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STENDHAL, Henri Beyle pseud. (1783-1842): Philibert Lescale, esquissede la vie d'un jeune homme riche à Paris(1845). Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (24.VIII.2013) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire d'une collectionparticulière de l'édition donnée en 1857 par Micel Lévy frères dans Le Diable à Paris : Paris et les Parisiens. PHILIBERT LESCALE. ESQUISSE DE LA VIE D'UN JEUNE HOMME RICHE A PARIS. par Stendhal _____ Je connaissais un peu ce grand M. Lescale qui avait six pieds de haut ;c'était un des plus riches négociants de Paris : il avait un comptoir àMarseille et plusieurs navires en mer. Il vient de mourir. Cet hommen'était point triste, mais, s'il lui arrivait de dire dix paroles en unjour, on pouvait crier au miracle. Cependant il aimait la gaieté etfaisait tout au monde pour se faire prier à des soupers que nous avionsétablis pour le samedi, et que nous tenions fort secrets. Il avait del'instinct commercial et je l'aurais consulté dans une affaire douteuse. En mourant il me fit l'honneur de m'écrire une lettre de trois lignes.Il s'agissait d'un jeune homme auquel il s'intéressait, mais qui neportait pas son nom. Il l'appelait Philibert. Son père lui avait dit : « Fais ce que tu voudras, peu m'importe: je serai mort quand tu feras des sottises. Tu as deux frères, jelaisserai ma fortune au moins bête des trois, et aux deux autres centlouis de rente. » Philibert avait remporté tous les prix du collège ;le fait est qu'en sortant il ne savait rien. Depuis il a été trois anshussard et a fait deux voyages en Amérique. A l'époque du dernier, ilse prétendait amoureux d'une seconde chanteuse qui me semble unecoquine fieffée, très-propre à porter son amant à faire des dettes,puis des faux, et plus tard même quelque joli petit crime conduisantdroit en cour d'assises. Ce que je dis au père. M. Lescale fit appeler Philibert, qu'il n'avait pas vu depuis deuxmois. « Si tu veux quitter Paris et aller à la Nouvelle-Orléans, luidit-il, je te donne quinze mille francs, mais payables à bord, où tuseras subrécargue. » Le jeune homme partit, et l'on s'arrangea pour que, de son plein gré,son séjour en Amérique durât plus que sa zone de passion. Il fut rappelé par la nouvelle de la mort de ce pauvre Lescale, qui sedonnait soixante- cinq ans et en avait soixante-dix-neuf. Par sontestament, il reconnaît son fils et lui laisse quarante mille, livresde rente ; de plus, lorsqu'il aura vendu toutes les propriétés et qu'ilsera complètement ruiné, un des amis de Lescale lui comptera deux centsfrancs tous les premiers du mois, et trois cents francs s'il est enprison pour dettes. Philibert vint me voir, il avait l'air fort touché, et, comme ildemandait conseil sérieusement, je lui dis : « Restez à Paris, à labonne heure ; mais c'est à condition que vous vous mettrez dansl'opposition légitimiste et que vous direz toujours du mal dugouvernement, quel qu'il soit. Prenez sous votre protection unedemoiselle de l'Opéra, et tâchez de ne vous ruiner qu'à moitié ; sivous faites tout cela, je continuerai à vous voir, et dans huit ans,quand vous en aurez trente-deux, vous serez sage. — Je le suis dès aujourd'hui, du moins en un sens, me répondit-il. Jevous donne ma parole d'honneur de ne jamais dépenser plus de quarantemille francs par an. Mais pourquoi me mettre dans l'opposition ? — Le rôle est plus brillant, et d'ailleurs convient à qui n'a rien àsolliciter. » Cette histoire n’est pas grand’ chose, mais j'ai voulu la noter parcequ'elle est exactement vraie. Philibert a fait des folies, mais au fonda suivi mes conseils. Seulement, la première année, il a mangé soixantemille francs, mais il en est si honteux, que je pense que, celle-ci, iln'arrive pas à deux mille francs de dépense par mois. De lui-même, il s'est mis à réapprendre le latin et les mathématiques ;il prétend naviguer un jour sur un navire à lui appartenant, revoirl'Amérique, voir les Indes. En un mot, malgré la fortune imprévue, ilpeut devenir un homme fort distingué et fera une bonne mine en lisantceci. Je lui ai donné quelques petits conseils de détail qui ont réussi. Illoge dans une des rues les plus reculées du faubourg Saint-Germain, etest fort estimé des portiers de son quartier. Il dépense cinquantelouis en aumônes ; il n'a que trois chevaux, mais il est allé lui-mêmeles chercher en Angleterre. Il n'est abonné à aucun cabinet littéraireet ne lit jamais un livre, s'il ne lui appartient et n'est richementrelié. Il n'a que deux domestiques, auxquels il ne parle jamais, maisleurs gages augmentent d'un quart tous les ans. On l'a déjà fait sondertrois ou quatre fois pour des mariages, sur quoi je lui ai déclaré que,s'il se mariait avant trente-six ans, il perdrait ma protection.J'espère toujours qu'il fera quelque sottise, j'ai peur de m'yattacher. Il est fort beau et fort silencieux. D'après mes avis, il esttoujours vêtu de noir, comme s'il était en deuil. J'ai dit sous lesecret qu'il ne se consolait pas de la mort d'une dame du Bâton-Bouge, près laNouvelle-Orléans. II voudrait bien ne plus avoir sa maîtresse del'Opéra, mais je crains les passions, et je l'oblige à la garder. Où il est bien plaisant, c'est dans une terre que je lui ai faitacheter à quatre lieues de Compiègne, sur la lisière de la forêt : cequi m'a déterminé, c'est la bonne compagnie, c'est-à-dire le caractèrehonnête des huit ou dix propriétaires des châteaux voisins. Tous lesfainéants du pays chantent les louanges de M. Lescale ; il faitbeaucoup d'aumônes et a l'air constamment dupe de tout le monde. Il aeu des bonnes fortunes inconcevables ; mais au fond il ne peut aimerqu'une femme qu'il voit sur la scène deux fois la semaine. Il trouveque la comédie jouée par les autres femmes est à la fois sérieuse etvide. Bref, Philibert Lescale est un homme bien élevé et ce qu'on appelle unaimable homme. N. B. (Deux ans plustard.) J'ai eu tort de forcer le pauvre Philibert à garder sachanteuse, il vient d'avoir, à cause d'elle, un duel avec un prétenduprince russe qui lui a logé dans le front une balle dont il est mort.Le prince russe, qui était endetté, et qui d'ailleurs n'était ni princeni Russe, a saisi avec empressement cette occasion de quitter la Franceet son quart de loge à l'Opéra. DE STENDHAL (Henri Beyle). |