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BERTHAUD, Louis-Auguste (1810-1847) : Le goguettier(1841).
Saisiedutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (10.II.2007)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 4 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Le goguettier
par
Louis-Auguste Berthaud

~ * ~

LES électeurs parisiens à200 francs et au-dessus, les hommes d’ordre et de boutique ont entenduprononcer le nom du goguettier une ou deux fois au théâtre desVariétés, et ils savent, c’est-à-dire ils croient qu’il se nomme Loupeur ou Balochard. Pour eux, c’est l’ouvrier imprévoyant etviveur, hâbleur, conteur, gaudrioleur et mauvaise tête, allant boire àla barrière et dépenser en deux jours, le dimanche et le lundi, seséconomies de toute la semaine ; c’est encore celui qui, sans sortir deParis, use sa journée et les manches de sa chemise à rouler de cabareten cabaret, se frottant à tous les murs et se brûlant l’estomac avecles compositions lithargineuses du marchand de vin. Hors de là, lesParisiens ne voient plus de goguettiers, mais déjà des goipeurs, déjàdes vauriens, déjà des gens à tout faire, et devant lesquels il estprudent d’allonger le pas entre minuit et cinq heures du matin.

LesParisiens ne connaissent pas les goguettiers.

Legoguettier est Parisien comme eux, né à Paris, élevé à Paris, joyeux etnarquois comme tous les enfants du peuple de Paris, et brave comme uncoq. Il est chansonnier, il aime la musique, les refrains bruyants, etc’est pour cela qu’il est goguettier. C’est d’ailleurs un ouvrierlaborieux et honnête ; demandez à son patron, à son chef, à son logeur,à son gargotier, à tous ceux enfin qui ont eu avec lui quelquesrelations. Et si, d’aventure, il a démêlé quelque chose avec la policecorrectionnelle, ce qui arrive aux consciences les meilleures,assurément ç’a été des peccadilles, dont il n’a pas rougi, ni sa mère.

Legoguettier a des aïeux illustres ; il en a qui sont membres del’Institut, députés, pairs de France, et qui dînent à la cour avec leRoi. MM. Dupaty, Eusèbe Salverte, Étienne et Ségur aîné, ont étégoguettiers d’abord. Béranger, le seul homme littéraire de notre tempspeut-être dont la postérité se préoccupera avec amour, notre poëtenational Béranger aussi a été goguettier. Dans ce temps-là, il estvrai, les goguettiers avaient une autre dénomination : on les appelait Messieurs les membres du Caveau. Mais qu’importe une différencequelconque dans les mots, si, au fond, la chose est la même absolument ?

C’estdans le courant de l’année 1817 que l’on vit apparaître les premiersgoguettiers. Quelques mois auparavant, l’invasion étrangère avaitdispersé les membres du Caveau ; les échos du Rocher de Cancale étaientdevenus sourds, et le peuple de Paris portait encore douloureusement ledeuil de son empereur. Un despotisme prudent, parce qu’il avait peur,cherchait à comprimer, mais à bas bruit, la manifestation des regretspopulaires ; il annonçait la liberté, mais il défendait de chanter laliberté. Cependant la chanson n’avait point abdiqué à Fontainebleau, etson empereur n’avait pas, comme l’autre, confié son destin àl’exécrable loyauté politique de l’Angleterre. Béranger était restédans Paris. A toutes les fautes du gouvernement restauré, le poëte répondait par une satire énergique et railleuse ; et puis, demain en main et de bouche en bouche, on voyait alors et l’on entendaitpasser la satire triomphante. Comme au temps des Mazarinades, le peuplese consolait et se vengeait en chantant. Durant les premiers jours, cefut dans l’ombre et à l’écart, le plus loin possible de messieurs de lapolice, que l’on chanta ; mais, peu à peu, le besoin de se réunir sefit sentir plus vivement ; on essaya quelques petits festins à labarrière, puis à Paris, un peu çà, un peu là. Les souvenirs de lasociété du Caveau tourmentaient d’ailleurs les chansonniers du peuple,les épicuriens en vestes et en blouses ; et les goguettes furentorganisées.

Dès l’année 1818, le nombre de cesréunions chantantes était incalculable. Aujourd’hui, il y en a une danspresque chaque rue de Paris. La société des Braillards, celle des Enfants de la Lyre, celle des Gamins, celle du Gigot, celle des Lyriques, celle des vrais Français, celle des Grognards, celledes Bons Enfants, celle des Amis de la Gloire, celle des Bergersde Syracuse, et quelques centaines d’autres encore existent depuisplus de vingt ans. Toutes ont fait la guerre à la restauration, ettoutes avaient des soldats sous le feu des Suisses le 28 et 29 juillet1830. C’est là un fait qu’il n’était pas inutile peut-être deconstater. Parmi les goguettiers actuels, on cite les Épicuriens,mais surtout les Infernaux !

Les goguettiers seréunissent une fois par semaine, chez un marchand de vin, depuis huitheures du soir jusqu’à minuit. La chambre qui leur sert de temple estd’ordinaire la plus grande de l’établissement. Elle est éclairée auxchandelles, quelquefois à l’huile. Une espèce d’estrade, destinée auprésident et aux dignitaires de l’assemblée, est établie un peuau-dessus du niveau des tables communes, à l’endroit le plus apparentde la salle. Cette estrade est couronnée de drapeaux tricoloresarrangés en trophées, au milieu desquels, dans certaines goguettes, onaperçoit le buste du Roi, en plâtre blanc, mais bronzé par la fumée dutabac. Quelques noms de chansonniers, plus ou moins connus, inscrits enlettres d’or sur des cartons peints, sont attachés pour la cérémonie lelong des murs. On y remarque aussi des devises encadrées dans desécussons, telles que celles-ci : « Hommage aux visiteurs ! Respect aubeau sexe ! Honneur aux arts ! etc., etc. » Enfin, n’étaient lestables rangées en file, et couvertes de nappes blanches et debouteilles noires, la goguette représenterait assez fidèlement, aumoins pour les yeux, les églises ambulantes du grand primat des Gaules,M. l’abbé Châtel.

Il y a environ trois centgoguettes à Paris, ayant chacune ses affiliés connus et ses visiteurs àpeu près habituels. L’entrée de la goguette est libre ; les agents dela rue de Jérusalem y sont eux-mêmes reçus, soit qu’ils se présententen costume officiel, soit qu’ils viennent habillés en bourgeois etmarqués ou non de la croix d’honneur. Les tapageurs seuls sont exclus.

L’affiliéde goguette ne possède pas d’autres droits que ceux du simple visiteur,seulement, lorsqu’on l’appelle pour chanter, on fait précéder son nomde celui de la goguette à laquelle il appartient, tandis que celui duvisiteur est précédé du mot ami. Ainsi on appellera le GrognardPierre, le Braillard Jacques, et l’on dira l’ami Jean, l’amiPaul. Il n’y a pas d’autre distinction entre les affiliés et lesvisiteurs. Deux goguettes seulement, celle des Bergers de Syracuse etcelle des Infernaux, imposent à leur affiliés des noms en rapportavec le patronage sous lequel elles sont placées ; les Bergersempruntent ces noms aux églogues et aux bucoliques ; les Infernaux àl’enfer. La physionomie des goguettes est partout la même ou à peuprès, excepté cependant chez les Infernaux. Le président ouvre laséance par un toast et les convives boivent avec lui, « à l’espoirque la gaieté la plus franche va régner dans l’enfer ! » On chanteensuite, chacun à son tour, et les refrains en choeur. Immédiatementaprès chaque chanson, le président de la goguette se lève, nomme àhaute voix et l’auteur et le chanteur, et invite les goguettiers àapplaudir, ce qu’ils font toujours avec beaucoup d’effusion. Un nouveau toast est porté au moment de clore la séance, « à l’espoir de serevoir dans huit jours ! » et tout est dit. Chacun se lève alors etrentre chez soi.

Le goguettier est âgé de vingt àsoixante ans. Jeune, il chante des chansons sérieuses et philosophiques; vieux, il redit les charmantes gravelures de Désaugiers. Le jeunegoguettier est souvent l’auteur de la chanson qu’il chante : alors, cesont des aspirations ardentes et majestueuses vers un monde à venir,vers un monde meilleur, et l’on y trouve, parfois, des élans poétiqueset inspirés véritablement beaux. Depuis quelque temps surtout, le jeunegoguettier semble avoir pris à tâche la glorification du travail et lapropagation des idées humanitaires les plus récentes. On dirait unapôtre prêchant son évangile, et c’est un apôtre en effet. Est-ce pourle vin qu’il vient à la goguette ? Non, car il boit de l’eau rougie.Mais voyez sa tête, si belle et si pâle, sous ses longs cheveux noirs ;voyez ses yeux remplis d’éclairs, écoutez avec quel accent deconviction profonde il répand autour de lui ses belles paroles et sesnobles chants. Il n’a qu’une blouse sur le corps, c’est vrai, maisregardez : et dites dans quel tableau de Raphaël ou de Michel-Ange vousavez vu un homme portant son manteau bleu avec plus de noblesse et desimplicité… Il n’y en a pas. Celui-ci vient seul à la goguette ; ils’assied dans un coin, le coin le plus obscur ; on ne le voit pasd’abord, mais quand il aura chanté, soyez-en sûr, on ne verra plus quelui.

Tous les jeunes goguettiers ne sont pas, àbeaucoup près, aussi recommandables. Là, comme ailleurs, il y a desbons et des mauvais. Il y a, par exemple, d’excellents jeunes gens aufond, mais qui n’ont pu encore désapprendre les traditions paternelles.Pour eux, la goguette est un champ libre où l’on peut tout dire,presque tout faire ; et ceux-là entonnent gaillardement des couplets àfaire rougir la neige. Il y a là des femmes cependant ; il y a là desjeunes filles, bonnes et simples créatures qui chantent aussi à leurtour, et devant lesquelles il semble que la mémoire ne devrait êtrepleine que de chastetés : eh bien ! non, le goguettier libertin rit deleur embarras, et son triomphe grossier augmente à mesure que le rougeleur monte plus haut sur le front. Ceci est bien lâche assurément, maisce n’est pas la faute de ces jeunes hommes. N’y a-t-il pas à côté d’euxun vieillard qui tout à l’heure a chanté pis qu’eux et leur a donnél’exemple ? Regardez bien : il sourit encore. C’est triste à dire, maisc’est vrai : il existe une espèce de vieillards qui, en toutes choses,ne connaissent pas de mesures ; leurs débauches sont impitoyables commeleurs austérités. Quand ils ne peuvent plus l’acheter ni la surprendre,il faut qu’ils crachent sur la pudeur ; c’est pour eux unesatisfaction. Il faut qu’ils blessent, qu’ils égratignent, qu’ils serévèlent quelque part, et par quoi que ce soit, parce que, à leur avis,ce que l’on doit redouter avant tout, c’est de passer pour unenégation. Lorsque ces petits monstres à cheveux blancs ou à crânespelés ne peuvent enfin plus rien du geste ni de la voix, ils seconsolent en maugréant et grommelant comme la corruption du siècle ;ils pleurent le temps où ils vivaient, où ils avaient toutes leursdents, et cela dure ainsi jusqu’au jour où ils s’en vont et font placeà d’autres, plus jeunes et meilleurs. Il y a entre ces hommes etquelques poitrinaires maussades une analogie cruelle ; les uns et lesautres ne peuvent souffrir la vie nulle part ; la jeunesse fraîche etrose les attriste, et ils se détournent quelquefois pour aller écraserune fleur. Eh ! malheureux, passez donc votre chemin : il n’y a rien decommun entre vous et les fleurs.

Hâtons-nous de ledire, on rencontre à la goguette, et en fort grand nombre, de bons ethonorables vieillards que l’âge n’a rendus ni jaloux ni méchants.Accueillis et fêtés par tous, ils savent que la couronne de cheveuxblancs qu’ils portent sur la tête ne leur donne pas d’autre droit quecelui d’être plus graves et meilleurs que tous. Aussi, chacuns’empresse autour d’eux ; on applaudit leurs chansons avec enthousiasme; on met du sucre dans leurs verres ; et les jeunes qui sont placés àleur table éteignent leurs pipes et ne fument pas. C’est pour ceux-làprobablement que Béranger a fait Bon Vieillard ; tant mieux !Béranger seul pouvait comprendre ces belles natures d’hommes et leschanter.

Au fond, les goguettiers sont pour laplupart des Roger Bontemps. Les soucis ordinaires de la vie sont venusfrapper à leur porte et très-souvent sans doute ; mais, en vraisgoguettiers, ils ont répondu aux soucis : « On n’ouvre pas ! » et lessoucis ont pris leur vol ailleurs.

Ce que legoguettier cherche principalement, ce n’est pas le vin, c’est lacompagnie. Le vin qu’il boit est mauvais, les gens qu’il fréquente sontbons. Il n’y a pas d’endroit peut-être plus dépeuplé et plus solitaire,pour les travailleurs, que cette grande ville de Paris, où l’on compteun million d’âmes, et plus. Les riches, les oisifs, ont des réunionsconvenues, des fêtes, des bals, le bois de Boulogne et plusieursthéâtres ; ils jouent, ils chantent, ils s’enivrent ensemble, et tousles jours ; avant la fondation des goguettes, l’ouvrier vivait seul etne voyait pas même l’ouvrier. Aujourd’hui, il existe entre lesgoguettiers, qui appartiennent pourtant à tous les corps d’état, unefraternité réelle et bien entendue. Ils s’aiment sincèrement, et ilss’entr’aident sans ostentation. On a vu des quêtes faites dans unegoguette, au profit d’un goguettier malheureux ou malade, s’éleverquelquefois jusqu’à 50 francs. Lorsque les besoins du nécessiteux sontplus grands et plus pressés, on tient une séance extraordinaire, àlaquelle les goguettiers de tous les rites sont invités. L’entrée estlibre et gratuite, comme toujours, mais il y a un bassin au seuil de laporte, et il est bien rare qu’il entre une seule personne, visiteur ougoguettier, sans mettre son offrande dans ce pauvre bassin. Alors, larecette monte souvent à 100 francs, et le goguettier bénéficiaire payeson loyer, dont il devait plusieurs termes, rachète des meubles, retireson matelas du Mont-de-Piété, et donne du pain à sa femme et à sesenfants.

Il y a environ deux ans que l’auteur de cetarticle fut introduit pour le première fois dans une goguette, aux Bergers de Syracuse. Il s’y trouvait, ce jour-là, une centaine debergers et quinze à vingt bergères. Pas un geste, pas un mot mal àpropos ne s’y fit remarquer, et la soirée s’écoula aussi paisiblementque dans le monde le plus élégant. C’étaient pourtant des ouvriers,pauvres braves gens que l’on dit si turbulents, si barbares encore. Ilsavaient achevé leur pénible journée, et ils s’en étaient venus chanterà la goguette pour se reposer un peu. Ils buvaient en chantant, etl’ordre le plus riant régnait parmi eux. C’étaient des hommes enblouses, en vestes, aux mains dures, aux visages noircis par le travailet la sueur ; c’était la richesse et la force de Paris, les bras quiconstruisent, pétrissent le pain, travaillent l’or et la soie,bâtissent les églises, et qui, un jour de soleil, renversent les croixet font des révolutions ! Les bergères, comme on le pense bien, étaientaussi des ouvrières, laborieuses abeilles, se levant à l’aube du jourpour composer un miel qui ne leur appartiendra pas ; c’étaient desfemmes habillées d’indienne et coiffées de bonnets ou de madras àdix-neuf sous ; pauvres femmes, jolies sans le savoir, bonnes ethonnêtes par habitude ; charmantes créatures prédestinées comme lesfleurs des champs, et condamnées à naître et à mourir pour le plaisirdu riche, dans les buissons ; et tout cela, en vérité, ces hommes etces femmes, avaient gardé entre eux, et malgré le vin et les chansons,une admirable réserve et une retenue vraiment décente !...

L’assembléese sépara à onze heures et demie.

« Eh bien ! medemanda le berger Némorin, qui m’avait introduit, que pensez-vous denotre société ?

- Je pense, lui dis-je, que c’estici que l’on devrait étudier le peuple ; on le connaîtrait mieuxbientôt, et ceux qui ont peur de lui finiraient par l’aimer.

- Si vous voulez, ajouta Némorin, je vous conduirai samedi prochain chezles Infernaux.

- Volontiers.

-Il y a parmi eux, vous le verrez, des chansonniers et des poëtesremarquables, et qui ne seraient point déplacés sur une scène plushaute.

Nous convînmes d’un rendez-vous, le bergerNémorin et moi, et après avoir bu un verre de vin sur le comptoir, etallumé nos cigares, nous nous quittâmes en nous disant : « A samedi ! »

LesInfernaux tenaient alors leur sabbat sous les piliers des Halles,chez un marchand de vin nommé Lacube. A sept heures du soir, c’est làque je retrouvai, comme nous en étions convenus, mon ami Némorin. Nousmontâmes ensemble dans la chambre destinée à ses camarades les démons,et située au premier étage. C’était une fort grande salle pouvantcontenir environ trois cents personnes, attablées comme le peuples’attable, c’est-à-dire coude à coude et presque l’un sur l’autre.L’estrade des autorités de l’endroit était à droite, élevée de quelquespieds au-dessus des tables ordinaires. Cent cinquante personnes environétaient déjà réunies quand nous entrâmes. Une demi-heure plus tard, lachambrée était complète ; l’escalier tournant qui conduit dans laboutique était lui-même encombré, mais les chants ne commençaient pasencore. Je demandai la raison de ce retard à Némorin ; il me réponditqu’on attendait Lucifer et son grand chambellan. En même temps il mefit remarquer que le fauteuil du président était encore vide ainsi quela chaise placée immédiatement à droite de ce fauteuil.

«Comme vous ne connaissez pas les usages de l’enfer, poursuivitNémorin, vous ferez ce que je ferai, et les diables, j’en suis sûr,seront fort contents de vous. Ici, ce n’est pas comme aux Bergers deSyracuse, où il suffit de boire, de chanter et d’applaudir. Nous avonsun culte particulier dont la langue ne vous est pas connueprobablement, mais je vous l’expliquerai et vous en saurez tout desuite autant que moi.

- Mon ami Némorin, vous êtesun flatteur. Mais à propos, pourquoi parlez-vous de messieurs lesdiables à la première personne et au pluriel ?... Est-ce que par hasardvous seriez…

- Je suis le démon Kosby !

-Vous, le berger Némorin ?...

- Moi-même, je cumule,comme vous voyez. »

En ce moment, il se fit parmiles diables un frémissement à peu près pareil à celui que le ventproduit en roulant sur de grands arbres. Toutes les pipes se retirèrentpour un instant des lèvres qui les pressaient, et l’on entendit passerde bouche en bouche un nom qui semblait attendu avec impatience, le nomde Lucifer !

Lucifer, en effet, venait d’arriver.Il s’assit dans son fauteuil ; son chambellan pris place à côté de lui.Deux chandelles, deux carafes pleines d’eau et quatre bouteillespleines de vin étaient rangées en ordre au-devant du trône infernal.Les tables destinées aux démons subalternes étaient garnies de même, àpeu de chose près. Au bout de quelques minutes, Lucifer se leva.C’était un petit bon diable de cinq pieds un pouce environ, replet,dodu, bien nourri, au teint vermillonné, aux yeux vifs et fins. Ilportait d’ailleurs des lunettes, mais ni queue ni cornes, et jeremarquai très-distinctement qu’il avait comme tout le monde des onglesaux doigts et non des griffes. Quant à ses sujets, ils ressemblaient entout point aux bergers de Syracuse et paraissaient fort contents deleur prince et de son gouvernement. Lucifer promena sur l’assemblée unregard magnétique et quelque peu phosphorescent.

«Attention ! » me dit Némorin.

Lucifer frappa septcoups sur la table placée devant lui.

« Les cornesà l’air ! » dit le chambellan.

C’était l’ordre dese découvrir. Quelques personnes qui avaient encore leur chapeau sur latête s’empressèrent de l’ôter et de le placer, comme elles purent, auxclous plantés dans la muraille. Ceci fait, Lucifer daigna parler ainsi :

«Démons, démonesses, sorciers et sorcières, Lucifer vous annonce que lesabbat est commencé. Que chacun donc vide son chaudron, trousse sonlinceul, et batte avec moi le triple ban d’ouverture. »

Al’instant, tous les verres furent vidés à la fois, les nappes relevéesdevant chaque convive, et l’air : Vive l’enfer où nous irons, battu àtour de bras et à coups de verres sur les tables de sapin. Pas une noten’avait été faussée ; Lucifer parut en éprouver une satisfactionprofonde, et sa majesté infernale voulut bien en féliciter lesconcertants, qu’elle appela dans cette occasion : « Mes chers camarades! » Lucifer ordonna ensuite de rebaisser les linceuls et de remplirde nouveau les chaudrons.

« Baissez votre nappe etremplissez votre verre, me dit à l’oreille mon ami Némorin-Kosby ;c’est l’ordre. »

Lucifer porta alors le toast quevoici :

« Aux démons et démonesses qui font lagloire de notre enfer ! aux sorciers et surtout aux aimables sorcièresqui veulent bien venir rôtir le balai avec nous ! A l’espoir que lagaieté la plus franche ne cessera jamais d’animer notre sabbat !.... »

Toutle monde était debout, la tête nue, le verre à la main et n’attendantplus qu’un mot pour exécuter la volonté de Satan.

«Videz ! » cria-t-il.

Et encore une fois les verresfurent vidés. Un nouveau ban fut battu, semblable au premier, et leschants commencèrent. Dès lors, et malgré la chaleur étouffante quipesait sur cette immense réunion de démons et de sorciers, on songeabeaucoup moins à boire qu’à écouter les chansons et à en répéter lesrefrains. Lucifer chanta le premier ; à tout seigneur tout honneur. Sachanson était gaie, spirituelle, bien tournée, et je n’appris pas sansétonnement que l’auteur de cette charmante production était sa majestéelle-même. Lorsque Lucifer eut fini, il poussa dans l’air un sifflementaigu qu’il est impossible de traduire positivement, mais qui neressemblerait pas trop mal peut-être au bruit que feraient, poussées enfausset et les lèvres serrées, les lettres suivantes :trrrrrrrrrrrrrrruuuuuu !

M. le chambellan bondit sursa chaise, se leva d’un bloc, et s’écria avec entraînement : « Al’auteur, le chanteur, notre grand Lucifer !... Joignons les griffes!!! »

Et une triple salve d’applaudissements éclatacomme un tonnerre au milieu de la fumée du tabac.

M.le chambellan prit alors sur son bureau une liste des noms recueillisdans l’assemblée, et dit :

« La parole est, enpremier, au démon Zéphon ; en second, au sorcier Philibert ; entroisième, au démon Melmoth. »

« Qu’est-ce qu’unsorcier ? demandai-je à mon camarade le démon Kosby.

-C’est un visiteur, me dit-il à voix basse. On désigne également par cenom les chansonniers qui ne sont pas affiliés à l’enfer ; Béranger estappelé le grand sorcier. Il n’y a du reste aucune différence réelleentre les sorciers et les démons, et ceux-ci n’ont pas plus depriviléges que ceux-là. Comme vous voyez, ce n’est pas là uneassociation, aux termes de la loi. Eh bien ! la police nous tourmente àchaque instant. Elle arrive souvent, habillée en sergents de ville,tantôt ici, tantôt ailleurs, et s’empare de ceux d’entre nous qu’ellecroit à sa convenance. On les met en prison, on les juge au bout dequatre ou cinq mois ; et, comme les affiliés ne sont presque jamais enmajorité dans ces réunions, il arrive le plus souvent que ce sont depauvres sorciers qui y venaient pour la première fois, que l’on a pris.On les acquitte, c’est vrai ; mais ils n’en ont pas moins été privés deleur liberté pendant plusieurs mois. Et tout cela, pourquoi ! Personnene le sait.

- Vous chantez peut-être des chansonsobscènes ?

- Tout le temps que l’on a chanté ceschoses-là exclusivement, on nous a laissé en paix. Aujourd’hui que nouscherchons à donner à nos pensées une direction plus haute, on noustraque, on nous persécute, et on laisse faire les voleurs.

-Mais que chantez-vous donc, maintenant ?

- Écoutezle démon Zéphon, me dit Kosby ; vous comprendrez peut-être ce qui pournous est encore une énigme, les incessantes tracasseries auxquellesnous sommes en butte. »

Zéphon était debout, lafigure calme, inspirée et pénétrée profondément des paroles qu’ilrépétait. C’était une chanson contre l’institution du bourreau, et dontnous avons remarqué surtout le couplet suivant :

       Ce criminel, hélas ! avant de l’être.
       De sa raison déjà portait le deuil,
       On lui devait une loge à Bicêtre ;
       Clamart reçut ses débris sans cercueil.
       Détruire un fou n’est plus qu’un acteinfâme
       Quand du délire on guérit le cerveau.
       Changeons le juge en médecin de l’âme :
       L’humanité crie : A bas le bourreau !

«Certes, ce sont là de belles paroles et de belles pensées ; c’estl’opinion de tous les gens honnêtes et d’esprit supérieur, c’estl’aspiration continuelle de toute sympathie vraiment humaine ; -Qu’est-ce que la police a donc vu dans ces nobles idées ? - La policen’a pas cherché à voir ; mais il faut un bourreau à la police pour tuerses sergents de La Rochelle, et la police ne veut pas que l’on crie : à bas le bourreau ! - Voilà !

Lorsque Zéphon eutfini, des applaudissements énergiques partirent à la fois de toutes lesmains, et recommencèrent avec plus de force encore au nom de l’auteurde ces graves strophes, un ancien démon, et maintenant le sorcierAlphonse Bésancenez.

Le sabbat dura jusqu’à minuit.Eh bien ! pendant cette longue soirée, on n’entendit, à quelques raresexceptions près, que des chants remplis de hautes pensées et demoralités sévères. Là, comme aux Bergers de Syracuse, il n’y eut pas lemoindre tumulte, pas le plus petit désordre ; il n’y en a jamais. Leschansons décentes avaient été applaudies avec chaleur, les autres nel’avaient pas été. On eût dit que c’était pour s’instruire et non pourse distraire que tous ces braves ouvriers s’étaient réunis.

Dansle courant de l’année 1839, la chaudière des Piliers des Halles, nepouvant plus contenir les nombreux membres du sabbat, fut abandonnée.On se réunit, dès ce moment, rue de la Grande-Truanderie, chez un autremarchand de vin. Mais déjà, les démons et les sorciers n’étaient plusseulement des ouvriers ; à ceux-ci s’étaient joints des étudiants endroit, en médecine ; chaque jour les réunions des goguettiers Infernauxdevenaient plus considérables par le nombre et par le savoir ; lapolice alors a eu tout à fait peur. Un jugement du tribunalcorrectionnel de Paris, rendu au mois d’avril 1840, a aboli l’Enfer,et condamné deux ou trois démons qui étaient là, aux frais du procès età la prison. A la vérité, les mêmes juges tolèrent les bals Chicard. Otempora ! o mores !

Les goguettiers ne ressemblentguère, il faut bien en convenir, à messieurs les membres du Caveau, etla pairie, probablement, ne s’ouvrira jamais pour eux, ni l’Institut,ni la Chambre des députés ; ceux-ci faisaient jabot et portaient lefrac, les goguettiers lavent quelquefois leur chemise bleue, et ilsn’ont qu’une blouse ou une redingote ; les membre du Caveau sablaientle champagne frappé, les goguettiers boivent du vin à douze sous lelitre, et Dieu sait quel vin !... on en fait tant à Paris où il n’y apas de vignes. Eh bien ! les goguettiers ne se plaignent pas ; ils nesont ni jaloux, ni envieux ; ils chantent quand ils sont ensemble, etpour eux c’est assez de bonheur.

Chantez donc, bonsgoguettiers, pour vous aider à vivre, pour ne pas trouver trop mauvaisle vin que l’on fait pour vous, trop cher le pain que vous achetez,trop rude votre rude travail. Chantez, ô mes frères, vous qui êtes sansjoie aujourd’hui, mais qui souriez à tous les lendemains, et voyez tousles lendemains vous sourire. Les chants ressemblent aux prières ; ilsne peuvent jaillir que d’une pure conscience, et à travers tous lesautres bruits du monde ils montent au ciel.


                                L. A. BERTHAUD.