsqu’elle se sent entourée decurieux et mal tenue par des policiers peu nombreux. Elle joue alors lagrande scène dramatique qui doit émouvoir la foule, refuse de marcher,se roule par terre pour ne pas être entraînée, prie, supplie, feint unecrise de nerfs et, aux sommations, refuse de marcher.

On fait cercle autour d’elle, les agents n’obtiennent pas le librepassage malgré leur ordre de circuler, ils sentent la foule hostile,hésitent, donnent à la femme l’ordre de se relever ; sans leurrépondre, elle continue de hurler, en appelle à la foule ; les agents,après s’être concertés, décident de la prendre par les bras et par lespieds ; la fille résiste toujours, se débat, et comme on serrel’étreinte pour l’empêcher de s’échapper, crie qu’on la meurtrit, qu’onla blesse.

La foule murmure, prend pitié de la récalcitrante. Un maquereau, quin’est pourtant pas doux avec sa maîtresse, dit qu’il est honteux debrutaliser une femme. Un agent, affolé, a la malencontreuse idée deconseiller à ses collègues la mise du cabriolet. La protestation dupublic devient unanime ; la fille, qui est peut-être une voleuse, qui apeut-être commis un assassinat, devient une victime, et les agents, quicette fois n’ont pas tort, sont des bourreaux. S’ils se laissentdominer par l’opposition, la complicité de la foule peutpermettre  à la fille de fuir. S’ils sont énergiques, rompus aumétier, ils devront l’emmener rapidement en jouant des coudes pourrompre le cercle.

Comme son homme, après avoir employé toutes les ressources du combat,se reconnaît vaincu s’il l’est, la fille définitivement capturée prendson parti du fait ; l’entrée d’un groupe de filles dans le panier àsalade n’est pas attristant, au contraire, et la gaieté des assistantsest provoquée par celle que l’on vient d’arrêter.

Elles interpellent les passants ; à une femme qui s’amuse de leurdépart, l’une d’elle, au moment de monter dans la voiture cellulaire,se retourne et dit : « Crâne pas tant, ma petite, tu la prendras aussi,la bagnole ! » Chacune, comme pour montrer mieux qu’elle est unevéritable fille publique, tient à se faire remarquer au moment dudépart. Les filles ne sont pas émues, on les sent habituées à cessortes d’incidents. Elles crient au revoir, à bientôt, envoient desbaisers, et leurs gardiens, bienveillants aussi, sourient. Seuls ontl’air grave, lorsqu’ils sont dans la foule, les souteneurs, privésainsi de leur gagne-pain sans qu’ils puissent protester.

Les rafles d’hommes sont beaucoup moins gaies. Ces messieursn’envisagent pas l’arrestation avec sérénité, et surtout la « trique »qui les éloignera de leur champ favori d’opération pendant cinq ans,et, bien entendu, encore moins la relègue, après que toutes lessommations de se soumettre aux peines d’interdiction de séjour aurontété épuisées.

Un homme traqué, et qui a du flair, peut cependant souvent les prévoir,ces rafles. Elles sont d’ordinaire précédées par une surveillanceétroite des bouges ; devant la porte ont attendu longtemps des hommesconvenablement habillés, regardant les entrants et les sortants.

Les équipes de cyclistes préparent la mesure policière, rafles oudescentes de police, à moins que tout n’ait déjà été organisé par lepatron du bouge que les coups de sifflet et les « haut les mains » nesurprennent pas.

Si les irréguliers avaient l’esprit observateur, ils remarqueraientdavantage qu’avant chaque rafle certains de leurs compagnonsdisparaissent du bouge, ce sont les « donneuses », les indicateursdestinés à être un jour abattus par ceux qu’ils ont trahis.

Les interrogatoires à part, toujours permis, peuvent d’ailleurspermettre aux indicateurs de moins se signaler à l’attention de leursvictimes, en ne les obligeant pas à déguerpir au moment de la descente.Ils seront arrêtés avec les autres, mais jouiront au dépôt d’untraitement spécial.

Ce traitement de faveur, ils le partagent, étrange rapprochement, avecles grands mutilés de la guerre, que leurs amputations n’empêchent pasde commettre de mauvais coups… Tel Tunisien, solide sur ses jambesartificielles, provoque au combat plusieurs hommes à la fois. Telmanchot, qui a commis un crime rue Aubry-le-Boucher, est aussi lestepour se débarrasser d’un adversaire avec un bras que beaucoup d’autresavec deux.

Quand il vient de toucher sa pension, il s’enivre avec les billets debanque qu’il jette négligemment et chiffonnées sur les comptoirs, et,le soir même, il y a « bagarre ». Lorsque l’homme est arrêtéimmédiatement, il passe en prison des jours tranquilles ; s’il restelibre, comme il a dépensé tout le montant de sa pension en une nuit, illui faut voler pour vivre.

On n’ose guère faire arrêter en plein jour un mutilé, aussi passe-t-ilsans crainte tous les jours devant le domicile de ceux qu’il a dupés.Si le patron d’un bouge refuse de lui faire crédit, il donne en gagedes papiers qui doivent lui permettre de toucher sa pension, ceci rendconfiance et, le jour où le débiteur doit être lui-même payé, il inviteà boire le garçon qui doit l’accompagner, l’invite à monter en taxiavec lui, reprend ses papiers, ouvre la portière de la voiture etdisparaît en courant.

Le mutilé trouve, plus qu’aucun autre irrégulier, un avocat pour ledéfendre devant la justice, car sa cause favorise les grands mouvementsd’éloquence patriotique qui émeuvent et attirent l’attention sur unjeune maître à ses débuts.

La lecture des citations à l’ordre du régiment ou de l’armée,l’énumération des prouesses vraies ou fausses suffisent à affaiblir lacondamnation, et l’avocat se fait ainsi connaître comme un homme quigagne aisément ses procès.

Malgré les belles déclarations politiques sur les moyens de défenseaccordée aujourd’hui à tout prévenu, les malheureux trouvent rarementun avocat consciencieux pour plaider leur cause.

Ceux que les magistrats leur accordent d’office, sachant qu’ils neseront pas rémunérés pour leurs services se dérobent plus ou moinsouvertement à leur devoir, négligent d’étudier le dossier de l’inculpéou d’interroger leur client, enfin trouvent tout prétexte bon pours’absenter le jour de la mise en jugement.

Heureusement, leur bagout permet à certains accusés de suppléeravantageusement leur avocat défaillant. Le jour de la comparutiondevant le tribunal, les copains sont invités à venir voir « passer »celui auxquels ils s’intéressent, et leur présence, aussitôt remarquée,est pour lui un stimulant.

Quel beau coup de filet on pourrait faire dans la salle même desséances, certains fois, au Palais de Justice même !

Ce renfort moral, qui encourage la forfanterie de l’accusé et le faitparader devant les juges, n’est pas constitué par une équipe, mais pardes individus groupés qui forment sa compagnie ordinaire.

L’équipe, comme noyau-type d’organisation criminelle, n’existe plusdepuis la guerre à Paris ; il n’y a plus de bande, du moins parmi lesFrançais : on s’associe pour réaliser un crime, mais il n’y a plusd’association criminelle. Il n’y a plus de concentration de banditsdans telle ou telle région, tel ou tel champ d’action.

Cependant, le quartier des Halles est encore celui où l’on peut lestrouver ne plus grand nombre, parqués par petits paquets, de bouges enbouges, mais non pas dans ceux que visitent les grands-ducs etassimilés. Mais le secteur malfamé des Halles est très développé ; ilcomprend les deux côtés du boulevard Sébastopol avec des rues comme lesrues Aubry-le-Boucher, Simon-Lefranc, une partie de la rueSaint-Martin, la rue des Lombards etc…

Si le quartier conserve ces hôtes spéciaux, c’est pour la simple raisonque ses établissements sont ouverts toute la nuit.

Les sans-logis, les fugitifs à certaines heures « descendent » et «montent » de partout aux Halles. C’est là, d’ailleurs, que l’on peut leplus facilement gagner quelque argent en travaillant sans état civil,ni recommandation, dans le transport, le chargement et le déchargementdes victuailles, que l’on opère avec « la ficelle » « le diable » et «le crochet. »

Le « diable » est plus lucratif, mais pour s’en servir, il faut avoirla médaille, et la police applique avec grand soin cette mesureadministrative. On comprend que l’ordinaire population nocturne soittrès surveillée, les mardis et vendredis d’ordinaire des rafles ontdonc lieu ; les irréguliers le savent et évitent de se trouver auxHalles les soirs de ces jours-là.

Les vagabonds sont, ces soirs-là, malgré eux forcés de chercher unasile pour la nuit, ou de circuler à travers Paris jusqu’au matin.

Il a déjà été question ici de plusieurs de ces refuges.

Il faut encore en signaler quelques-uns. Les maisons abandonnées ou enconstruction sont visitées fréquemment par les vagabonds en quête degîte ; les caves, les « châteaux » que l’on croit déserts sont habitéspar ces indésirables.

Souvent des filles y sont attirées, qui satisfont à tour de rôle lesappétits sexuels de chacun de ces troglodytes, mais les agents viennentparfois disperser à coups de matraque ces réunions clandestines.

Certains bouges ont, eux aussi, des caves où l’on se couche, sexesmêlés, après s’être disputés de rares couvertures, mais les descentesde police y sont plus fréquentes qu’autre part.

Seul l’été est favorable aux nuits sous les ponts, pourtant lasurveillance de la maréchaussée y est toujours grande.

Pour ceux qui ont quelques francs en poche, il y a des dortoirs, où laplace est d’autant moins chère qu’on y dort plus nombreux. Chez laJuive du quartier Saint-Paul, on peut se coucher pour trois francs,sans avoir à montrer de pièces d’identité.

Les asiles de l’armée du Salut sont aussi libéraux, mais disposent depeu de lits ; on peut en avoir un pour douze sous !

Ces souvenirs de promenades à travers le Paris dangereux amènent àquelques réflexions sur l’évolution du crime, qui naturellement suitcelle de la société régulière. Ce qui a été dit sur la disparition desbandes ne concerne que les Français de la région parisienne ; danscertaines provinces, où les particularités physiques, la facilité desrefuges, l’irrégularité des moyens de communication le permettent etentravent les poursuites de la police, elles existent encore ; de même,les régions dévastées ont été des centres d’expéditions criminelles :Saint-Quentin, trop hospitalière aux interdits de séjour, fut, il y apeu de temps, un véritable repaire de bandits.

A Paris, la population métèque du quartier Saint-Paul est indésirable ;les Polonais, recrutés on ne sait comment pour travailler en France,constituent une inquiétante colonie criminelle.

Une enquête parmi eux est entravée par leurs mœurs particulières, leurlangue, la méfiance qu’ils ont de l’étranger. Si ces bandits procèdentavec hardiesse et courage, ils n’agissent pas « scientifiquement »,logiquement, en psychologues et connaisseurs des meilleures opérationsà réaliser.

Le criminel parisien, lui, n’attaque plus n’importe qui, n’importequand ; il cache son visage, dissimule avec des gants les empreintesdigitales, s’enquiert de la valeur des objets qu’il veut voler, de larichesse des hommes qu’il va attaquer, de leurs moyens de résistance,de la variation des fortunes et du cours des marchandises.

Lorsque les chauffeurs passaient pour faire des gains considérables,ils les poursuivaient ; puis ce furent les commerçants d’alimentation ;les bijoux gardant une valeur sur laquelle les changes n’influent pas,ils cambriolèrent les bijouteries, ils volent maintenant les soieriesqui font toujours prime, visent les objets d’art qui augmentent de prixde jour en jour, séduisent, dans les dancings, les riches Américainesdont le dollar monte toujours ; enfin s’introduisent sans difficultédans les domiciles particuliers des rares bourgeois qui possèdentencore quelque fortune.

De même que les victimes des attentats ont changé depuis la grandetuerie, la topographie criminelle de Paris s’est transformée.

Les boulevards extérieurs ne sont plus le théâtre principal des sérieuxcoups de force ; ce sont maintenant les grands boulevards avec leursjoailleries, et les entrepôts de marchandises immédiatement négociables.

Sans doute, on assassine toujours près du bassin de la Villette et ons’y débarrasse des cadavres gênants, là-même se commettent encore lescrimes restés les plus mystérieux, mais ces crimes ont un caractèrecrapuleux et spécial, exceptionnel même.

La banlieue, où se retirent les commerçants après fortune faite,devient un champ d’action particulièrement aimé des malfaiteurs.

On signale des agressions dans les Champs-Elysées, proches de la Seine,des attaques à Auteuil, près de l’Étoile, les voleurs ne travaillentpas dans la rue, mais se rendent à domicile, enfin il y a un secteurnouveau d’attentat dans les environs de l’avenue du Maine.

S’il fallait donner une conclusion à cette étude, il conviendrait dedire qu’il est beaucoup moins écœurant d’étudier de près le milieud’irréguliers dangereux, mais hardis, francs, courageux, que les mœursd’une haute société dont les tares et les crimes sont protégés par lamorale et les pouvoirs publics ; qu’un homme affranchi de préjugésrespire mieux au bal-musette qu’au dancing, qu’il préfère serrer lamain d’un rude souteneur que d’un noble greluchon alangui, qu’undéserteur peut être plus sympathique qu’un embusqué, qu’un cambrioleuren casquette, prêt à sacrifier sa peau pour réussir « un coup »,dégoûte moins que le gros spéculateur protégé par les plus influentespuissances officielles.

En regardant vivre quelques honnêtes gens, on apprend à avoir del’indulgence pour la basse crapule, presque à l’aimer.

GEORGES BERNARD


NOTE :
(1) Il y a des usages spéciaux concernant la beuverie auxquels ilconvient de se plier sans hésiter. Ainsi, bannissant tout préjugégalant et sous peine d’offenser, l’homme doit accepter l’invitation àboire que lui fait la femme ; c’est elle alors qui paie lesconsommations. Quand un ami entre dans le bouge avec plusieurscamarades, il ne faut pas le prier de se désaltérer, car il répondra :« Je suis avec des copains », et on devra les inviter tous ; ceux-cipourront ensuite tenir à honneur de proposer chacun une tournée, ce quiest parfois dur pour un estomac délicat. Il est prudent d’éviter defaire à certains hommes le bourgeois compliment : « Tu es un bravegarçon, » il peut en être vexé et répliquer : « Ne le crois pas, jesuis un coquin, un méchant. »


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