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BLANCHE, Jacques-Emile (1861-1942) : Dieppe.-Paris : Emile-Paul, 1927.- 101 p.-1 f. de pl. en front. : couv. ill. ;20 cm.- (Portraitde la France ; 11).
Saisiedu texte : S. Pestel pour la collection électronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (13.XI.2013) 
Texterelu par : A. Guézou.
Adresse: Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieuxcedex 
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Texteétabli sur l'exemplaire de la médiathèque (BmLx : nc).
 
DIEPPE
par
Jacques-Emile Blanche

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Page de titre : Dieppe de J.-E. Blanche (1927)


A WALTER SICKERT

I

AUTREFOIS


UN matin d’août, tandis que l’orchestre exécutait quelque valse d’Arbanle cornettiste, Aubrey Beardsley, malade, grelottant, buvait un verrede lait et de soda sur la terrasse du Casino. Il me montra latrouvaille qu’il venait de faire ; c’était un exemplaire des Mémoirespour servir à l’histoire de la Ville de Dieppe, par Denys Guibert.Beardsley et Oscar Wilde, attablés ensemble, riaient aux éclats du rôlejoué par les « guerriers anglois » pendant les guerres de religion.Ceux-ci attiraient dans leurs camps du pays de Caux les petitsPolletais, pour leur apprendre l’usage du tub et les convertir à lareligion « prétendue réformée ». Aubrey a su par cœur certaines pagesdu docte prêtre, descriptions où il se délectait de cortèges, de fêtes,de mystères représentés dans l’église Saint-Jacques. « Étonnante ville! Quelle histoire, depuis Brennus jusqu’à Oscar ! s’écriait Aubrey. Ilme semble que je vois le Dieppe médiéval, celui de la Renaissance,celui des époques à perruque, aussi nettement que la rue Aguado autemps de la Dame aux camélias et de l’impératrice Eugénie. Nousdevrions organiser des pageants, sans toutefois faire revivreCharlemagne et la reine Berthe, sa mère ; encore moins Brennus. Ne nousperdons pas dans la légende ! Nous commencerions aux guerres dereligion. Je me chargerais de la mise en scène ! Les Français n’ont pasd’imagination. Il n’y a qu’à choisir, les anniversaires abondent. » Etsi j’objectais que d’organiser de telles commémorations serait plutôtnotre affaire à nous, Aubrey répliquait en riant : « Bah ! les Anglaissont depuis des siècles chez eux, ici. »

Dieppe a toujours eu le goût des processions, des fêtes, des paradesmilitaires et navales, des feux d’artifice. Les Mitouries de l’octavede l’Assomption attiraient un grand concours de monde, jusqu’àprovoquer d’incongrues clameurs et risées dans les églises où sedonnaient des spectacles extraordinaires – quand le « BadinGrimpesulais (clown du cru) fesait tantôt le mort, ou  frappoitdes mains pour témoigner par ses applaudissements la joye qu’il avoitde veoir la Vierge monter dans le ciel d’une manière si lente, que celaduroit autant que la messe. Lorsqu’elle y étoit arrivée, elle étoitreçue et bénie par le Père Éternel, un ange la couronnoit. »

Ce Dieppe somptueux, qui allait bientôt être bombardé, incendié par lesflottes britannique et néerlandaise, perdrait son caractère médiéval,mais serait reconstruit après 1694 suivant un plan uniforme. Cettereconstruction, due aux échevins, reste peut-être ce que nousapprécions davantage, bien que Vauban en ait fait la plus sévèrecritique. Peu d’exemples, aujourd’hui, hormis dans la rue d’Écosse, desdamiers blancs et noirs en silex et pierre, des solives ciselées duXVIe siècle. Avec les additions et démolitions dues aux modessuccessives ou à la guerre, jusqu’à l’architecture anglo-italiennecommandée par la duchesse de Berri, née princesse des Deux-Siciles, quipatronna les bains de mer, Dieppe reste un bibelot romantique. Par lesclaires nuits de lune, les fantômes de Delacroix, de Chateaubriand,d’Isabey, de Bonnington, de Liszt, de Rossini doivent converser avecAlexandre Dumas, Whistler, Degas, Renoir, Debussy, Gounod. Que derevenants ! Artistes, princes, personnages politiques, leurs nomsajoutent une poésie singulière à celui de Dieppe. Cette plage,malhabile à la réclame, a ses fidèles, ses amoureux maniaques. On dit :« Y venir, c’est s’engager à y revenir. » Tels, que nous avions vusjeunes et fringants, nous les y aurons retrouvés flétris, réduits à uneexistence nécessiteuse, ou serfs de clandestines voluptés. Famillesanglaises, familles françaises, déchues de leur rang ; oisifs,désabusés, incorrigibles joueurs de baccara, vicieux, anormaux,alcooliques, amis de bouges à matelots et des bars ! Et ces couplesvenus jadis cacher leurs tendresses au fond de quelque jardin, secretcomme les villas grillagées de Florence, « tombeau des amants » !...Qui ne peut prétendre à Capri, à Nice, daigne élire ce point dejonction des irréguliers et des honteux, sur des rivages au climat sansclémence – mais « à trente-sept lieues de Paris, à vingt-neuf de laTamise, à trente-six de l’île de Wyt » fait valoir Denys Guibert,historiographe vétilleux.

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Par quelque voie qu’il s’y rende, le touriste prend, d’un regard, unevue générale de la vieille cité des corsaires.

Elle a dû peu changer depuis cent ans. Du pont du paquebot, de sonautomobile, ou s’il descend du train, le nouveau venu saisit en un coupd’œil l’essentiel d’un panorama reproduit à satiété par le pinceau etle kodak. La première fois que l’on me conduisit à Dieppe, je crainsque la nourrice qui me portait dans ses bras ne se soit écriée, si l’onse préoccupait alors d’hygiène et de puériculture : « Quelle odeur ! »La gare puait l’eau saumâtre égouttée des mannes de poisson ; elleétait noire de charbon. Des mareyeurs se chamaillaient. LesPolletaises, une hotte sur le dos, dégageant des bouffées de crasse etde congre, pataugeaient, comme leur marmaille pouilleuse, dans lesflaques croupissantes au creux des dalles. Une fois sortie de cettegéhenne, la Nivernaise épingla les rubans de son bonnet tuyauté contreles entreprises d’un vent « à décorner les bœufs », gravit avec saprécieuse charge – moi-même – le marchepied rapide d’un omnibus des Messageries, engin qui sonnait la ferraille, tapissé d’une moquettepisseuse simulant la peau de léopard. Des automobiles de palace, destaxis s’y sont substitués, en été. Mais en hiver réapparaissent, pourma joie, les guimbardes de mon enfance : coupés (jadis à capitons) desbourgeois ; berlines des châtelains du voisinage. Dieppe, qui sevoudrait moderniser durant sa brève saison balnéaire, reste, en dépitde ses aspirations, la sous-préfecture classique, un port de commerce.Cette provinciale est inhabile à se costumer en tenancière de casinochic.

Dès la sortie de la gare, c’étaient, autrefois, des tonnes de cardiff, des wagons de galets pour lester les navires, puis se mueren majolique au-delà de la Manche. Des rails, des grues, autour dubassin Bérigny. Des piles de planches, du sapin de Norvège, des lingotsde fer, marchandises déchargées des vapeurs aux cheminées vermeilles,ou de massifs trois-mâts dont la proue figurait une ondine ou un dieunordique. Oh ! les beaux agrès, comme en dessinent les capitaines aulong cours, pavoisés, le dimanche. Des mousses albinos y grimpaient, etces géants matelots roux, en qui nos Normands reconnaissent leur propretype. Sur la falaise d’ouest se profilent les mâchicoulis, lespoivrières de la citadelle. A l’est, les voiles rapiécées des barquesde pêche, les faubourgs du Pollet et de Neuville, le sémaphore, lesanctuaire de Notre-Dame des Flots. Et entre ces deux portants, commetoile de fond, les tuiles mordorées des maisons basses, grises, tellesqu’un troupeau pressées autour du pasteur dont la svelte tour deSaint-Jacques, jadis cathédrale, serait la houlette et le clocher enlanterne le chapeau. Plus loin, le beffroi jésuite de Saint-Remy ; lecampanile d’une des nombreuses confréries du XVIe siècle. Moite voûtede cuivre ou de nacre, un ciel de tableau vénitien ou hollandais, selonla saison, ambre ou opalise ce décor aux arêtes coupantes.

Quand ces magies atmosphériques commencèrent-elles à m’émouvoir ? Lesais-je ? De ce ciel, j’aurai vu faire de la bien bonne peinture,depuis qu’il m’inspira mes barbouillages d’apprenti sur des galetspresse-papier. Les incidents les plus décisifs de ma carrière m’aurontsurpris à Dieppe. Mes penchants, c’est peut-être la situation de cetteville qui les détermina. Peinture, musique, littérature, et vous, démondévorateur de la causerie et de l’écriture, pourquoi m’avoir tendu à lafois vos pièges, avant de m’écarteler ? Si le hasard fit que je ne suispoint né à Dieppe, Saint-Jacques devint ma paroisse, sa nef un oratoirepropice à mes méditations – aujourd’hui le rendez-vous des plusieursmoi que je tâche à reconnaître dans les méandres de ma vie spirituelle.Pour livrer aux lecteurs quelques souvenirs sur une petite ville oùtant de choses lui sont advenues, où il connut trop de personnes dontil aurait pu subir l’influence, l’auteur, contraint à choisir parmi lesmoments les plus sensibles à son cœur, devra sauter par-dessus desdécades. Dieppe a été son boulevard. Le risque, c’était qu’entraîné partrop de passants, il se dispersât.

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Des amis de mon père, puis des cousins demeurés en Normandie, comme lereste de notre famille, recueillirent, à la moindre alerte qu’ildonnait aux siens retenus à Paris, l’unique survivant de trois frêlesrejetons. Ainsi, né dans le Passy quasi provincial d’alors, ce fauxParisien fut formé par la véritable province, par des traditions et unesprit à peu près perdus. A Dieppe, peu de portes qui pour luin’évoquent une figure, un nom. Nous ne serons bientôt plus guère, ceuxpour qui la rue Victor-Hugo restera toujours la rue des Tribunaux ; larue du Général-Chanzy, la route d’Arques ; la mercerie du Puits-Salé, «chez Boiservoise » ; la chausserie-confection, « la cordonnerie deM.  Moncond’huy ». Des afternoon-tea-dancings, des cinémas fontrutiler leurs banderoles sur de vénérables porches. Le peintre enbâtiments charrie des échelles et des camions de rue en rue, à fins decamouflage. Mais, ô Dieppois naïfs, badigeonnez de rose le moellon etla brique, revêtez d’un simili-colombage les façades vouées au jaunenankin réchampi de blanc par une ordonnance du XVIIe  siècle,livrez-vous à votre fantaisie bouffonne, nouveaux propriétaires : vosmaisons à arcades, si séantes (vues du dehors !), percées de vastesfenêtres aux petits carreaux, ornées de ferronneries, ni vous ni vosédiles ne réussirez à en pallier l’inconfort intérieur. Rasez-lesplutôt ! Sinon vos escaliers resteront de poisseux colimaçons, voscourettes ne recevront jamais qu’une avare aumône du zénith, comme lesghettos de Venise et d’Amsterdam. Déplacez donc la ville d’Ango etd’Abraham Duquesne, puisque à votre odorat répugnent les relentssuspects de l’évier, la friture et la lie des pommes à cidre ! Lesdétritus ménagers – sans omettre d’autres matières animales –blessent-ils votre délicatesse ? Eh quoi ! on allait se guérir chezvous de tous les maux qui affectent l’épiderme, voire de la folie et dela rage, depuis Henri IV, qu’avait mordu Fanor, son chien favori ! MmeRécamier, la comtesse de Castiglione, les belles de la Restauration etde l’Empire se logèrent dans les meubles que vous troquez contre duDufayel. A nous autres, on enseigna que le vent de mer purifiait tout,que rien ne corrompait l’eau cristalline dont la source est àSaint-Aubin, glauque nymphée dans les saules de la Scie.

La première des maisons où je fis mes rêves d’enfant offre l’une desfaçades les plus intactes du quai Henri-IV. Fut-ce la Vicomté, ou la «coutume » des archevêques de Rouen, seigneurs de Dieppe ? « Quantummutatus ab illa ! Si je la contemple souvent du trottoir de la garemaritime, cette maison dégradée, je ne puis que m’imaginer d’aprèsmaints autres l’appartement de M. D…, armateur, et de son épouse, quim’hébergeaient : la paire de conques roses sur la cheminée, les modèlesde voiliers en ivoire, les fleurs en perles sous globe, le baromètre àsujet, les têtières en losanges d’étoffe. Les D…, ces dignes gens, sontmorts il y a plus d’un demi-siècle. On visite encore, dans leur cour,le plan, en bas-relief, de la ville d’Anvers, une des reliques locales,dont j’ignore la provenance, mais qui m’incita à entreprendre monpremier voyage d’adolescent. J’aimerais finir mes jours avec le dioramadevant moi, qu’aperçoivent, des étages supérieurs, les locatairesd’immeubles contigus. Une estampe de Joseph Vernet rend avec exactitudele dessin et l’atmosphère de l’avant-port, le collège et sa chapelle,les arbres de la Tour-aux-Crabes, et, de cette maison que j’envie, lefronton triangulaire, l’œil-de-bœuf central, les fenêtres cintrées deson mezzanine. Elle est flanquée de bureaux de changeurs, de ship-sbandlers, d’échoppes de cordiers. Quand Eugène Delacroix venaità Dieppe noircir de notes son album à croquis, c’était là, hôteld’Angleterre, poste des diligences, qu’il logeait. Les voyageurs s’yrestauraient, avant ou après une traversée à bord du paquebot deNewhaven. Toute l’activité indigène et étrangère aboutissait àl’avant-port. Sous les arcades de la Halle aux poissons, en rangsserrés, les tables volantes des traiteurs ; sur le carreau des ventes àla criée, un rassemblement bigarré de matelots et de filles publiques,de lazzaroni en haillons attendant l’heure du reflux pour haler à lacorde, jusqu’au bout des jetées, les navires en partance. Les pilotes,en un charabia fait de plusieurs langues, discutent le prix de leursservices. Capitaine du port, appariteurs et douaniers surveillent cepopulo querelleur, épigones d’une race de corsaires. Oserai-je fairesurgir une image qui m’obsède, quand je flâne sur ces Zatterenormands ? Dans la maison que je convoite, je me représente, par lesmatins d’hiver, le soleil dans les yeux me tirant du sommeil. Auplafond de ma chambre zigzaguent les serpentins d’or que nouent etdénouent sur l’eau gondoles et vaporetti imaginaires – ici, barquesde harengs, chalutiers, remorqueurs, canoës. Les talons de bois desfemmes polletaises emmitouflées dans leurs châles noirs, frappent lachaussée en mosaïque de silex. Si j’ouvre ma fenêtre, l’odeur dugoudron et de la vase dont s’engluent les pilotis des débarcadères metransporte en pensée dans les parages de la Giudecca. Est-ce unelégende ? Les Polletais auraient été une colonie de marins venus deslagunes de l’Adriatique. Quoi d’étonnant à ce qu’ici ?.... Maisn’insistons pas sur de simples correspondances – quoique suggestivesnon pour moi seul, j’en prends à témoin Walter Sickert, peintre exquisde Venise et de Dieppe, où il a conquis un double droit de cité.

Au temps que j’étais sous la tutelle de mes cousins le Dr et Mme L...,une bourgeoisie composite et importée se façonnait, moins hostile àce qui n’est pas dieppois depuis plusieurs générations, moins monacaleque celle de ces D… de ma petite enfance, qui n’avaient peut-êtrejamais vu la ville de tous les vices : Paris. Ce particularisme prudeet réticent aura été lent à fondre, comme ces banquises que rencontrentles transatlantiques, et qui refroidissent jusqu’aux cabines les mieuxchauffées. La « société » n’en fut que plus drôle à observer, quandelle se recruta surtout dans les « carrières libérales » : notaires,médecins, magistrats. Le sous-préfet – ils étaient tous « recevables »alors – quelques fonctionnaires, les directeurs de l’enregistrement etdes domaines, celui de la Fabrique nationale des tabacs, sorti dePolytechnique, l’inspecteur des eaux et forêts c’étaient des messieurs, et leurs femmes des dames. Les officiers détachés de lagarnison de Rouen devaient montrer patte blanche, s’être fait dûment «introduire », comme dans les préfectures s’ils ne sont de cavalerie.Moins une ville sans une vieille aristocratie, sansd’exceptionnellement grosses fortunes, a de raisons pour se montrerexclusive, plus les règles de préséance y sont subtiles, parfoiscomiques en leur arbitraire. Les banquiers constituaient la « premièresociété », très à part des négociants que l’on ignorait, hormisquelques notables de l’importante colonie britannique ; ces Anglaiscondescendaient sans plaisir à ouvrir  leurs salons à quelquesbourgeois de la ville.

Nous venons d’écrire : sans aristocratie. La région est riche enchâteaux, quelques-uns encore appartiennent à des familles illustres deFrance. Mais la petite noblesse proprement dieppoise consistait en une« bourgeoisie d’échevins, d’armateurs, commerçants fort récompensés parHenri IV et Louis XIV, qui quittèrent le négoce et acquirent avec leursfonds des terres sur lesquelles ils furent, et où leurs descendantsvivent encore » lisons-nous dans les Mémoires Chronologiques de 1783.

Trop tôt, j’appris à peser la valeur sociale de chaque individu selondes conventions d’époque et de pays : en Angleterre, et dans cemicrocosme qu’était Dieppe. Que voulait-on dire par « carrièreslibérales » ? me demandais-je. On ne recevait pas les « marchands », etpourtant les Anglais, qui tenaient le haut du pavé, n’étaient-ils pasdes négociants en grains, des exploiteurs de marne ? Eux, quin’auraient été que des nobodies dans leur île, se prévalaient de leurrang d’insulaires pour parler comme des magnats à leurs confrèresdieppois. Ils occupaient les meilleurs hôtels privés, qu’ilsaménageaient à l’anglaise. Ils avaient leurs fournisseurs attitrés. Lesautres vieux hôtels avaient été achetés par les banquiers et lesnotaires, anciens anoblis devenus chasseurs, agriculteurs, de tournureet de langage quasi-paysans, mais qui gardaient pour l’hiver un hôtel àRouen. Sur leurs jolies maisons des paroisses Saint-Jacques etSaint-Remy, des panonceaux désignaient les études de notaire et d’avoué; des affiches de ventes publiques maculaient les lambris durez-de-chaussée. Les antiquaires guettèrent les rampes en fer forgé,les trumeaux, les tapisseries au petit point, comptant sur l’ignorancede ces bourgeois, supposés avares et sans souci d’embellir leurs logis.En effet, on ne voyait point chez eux d’objets décelant un goûtpersonnel, nul livre, nul ouvrage oublié sur un guéridon. Des siègessous housses étaient rangés le long des murs comme dans un parloir. Lesmaîtres se tenaient dans « la salle » après les repas, quand Monsieurne retournait pas à son bureau, Madame à sa chambre. Mieux gardée queleur coffre-fort, l’intimité de ces gens prudents, soupçonneux, était àpeine consentie à la famille et à un très restreinte « clientèle ».Entre filles et garçons, même cousins, une politesse cérémonieuseéquivalait à n’avoir pas de rapports du tout. Une de mes jeunescousines que j’embrassais me mordit l’oreille, pour me guérir de monenvie : nous avions cinq ans. Et quels deuils se succédaient, longs etrigoureux !... En tant que changement de toilette, les femmes disaientn’avoir qu’à raccourcir ou à rallonger d’éternels crêpes. Il semblequ’il y ait eu, en Normandie, un code déterminant la mimique et lesregards des gens dans la rue, pour les personnes qu’on y croise, selonqu’on les reçoit ou qu’on ne les invite pas ; regards brusques,contrits, désolés ou évasifs, et, si même sympathiques, jamais appuyés; quelquefois si distants que celui qui les provoquait pensait avoircommis un attentat à la pudeur. Un jeune couple tel que mon cousin leDr L… et sa charmante femme (une Rouennaise comme de juste) était plusdégourdi. Néanmoins, je lis dans une lettre retrouvée de mon père cesadmonestations : « Tu te plains du manque d’amabilité de tes bonshôtes, commence donc par leur témoigner plus de tendresse et deconfiance, mon cher petit ». Nous fréquentions le sous-préfet, quelquesfonctionnaires qui n’étaient pas sans cesse en instance d’avancement ;et ceux qui partaient n’ambitionnaient que de revenir plus tard prendreleur retraite à Dieppe. J’ai conté, dans Idéologues (MmeVigneaux-Durochet et Jeanne d’Arc ou Il n’y a que le premier pas quicoûte), l’aventure d’une de ces mondaines provinciales, veuves presquecentenaires de fonctionnaires, qui tenaient, encore récemment, cerclede whist chez l’aînée, leur présidente, gardienne des lois de lasociabilité. Ces dames, entraîneuses de ma cousine L…, avaient dû êtreles étoiles fixes d’une classe hardie de bourgeoises, affamées deconcerts symphoniques, de soirées théâtrales, qui, se frottant auxélégances étrangères durant la saison, languissaient après la clôturedes bains, quand il leur fallait transporter leurs ouvrages detapisserie chez l’une ou l’autre, au lieu de bavarder dans leurs tentessur l’estacade. Huit mois sur douze, Paris et l’univers leur étaientamenés là, comme sur un trottoir roulant. C’est avec leur face-à-mainbraqué sur les toilettes des baigneuses chic qu’elles s’élevaient àla Connaissance, et plus d’une rêvait, dans son alcôve, des plaisirstentaculaires de la saison défunte, escomptant ceux de la prochaine :la réouverture du bazar du Casino, le déballage du couturier Marion,concurrent de Worth, l’apparition de la première liste d’étrangers dansla Gazette Rose. Double vie fatale des résidents de stationsbalnéaires ! Mais Dieppe se targue de n’être point une bourgade commeVichy : on prétend s’y suffire à soi-même. D’où l’ironique curiosité demiennes parentes à l’égard des oiseaux migrateurs dont elles épiaientdu dehors les grâces désinvoltes, à travers le brise-bise du Royal, àl’heure des dîners. Les tables fleuries de cet hôtel fameux, « l’un desplus chers d’Europe », les candélabres premier Empire du restaurantexcitaient mille convoitises chez les jeunes gens. Si nos parentspinçaient les lèvres, haussaient les épaules, ils n’en restaient pasmoins cloués aussi sur le trottoir de la rue Aguado, après une frugalecollation prise à sept heures sous l’abat-jour vert de leur lampeCarcel. Mon cousin, « médecin des Bains », nous désignait lespersonnages notoires, des nababs, ses clients, qui dépensaient parquinzaine, chez l’hôtelier Larçonneux, élève et gendre del’illustrissime chef Lafosse, des sommes suffisantes pour entretenirles œuvres charitables de ma cousine. Pour la Manufacture de dentelles,pour Notre-Dame des Flots, les dames patronnesses quêtaient à l’église,préparaient, dès l’hiver, des ventes annuelles, des kermesses qui lesrapprocheraient quelques minutes des Belles dont elles n’eussent,sinon, examiné les bijoux qu’à travers la buée des vitres du Royal.

Longs crépuscules sur les pelouses et la rade ! Ma cousine avait missous clef sa demeure, sise rue d’Écosse. La dernière bouchée avalée,j’avais hâte de me faire conduire là où l’on s’amuse. Nous biaisons parle Marché aux veaux. Un ouvrier ferre encore un cheval. Le feu rougitla forge. Combien je voudrais emmener du côté de la mer mon petitvoisin, le fils du maître forgeron… (Pourquoi m’interdire de répondre àses signaux, quand il m’invite à descendre de mon balcon barboter dansle ruisseau ?) Mais on m’entraîne par un autre chemin ; nous prenons leplus court : la rue du Géant, la rue Péquet aux sombres échoppes. Lesmansardes sont déjà closes. Les cloches de Saint-Jacques versent surles toits feuille-morte le branle de l’angélus. Ma cousine n’ira pas aurosaire. A cause de l’enfant, on se bornera, ce soir, à s’agenouillerdans la chapelle du Sépulcre. Puis on traversera l’église pour ensortir par l’autre porche. Dehors, le soleil couchant teinte d’orangela place Duquesne, Piazzetta dieppoise. Pour la fête de l’Assomption,baraques foraines, carrousels, ménageries, marchands de sucre de pommeenvahissent le grand quadrilatère et ses issues. On aperçoit les vigiesde l’avant-port, le ciel violet, à l’est, sur le Pollet. Déjà au XVesiècle, les fêtes de la mi-août, les joutes nautiques se donnaient ici.Des trirèmes d’or escortaient le char d’Amphitrite sur un lac factice,où nageaient des naïades. Je possède un lustre à vingt bougies, que lesriverains suspendaient à des arceaux sur la voie des cortèges royaux.Plus prosaïquement, les « Assemblées » de ma jeunesse employaient legaz, les quinquets à huile… Mais perçons la foule fétide venue desquartiers pouilleux. Les boules de verre, les frégates en verre filé mefont oublier le Casino. On me gronde, si je m’arrête devant uneloterie. « Ton papa te confie à nous pour respirer l’air de la mer,petit coquin ! Avance, marche donc ! A la plage ! » Les vitrines de laGrande Rue étincellent. Pâtissiers, adorables ivoiriers ; irrésistiblesétalages de poupées, pêcheuses de crevettes, statuettes en terre cuitede Graillon, sébiles russes, bêches à équilles – et les vieux bijouxnormands de chez M. Rolland, l’horloger que je voudrais dévaliser !Non, vite, tournons à droite, engouffrons-nous dans une autre ruelleobscure. Dès le coin, le souffle rafraîchit mes joues en feu. A l’autrebout, c’est l’esplanade, l’horizon, la mer, l’ « Établissement », lesjardins de pétunias et de géraniums. Déjà j’entends les vagues qui sebrisent sur les galets. A contrejour, les dômes du Casino, dans labrume, prennent un galbe oriental. Là-bas, à l’occident, une autre fêtedes yeux : le Château, indigo, profile ses tourelles sur les nuagesincendiés. Les dîners de table d’hôte s’achèvent. Des files de dames enchapeau de paille de riz, en jupe crinoline et burnous d’Algérienne,s’acheminent vers le bal ou le concert, au bras de gentlemen à favoris,un manteau sur le bras – parfums très doux, dialogues en anglais, enlangues inconnues. Aux balcons des hôtels et des villas, shallsécossais sur de la mousseline blanche. Le docteur L. nomme lesaristocratiques possesseurs de cette maison à terrasse, de ce pavillondevant lequel piaffent les chevaux d’une calèche, d’une victoria ; letigre, haut comme une botte, de M. le comte d’Osmont, saute sur lesiège d’un tilbury ; les postillons de Mme la baronne de Poilly sont enselle. A l’hôtel du Rhin, S. A. I. la princesse Mathilde doit recevoir.« Est-ce la Patti, qui chante, ou Christine Nilsson ? Écoute, écoute !» L’affiche du théâtre annonce La Grande-Duchesse de Gérolstein,opérette de Meilhac et Halévy, musique d’Offenbach.

Ces galas étaient des adieux, la fin de l’Empire ; la guerredisperserait demain « les belles familles » pour lesquelles cesprogrammes étaient organisés – au grand dépit des citoyens mêmes quiexultèrent lors de la proclamation de la République. S’ils avaientexploité les « étrangers », vécu de leur faste, les mêmes démocratesfrustrés feignirent l’indifférence, quand les quinquets s’éteignirent.N’ayant joui que par les yeux, ils s’avisèrent que leur rôle despectateurs avait été quelque peu celui des pauvres devant lerestaurant du Royal. La légende fameuse de J.-L. Forain : « Tiens !ma table est prise » ne fait plus rire ; cette espièglerie gouailleuseexprime un sentiment éternel qui s’affirme parfois férocement.

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L’analyse que Proust a faite de ses émois juvéniles quand, toutenflammé pour la petite Gilberte, il attendait d’être invité chez lesSwann, me reporte à mes années d’apprentissage.

Le temps était venu des leçons de danse et de ne plus piétiner, enronde, au bal d’enfants. M. et Mme Cellarius tenaient un cours demaintien dans la salle des Bains Chauds, construits par Mme la duchessede Berri. Sous les girandoles et les pâtisseries dorées du plafond, onnous enseigna les « quatre positions », le quadrille des lanciers, lapolka, la redowa, la valse et la scottish. Les Cellarius nousinculquèrent aussi quelques notions indispensables à un fils de famillequi s’avance sur le parquet ciré de ses hôtes : « Laissez errer vosregards sur la société, à gauche quand votre pied droit est en avant,le regard à droite quand c’est le pied gauche. » L’invité procède ainsijusqu’à l’instant fatidique du salut aux maîtres de la maison. Alors,il esquisse deux pas en avant, puis deux à reculons, le torsegracieusement penché ; il relève la tête, salue ; enfin, d’un gesteaussi naturel que possible (mais qui nous faisait crier, car MmeCellarius manquait de nous démettre le poignet en le voulantassouplir), le cavalier présente un bouquet enveloppé de papier àdentelle. Pourquoi tairais-je que je fus le chouchou de ces anciensmaîtres de ballet de l’Opéra ? Auteurs de La Danse des Salons,illustré par Gavarni, ils me décernèrent comme prix d’excellence unexemplaire de cet ouvrage. M. Cellarius, en habit noir et escarpins,fardé, la barbe noircie, et Madame, en ample jupe de taffetastourterelle, son visage plâtré enjolivé d’accroche-cœur bleus,m’épouvantaient comme la momie en cartonnage, figure où l’une desélèves s’enfermait pour choisir son cavalier. A mon génie de valseur,bien que je n’eusse que sept ans, mes maîtres faisant honneur, jeprenais part au cotillon. Mais j’avais mes exigences !... Entre tant deces jeunes élèves de Terpsichore, il en était une, et point deux, pourqui j’entretenais une gênante partialité ; toute autre que ma Gilberteme choisissait-elle comme partenaire, je fondais en larmes, poussaisdes hurlements, m’enfuyais vers les banquettes de l’estrade, où je meblotissais sous l’aile tutélaire de ma cousine. Mme Cellarius cédait àmon caprice ; je redescendais faire un tour de valse avec ma dulcinée.

Les parents de ma Gilberte, qui s’appelait Sophie, habitaient la tourenchantée qu’était pour moi leur villa, accrochée aux flancs de lacitadelle. Cette villa à peine moins rudimentaire que les autres,passait pour la plus dispendieuse, et mes cousins la jugeaient digne deloger la cour des Tuileries, puisqu’on y avait des baignoires, de l’eaucourante, des tapis d’Aubusson, des crédences de Boulle. Bref, c’étaitla Villa des Terrasses, dont les jardins en étages serpentaientjusqu’à la corniche de la falaise. Parfois, j’accompagnais ma camaradede plage jusqu’à la porte cochère ; deux valets de pied l’ouvraient, larefermaient sur moi et ma bonne. Ma Gilberte et sa miss m’avaient donnérendez-vous au Casino pour le lendemain, mais oncques ne m’engagèrent àles suivre dans le royaume des mille et une féeries où trônaient lebaron et la baronne. Quels étaient les plaisirs de l’héritièreprésomptive ? Quels, les bienheureux courtisans en herbe qui, selon lesrécits de Gilberte, ayant audience chez elle, mangeaient de ces tartesaux pommes et à la crème d’amandes, spécialité d’un ancien chef duKhédive, le cuisinier de sa maman ? Selon Gilberte, les gâteaux despâtisseries empoisonnaient les enfants. Dans quel écrin reposait maGilberte, ce joyau rose ? Je me perdais en conjectures sur l’étiquettefamiliale, selon laquelle ma chérie devait, tout à tour, se montrer sibonne fille avec moi sur le galet, ou au cours Cellarius, et assumer unton si altier au seuil de la villa des Terrasses. Combien elle étaitplus intéressante que les petites filles de la ville, mes compagnes,avec leur air d’orphelines au couvent, leurs longs pantalons de calicotdépassant de longues jupes, et coiffées d’une résille que maintenait unpeigne rond ! Les robes de ma Gilberte étaient courtes, ses jambes nues; à son col découvert tintinnabulaient des médaillons, de minusculessabots émaillés, pendus à une chaîne ; ses boucles blondes s’emmêlaientaux guipures de son corsage. Elle était divine et désolante, quand elleme déclarait un quotidien congé : « A quelle heure vous baignez-vous,demain ? Bonsoir ! » et remettait son ombrelle enrichie d’un manched’ivoire à l’un de ses serviteurs, en frac à boutons armoriés.

Ma reine n’était d’ailleurs que la fille d’un baron de la finance, aunom germanique. Mes cousins me disaient : « L’habit ne fait pas lemoine. » Néanmoins, je gage qu’ils m’eussent permis de goûter, avec maGilberte, aux tartes servies par les valets de sa mère. Une offreterrible, entre celles si douces que je brûlais mais désespérais derecevoir, me fut octroyée, un soir, par l’institutrice de Sophie, auretour d’une de nos promenades, dans la voiture attelée d’une chèvreblanche harnachée de cuir rouge, l’équipage de l’héritière du baron… «Voulez-vous déjeuner au Royal, avec Mme la baronne et quelquesenfants ? Il est bien entendu que vos parents ne viendront pas avecvous… » Ceci, qui allait de soi, car mes cousins, s’ils avaient étépriés aussi, n’eussent pas accepté l’invitation, les froissa si fortque je dus, sur leur ordre, renoncer à ma liaison de plage. Les jupesblanches de Gilberte se confondirent dans un nuage de tabliers blancs.Je ne bougeai plus, dorénavant, quand elle me faisait signe de venirpêcher la crevette avec elle. J’obéissais ; de même que lorsqu’onm’ordonnait, Dieu sait pourquoi, de détourner mes regards du petitforgeron sur la place du Marché aux veaux. Mais Elle ! Je lacontemplais, à l’insu de ma cousine, je balbutiais un adieu, «m’éloignais, emportant pour toujours, comme premier type d’un bonheurinaccessible aux enfants de mon espèce, de par des lois naturellesimpossibles à transgresser, l’image d’une petite fille blonde à la peauparsemée de taches de rousseur, qui riait en laissant filer sur moi delongs regards sournois et inexpressifs… » (Du côté de chez Swann). –Mais je la rencontrai vingt ans plus tard à Londres, toute dépouilléede son mystère d’antan : une quelconque habituée du Ritz, prête àagréer des hommages moins respectueux.

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Chaque enfant tire d’où il peut les thèmes de ses rêveries, divinspréludes à l’action. Les plus insidieux, je les aurai extraitsd’arrière-boutiques où d’autres ne se seraient point tant attardés.Mlle Julie Potel tenait deux magasins, au bout du quai du Hâble, prèsdu Calvaire des marins. L’Orient m’est apparu là, sous les espècesd’albums chinois en papier de riz, de défenses d’éléphant, demadrépores, d’arbres de corail ; Mlle Potel tenait une pacotille duJapon, des Indes, de l’Afrique, butin des matelots, ses pourvoyeurs.Elle vendait du thé de Ceylan, des services en porcelaine à refletsmétalliques dite « luster », du Wedgwood moderne, des théières enmétal, devenues communes, mais nouveauté en France après l’Expositionde 1867. La vieille marchande devait être la fille de quelqu’un desderniers corsaires, dont les exploits s’arrêtent vers 1811. Elle nousremontrait, en sa superbe naïve, que les corsaires, ou « butiniers »,furent une milice qui s’illustra en ses guerres contre Philippe IVd’Espagne, et combien on s’abusait en assimilant ces nobles corsairesaux affreux « flibustiers ». Il n’était point loisible à tout le monded’armer en course un bâtiment solide, bien gréé et équipé, et d’obtenird’un ministre une lettre de marque, sur cautionnement de 37.000francs. Entre deux « courses » sur les océans, les équipages selivraient à toutes sortes de bombances et de prodigalités dans Dieppeet ses environs. La sensible Mlle Potel déplorait que leurs « prises »sur des navires de commerce britanniques eussent parfois été brûléessur notre plage ; elle se souvenait d’avoir pleuré devant des tas demousselines brodées du Bengale, de châles de Kachemire, calcinés. lesrestes d’autres captures artistiques, ainsi qu’une beaucoup plus banalebimbeloterie, que Julie Potel pouvait encore acquérir de loups de meramateurs, non corsaires, excitaient en moi les pires instincts ; quandelle me les montrait, je les eusse volés.

Le quai du Hâble, bordé de cabestans rouillés, de nasses pour la pêcheà la plongée ; les ruelles adjacentes que balayent les vents dunord-est, où les chaleurs de la canicule sont tempérées par la brise,me semblaient le cadre idéal pour un petit musée secret de cesrichesses exotiques, lesquelles entraient en contrebande par le chenal,dans les flancs des cargos. Les oisifs commencent leur journée par untour à la poissonnerie, musardent autour de l’avant-port en surveillantles pêcheurs des quais. Mais l’appât dont ils ne se lassent point,c’est la causerie météorologique avec les gardiens du phare et dusémaphore, sur la jetée d’ouest, quand les hautes volutes et la saliveécumeuse de la mer démontée n’en interdisent pas l’accès.  De larotonde en granit, à l’extrémité de cette jetée, par des nuits d’orage,Eugène Delacroix étudiait les effets de la lune sur les flots ; jeconnais des aquarelles qu’il n’a pu exécuter que là, des soleilscouchants dramatiques sur le bois de sapins de Varengeville, la pointed’Ailly. Une vaste ceinture de falaises, mangées par les marées,entamées par les éboulements, part des dunes du Pas-de-Calais pourrejoindre l’embouchure de la Seine.

L’emplacement des boutiques ensorcelantes de Mlle Julie Potel et deshangars de cordiers est recouvert par les jardins et le manège dupalais d’un Roumain. Son père, hospodar de Valachie, habitait toutel’année une maison basse, en galets taillés, d’armateur. Quelque tempsqu’il fît, il sortait, en bonnet d’astrakan, pelisse de fourrure, dansun cabriolet timbré d’une grosse couronne princière. Il menait sessteppeurs circassiens d’un train majestueux. S’il neigeait, il visitaitses chasses, son haras, en traîneau. Le Dr L. divulguait « les mœursbarbares de ces Orientaux », s’ingéniait à inventer les motifs auxquelsles multimillionnaires obéissaient, qui préféraient l’incognito dansleur triste résidence dieppoise à leur splendide hôtel du faubourgSaint-Germain. Pourquoi abandonnaient-ils leurs domaines danubiens àdes régisseurs ? Les cousins chuchotaient devant moi : « Le prince X.aurait des concubines, une ribambelle d’enfants. » Or, je localisais,gratuitement, ce gynécée dans une maison voisine de la sienne, au boutde la plage. Un ingénieur du canal de Suez venait de construire dans sacité natale une soi-disant « villa » italienne, et une autre que l’onappelle encore « mauresque », à cause de son patio et des croissantsqui somment les piques de ses grilles. Des treillages, desmoucharabiehs aveuglent les fenêtres de ce harem supposé. Je mehaussais sur  la pointe des pieds pour entrevoir les cellulesobscures donnant sur le « cortile », d’où s’élevait le panache d’un jetd’eau. L’architecte du même ingénieur enrichi à Suez avait bâti –disait-on sur son ordre – le temple maçonnique, une ridicule mosquée enbriques normandes, coiffée du Croissant. De cet orientalisme ingénu,l’on ne saurait dire quelle transposition allait faire un écolier,quand, à onze ans, il s’initierait à la littérature dans unearrière-boutique de libraire en lisant Victor Hugo. Je débutai par les Orientales et la Légende des Siècles, contre la volonté de monmaître, qui aimait les poèmes de Laprade et de Bornier.

Je ne puis me lasser de célébrer les arrière-boutiques où s’ébaucha maculture… Il y avait encore les pianos, les harpes, les violons, lesbustes de compositeurs du magasin de M. Godard, chef de l’orphéon.Lorsque Mme Godard me faisait apprendre par cœur des morceaux faciles(mais classiques !) des Bonnes traditions ̶  une sélection de Lohengrin réduite, le Mancenillier de Marcailhou, le Désert deFélicien David – d’autres continents s’ouvraient à moi. Si bien quej’ai pu écrire, sans trop de complaisance, que les souvenirs de mespremiers élans me ramènent toujours au havre d’où j’appareillai pour delongs voyages – dont je n’aurai réalisé les plus lointains qu’en songe.Sur le môle de Marseille, porte de l’Orient, les parfums brûlants del’Ailleurs n’auraient pas titillé les sens d’un jeune Méridional plusque n’excitèrent mes soifs les bouffées tiédies que j’aspirais dans unpetit port de la Manche. Je pourrais consacrer tout un livre auxboutiques dieppoises. Certaines me furent comme autant de ces cavernesoù Barbe-Bleue enfouissait ses pierreries. En face du marchand demusique se trouvait la boutique des braves Ropert, alors dite «friperie ». Les mêmes magasins, ceux du fils, adjoint au maire, sontencore fouillés par les amateurs, sur la foi de générations d’autrescollectionneurs en l’authenticité des surprenantes trouvailles que l’ony fait à si bon compte. Je ne me demande plus par quel hasard tantd’objets étranges auront passé par là : le caractère de la vie localedans le passé l’explique. Il n’y avait qu’à attendre pour recueillir,sous le marteau du commissaire-priseur, la succession des résidentsanglais et d’anciennes familles d’armateurs. Au XVe siècle, de sigrande prospérité, les Dieppois, quoique surtout commerçants,cultivaient les beaux-arts, la littérature, la cosmographie etl’hydrographie. Ils ont eu leur « Académie d’esprit », dans le genredes Jeux floraux, mais « dédiée à chanter la Sainte-Vierge » : le Puyde Dieppe, ou Podium. L’art de sculpter l’ivoire est proprementdieppois, depuis 1364, lorsque des mariniers eurent découvert laGuinée. Ils se targuaient d’avoir précédé Christophe Colomb en Amérique.

Tous les chemins semblent vous conduire au carrefour sur lequel lesRopert ont leur maison : le Puits-Salé, jadis la principale desinnombrables fontaines qui jasent dans le silence nocturne des vieillesrues. Si, pour être descendus une fois dans un hôtel de la plage, entredeux trains, vous restez incrédules à l’égard d’un pittoresque tropvanté, venez et revenez au Puits-Salé, le matin, le samedi, jour demarché, et le soir, surtout en automne, quand le cadran de l’horloges’allume au café des Tribunaux, dont la terrasse offrit ses tables, sesencriers, à tant d’artistes anglais de l’ère victorienne. Tournez ledos à la rue de la Barre, évitez le choc des cyclistes sans grelots,les horions des travailleurs saisis d’une animation méridionale à lasortie des ateliers. Les promeneurs semblent se croire sur laCannebière, infatigables à descendre et à remonter la voie triomphaledes boutiques. Notez les modulations chromatiques que le crépusculetire des pierres rongées de Saint-Jacques, oxydées par les embruns ;suivez la lente décroissance des teintes au-dessus des toits en tuiles,des pignons d’ardoises. Puis du regard vous enfilerez la Grande-Rue,qui s’embrase par en bas, s’éteint par en haut dans la cendre du ciel.

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Durant la décade qui suivit la chute de l’Empire, Dieppe-plage somnola.Il s’embourgeoisa, devint la station d’été choisie par ces famillesd’hommes d’affaires (dont pas mal de financiers israélites) quisoutinrent les premiers pas du gouvernement démocratique, et decertains transfuges de l’orléanisme qui s’y rallieraient. La société deNapoléon III leur céda les demeures rudimentaires dont s’étaitaccommodée son élégance.

Cette phase de notre histoire mériterait d’être mieux connue. Lespassions que déchaînait autour de nous la politique, la sévérité desostracismes prononcés par ma mère, mais que l’amitié fléchissaitquelquefois, m’ont été le plus pénibles à Dieppe, durant les vacances,quand certains de mes nouveaux camarades de Condorcet (où l’on m’avaittrès en retard fait entrer), étaient d’un milieu suspect. Les lunettes,la redingote haut boutonnée de M. Thiers, et l’importante Mlle Dosneinspiraient aux Dieppois respect et crainte, provoquaient de la part dema famille des critiques virulentes. Je n’en comprenais pas la raison.On m’engageait à admirer les princes d’Orléans, lesquels, revenus auchâteau d’Eu, honoraient Dieppe de leur sympathie. La princesseClémentine surveillait les ébats de son fils Ferdinand, le futur roi deBulgarie, quand il pêchait l’équille avec d’autres enfants, comme s’yétait abaissée ma Gilberte. Après la sentimentale, j’allais faire monéducation politique dans l’entourage d’une famille où je trouvai, dèsalors, celle que je ne quitterais plus et à qui j’associerais ma vie.

A la villa des Terrasses, longtemps encore restée pour moi la Tourenchantée de l’infidèle Gilberte, les amours de la Patti et du ténorNicolini avaient ensuite donné un regain de poésie et de gloire. Jen’étais plus le pupille de mes cousins, mais, n’admettant que Dieppecomme « campagne », ma mère s’était installée, en face des Terrasses,chez une Mme Briffard, loueuse de garnis que retenaient pour l’éténombre de familles dites « distinguées ». Oh ! l’étonnante MmeBriffard. Une autre Julie Potel – et sa maison, un non moins étonnantmagasin de meubles boiteux, de souvenirs cocasses, de pendules àtroubadour, de lithographies napoléoniennes que n’était la boutique dubout du quai. J’eus certaines libertés de voisinage dans cephalanstère, réputé « comme il faut », mais où de compliqués couloirs,des caveaux voûtés, des escaliers sans autre issue qu’une des chambresou que le « privé » d’un logement, se prêtaient aux aventures. ÉliseX…, la « grande » parmi nos camarades, était fille du directeur d’unjournal parisien de gauche. Elle allait introduire dans notre trouped’adolescents en vacances, et jusque dans nos jeux, non l’espritd’envie, mais de dénigrante hostilité à l’égard des familles quin’étaient point « républicaines ». Ce vocable, honni chez nous,s’ennoblissait, me semblait-il, dans la bouche d’Élise X…, si savante,un si puissant cerveau ! D’une voix enrouée de gavroche, elle nouslisait les journaux. Elle me fit connaître Michelet, l’histoire de laRévolution. Grimpant sur une chaise, elle nous adressait des discourssubversifs. Il fallait répondre à ses questions, chacun de nous étanttour à tour Mirabeau, Barnave, Saint-Just ou Robespierre. Elle voulaitnous faire jouer des tragédies, Élise serait la Charlotte Corday deCasimir Delavigne. Protestante très calée sur le dogme, elle tâchad’entamer notre foi, car nous autres « Romains » croupissions dans «les ténèbres de la superstition ». Notre « obscurantisme » nous valaitdes brocards cuisants de la part de cette aînée qui, plus tôtrenseignée que les autres filles quant aux fonctions respectives desdeux sexes, se mit en devoir de déniaiser ses camarades. Je lui dois mapremière cigarette, n’ayant pas osé d’aller jusqu’à la pipe en terredont cette virago garçonnière et démocrate, magnanime, invitait à tirerquelques bouffées le nigaud que j’étais.

D’un côté, la maison Briffard faisait face à l’entrée des artistesderrière le théâtre. Élise était dans les meilleurs termes avec unecostumière. Je crois qu’à sa suite je pénétrai, par les coulisses, dansun autre monde du merveilleux. Il n’y avait pas à barguigner,lorsqu’elle décidait d’une équipée. La villa des Terrasses étaitvis-à-vis nos fenêtres. Quand Gounod, en septembre, venait chez mamère, il chantait Faust et Roméo et Juliette avec Adelina Patti,faisait répéter Nicolini, aux Terrasses. Élise me fit observer, unenuit, l’échelle de corde au moyen de laquelle le ténor se rendait chezAdelina, femme du marquis de Caux. Nous savions la topographie deslieux ; notre entraîneuse mobilisa son équipe pour la prise de cetteBastille. Elle s’était mis en tête que, par les toits, quiconquen’avait pas le vertige pourrait, en chaussant des sandales de bain,observer par des lucarnes – qui sait ? se glisser dans des intérieursoù il y aurait « quelque chose de rigolo à voir ». Les garçons ne serisquèrent point à ces tournées policières, mais les fillesprétendirent qu’elles s’y étaient écorché la peau, pour ébahir cespleutres qui restaient chez eux, penchés sur leurs devoirs de vacances.La Bastille à explorer, c’était, aussi bien que la villa des Terrasses,la citadelle qui la surplombait – le château fort, d’où la duchesse deLongueville s’évada pour échapper aux gendarmes du roi. Tout cequartier, alors pareil au dessin d’Isabey, mélange d’architecture duXVe siècle, de la Renaissance et de Louis XIV, se terminait en bas, ducôté de la mer, par les bastions du Bas-Fort Blanc ; de l’autre, par laporte de la Barre, où des ânes à louer se tenaient à la disposition desenfants sans voitures à chèvres, comme celle que ma Gilberte avaitconduite. Les anciennes douves, desséchées, étaient devenues un squarequi s’enfonçait jusque sous le pont-levis du château fort, entre dehautes murailles de briques, désespoir des peintres qui s’appliquent àen rendre le rose exquis. Le château servait alors de caserne ; lecommandant de la place y habitait. Des sentinelles gardaient lapoudrière : obstacle fascinant pour Élise X… et ses chevalières, quinous juraient avoir délivré d’imaginaires prisonniers. Les créneaux,les longues et étroites ogives de la chapelle-poudrière, les chemins deronde, quel décor à la Walter Scott, romancier dont nos pères avaientété nourris et que nous lisions en anglais, comme le Robinson Crusoé,de Daniel de Foë. Je me demande si les filles et les garçonsd’aujourd’hui substituent, comme ceux de mon temps, leur chétivepersonne à celle des héros que les livres leur évoquent. Sans doute,mais ce sont les Sherlock Homes, les gentlemen-cambrioleurs du ciné,les Belles de New-York. Le culte de la jeunesse doit faiblir pour lesgrandes figures historiques ou classiques dont nous peuplions la villede Dieppe, dont nous eussions peuplé tout autre séjour.

Comme Mme Godard ne me suffisait plus, en tant que musicienne, et qu’unpianiste alsacien, M. Anschütz, lisait à quatre mains avec moi, uneheure chaque matin, les opéras de Wagner, je devenais assez fier de monérudition toute fraîche. Inutile de dire que Gounod était trop de notreintimité pour que je ne me vantasse devant lui d’être bien plus allemand que Gounodlâtre. Il en riait. Sa fille Jeanne me traitaitd’idiot. Adelina Patti, Nicolini, pour moi devinrent Isolde et Tristan.Le marquis de Caux était le roi Mark, et dans la citadelle se situa letroisième acte du drame wagnérien. Ce M. Anschütz, nous l’imaginions jene sais pourquoi (à cause de sa moustache et de sa barbiche ?) un filsnaturel de Victor-Emmanuel. Nous voyions des princes partout,établissions des parentés infâmes entre des boutiquiers, des huissiersdu Casino, et S. A. le duc de Chartres, alors colonel à Rouen. Ilmontait à cheval avec la duchesse, faisait de la « mise en main » aumanège Pellier. Elise X… prenait ses héros et ses saints dans lecalendrier révolutionnaire. Elle les faisait renaître, par le miraclede la métempsycose, dans l’enveloppe corporelle des ministres de laRépublique, de ces « officiels » qui causaient avec son père, et que lejournal de celui-ci soutenait. La Sous-Préfecture et ses nouveaux hôtescessèrent d’être fréquentés par les « gens bien » de la ville, auxquelsles fonctionnaires – même ex-polytechniciens ! – inspirèrent descraintes, à cause de la politique dont ils étaient censés être lessoutiens. On vit rentrer dans le manchon des mains qui en étaientsorties avec peine pour se tendre aux représentants du régime. Lesregards prirent des nuances, imperceptibles pour qui n’avait été, commemoi, bercé dans le sérail. De ce milieu, trop ombrageux, je m’étaissauvé, non sans avoir été marqué du sceau de la province ; d’où moninnocence, ma crédulité, ces préjugés timides qui, plus tard, devaientfaire un fâcheux concubinage avec l’information trop précoce d’unlycéen de Condorcet, entouré en outre chez ses parents de vieillards,presque tous remarquables, et qui le traitaient comme un homme fait.

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Une des promenades de mon père, c’était le chemin par la falaise, duPollet à Puys, où Alexandre Dumas, Mme Carvalho avaient constitué unecolonie d’artistes. Carpeaux y avait une cabine. Le statuaire, déjàtrès malade, faisait poser une femme du Pollet, modèle de Pêcheuse demoules, de Vollon – un des succès retentissants de ce peintre oublié,qui décorait de vues de Dieppe et de natures mortes la villa Dumas. Ennous rendant chez Dumas, nous ne manquions pas de rencontrer quelquemembre de la famille Cecil, les enfants de ce lord Salisbury qui, ledimanche, s’en venait à Dieppe, géant solennel, en chapeau de soie,tenant sous le bras son gros livre de prières. Tous les Cecil partaientà pied, de leur chalet, sous la conduite de l’homme d’État et de lamarquise de Salisbury, pour le service divin au temple de la rue de laBarre. La colonie de Puys, et l’autre colonie fameuse de Pourville,devinrent les deux pôles entre lesquels hésitaient les pas de mon père,quand, lors de ses courtes apparitions à Dieppe, il s’agissait pour luide remplir ses journées de repos. Il y était si peu accoutumé que mamère devait lui suggérer, à défaut de visites à des amis, quelquemalade indigent à secourir.

Cependant, à elle seule, la maison Briffard offrait de multiplesressources, par la qualité des gens qui y fréquentaient. Quand nousapprîmes qu’elle allait être démolie pour faire place à un grand hôtel,ce fut une révolte chez ceux qui s’y étaient acoquinés, comme les miens; et, parmi mes souvenirs de Dieppe, c’est à la maison Briffard que lesplus chers s’associent.

On venait de détruire l’ancien Casino : un petit palais rond, de fonteet de verre, bas, relié à deux pavillons par des galeries couvertes où,quand il pleuvait, les élégantes du second Empire faisaient des partiesde billard chinois.

Avec ce cocasse bibelot et la maison Briffard disparaîtraient le bazar,la boutique de Jugelet, peintre de marines, et l’antre du DocteurFaust, je veux dire le studio de mon premier maître, Mélicourt, «peintre d’histoire », émule de Delaroche, un artiste qui, ailleursqu’en province, aurait développé un talent peu commun pour lacomposition décorative. Contre les Tourelles et le Théâtre, là où lastatue de Saint-Saëns – Dieppois – assied aujourd’hui son bronze sur unsocle ambitieux, Mélicourt s’était construit une demeure romantique.Les fenêtres étaient à meneaux ; des mâchicoulis en bois, des créneauxen stuc, des moulages de bas-reliefs sous un lierre jauni disaient aupassant : « Sonnez à la porte. Ici l’on peint le portrait et le genre.» Et si vous pénétriez dans le « studio », un crâne humain, unechouette empaillée, un sablier et autres accessoires d’alchimiste vousdisposaient à voir sans saisissement le maître de céans : un BonhommeNoël en rhingrave rouge à brandebourgs, lisant des textes à la loupesur le vélin d’immenses livres gothiques.

Mon maître était le créateur et le président d’une société des Amisdes Arts, au Salon de laquelle je fis, à quinze ans, mes débutsd’exposant. Il se tenait à l’Hôtel de Ville, ce Salon annuel qui fut,je crois, l’origine du Musée. Ce musée, dépendance, d’abord, des Bainschauds, fut longtemps le réceptacle de l’étonnante collectionSaint-Saëns. Une des plus singulières attractions dieppoises, encore,est cet amas saugrenu de couronnes de laurier, lyres en papier d’or,médailles de concours, diplômes, photographies d’ancêtres du virtuose,instruments de musique, pendules, écritoires, manuscrits, lettres defélicitations, tapis, table de nuit. Tout ce que l’ex-enfant prodige,dans son innocence, avait pu croire « historique », il le réunit dansune salle. Le glorieux Camille (qui connaissait la maison de Gœthe, àWeimar), sans doute se tenait-il pour l’égal d’un Beethoven ou d’unMozart. Le Samson et Dalila avait été représenté en Allemagne, peuaprès la guerre. Saint-Saëns, à son retour, fut sifflé quand, chezPasdeloup, il monta sur l’estrade pour exécuter un de ses concertos.Dieppe lui devait une revanche. Il vint s’y produire avec moins derisque, dans une « ambiance familiale ». Il devenait la grandeillustration locale, chacun l’appelait par son petit nom ; sesconcitoyens citaient ses mots gentils, ses farces désopilantes. Maisn’eus-je pas l’audace de suggérer qu’on devrait ajouter, dans la salleSaint-Saëns, le piano aux cordes rompues sur lequel j’avais vu FranzLiszt se livrer à un extravagant pugilat ? Ineffaçable image ! On mel’a dit depuis, c’était une de ses rapsodies hongroises, que Liszt,après un repas, s’était plu à exécuter sur le chaudron des Bainschauds. Le directeur du Casino, Darche, grand-père de camarades à moi,logeant l’illustre maëstro, j’avais, par hasard, assisté à cettemémorable séance. Mais ce fut beaucoup plus tard que j’en sentis toutle prix. Franchement, les longs cheveux blancs, la haute taille,l’apparence hoffmannesque de ce briseur de claviers, je les confondisun peu avec la figure du « Lucifer » auquel M. Darche, au cours de tantde fêtes dont il nous régalait, faisait traverser les flammes sur lesgazons du Casino. Un diable ignifugé, mais d’une contestableincombustibilité, dansait, gambadait sous les arceaux d’une pergolaenduite de pétrole, tandis que Ruggieri tirait un de ses ravissantsfeux d’artifice, et que le Château s’embrasait ; des cascadespyrotechniques coulaient des remparts de la citadelle, sur la plage ;et de montgolfières lumineuses partaient des fusées dont nousrecueillions les baguettes jusque dans la cour de la maison Briffard.Prudemment, on y retenait les enfants, sur l’assurance qu’ils y étaientaux premières loges.

Il fallut renoncer, un jour, à l’administration tutélaire, mais peurémunératrice, du papa Darche ; à sa vieille maison des Bains chauds ;aux douches d’eau salée giclant sur le carrelage d’immondes cabinetsnoirs ; enfin, dire adieu à ce coin qui rappelait Louis-Philippe, laduchesse de Berri. Un été, environ 1879, nous trouvâmes un PalaceRegina au lieu de l’immeuble Briffard, une mosquée en guise de casino: des minarets massifs, des horreurs grandioses et pesantes, qui netardèrent pas à m’être tout aussi chères que les fragiles décors,témoins de mes ébats juvéniles. J’avais déjà le goût de la nouveauté !Aujourd’hui, un casino modern-style va changer, une fois de plus,l’aspect du Dieppe balnéaire…

II

LE BAS-FORT BLANC


MÉLICOURT, quoique octogénaire, songeait à transporter ses pénatesailleurs, puisque les embellissements du quartier l’allaient chasserhors de son antre romantique. Il méditait un plan de vie où l’artisteet le patriarche auraient chacun sa part. L’artiste, qui souhaitait unatelier clair, silencieux, loin de la foule, loin des piaillements etdes pleurs du ménage, s’était ouvert à moi d’un projet de pavillon enplanches que, pour quelques milliers de francs, un charpentierassemblerait. Un lieu tout indiqué, c’était le Bas-Fort Blanc, bastiondésaffecté de la citadelle. Au pied de la falaise, il s’avançait enproue sur la grève, à l’endroit où un chemin, frayé par les chariots desable et de galets, descend jusqu’aux flots. A marée haute, les vaguesbattaient le mur qui portait jadis des canons. Hélas ! ces terrainsvagues, classés dans la zone militaire, dépendaient du génie. Ce fut legénéral Séré de Rivières qui, pour complaire à mes parents, fit mettreen vente ces deux hectares d’éboulis, d’herbes et de chardons bleus. Labicoque en planches dont rêvait Mélicourt, ma mère la réalisa ; d’abordsous la forme d’un atelier pour moi, bientôt entouré de chambres pournous loger tous. Mélicourt, qui déplorait de n’avoir pu exercer plussouvent ses talents d’architecte, fit un « manoir normand ». S’allerfaire bâtir une demeure en matériaux « sérieux » dans un coupe-gorge,sans voies d’accès, sans becs de gaz ! Une telle folie devint la fablede la ville. Ce furent des gorges chaudes, puis des menaces, quand lesmaçons, suspendus par des cordes à je ne sais quels échafaudages, semirent à tailler, à consolider la crête de la falaise homicide.Derrière le Bas-Fort Blanc, elle était si haute, que les désespérés –filles-mères ou décavés du baccara – la jugeaient propice à leursfunestes desseins. Jusqu’au jour où, par crainte sans doute d’êtresurpris d’en bas, ou bien de rouler mollement jusqu’aux tapis de fleurset de mousses tissés par notre jardinier, ceux-là qui voulaient mourirà la face du firmament cherchèrent de plus lointains promontoires,s’allèrent noyer dans le bassin Bérigny.

Peu à peu, le Bas-Fort Blanc se peupla de chalets, devint une annexe dela plage. On pouvait s’y croire hors de la ville, autant dire en pleinemer. On s’y endormait comme dans une cabine de yacht. Les sirènes, lescloches des navires nous réveillaient ; les lames d’équinoxe semblaientrouler des cailloux jusqu’à nos pantoufles. Les soirs de juin, quand lamer sans rides est comme une plaque de cristal, nous entendions larythmique plongée des rames, les voix distinctes des Polletais dansleurs canots, et la triste mélopée des terre-neuviens allant vers leseaux du cap d’Ailly, où la sole ne sent pas la vase. De chez nous, laville m’apparut sous des aspects nouveaux ;

Si j’ai renoncé à les rendre, c’est que Walter Sickert, quand nous nousrencontrâmes, se les appropriait. Le Dieppe pictural s’incarnait pournous en Walter Sickert. Son esprit redoutable, la séduction de sapersonne nous avaient tous magnétisés, ma mère et notre entourage.Pendant trente ans, nous serait une énigme sa fascinante et fugaceindividualité aux imprévisibles travestissements. Bien qu’il aitsurtout vécu en France, son œuvre y est peu connue. Pourtant,aujourd’hui, les jeunesses artistes « avancées » d’Angleterre letiennent pour un initiateur ; la Royal Academy, par les honneursqu’elle lui confère, le venge des périodes d’invraisemblablesvicissitudes où s’était égratigné son orgueil. Plus tard, quelqueAnglais écrira une biographie de Sickert, comme l’on écrit les vies deces êtres d’exception, voués par le génie aux étranges aventures.Dieppe y remplira des chapitres. Quel que soit le jugement de lapostérité sur le peintre, la figure de notre ami stimulera le lecteurépris de romanesque.

Fils d’un danois du Schleswig-Holstein et d’une Anglaise, Walter, enpartie élevé à Dieppe, épousait à vingt ans une fille de RichardCobden, l’économiste. Bientôt divorcé, il passa soudain d’une enviableposition sociale à la plus précaire, avec un dandysme byronien, et lasouplesse du comédien qu’il avait été quelque temps, dans les tournéesshakespeariennes d’Henry Irving. Mais laissons cela. Un 14 juillet, surles pelouses pavoisées pour la Fête Nationale, j’écartai de lui desvoyous qui se moquaient de sa peinture. Après une journée torride, ils’attardait devant l’hôtel Royal d’antan, d’un gris verdâtre sous leciel où la lune s’indiquait par un anneau rose dans la brume violette…Des tourlourous en pantalon rouge et guêtres blanches se baladaient,avec des filles en jupes claires. Sickert notait les valeurs sur uncarnet, le crépuscule ne lui permettant plus de les rendre sur latoile. Je le savais un des disciples favoris de Whistler. J’apprenaismon métier dans des académies parisiennes. Acharné dans mon labeur, jedoutais des recettes que me recommandaient mes « patrons » ̶  appellation singulièrement impropre, pensais-je. Walter Sickertm’apporta les méthodes de son maître, quelques règles très nettes.

Mais la présence à Dieppe de Renoir et de Claude Monet augmentait madémoralisation, par l’inquiétude où me mettaient leurs méthodesempiriques. Renoir était en villégiature au château de Wargemont ;Monet à Pourville-Varengeville, chez Paul Graff, l’hôtelier d’A larenommée des Galettes. Chaussé d’espadrilles, coiffé du panama despêcheurs d’Argenteuil, Renoir paraissait à Dieppe le samedi, jour demarché. Il venait aux provisions dans l’omnibus des Bérard, avec lecuisinier et le maître d’hôtel d’ancien style, qui le traitaient « encopain ». Renoir n’était pas fier, on le savait ! « Monsieur Renoir,vous n’avez pas de caractère ! lui reprocha Degas, à un déjeuner chezma mère. Je n’admets pas que l’on fasse de la peinture sur commande.Vous travaillez pour la finance, quoi ? Vous ferez le tour des châteauxavec M. Charles Ephrussi, vous exposerez bientôt aux Mirlitons(l’Épatant d’alors) comme M. Bouguereau ! » Renoir était passible ducrime le plus noir : l’amitié d’Ephrussi lui valait une clientèlemondaine, peu convaincue d’ailleurs de son talent, mais à qui l’onpromettait un « bénéfice énorme » sur l’achat des toilesimpressionnistes. Sickert et moi nous sommes demandé, en remuant dessouvenirs dieppois pourquoi Renoir avait moins retenu notre attentionque Degas ou Whistler. Nous reconnaissions, certes, en Renoir, unmaître peintre – mais la fascination d’un artiste sur ses cadets nes’analyse pas. Nous en étions aux « gris colorés » de Manet. Whistler(enregistrons sans expliquer) nous semblait détenir la « grandetradition ». La polychromie de Renoir, sa forme ronde, amollie par lesreflets, ne répondaient pas plus à nos préoccupations que sa charmantesimplicité, ni que son bon sens d’ouvrier parisien. A Wargemont, jel’avais regardé peindre les portraits de la famille Paul Bérard, et desfleurs, des fruits, des paysages, ses « pêcheurs de Berneval » comme ense jouant. Les enfants Durand-Ruel posaient pour lui dans un jardin dela côte de Rouen, sous des marronniers aux feuilles mouvantes ; lesoleil tachetait leurs joues de reflets incompatibles avec le beau «modelé plat » des éclairages d’atelier. Renoir esquissa pour leBas-Fort Blanc, comme il eût écrit un autographe sur l’album de mamère, des panneaux décoratifs (Tannhaüser et Vénus) dans le genre deFragonard  voluptueuses nudités, Cupidons roses, que nousappelions des « fondants de chez Boissier ».

Je m’enfermais chez moi. Des modèles de toutes classes y venaient poserdans la lumière glacée du Nord et du ciel marin. Souvent, après laséance, ma mère et moi pleurions devant mon ouvrage détruit, cependantque l’orchestre du Casino, les cris des baigneurs batifolant dans l’eaum’appelaient au dehors. Trop de désirs palpitaient dans mon cœur ; sides adolescents venaient pour m’entraîner, je m’immobilisais, pardiscipline, par stupide renoncement aux plaisirs de mon âge. La chèremalade qui, maternellement, peut-être avec trop de sollicitude, meretenait auprès de son tricot, de son fauteuil Voltaire, et de mespinceaux, s’exagérait l’importance d’une étude manquée, l’inconvenancequ’il y a de gratter le portrait d’une aimable personne que l’on aretenue des heures chez soi, dérangée « pour rien ». Nous prenions tropau sérieux mon existence d’artiste, au régime trop sévère, bien que mamère l’assaisonnât de son esprit, de son extraordinaire fantaisie…

Notre demeure s’ouvrit de plus en plus à des femmes, à des hommes lesmoins faits pour me garder en état d’ingénuité conventuelle. Ary Renan,Helleu, Gervex, le « beau » Paul Robert, s’ils aimaient bienl’excellente Mme Blanche et son hospitalité, entendaient avoir toutelicence de rire, d’égayer le salon aux sinistres tapisseries flamandes,aux fenêtres fermées. La nuit, les verrous n’étaient plus mis sur larue de la Grève, les invités avaient chacun sa clef. La bonne damesavait, dès le lendemain, à quelles folies s’étaient dépensées les «heures du repos ». Cette camaraderie de jeunes peintres avec leur amie,très austère mais très souriante et très indulgente, aboutissait à desrelations singulières qu’elle se laissait imposer. Peu de réunionsfurent plus cocasses que celle des déjeuners et des dîners du Bas-FortBlanc. Infiniment d’esprit s’y sera dépensé, alors que j’étais le plusangoissé des convives. Je viens de classer des lettres de cette époque,presque toutes reçues à Dieppe. Elles rafraîchissent ma mémoire,certes, sans me faire comprendre comment un être jeune a pu travailler,quand il souffrait de tant de façons. Le dévergondage de ce Bas-FortBlanc, devenu quartier habité d’une façon assez spéciale, en notreDieppe cosmopolite, fut le contre-pied de ce qu’avait été mon enfanceprovinciale. Chalet Olga, chalet des Falaises, demeures voisines de lanôtre, aux jardins pelés, aux cours contiguës, pour moi vasescommuniquant par on ne sait quelle fissure saignante, quellesexpériences sentimentales je préférerais ne point vous devoir ! MarcelProust, vos antennes invisibles captaient nos messages aériens ! Vos «jeunes filles en fleurs », Marcel, leurs sœurs étaient ici, etl’authentique Charles Swann, l’authentique Charlus, beaucoup deGuermantes, des Norpois, des Bloch : tous les caractères de votre A larecherche du temps perdu. Le Bas-Fort Blanc aurait pu être votreimaginaire Balbec, autant que Cabourg. Une Oriane à moi, et uneOdette Swann, succédèrent, dans ma vie dieppoise, à ma Gilberte de lavilla des Terrasses. Nous aurons eu les mêmes modèles. Mais il ne siedpas de chercher leur état civil ; ces créatures sont de partout, leurssentiments sont éternels. De sa chambre noire, le romancier et le poèteles a rêvées par delà ce qui se dénomme réalité. Dreams

Un matin, je reçus par la poste deux exemplaires des MoralitésLégendaires, de mon cher Jules Laforgue, l’un pour moi, l’autre pourRobert de Montesquiou, qui était à La Case, chez les Greffulhe. Elsa,Lohengrin, Hamlet ! Justement, je peignais un Hamlet – ce dont le comteRobert se moquait, car le noble sire qui portait le costume du princede Danemark n’était autre qu’un employé des douanes, en proie au déliredes grandeurs et à la mélancolie. Mais il ne tua pas même un rat, nipersonne, hormis sa propre effigie ; je n’eus donc pas à la lacérercomme tant d’autres. Le châssis fut retendu de toile vierge ; quelquepensive Ophélia en flanelle à raies, le canotier perpendiculaire aufront et au chignon, a dû s’y dessiner ensuite. Au temps du symbolisme,tout jeune homme sensible avait sa crise d’hamlétisme.

Notre esplanade d’Elseneur aura été la rampe accédant au Château deDieppe. Les habitants de La Case prenaient ce raccourci s’ilsrentraient à pied. Robert de Montesquiou, discourant à tue-tête,déclamant pour ses cousines Chimay des pièces encore inédites des Chauves-Souris et des Hortensias bleus, dérangeait des couplesélégiaques qui se croyaient seuls, dans les avoines de la falaise.Cependant, François Flameng, sous les remparts de la poudrière, faisaitun tableautin d’histoire anecdotique (des joueurs de boule Directoire); Helleu broyait du blanc d’argent et de la laque de garance, rageaitde ne pouvoir rendre « comme un bibelot de Leuchars », comme « unservice à thé de chez Jones », les gris d’argent, les pierres, lesbriques roses, les ardoises de la ville, vue à vol d’oiseau. Helleu,dont les pastels, les sanguines et les pointes sèches faisaient fureur; Helleu, que Goncourt et Mirbeau signalaient comme un Watteau du XIXesiècle, était un paysagiste impressionniste, tout à Claude Monet. Cettepartie de son œuvre, très abondante, il ne l’a jamais exposée. Lacollection de paysages, que Proust contemple avant son premier dînerchez les Guermantes, ces toiles d’Elstir étaient des Helleu, Pissaro,Renoir, Claude Monet, Thaulow, Gauguin, Boldini, Whistler, Helleu,Sickert, à peu de distance les uns des autres, pressaient des tubes deplomb sous le ciel dieppois. Pas un qui ne montât au Château avec saboîte à couleurs. En bas, la ville, la plage, la mer, les bassins ;plus loin, la vallée d’Arques, fonds vaporeux pour une figure de femmeaccoudée, un livre à la main.

Dans les hécatombes trop copieuses auxquelles je me suis livré, adisparu certaine petite étude, que je retrouverais comme une de cesphotographies instantanées où des silhouettes minuscules d’êtresdéfunts, saisis en action, nous poignent, quand, soumis à l’influencemagnifiante de la loupe, ils revivent soudain. Sur la falaise, du côtéde La Case, c’était un cercle de dames dessinant d’après Marie Renard,la rousse des tableaux de Berthe Morisot, qu’Helleu avait installéechez nous, modèle commun à toute la confrérie ; c’était un coursd’amateurs, improvisé en plein air pour les cousines de Montesquiou. Lecol entouré d’un foulard citron, Robert, en feutre tyrolien blanc,gants blancs, profile sa tête de d’Artagnan sur un champ de coquelicots; Gabriel Fauré, Edmond de Polignac encapuchonné d’un bonnet à laDante, regardent.

Il est des concours de circonstances qui nous laissent incrédules :ainsi, quand, un auteur évoquant les années de jeunesse d’un FranzLiszt par exemple, nous voyons la rue de Provence, où le virtuosehongrois avait sa mansarde, être le rendez-vous de tant de génies. Sanscomparer les époques, ni la valeur des hommes de 1848 et 1890,d’heureuses coïncidences auront fait du Bas-Fort Blanc un observatoireunique, à cause des amis de mon père, puis, plus tard, des miens : AbelHermant mon camarade de collège, George Moore, Hervieu, Porto-Riche,André Gide, Barrès, Henri de Régnier, Ed. Dujardin, Pierre Louys,Proust, Debussy, Aubrey Beardsley, Conder, le poète Arthur Simons ;pour ne mentionner que ceux dont les noms commençaient d’éveillerl’attention d’un Robert de Montesquiou. Aux talents qu’il admirait,avec trop d’éclectisme et de partialité à la fois, il dédiait desautels dans un Panthéon dont il se faisait le cicerone enthousiaste, legardien jaloux. Mais il y voulait avoir sa statue – de même que Barrèscherchait autour de lui l’équivalent d’un salon Récamier, dont il eûtété le Chateaubriand. Montesquiou, le ci-devant des Esseintes,soi-disant reclus pour qui le mystère avait été un moyen d’attraction,se tenait aux aguets, rendait, à La Case, les derniers échos de laplage et de la ville. Whistler venait-il d’arriver chez Mme Sickert ?Il s’avisait que de se faire portraicturer par Whistler seraitpeut-être opportun. Degas, dans mon atelier, m’avait emprunté despastels ; en un groupe qu’il esquissa, je figurais avec Sickert, nosvoisins Ludovic Halévy et Gervex. Montesquiou boudait, Degas ne l’ayantpoint prié. Le prince de Galles, incognito, était à la villa Olga. Quese tramait-il en ce cottage anglais de la rue de la Grève, toutel’année ouvert à quelques élus ? « Monsieur Boldini doit y peindre laduchesse C… Je me ferai portraicturer par Boldini ! », songeait lecomte Robert, selon qui réclame, notoriété de petite chapelle,scandales chuchotés seraient les fondements de sa gloire littéraire.S’il se dérobait à la tapageuse publicité que Gabriel Yturri luimanigança ensuite, il cheminait en quête de sources plus précieuses ;sa canne à bec de jade était sa baguette de coudrier. Commérages,potins, il les engrangeait en feignant un détachement aristocratique ;se faisait implorer, quand il grillait d’être invité, comme M. deCharlus chez quelque Verdurin. Cet Olga Cottage échauffait sonimagination comme si c’eût été le gîte de la Castiglione, fantôme dufaubourg de la Barre.

La duchesse C… tira plus impénétrablement les rideaux bleus de sesbow-windows sur le secret de son commerce avec diplomates, financiers,journalistes, princes et futurs monarques. Le général Boulanger,certain soir, à la brune, y vint en landau. Je retrouve ce billet, dontle vélin moucheté d’or enveloppe des instantanés pris à Dieppe par lecomte Robert. Les dévots d’A la Recherche du Temps Perdureconnaîtront le « tempo » de Palamède de Charlus, l’impertinence, lescajoleries, la menace :

« ….. Mes faiblesses à l’égard du Pur Oint (1), et ma magie, ont tenduentre le Bas-Fort Blanc (ce nom à la Paul de Kock apprêterait à rire)et La Case, trois fois princière case puisque j’y dors, un fild’Ariane. Je puis, d’un mot, couper le courant du fluide qui relie lespieds à la crête de la falaise ; je l’arrêterai dès que comble sera lamesure. L’ « Impératrice des Éventails de plumes », la Déessepastellisée par notre Helleu daigne convier à sa table M. Whistler, M.Sickert, M. Boldini et le Pur Oint ; mais la réponse est : « Nousdînons à la villa Olga, avec Porto-Riche et Arthur Meyer. » Pourquoipas avec le général Boulangerie ? Sur la falaise, sachez, jeuneétourdi, que Gabriel Fauré, qui est moins, mais qui sera plus,peut-être que Frédéric Chopin, nous donna la primeur de son quatuor ;joua de ses barcarolles de rêve, et de sublimes compositions du princeEdmond de Polignac, l’hôte génial de ma divine cousine. Ceci ne vousfait-il pas mourir de regrets, de honte et de repentir ? Mais nerompons pas encore le filigrane magnétique. Voici nos commandements dece jour : Au plus vite, pour samedi, ou pour lundi, car La Case estsans l’Indésirable jusqu’à mardi, que M. Sickert organise « quelquechose » (comme dit ma cousine) « la Sauvage », après dix heures, dansce claquedent de la Titine Lefèvre, où vos artistes sablent lechampagne avec les Nibelungen de l’Olga Cottage. Je descendrais seuld’abord ; d’amener mes Dames serait un peu gros ; nous lesrejoindrions ensemble au Casino, dans la salle des petits chevaux. Unhasard rapprocherait les sièges de ma compagnie et de la vôtre, assezpour que l’on se voie de plus près que sur l’estacade, sans risquer,pourtant, d’incongrues présentations féminines – par la faute d’un devos amis, par la balourdise d’une politesse bourgeoise de ce petitMarcel Proust, laquelle politesse roturière est de l’incivilité. Nous,par éducation, employons le conditionnel au lieu de l’impératif ; maisne manquez pas d’être notre truchement auprès de qui de droit.Comprenez que si l’Art, le Génie, la Beauté sont (pour moi) des titreségaux à ceux du sang, les hôtes de La Case, comblés par Dieu des uneset des autres de ces richesses, si condescendants qu’ils soient,entendent rester libres de regarder, d’écouter, libres d’être regardés,d’être écoutés par des personnes naturellement désireuses de jouir d’unprivilège sans second, en cette mi-carême des bains de mer. A l’Opéra,il est des loges à grillage, les nuits de bal masqué. Votre Dieppe estun carnaval, nous voulons nous y mêler sous le domino. Les longs voilesde gaze qu’arborent mes cousines quand elles descendent en ville – etdont, ridiculement, pare son anonyme minois le fretin des jeunesfilles, en imitation de nos grandes dames – ces voiles ravissants ne serelèvent qu’avec ma permission. Je ne sais si vous et vos amisappréciez à sa valeur le magnifique cadeau que nous vous accordonsquand, le soir, par ma volonté, vous entrez dans ce salon de La Case,et que, tous voiles du matin chus, ma cousine, comme un cygne, n’a queses plumes – éventail, boa, cils – et l’aile de ses bras mythologiquespour se défendre contre d’indiscrets examens.

« Enfin, enfin ! Terminons cette mercuriale de votre grand aîné (pointassez respecté) sur des propos culinaires. Un groom ira prendre auBas-Fort Blanc les pets-de-nonne que la merveilleuse Génevoise demadame votre mère doit envoyer à notre chef ; ajoutez-y de ces pommesde terre formées en baril dont raffole Edmond de Polignac ; il dit n’enavoir mangé de telles que chez les Gounod, chez vous et chez mescousins Broglie, gens fort ladres et ennuyeux que nous fuyons comme lapeste, ici, nous félicitant de ce que nos parents, du gratin embéguiné,qui occupent de nouveau les affreuses villas de la rue Aguado paréconomie, s’empiffrent aux heures où nous risquerions de les rencontrersur les planches. Et des deuils, cette année, nous évitent qu’ilsn’acceptent les invitations.

« A quand le pèlerinage à la maison du faubourg de la Barre, où laCastiglione habitait ? J’envie, vous le savez, l’épingle qu’elle vousdonna quand vous étiez enfant ; je serais même capable d’échangercontre ce bijou historique cette rose en ivoire que je pique dans macravate. Mais je nourris encore un grief : que me dissimulez-vous lacorrespondance de la comtesse de Castiglione avec votre honorable père,M. le docteur Blanche ?

« Expectativement à vous.

    « Robertus E MONTESQUIVO FEZENSIACO.

« P.-S. – Dimanche, weather permitting, à minuit, dans les bois depins de Varengeville, les chœurs et le corps de ballet de l’Opéra sontmandés par Sagan. Edmond de Polignac dirigera l’orchestre du Casino :le tableau des Ames heureuses, d’Orphée. Chut ! Chut ! Chut !J’éprouve votre discrétion. Nous attendons M. Puvis de Chavannes avecM. Ephrussi, son manager. »


Je cite cette lettre de 1888 dans un double dessein : elle appartientaux archives de Dieppe, auxquelles je la remets – et elle est typiquedu Chef des Odeurs Suaves. Si étrange que cela paraisse à quiconquene connaît Montesquiou que par ses livres, Barrès, Proust et biend’autres « grands » ont subi sa domination. Sans son aide,quelques-unes des fiches manqueraient, qui remplissaient la mémoire deProust, et lui servirent pour la synthèse de la société de son temps(2).

La culture, l’esprit de notre des Esseintes étaient fort au-dessus deson talent. Méchant, futile, par ailleurs Robert grandissait les genset leurs ouvrages, trouvait, en poète, des analogies si inattenduesentre les hommes et les faits du jour les plus humbles, ou les pluséclatants, qu’avec lui, tant qu’il vous comblait de ses attentions,vous vous sentiez vivre plus noblement. S’il absorbait de votresubstance, vous croyiez qu’il vous en rendait le double. C’était un «animateur », pourvu qu’on ne se laissât pas presser par lui comme uneorange, puis rejeter soudain. J’ai su, plus tôt que d’autres immolés,rompre le « fil d’Ariane » qu’il menaçait de couper.

Mes activités dieppoises se compliquaient trop de n’être plus enclosesdans des compartiments étanches. Notre maison, l’atelier du Bas-FortBlanc devenaient intenables, des bouteilles à mouches. J’enviaisSickert, qui louait cinq ou six chambres dont il celait les adresses,des hangars où se cachaient ses maîtresses et ses peintures. Pourtant,un journal de Londres lui commandant une série de portraits en blanc etnoir de figures notables, il endossait son complet-jaquette à groscarreaux écossais de chanteur de music-hall, ou l’habit, le soir – et,avec ses manières exquises, conquérait les « célébrités parisiennes »de la villa La Case, gardant son quant-à-soi comique et altier, quidémontait Montesquiou lui-même.

Un autre de mes amis, Édouard Dujardin, me suppliait d’intercéderauprès de Montesquiou et des « notables » ; abonnés possibles àl’édition de luxe de sa Revue Indépendante, à la Revue Wagnérienneet aux représentations de sa trilogie d’Antonia. Il se plaignait,pour ses revues et ses festivals d’avant-garde, de n’avoir que desabonnés de la finance. « Il me faudrait, sur mes listes de patrons, cesbeaux noms de Greffulhe, de Caraman-Chimay, de Borghèse, de Sagan, deLa Rochefoucauld, de Broglie, de Polowtsoff. Ciel ! ne vous brouillezpas encore avec leur cousin Montesquiou ! Qu’il me donne des vers, jeles publierai. » Montesquiou ne publiait pas, accablait de ses brocardsle bureau de rédaction de la Revue Indépendante, qui était auBas-Fort Blanc pendant la saison, quand la librairie du Symbolisme,Chaussée d’Antin, devenait trop peu achalandée. Ce périodique deDujardin, le plus riche en textes, le plus pauvre comme ressourcespécuniaires, fut la première des petites revues d’avant-garde, avec safilleule la Revue Wagnérienne de Teodor de Wyzewa. Sur une table debambou, dans le kiosque de notre jardin, nous épluchions des épreuvesd’après les manuscrits de Huysmans, de Mallarmé, de Villiers del’Isle-Adam. Les auteurs – non payés – de notre magazine n’étaient riende moins que Heredia, Goncourt, Paul Adam, George Moore, GustaveGeffroy, Laforgue, Viélé-Griffin, Régnier, etc… tous les poètes de cerenouveau révolutionnaire qu’était le symbolisme – et les prosateurs dunaturalisme. Renoir, Whistler, Seurat, entre autres, contribuaient pardes dessins à l’éclat de ces fascicules aujourd’hui si rares. Lalibrairie de Dujardin inaugura la mode des petites expositions, enprésentant quelques toiles des pointillistes et de Van Gogh. Très Jeune France, d’un romantisme à la Théophile Gautier, ÉdouardDujardin, cuirassé d’un gilet de velours à boutons d’or, en pantaloncollant, enfonçait son monocle, poitrinait, à l’heure du bain.Inlassable à la besogne, éditeur et auteur, il écrivait sans répit,même au restaurant, au Casino : des articles sur Parsifal quej’illustrai de lithographies, les monologues intérieurs de LesLauriers sont coupés, et ses hymnes à la Vierge du Roc-Ardent, lamaîtresse de ses pensées  ̶  id est, Mlle de X…, une de cesdanseuses qu’il pressait, le soir, contre son plastron blanc tuyauté.Notre ami girait avec un sourire confit, une rigidité d’apprentivalseur ; et Les Bacchantes, valse de Corbin, mettait le comble à sonlyrisme. C’était une mélodie sensuelle et triste qui exprimait, selonla symbolique d’Édouard, l’espérance, se gonflait jusqu’au fortissimodes cuivres, s’éteignait, se ranimait, s’achevait en un adieu languideà des embrassements supra-célestes. La Vierge du Roc-Ardent (ou l’unede ses sœurs, car Mlles de X. étaient trois à marier), suantes,haletantes, réclamaient des sandwichs, des cocktails, spécialité du barde Pépette, la protégée du Jockey-Club, une mère pour les pochardschics.

Mais le cornet à piston appelle les danseurs. Les petits chevauxs’arrêtent, le baccara est tout aux pontes sérieux. Entre la triplerangée des tentes de bain, des parents ont reconnu une fugitive à unecouleur d’écharpe. Ils la hèlent. M. l’inspecteur va lancer ses limierssur ses pas. Minuit ! On rentre. La faucille de la lune fauche lespoivrières de la citadelle. Les corbeilles de pétunias et d’héliotropessucrent le vent salin, les bouffées huileuses du port. Minuit quarante: la sirène du paquebot pour Newhaven. Les tavernes de matelotss’emplissent, Sickert taille ses crayons.

Claude Debussy guette les fenêtres d’une Dame aux yeux verts, sa Demoiselle Elue, dont le mari m’a commandé le portrait. Qui est ceDebussy, prix de Rome, encore sans éclat, que Fauré dit bien doué ?Nous le saurions bientôt.

Demain matin, les Trois Vierges du Roc-Ardent prendront le chocolat etles « roulettes » avec leur maman, au café des Tribunaux. Pendant queMme de X., veuve d’un préfet de l’Empire, marchandera la volaille aumarché, ses demoiselles plongeront des têtes coiffées à la grecque dansl’eau glauque fleurie d’algues brunes, et la journée recommencera, «quotidienne », chante Laforgue, balnéaire, mais symbolique comme cesproses de Dujardin, qui anticipaient sur le surréalisme.

Petit garçon, reconduisant ma Gilberte à la villa des Terrasses,étais-je plus candide que ces hommes faits qui stationnaient à lagrille du Casino, près des breaks de la villa La Case, vingt ans plustard, à midi ? L’heure du déjeuner ! Confusion de classes, saluts,sourires, détente sous le signe de la faim. Les cloches de Saint-Remysonnent l’angélus.

« Plus ça recommence, plus c’est la même chose. Sont-ils bêtes ! »déclarait ma nourrice bourguignonne, quand, garde-malade de ma mère, etfort vieille, elle devait attendre le retour des mauvais garçons pourfaire battre l’omelette aux moules.

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°   °

Non, ce ne serait pas toujours la même chose ! Les pères, les mèresmeurent, les maisons changent d’habitants. Un fils se marie, une femmel’emmène ailleurs. Le Bas-Fort Blanc ne me réservait plus que desémotions violentes. Deux deuils cruels, coup sur coup, m’allaientrendre trop pénible le séjour entre la falaise et la grève, témoins detant d’agitations et de folies. Une fois à Offranville, j’eus de lapeine à croire que dans cette plaine de Caux, au retour de chevauchéesinsensées, j’étais passé si près d’un manoir délabré du XVIIe siècle,où je devais transporter mes dieux lares. Dans Aymeris, les dernièrespromenades en voiture de Georges et de sa mère, que j’ai situéesailleurs, se firent, de Dieppe, souvent autour de l’églised’Offranville. Nous y entrions avec ma chère malade ; elle trempait samain dans le bénitier, devant la muraille que son fils décorerait d’unmonument aux morts, après une autre guerre qu’elle annonçait depuis1871. Alors, le chalet du Bas-Fort Blanc, vendu avec ses meubles,divisé en étages, serait un caravansérail ; le commissaire de police dela ville occuperait la chambre d’où elle était partie, par une journéeensoleillée d’octobre, pour aller dormir au cimetière, suivie de laBourguignonne qui m’avait porté dans ses bras, de Paris à Dieppe, etqui lui ferma les paupières.

III

LES ÉPAVES

LES Dieppois, s’ils n’avaient pas vu descendre d’une roulotte la tribuslavo-norvégienne des Thaulow, auraient juré que ces nouveaux «locataires à l’année » de l’épicier Delamare étaient venus avec lesforains du 15 août. Le talent de Thaulow était pourtant déjà consacré.Le brave homme, en un tournemain, devint plus populaire que le consuld’Angleterre, Mr Lee Jortin. Le mirage de la fortune crée vite deslégendes dans une sous-préfecture, édulcore les ressentiments àl’endroit des nouveaux venus, d’abord suspects, pardonnés s’ils ont del’argent en banque… et le dépensent. Des faits précis se répandaientqui, partout, frappent les simples de respect : des caisses pleines detableaux, cachetées, assurées, recommandées aux agents partaient chaquesemaine de la gare maritime pour l’Amérique ; de l’autre gare pourParis, Berlin, Moscou. Dans la campagne des citadins pêcheurs à laligne apercevaient un géant blond et rose, en vareuse bleu de roi,photographiant, pour les rendre en trompe-l’œil, les arabesquesocellées, les transparences mousseuses de la Béthune. L’hiver, sous laneige, le paysagiste ne dételait pas ; sa femme, ses filles, vêtues depeaux comme les Lapons, portaient les ustensiles du peintre. Curieux deces « phénomènes », on s’interrogeait : « Peut-on les recevoir ?Sont-ils mariés ? Nous nous sommes trop trompés sur le compte de cesétrangers qui s’implantent chez nous… » Les dîners au champagne de lamaison Delamare surchauffée, plaisaient aux notaires, conseillersmunicipaux, médecins, traités avec autant de faveur qu’un directeur demusée allemand, qu’un Américain de marque ou que le critique du Figaro. Serge de Diaghilew venait de Pétersbourg consulter Thaulowpour des expositions ; les revues chargeaient des rédacteurs de luiprendre des interviews sur la philosophie de l’art. Strindberg, Grieg,le violoniste Joachim, Coquelin, Sarah Bernhardt montaient le cheminabrupt du Prêche, pour embrasser le bon Thaulow, sa femme, ses enfants,reluisants comme des pommes d’api, débordants de joie, d’amour etd’humanitarisme ; des porte-bonheur en chair et en os, des médailles deSaint Christophe, bonnes à toucher avant d’entreprendre voyage au loin.La colline sud du faubourg de la Barre était un petit Bayreuth, lamaison Delamare la Wahnfried de la peinture, de la décoration, de l’« Art Nouveau ».

Une visite de Fritz à ma mère, si rebelle aux drogues, et la malade essayait un régime ! La foi dans le succès, l’optimisme deThaulow aplanissaient des montagnes. Il m’affilia à des Sécessionsd’Allemagne, me harcelant pour que j’exposasse partout, à son instar.Avec Bing, il fondait la « Maison de l’Art Nouveau », et, avec GabrielMourey, la « Société Nouvelle » des Galeries Georges Petit. Notresergent recruteur vantait la prééminence de son régiment, qui étaitl’élite ̶  a priori  ̶  des écoles en formation et decelles déjà formées ; une macédoine de « chénies ». Éclectique, ilchargeait ses listes d’hybrides candidats, comme ces salades de fruits,de légumes et de crustacés, qu’il touillait sur des nappes norvégienneschargées de liqueurs exotiques, de zakouskis, de conserves d’Australie,autour des jambons d’York, de monumentales côtes de bœuf coupées exprèspar le boucher pour la maison Delamare. Comme écot, Fritz ne demandait,après ces splendides ripailles, qu’un bout de peinture, un autographe,un livre. Conder décorait sa villa. Les murs, tendus d’un papier degarni, se couvrirent, comme d’autant de miroirs, de portraits de lafamille Thaulow, signés Roll, Carolus-Duran. Il y avait, en vrac, desmarbres de Rodin, des grisailles de Carrière, des affiches de Chéret,des cahiers de musique, un violon de Stradivarius, un violoncelle, despeluches, des soies Liberty. Fritz admirait tout, sauf les Sickert :ils manquaient de « colorisse », sa peinture était « ennuyeuse ». Entredeux morceaux d’un quatuor (Fritz raclait sa partie d’alto), il couraità son chevalet piquer une étoile, changer de place la lune dans unciel, puis se réinstallait au pupitre. Inspiration ! « Désordre etChénie », faisait-il avec ironie et finesse. Les marchandstélégraphiaient ; sa production intensive, retenue d’avance, étantenlevée la couleur encore fraîche, il employa le cyntonos, détrempeincorruptible, par crainte des accidents d’emballage. Le ménage, accrud’un enfant à chaque étape de la caravane, malgré ses chargesécrasantes prêtait, donnait, faisait un bel emploi de l’argent sifacilement gagné, réduisait les xénophobes dieppois au silence. Fritzenfouissait des fonds dans de chimériques affaires : un projetd’éclairage du tunnel des Batignolles par des réclames ; unMetropolitan Railway, à Hambourg ; un tramway électrique de Boulogne auHavre, financé par Berlin ; des fabriques de cycles, de voitures àtraction mécanique qui épargneraient « ces pauvres chevaux » ! Hygiène,alimentation, toutes les œuvres sociales transportaient les Thaulow,pourvu que les « nonnes », les prêtres et les militaires n’yparticipassent pas. Ces pacifistes d’instinct, prêchaient l’unionlibre, excusaient les mœurs châtiées par « les juges hypocrites d’OscarWilde. » Quand le grand homme sortirait de prison, on lui feraitenseigner l’anglais au petit Harald. Le sœurs de Mme Alexandra Thaulow,russe et noble d’origine, servaient en Amérique, où les Norvégiennesbien éduquées s’engagent comme bonnes ; une autre, qui avait étésage-femme en Chine, proposait aux accoucheurs dieppois l’obstétrique allemande. Mme Thaulow, dénonciatrice de notre « fausseculture », dépassant parfois les frontières de l’intimité par sonéloquence de congressiste auprès des « pourcheoises catholiques », cesdames pensaient : « Qu’elle aille en Allemagne, avec ses enfants ! »Néanmoins s’affermissait dans la région la popularité de l’artiste, etdu charitable cycliste, qui adressait des saluts fraternels au moindreboutiquier, serrait la main des ouvriers du port, distribuait descigares, connaissait son Dieppe mieux que M. le maire.

Ces jeunes chiens aux bons yeux tendres, lâchés parmi nous, iraientailleurs ; la roulotte se remettrait en route.

Mes essais sur Aubrey Beardsley, sur Charles Conder et la vente Rouart,souvenirs du Dieppe balzacien des artistes anglais, se placeraient ici,dans ce livre. Ma toile du Luxembourg représente Thaulow, en manches dechemise, dans son jardinet, d’où l’on découvre la ville ancienne, leport, les usines, entre des arbres et les constructionsdisproportionnées et bien extraordinaires d’une générale de l’Empirequi eut le délire de la persécution, l’amour de la truelle et desbelvédères. Certains murs qu’elle édifia sont de hauts écrans,construits à seule fin de vexer les voisins. Ce quartier enamphithéâtre, aux maisons anciennes enclavées dans de plus récentes,s’étend jusqu’à Janval et rejoint presque Pourville par le plateau etles vallonnements du Golf-club. Le Pré Saint-Nicolas, aujourd’hui vaste manor-house sur le terrain même du golf, continué par le domaine deLa Case, est une partie du vaste plan d’un rêveur, M. de Saint-Maurice.Il voulait faire de Caude-côte un royaume des sports, pareil aux country-clubs de l’autre rive de la Manche. On croirait y être. Larampe des Fontaines, jadis, conduisait aux links, aux courts detennis recherchés par la colonie anglaise du faubourg de la Barre, «épaves » sociales dont nous parlons plus loin. Ce faubourg plaît aussiaux négociants enrichis, aux maîtresses de pension. Tout y est tassé,coincé ; des chalets modestes, couverts de vigne vierge, s’insèrententre d’anciens hôtels, d’ex-couvents à terrasses, tilleuls enquinconces, charmilles. Je me rappelle Beardsley et Conder explorantdes sentes, des passages interdits, certaine venelle le long de lamaison de la Castiglione. Une dame y demeurait avec une amie ; c’étaitla « Fille aux yeux d’or ». Ils supposaient, et faisaient croire, entoute gratuité, aux Thaulow, que, par les souterrains de la citadelle,des caves étaient reliées les unes aux autres ; ces créations de leurfantaisie étaient parfois au-dessous de la réalité.

Charles Conder lisait la Comédie Humaine, qu’il désirait illustrer delithographies romantiques. Beardsley, tout aux Alexandre Dumas père etfils, à Théophile Gautier, dessinait sa Mademoiselle de Maupin et desDames aux camélias, confondant les époques dont Dieppe était pour luiun résumé, le XVIIe et XIXe siècle. Mais  qu’était donc lecaractère balzacien, selon ces jeunes cockneys qui apprenaient, auplus près de chez eux, notre langue ? Le touriste français, depuis quel’automobilisme lui fait connaître son pays, peut se figurer sans peinece qu’est l’existence locale d’une petite ville de province. Fins dejournée en avril, arbres fruitiers, églantiers vert tendre de lasemaine de Pâques ; soleil couchant dans une brume tiède. Le paysan surle pas de sa porte, l’homme de la ville sur un banc du mail reçoivent,tranquilles, les promesses du ciel et de la terre. Ils savent ce qu’ilsattendent du renouveau, ce qu’un début de saison leur promet ; ilsn’espèrent que le déjà connu. Bonsoir ! ils se mettront au lit un peuplus tard qu’en hiver, se relèveront pour s’acquitter de la mêmebesogne que la veille. Mais à Dieppe, les épaves, ceux qui ont tué letemps, le reste de l’année, à attendre quelque chose, n’importe quoi,la délivrance miraculeuse ; qui vont, à midi, chercher le journal placedu Puits-Salé, à trois heures au bout de la jetée au-devant du paquebot; courent à la station maritime regarder les heureux qui partent ;ceux-là, les empêtrés, les enchaînés, volontés ankylosées, oisifs parvice ou nécessité, attendent tout.

Ils attendront toujours la délivrance, quelque succédané de la fuite,un tout petit accident, une catastrophe au besoin. C’est l’hiver passésans lectures, sans réceptions, sans autre « thé » que le « fiveo’clock » du pâtissier ou chez la femme du Parson – toujours les mêmes figures, les mêmes conversations. C’est la Grand’Rue arpentéeen tous sens, matin, après-midi, par la pluie et le beau temps ; et, lesoir, la marine-parade sans becs de gaz. Pour l’achat du poisson, ondescend en ville ; on remonte, on redescend pour l’achat du journal,des aiguilles, pour voir si les biscuits d’Angleterre sont enfinarrivés chez l’épicier. Après le morne hiver, c’est le faux printempsnormand, l’œuf à surprise de la confiserie, l’espoir en sucre candi, enchocolat, que l’on regarde mais n’achète pas. Ce sont les promenades àpied sous les pommiers tardifs, le pèlerinage à la chapelle des Vertus,la campagne, la foire d’Offranville. Chars-à-bancs… « Mais non, nousn’en sommes pas ; nous sommes les étrangers. Non, non, fini l’hiver àDieppe ! Mary, l’hiver prochain nous serons ailleurs ; à Malaga, auCaire, à Liverpool. » Hélas ! à la Toussaint, le porte-monnaie vidé parles petits chevaux, on diffère un départ qui ne se fera peut-êtrejamais… Huit jours at home, à Christmas. Huit jours d’oubli, d’oùl’on rapportera plus de nostalgie, avec l’odeur forte de Londres en sesvêtements, un peu de brouillard dans la doublure d’un complet achetétout fait, des magazines à images au fond de la valise, de quoirenseigner les compatriotes restés à Dieppe, causer de la revue del’Alhambra, de la dernière musical-comedy, prolonger le mirage de lapatrie retrouvée.

Si nous mettions Paris au lieu de Londres, les Folies-Bergère au lieude l’Alhambra, nous aurions un schéma d’autres épaves du faubourg de laBarre, à savoir des Parisiens, tels qu’il en était alors et qui, soumisà cet in pace par motif d’économie, de dipsomanie ou d’hygiène, nepouvant, ou ne daignant – quoique l’ennui les y pousserait parfois –s’introduire dans les milieux les plus gais de la province, organisentune sorte de country-life, entre le golf, la chasse au canard sauvageet le bridge, en leur villa Turquoise. Quelques photographies, lessièges recouverts de chintz, de l’argenterie marquée à son chiffre, desfleurs, un peu d’imagination, et le tour est joué ! La communauté desbesoins refoulés, et des anciennes habitudes jamais perdues faisaient,à cette époque-là, de cette population parasite de Français la rivaleou l’associée de l’autre, la cosmopolite, ou plutôt l’anglaise. M. deSaint-Maurice, irrésistible charmeur, et Walter Sickert, pendant plusde vingt ans, en furent l’agrément et la curiosité. Saint-Maurice,homme du monde et brocanteur amateur, connaisseur en art et en chevaux,après un long service à la cour du Khédive, grand écuyer et ami dusouverain, avait quitté sa belle maison du Caire (aujourd’hui légationde France) pour en construire une à Caude-Côte et y caser ses trésors.Les soins vétilleux de Saint-Maurice, ses modiques ressourceschangèrent cette vaste entreprise, dont il comptait voir la fin, en unouvrage de Pénélope (que M. de Gunzbourg acheva) et qui fit deSaint-Maurice lui-même un Dieppois. Son amour pour Dieppe nous auramenacés de désastres, qu’aurait causés son ambition d’embellir,d’agrandir. Son idéal fut de faire pousser des palmiers, fleurir descamélias auprès des moucharabiehs de son hall, comme des clématites surla façade d’une maison gothique, achetée à Lisieux pour le PréSaint-Nicolas. Vers cette Exposition universelle qu’était le domaine deCaude-Côte, chaque jour montait le tilbury de l’aimable propriétaire ;tous les corps de métier s’y rendaient « au rapport », les voituriers ytransportaient de vieilles pierres, des boiseries Louis XV, desfaïences arabes.

Mais, si les travaux étaient un but de promenade aux oisifs, laposition de M. de Saint-Maurice auprès des châtelains de la région, lafaveur mondaine dont il y jouissait lui valaient maintes importunités,car il pouvait faire signer des lettres de créance sociale. A l’octroimême de la ville, sur la route d’Arques, deux châteaux qui n’en sontqu’un, celui de Mme La Chambre et celui de Mme Paul de Laborde-Noguez,sa fille, devenaient un point de ralliement comme il ne s’en trouve desemblable dans aucune autre région de France. Les vertus,l’intelligence du jeune ménage Laborde-Noguez, son activephilanthropie, l’avaient mis au-dessus des partis. Possesseurs desterres considérables de Mme La Chambre née Mouquet (ce nom illustre àDieppe), ils dirigeaient la politique conservatrice, fondaient lejournal La Vigie, présidaient aux œuvres, créaient des citésouvrières modèles dont le développement fut incroyable. Courses dechevaux, haras, beurreries, coopératives ouvrières, écoles maternelles,chasses à courre, de quoi n’étaient-ils pas organisateurs ou présidents? A l’instar des grands aristocrates d’Angleterre, les Laborde-Noguezdéfendaient en les adaptant à la vie contemporaine, les traditionsseigneuriales. Ils réveillèrent les hobereaux, stimulèrent la vie à lacampagne qui, dans mon enfance, décroissait. Mais le désir de n’écarterrien ni personne par snobisme, et la bonté, parfois, vous exposent à defâcheuses contingences ; les « épaves » infligèrent aux dames de lasociété dieppoise de burlesques, mais humiliantes méprises. Car lesplus honnêtes sont promptes à s’engouer d’une amie qui les distrait.

Sickert, sur la colline opposée à celle du golf, était seigneur duvillage de Neuville, une autre petite colonie de résidents, installésdans les vieilles demeures dominant le Pollet, les nouveaux bassins,jusqu’au champ de courses, Sickert, en dépit de ses vitres cassés, deson manque de tout, sauf de tubes de couleur et d’ustensiles à peindre,eût été, autant que Thaulow sur sa falaise ouest, enclin à exercerl’hospitalité. Peu à peu, l’affreuse maisonnette de capitaine au longcours, où il s’était acoquiné, devint une troisième Wahnfried ; lacolline de Neuville se peuplait, en été, d’admirateurs et de disciples,ceux du London Group, les rénovateurs de l’École anglaise parl’influence de nos peintres post-impressionnistes : une manière dePont-Aven, dont Walter eût été le Gauguin.

Si les toiles de Sickert ne quittaient pas Dieppe par les voies deterre et de mer, comme celles de Thaulow, des artistes commençaient dese les partager, certains marchands les comptaient mettre en cave.Certains journaux rappelaient l’artiste à Londres pour écrire ; desÉcoles pour professer – et l’excentricité de son commerce avec lesPolletaises et leurs mômes troublait la tête de ses élèves peintresses.A qui échoirait l’honneur d’être la seconde, la troisième Mrs Sickert,la house keeper du genius de Neuville ? Pénétrait-on dans legrenier où il travaillait, il montrait des centaines de croquis aucrayon, à la plume, des « mises au carreau ». Des toiles préparées entrois tons, des cartons enduits de liquides spéciaux s’empilaient dansdes coins, avec des études commencées, d’exquises notes de Venise et deDieppe dont il demandait quelques louis. Mais, le plus souvent, ilpréférait les offrir aux amis, cérémonieusement, comme cette infusionde Ceylan et ces tartines de gros pain beurré qu’il leur tendait avecdes grâces, des façons élégantes et désuètes, dans des ustensiles decuisine, sinon dans une cruche à eau, une cuvette, un plat à barbe. Latable : une planche à dessiner ; les sièges : des caisses de sapin. Sonmadras à fond rouge autour du cou remplaçait le linge dans les périodesde pire dèche. Mais quel que fût son travestissement, le personnagequ’il lui plût d’incarner ; bien rasé, ou hirsute et effrayant demaigreur ; les cheveux coupés comme ceux d’un convict, ou s’il brossaità l’eau les boucles roses de sa chevelure opulente ; vieilli, ousoudain adolescent ; dans un salon ou dans un café de matelots, avecles Polletais, dont il parlait le dialecte aussi purement que levénitien avec le gondolier de son sandolo : si quelqu’un l’apercevaitpour la première fois, nous entendions cette question : « Quel est cenoble lord ? » Pendant des mois on ne savait où il se terrait. Sa crisede dépression ou de misanthropie cessant, il traitait des amiesanglaises au restaurant de Titine Lefèvre, comme un capitaine revenud’une longue croisière. Alors, d’une sociabilité charmante, il serépandait, souriant, chantant des refrains démodés de music-hall,citant des vers latins, du Balzac, du Rabelais. Ce dandy paradoxalavait l’humour et la fantaisie du Dickens d’Edwin Drood. Pompeux etcomique, les seuls êtres qu’il ne déconcertât point étaient les genstrès simples ; les autres se croyaient mystifiés…

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Ma raison et mon excuse, auprès du lecteur qui me reprocherait mesemprunts trop répétés à ce qui lui semblera être des Mémoires, c’estque cette petite ville prend pour moi ses proportions et son sens dansmes souvenirs. A chaque siècle, ses chroniqueurs. L’abbé Denys Guilberta raconté son temps, en écrivant, au XVIIIe siècle, l’histoire de cettecité depuis Brennus !... Je n’avais pas choisi ce séjour. On m’y amena; j’y suis encore. Un peu de tous les individus que j’y ai fréquentésest dans l’air que j’y respire ; chaque rue, chaque pierre me parlentde quelqu’un et de ceux que je fus tour à tour. Quelques longues vies –si courtes, en vérité – trois ou quatre générations nous séparent desbourgeois qui bâtirent les arcades de la place Duquesne. Je connais unDieppois, jeune encore, dont le grand’père recevait chez lui Voltaire,dans son hôtel de la rue d’Écosse.

Quand jadis, aux jours de marché, les voitures des campagnardsstationnaient dans les rues proches du Puits-Salé, les charrettes à larenverse sur le pavé, les tape-culs, cheval dételé, dressant leursbrancards autour de Saint-Remy, mon cousin, le Dr L…, ne sortait pas deson cabinet. Une odeur de campagne emplissait le vestibule, l’escalier.Femmes en bonnet blanc avec des corbeilles d’œufs et de volailles,cultivateurs en blouse bleue caquetaient, discutaient le cours dubeurre, pressés l’un contre l’autre, attendant d’être reçus par lemédecin, dont la servante donnait un tour de faveur à des messieurs età des dames qui montaient au salon. On me disait d’autres dames àgrosses couleurs : « Ce sont des putoises ; celles-là attendront dansla salle. » Les putoises ? Ex-fermières de l’ancien style, mi-dames,mi-paysannes, gantées, en chapeau à brides, le gratin del’agriculture ; mais certaines gardaient l’habitude de vendre lesproduits de leur terre, le samedi, à Dieppe, debout sur le trottoir dela Grand’Rue, volailles, lapins à leurs pieds. Les occupantes du salonde M. le docteur, la bonne les qualifiait châtelaines. J’aurais pu voiralors, jeune mariée, la baronne d’Excorchedyeu, qui, très vieille maisétincelante annaliste de la région, serait, quarante ans plus tard,notre voisine à Offranville (3). Avec elle nous reviendrions, des anset des ans de suite, à Dieppe, en gens de campagne, et ce seraient pourmoi d’autres aspects : la ville de ravitaillement, la sous-préfecture,où les nécessités les plus pressantes, en toute saison, lesdistractions parcimonieuses comme celles des « épaves », les besogneslocales, finissent par avoir une saveur singulière si l’on saitregarder, non point de haut, mais en se mêlant de tout cœur à la viecommune. N’eussé-je été que peintre, j’aurais moins cédé à l’attrait demon nouveau commerce avec autrui. L’infaillible observatrice qu’étaitla baronne d’Excorchedyeu me conta des anecdotes, je pénétrai dans desintérieurs. Sans elle, aurais-je entrevu les sujets de roman dont j’aila matière ? Je notai que la plupart des individus qui ne sont pointnés à la campagne, mais qui s’y sont retirés, ont eu leur drame. Ilsportent les stigmates de la loufoquerie, au moins des tics contractésdans le renversement de leurs habitudes. D’où mon désir de lescomprendre et d’en écrire. D’abord, j’avais animé notre voisinage,peuplé nos poétiques gentilhommières avec des personnages de roman. Jerelus Flaubert, les contes de Maupassant, Une vie, roman vécu auchâteau de Miromesnil, dans notre commune, où naquit l’auteur. Cechâteau, j’y étais allé souvent quand des Américains, des Anglaisnoceurs le ravageaient. Il était enfin revenu dans une famille purementnormande. Et, de hameau en hameau, c’étaient d’autres demeures que jesurprenais sous leurs hêtraies. Je reconnaissais dans leurs habitantsces gens tant de fois croisés à Dieppe, le samedi, avec lesquelsj’échangeais depuis un demi-siècle des regards furtifs, sans avoirjamais tenté de pousser les relations au-delà. Ces mêmes gens serencontrant, quand ils descendaient à Dieppe, vingt fois la journée,n’ayant pas grand’chose à se dire, après s’être salués la premièrefois, feignaient de ne plus se voir, selon une convention tacite dictéepar la discrétion et l’embarras.

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Charrettes à bâche, « bocs », cabriolets ont regagné les villages,après la clôture des marchés. On manque de glisser sur des peauxd’orange, d’être renversé par les balayeuses. Les ruraux dormiront à lagare, près des braseros, jusqu’aux trains pour les lignes d’Envermeu etde Fontaine-le-Dun. Quand la foire, malheureusement trop courte, dedécembre, qui succède à la foire rouennaise de Saint-Romain, échafaudeses scenic-railways sur les quais du bassin Bérigny, du moins ya-t-il de quoi s’esbaudir…

Sur la plage, les réverbères de l’été sont éteints ; on ne se promèneplus, rue Aguado. Les cinémas n’existant pas encore, ni les dancings,inaugurés à la guerre pour les officiers britanniques, ni des hôtelsdécents pour l’hiver, faudrait-il que les honnêtes gens se missent àboire une absinthe, aux cafés du Puits-Salé ? Que devenir sous la bise,si l’on se décide à attendre l’heure des dépêches de Paris, les coursde la Bourse, un collyre long à préparer, un raccommodage de lunetteschez l’opticien… ou son tour chez le dentiste ? Journées courtes dedécembre, quelle beauté pourtant en ce climat capricieux comme unevieille coquette. J’ai toute la plage à moi, elle paraît grande commele monde. La mer, d’un plomb noir, coupe de dentelures blanches legalet, car il a neigé ; demain, elle se teindra d’indigo, le vent dusud aura effrangé des soies cramoisies sur les palaces aux fenêtresplanchéiées. Mais quand les bourrasques des grandes marées lancent lacavalerie des Walküres à travers les champs du ciel, inondent lespelouses désertes, alors je songe à Delacroix s’exaltant dans untourbillon d’écume et de vent ; j’ai peine à me confirmer que jamaisplus, à cette heure, je ne reprendrai le chemin de la grève pourrentrer au Bas-Fort Blanc.

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Un soir d’octobre, environ 1923, nous rencontrâmes Sickert sur leparvis de Saint-Jacques. Il n’était pas revenu à Dieppe depuis laguerre.

Mon ami ne m’écrivait plus. Veuf inconsolé de sa seconde femme, on leprétendait malade. Or son visage rajeuni, souriant, se détachait, cesoir-là, sur les murs mordorés et argent de l’église, tel qu’autrefois,quand, assis sur son chevalet pliant, il injuriait les gamins quiregardaient peindre « Monsieur Sicaire ». Les effets du crépuscule,qu’il a si bien rendus, nous invitaient, mes compagnes et moi, à flânercomme nous l’avions fait, trente, quarante ans ensemble, nous exaltant,évoquant les disparus, Beardsley, Conder, Pissaro. Walter nous laissadire. Il n’était plus dans son humeur lyrique dieppoise. Nousl’agacions de causer peinture, pittoresque, beauté. Me prenant àpart, d’une voix douce, ironique et glaciale : « Êtes-vous heureux, mefit-il, de pouvoir vibrer encore !  ̶  to vibrate. Vous merappeliez, et avec la même ardeur, notre Londres de Whistler, le vieuxOxford Music-hall, les barcarols de Venise… By Jove ! croyez-vousdonc à tout cela,  vous ? Il n’y a pas de sujets picturaux.Dieppe, Venise m’ont été commodes. » Je lui concédai que les lieuxvalent par ce que chacun y met de soi-même ; et que moi, j’enrichissaiscette ville du souvenir de mon très cher Walter et de son art.


NOTES :
(1) Tel était le surnom pompeux dont il m’avait gratifié.
(2) Voir Dates, p. XXIV et suivantes.
(3) Voir Cahiers d’un artiste, tome V, passim.