Ne confondez pasle typographe ou compositeur avec l’imprimeur oupressier. Ces deux agents d’un art merveilleux sont séparés par ungrand intervalle dans la hiérarchie des fonctions de l’imprimerie. L’unpréside à la première transformation que subit la parole visible,l’autre ne fait que diriger la machine qui doit la répéter aux yeux pardes milliers d’échos. La mécanique est déjà parvenue à disputer à cedernier son emploi ; déjà, sans lui, l’encre sait se répandre sur lescaractères assemblés et serrés dans un cadre ; la feuille blanches’étendre sur la forme, se glisser sous la presse, et sortir del’instrument muet empreinte de la pensée et de la voix du génie. Ainsile pressier voit son poste envahi par un ouvrier plus laborieux quelui, et qui n’est pas, comme lui, sujet à la faim, à la fatigue, ausommeil (1).
Le typographe est à l’abri d’une semblable disgrâce : il défie la forcede la matière de suppléer son activité intelligente : il n’est subtilecombinaison de ressorts et d’engrenage qui puisse enseigner aux doigtsd’un automate à chercher dans la casse le type correspondant aucaractère écrit, et à le ranger dans le composteur : car il faudraitque l’automate sût lire. Voyez le typographe en fonction : ses yeuxfixés sur le manuscrit veillent à peine sur le travail de ses doigts ;et vous devinez à la vivacité de son regard, au mouvement de saphysionomie, que, chez lui, l’esprit seul est occupé, tandis que samain droite, qui se promène de la casse au composteur, semble obéir aubalancement de son corps. Lire est pour le typographe une tâcheimportante, et d’autant plus difficile que les littérateurs et lessavants qui lui confient leurs oeuvres, négligent pour la plupartd’écrire lisiblement ; je ne parle pas de ceux qui se reposent sur luidu soin de ponctuer, voire de satisfaire aux lois de la grammaire et del’orthographe : surcroît de peine dont on ne lui tient pas compte (2).Que de services ne rend-il pas à d’ingrats auteurs qui souvent lepaient de calomnie, qui lui imposent dans leurs
errata laresponsabilité de leurs bévues, mises sous le nom d’erreurstypographiques ou de négligences du correcteur ? Si sa vanité avaitaussi la ressource des
errata,il pourrait revendiquer bien des phrases correctes substituées surl’épreuve au solécisme original.
Vous comprenez que l’ouvrier typographe a dû, pour premierapprentissage, cultiver son esprit, acquérir les connaissancesélémentaires exigées comme condition d’aptitude à toute professionlettrée ; il lui faut savoir à fond sa langue, et, selon le labeurauquel il est appliqué, posséder au moins la nomenclature de la sciencetraitée dans le manuscrit qu’il a sous les yeux. Plus d’un compositeur,il est vrai, s’est instruit en composant, comme plus d’un auteur enécrivant. Un atelier d’imprimerie, c’est d’ailleurs une écoleuniverselle : Bérenger y préludait à ses chansons, et il appritl’orthographe à ce métier qui fut aussi le premier métier de Franklin.Mais, pour quelques illustrations, que de mérites sans renommée ! Quisait combien d’hommes d’esprit et de savoir vieillissent obscurémentsous la blouse de l’ouvrier ? Vieillissent ! je me trompe. La vie dutypographe est bientôt consumée par la fatigue et les veilles, et aussipar l’impatience d’un sort incertain, mal défini. Quelle est sacondition sociale ? Dans quelle classe le ranger ? Est-il artisan ouclerc ? Est-il
dupeupleou
du monde? Il se sent déplacé quelque part qu’il se pose. La société, ce livresi méthodique, l’a oublié dans ses savantes divisions et dans sa tabledes matières. Il est ouvrier, car il vit de salaire, et il travaillepour un maître ; il est du peuple par son origine, ses alliances, leshabitudes de sa vie ; et toutefois son instruction, sa coopération auxoeuvres de l’esprit le rapprochent des classes les plus éminentes. Peude carrières lui sont ouvertes ; si jamais il parvient à la fortune, cesera par des voies non frayées. Vous pourrez le retrouver écrivain,artiste, homme de guerre, homme d’état, plutôt que maître imprimeur :il ne fera pas souche d’Elzevir, d’Estienne, de Didot. Il faut descapitaux ou du crédit pour fonder une maison d’imprimerie : letypographe est sans patrimoine, sans moyens de s’enrichir oud’emprunter : ce n’est pas lui qui spéculera sur la dot de sa femme (sifemme il prend) ; et quant à sa
banque,c’est-à-dire son salaire de la semaine, il est rare qu’il la voies’enfler par l’épargne et par la
puissancede l’intérêt composé. La journée du typographe, et duplus habile, ne va guère au-delà de six francs ; et, si vous supputezla somme de son revenu annuel, ne multipliez pas 365 par 6 : toutes lesjournées ne sont pas comptées au typographe ainsi qu’au fonctionnairede l’état, comme journées de travail : déduisez, s’il vous plaît, leschômages forcés ou volontaires. Et puis, nous autres gens de lettres,gens de presse, savons-nous thésauriser ? nous vivons insoucieux del’avenir et des affaires, et, suivant les variations de notretempérament, prompts au travail ou paresseux avec délices : paresseux,non de cette paresse fainéante qui tue le temps de consomption ; maisde cette paresse énergique, ardente, qui le dévore : non de cetteparesse musarde qui joue aux dominos, boit de la bière, qui se promènesur les quais et les boulevarts, qui fait nombre dans les groupes etles rassemblements, et se dissipe à la première sommation ; mais decette paresse propre aux imaginations vives, aux coeurs tendres, auxmâles appétits, paresse qui se plaît au billard, à l’estaminet, auxréunions joyeuses, aux longues veillées.
Si le typographe met peu à la caisse d’épargne, il ne manque pas decontribuer à la bourse de secours mutuels : avant tout, il est boncamarade, autant que fidèle observateur du règlement de la sociétémaçonique ou bachique dont il est membre. Il y paie son tribut dechansons ; car il est chansonnier, de l’école de Béranger, qu’il saitpar coeur, qu’il chante avec âme : il égale presque le maître enrichesse de rimes, en patriotisme, en philosophie ; il s’en distinguepar une teinte de carbonarisme. Notez que, durant la restauration, ilconspirait, comme nous conspirons en France, à haute voix, en choeur.
L’esprit d’association et de confraternité tient lieu au typographe etau pressier de cette prévoyance vulgaire qui n’est souvent que la vertude l’égoïste. La société de secours lui assure un abri contre lamauvaise fortune : cette société possède un fonds commun formé etentretenu par des cotisations périodiques. Si un malheur involontaire,le manque de travail, a privé un des associés de ses propresressources, il reçoit une subvention journalière, suffisante pour lesauver de l’indigence, mais non pas pour l’entretenir dans l’oisiveté.Est-il malade, rien ne lui manque, ni les soins du médecin attaché à lasociété, ni les médicaments fournis par le dispensaire spécial, ni lesconsolations de ses confrères. Sa veuve, ses enfants ne resteront passans appui ; ses restes ne seront pas déposés sans honneurs dans latombe. Une commission ordonnera la pompe de ses modestes funérailles ;une députation de la société se joindra au cortége de ses amis ; unconfrère lui dira le suprême adieu, et, dans une brève oraison,rappellera les qualités du bon confrère.
C’est le dimanche que se règlent les affaires de la communauté enassemblée générale. Le typographe du dimanche ne ressemble pas autypographe de la semaine. Il a dépouillé la blouse du travail, revêtule frac élégant qu’il porte avec aisance, et mis en évidence la chaîned’or qui éclate en sautoir sur le gilet de velours. Sa démarche secompose, son visage s’empreint de préoccupation : il va ouvrir un avisimportant, proposer ou critiquer une mesure ; un peu de vanitéd’orateur se mêle dans sa pensée au zèle du bien général. Son discours,soit qu’il le lise, ou le récite de mémoire ou l’improvise, doit êtregrave, élégant, fleuri ; rien n’y doit rappeler la familiarité dulangage habituel, encore moins l’argot de l’imprimerie. L’assembléen’est pas toujours unanime ; il y a dans son sein des divisions, despartis ; mais point de coteries, point d’intrigues. Les financesforment l’objet principal des délibérations ; elles ne sont passoumises à des règles de comptabilité bien rigoureuses. Toute garantierepose sur la probité des comptables et sur la confiance descommettants. La société n’a jamais éprouvé le besoin de se prémunircontre les malversations.
La séance levée, l’assemblée se dissout ; les intimes se rapprochent,des groupes se forment ; on se retient pour déjeuner, on se donneparole pour le soir ; et le reste de la journée est tout au plaisir.
Voilà les traits généraux du typographe. Ici, comme partout, il y a desexceptions, des individualités. J’en sais tel qui lit son manuscritsans le comprendre, sans apercevoir l’idée exprimée par les caractèresassemblés sous ses doigts, semblable à l’ouvrier des Gobelins qui nevoit pas le chef-d’oeuvre qu’il fabrique. J’en sais tel que je garantissage, économe, réglé dans sa vie ; il a passé trente ans, il a femme etenfants, femme à lui, en mariage. Celui-là s’apprête à devenir metteuren pages, correcteur, chef d’atelier.
Mettons encore à part le typographe attaché à un journal quotidien ; ilfaut bien qu’il soit assidu. Pour lui, point de dimanche, surtout delundi et de jeudi ; peu de relâche, si ce n’est aux quatre ou cinqjours que l’éditeur du journal prélève à son profit et au préjudice desabonnés. Le typographe journaliste a plus de peine, mais plusd’indemnités : il entre avec le rédacteur en partage de certainspriviléges ; il sait les nouvelles un jour avant le public ; lesentrepreneurs de spectacles, de fêtes, de concerts, le ménagent et lecaressent : car il peut étendre ou resserrer l’espace réservé à la finde la feuille pour les annonces. Aucune nouveauté ne lui échappe ; lapolitique, la littérature, les arts n’ont pas de mystères pour lui.
Ainsi le typographe n’est étranger à rien du monde intellectuel : onpeut dire que toute idée passe par son esprit ; il la recueille, laperçoit, l’élabore à son tour, la revêt d’une expression nouvelle, etla met en circulation dans cette partie de la société qui ne lit pas ouqui lit mal. Placé comme un trucheman et un messager entre la nationlettrée et la nation ignorante, le typographe a été quinze ans leprécepteur du peuple. Si les philosophes et les orateurs ont préparé larévolution, les agents de l’imprimerie en ont hâté l’accomplissement,ils l’ont semée et fait fleurir dans les masses incultes ; et quand lemoment de la récolte est venu, ils ont donné le signal, et mis lespremiers la main à l’oeuvre. Le pouvoir a cru, dans son aveuglement,quele peuple n’entendait rien aux théories des publicistes : « Charte,droit de suffrage, liberté de la presse, mots vides de sens : quefaisait au peuple l’article 14 ? l’ouvrier est-il électeur, écrivain ?Que lui importaient les querelles qui agitaient la surface de lasociété ? » Ainsi parlaient des ministres téméraires ; et, lorsqu’ilsentendaient ce cri de
Vivela Charte ! poussé par quarante mille ouvriers,lorsqu’ils voyaient des bannières, portées par des bras nus, flotteravec cette devise :
Libertéde la presse ! à peine en croyaient-ils leurs yeux etleurs oreilles. Ils ne distinguaient pas dans les rangs, à la tête deces prolétaires intrépides, des hommes vêtus du même costume, parlantle même langage ; ces hommes au visage pâle, aux mains noircies, àl’oeil étincelant, sortis des ateliers de l’imprimerie, avaient façonnéà la liberté une population réputée ignorante et asservie à ses besoinsmatériels. - « Que veulent-ils ? Qu’on leur donne du pain, et qu’ils seretirent. » Mais déjà ils savaient qu’il n’y a pas de pain assuré sansla liberté. Pour l’homme de la presse, la liberté, c’est le pain même ;la censure, c’est la misère et la mort. Si, pour d’autres, l’effet dela servitude est moins immédiat, il n’en est pas moins certain. C’estce que le typographe enseignait de vive voix, ce que lui-même avaitappris par la lecture ou par la fréquentation des hommes éclairés.Ainsi la lumière se propage, et, par des réflecteurs intelligents,pénètre dans les réduits les plus obscurs de la société.
L’artisan de la presse est le représentant du travail manuel dans cequ’il a de plus noble, de plus rapproché des fonctions de la pensée. Ilest destiné à stipuler en tout temps pour les intérêts et les droits dela population laborieuse. Le jour où les ouvriers réclameront en communune répartition plus équitable des fruits de l’industrie, c’est letypographe qui portera la parole.
BERT.
NOTES:(1) Le pressier n’est pourtant pas entièrement dépossédé. Les presses àla mécanique ne servent qu’aux impressions qui demandent plus decélérité que de perfection : elles ne sont guère employées que pour lesjournaux et les livres destinés aux écoles : quant aux éditions quifont la gloire de l’imprimerie et l’ornement des bibliothèques, ilserait impossible de les tirer à la mécanique. Ce genre de travailexige des mains habiles ; les bons pressiers sont rares et fort estimés.
(2) La plupart des écrivains ponctuent au hasard. Les compositeurs etles correcteurs entendent bien cette partie de la grammaire. Il y aquelques années, M. Frey, employé dans l’imprimerie de Plassan, publiaun traité où les règles de la ponctuation sont exposées avec beaucoupde logique et de méthode. Je doute qu’il ait été rien écrit, sur lamême matière, de plus raisonnable et de plus ingénieux que ce petitouvrage. Le premier
Traitéde la Ponctuation a été fait par M. Lequien. Il en a paruun second par demandes et par réponses. Le plus estimé de tous, dans latypographie, est celui de M. Raymond, correcteur d’imprimerie et auteurdu
Dictionnairegénéralde la langue française et du
Vocabulaire universel dessciences, des arts et des métiers. Le
Traité de la Ponctuationde M. Raymond fut publié, à Paris, en 1810.