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BOIGNE, Charles de (18..-18..)Le Jockey-Club(1845).
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (16.V.2013)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire d'une collectionparticulière de l'édition donnée en 1857 par Micel Lévy frères dans Le Diable à Paris : Paris et les Parisiens.


LE JOCKEY-CLUB


par

Charles de Boigne
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Les clubs sont une importation anglaise modifiée parla Révolution deJuillet. Jamais, en France, nous n’eussions inventé, pour notreplaisir, ces établissements antiféminins

Il n'y a plus aujourd'hui de société proprement dite. La politique aporté le premier coup aux relations de salon, les clubs les ont tuéestout à fait. Une partie de la jeunesse parisienne s'est constituée enétat indépendant et somptueux, et elle s'est si bien trouvée de cettevie de luxe et de liberté, qu'elle a déserté les devoirs et lesaffections de famille. L'autorité paternelle ne fût pas seule atteintepar cette brusque émancipation des enfants. Les amours de théâtrerevinrent à la mode. Les jeunes gens étaient décidés à ne plus se gênerpour personne, pas plus pour un sexe que pour l'autre. Dans les clubs,chacun parle quand il veut, se tait, boit, mange, dort et joue quand ilveut ; s'il est une vie plus utile, en est-il une plus commode ?

Le Jockey-Club est né rue du Helder, vers le commencement de l’année1834. Quel obscur réduit ! quelle mesquine demeure ! et, cependant, lespères conscrits n'en parlent qu'avec amour, et encore aujourd'hui, sousleurs lambris dorés, ils regrettent les salons enfumés, les meublesmodestes et les tapis fanés de leur premier berceau. C'est qu'alors ilsavaient dix ans de moins, c'est qu'alors leurs cheveux ne se nuançaientpas encore de gris et de blanc. De la rue du Helder, le Jockey -Club setransporta rue Grange-Batelière. Cent cinquante mille francs furentjetés aux tapissiers, doreurs, argentiers et autres, pour orner etdécorer dignement le temple. A travers une vaste cour et un largevestibule, un escalier magnifique conduit à un premier étage donnantsur le boulevard.

D'une immense antichambre, meublée d'une paire de balances à jockeys,vous passez dans une pièce, résidence ordinaire du secrétaire. Adroite, une des salles à manger, et, à côté, un salon jaune et doré,dont les meubles en velours rouge feraient les délices de dixpréfectures. Maintenant, vous êtes dans la salle de billard, dans uneenceinte continue de divans. Tournez à gauche, c'est le cabinet delecture.

Dans la salle à manger, tout est confortable, tout, depuis les chaisesrembourrées et à dossier renversé jusqu'au service parfaitementorganisé. Les dîners ne seraient pas dédaignés par des gourmets deprofession, et leur mérite est encore rehaussé par la modicité de laredevance. Pour six francs, on a un maître d'hôtel, dix plats, sixvalets, pas de vin et pas de café. Une arrière-salle à manger réunitles coteries particulières peu jalouses de frayer avec les ennuyeux,les inconnus et les étrangers.

Depuis cinq heures du soir jusqu'à cinq heures du matin, la foule estgrande au club. Le whist, le piquet, le cigare, la causerie,fonctionnent à la vapeur.  On discute le mérite d'un pas, du pas on arrive à la danseuse. Les esprits s'échauffent, les paroles seprécipitent, l'ordre est troublé, et les joueurs réclament le silence.Tous les matadors politiques, diplomatiques et financiers déposent, enentrant, la morgue dont ils écrasent ailleurs les innocents. Lasonnette est dans une perpétuelle agitation. Les ordres se croisent ets'embrouillent. On entre, on sort. On ferme les portes, on les ouvre,on les laisse ouvertes, et chaque action encourt un reproche.

Pour avoir au Jockey-Club ses grandes et ses petites entrées, il n'encoûte que cinq cents francs la première année, et trois cents lessuivantes. C'est pour rien. Mais avant d'être admis à la faveur deverser son premier billet de cinq cents francs entre les mains de M.Grandhomme, le secrétaire, il faut passer par l'épreuve du ballottage, épreuve dangereuse et qui ne réussit pas à tout le monde.Le Jockey-Club est doté d'une constitution, tout comme la France etl'Angleterre. Il a ses assemblées, où sont nommés, à la majorité desvoix, le président, les vice-présidents et les autres membres dugouvernement. Les discussions sont chaudes et orageuses, lesoppositions violentes et obstinées.

Le droit auquel les clubistes tiennent le plus, c'est le droitélectoral. Un article de la constitution porte qu'on ne sera admiscomme membre permanent ou temporaire qu'après avoir subi l’épreuve d'unballottage. Une boule noire sur six suffît à l'exclusion du candidat.Chaque aspirant est présenté par trois membres. Son nom, ceux de sesdeux parrains, sont affichés huit jours d'avance dans les salons duClub. Deux commissaires président à l’élection. Des urnes à deuxbouches, l’une disant oui, l'autre non, sont apportées, des boulesremises aux votants, et le scrutin reste une heure en permanence.

Voilà pour la partie matérielle.

Quant au côté moral, les choses se passent comme dans toutes lesélections. Les partis travaillent à l'admission de leurs amis et àl'exclusion de leurs ennemis. Les parrains sont sommés de s'expliquersur la fortune, la position, le caractère, la moralité et le courage deleur filleul. On discute les agréments ou les désagréments de sapersonne. Tel candidat, malgré ses mérites, a échoué parce que seséquipées avaient bon ou mauvais air ; tel autre parce que sa chevelureétait trop longue ou trop courte. Il en est même auxquels il est arrivémalheur parce qu'ils n'avaient pas de cheveux du tout. La kyrielle des parce que est infinie.

Léopold *** était riche, brave, spirituel, et cependant il a été ajourné, terme parlementaire et poli qui signifie refusé. Pourquoicette rigueur ? Léopold est ce qu'on peut appeler un beau cavalier ; ila surtout des cheveux noirs admirables, dont il est très-fier. Surprisun jour en criminelle conversation par un mari trop susceptible, ilperdit ses cheveux dans la lutte. Ces cheveux si noirs, si brillants,n'étaient qu'une indigne perruque, et jusqu'alors nul ne s'en étaientdouté. L'aventure et la calvitie de Léopold ne restèrent pas ignorées.Il n'en fallut pas davantage pour lui attirer une foule de boulesnoires.

Un haut fonctionnaire bien connu à Paris, officier, peut-être biencommandeur de la Légion d'honneur, décoré de plusieurs lions, aigles ouéléphants, membre d'une académie, Arthur de soixante ans, voulutajouter à ses autres titres celui démembre du Jockey-Club. Mais il dutpasser sous les fourches caudines du scrutin, et il succomba. Le hautfonctionnaire avait été trouvé trop papillon, trop mauvais sujet.

Au lieu d'être le chef de l'édilité parisienne, que n'était-ildiplomate russe ou prussien ? il entrait d'emblée dans ce sanctuairedes plaisirs. Les ambassadeurs et ministres étrangers ne sont pasexposés aux désagréments du ballottage. Cette décision témoigna de lahaute sagesse des législateurs de la rue Grange-Batelière. Unambassadeur blackbollé eût pu faire de cet échec personnel un cas deguerre européenne.

Au Jockey-Club, il est du grand air d'avoir des galanteries ouvertes.Nulle part le succès n'est plus bavard et le secret plus difficile. Decharitables amis sont toujours à l’affût, prêts à commenter vosdémarches, à surprendre votre bonheur, et à divulguer vos Waterloosamoureux.

Chaque soir, après diner, se tient une cour plénière où se commettentces petites trahisons. Gros joueur, grand coureur d'aventures,spirituel, railleur, heureux, H... est la terreur de tous les clubistesqui ont un mystère sur la conscience. Il doit avoir jour et nuit unearmée de grisons en compagne, il sait tout, et il dit tout ; souventmême ce qu'il ne sait pas. Il ne respecte rien ; non qu'il dévoilebrutalement les faiblesses qu'il a dépistées, il fait les choses avecune grâce charmante, mais le mal est toujours le même.  Comme sice n'était pas assez de ses malignes tendances, le hasard vient encorequelquefois à son secours.

Un soir, toutes portes ouvertes, toutes précautions oratoiresdédaignées, on calomniait la femme d'un clubiste. H... pariait centlouis qu'il fournirait des preuves irrécusables. Tout à coup, lesourire sur les lèvres, la canne à la main, l'air béat, se présente lemari en personne. Il n'a rien entendu, sinon que H… a proposé un pari,et, plein de confiance en sa sagacité du parieur, il veut absolumentêtre de moitié avec lui. H... n’était pas homme à laisser échappercette excellente bouffonnerie. Il fut sublime de sang-froid. Au milieudes éclats de rire de ses amis, mpassible, libre d'esprit, il dicta sesconditions au mari, qui ne devait pas savoir le nom des intéressés.Huit jours plus tard, il lui apportait cinquante louis. Ce pari estinscrit sur le livre du Jockey-Club, où il peut se lire encoreaujourd'hui.

Le livre des paris est sacré ; honni soit qui mal y touche ! Les pagesdu catalogue des parieurs sont numérotées et paraphées. Sous aucunprétexte, on ne doit effacer une seule ligne, altérer un seul mot desdéfis, tels qu'ils ont été posés et acceptés. Où y lit les propositionsles plus folles et les plus bizarres. Au Club, tout est matière à pari,la vertu des femmes comme la vitesse des chevaux, la solvabilité d'unbanquier comme les mystères de la politique. Ce système a son mérite.Entre jeunes gens ardents, de la discussion à la provocation ladistance n'est pas longue, et de la provocation au combat moins longueencore. Au seul mot, au seul argument, pari, toute cause d'irritationdisparaît ; les colères se calment, les tempêtes s'apaisent. Le pariest un démenti poli, le seul que l'on puisse accepter.

Tous les paris n'ont pas une forme violente et agressive ; quelques-unsmême sont plaisants. Comment se fâcher contre un ami qui, dans un accèsde gaieté, aura parié que vous seriez marié avant un an et trompé avantdeux ? Le plus simple n'est-il pas de rire du fâcheux pronostic, et defaire mentir le faux prophète en lui gagnant son argent ? Une autrefois, c'est une gageure qu'on établit sur la mort prochaine d'un hommequi jouit depuis dix ans de la plus fraîche santé. Un pari, pas plusqu'un testament, ne fait mourir, et cependant M. de V... y a manquéd'énergie contre une semblable plaisanterie. Il s'alarma, se crutpoitrinaire, phthisique, il tomba malade, et ne revint à la santéqu'après avoir obtenu l'annulation du pari.

Le Jockey-Club est une république quant à la forme, et une monarchieabsolue quant aux idées.

Jamais constitution ne fut si large ni si libérale en apparence. Rienne s'y fait que par voie d'élection, et cependant jamais aristocratiene fut plus réelle.

Deux choses de nos jours sont devenues le complément indispensabled'une mise élégante. : un titre et une décoration. Tout gentleman veutêtre gentilhomme et légionnaire de n'importe quoi. Ce n'est plus qu'unequestion de toilette. Un titre fait si bien devant un nom ! un rubanrouge ou orange relève si brillamment un habit noir ! Au Jockey-Club,l'amour du titre passe avant le culte de la décoration, et il estpoussé jusqu'à ses dernières limites. A côté de noms historiques sepavanent des noms parasites, entichés à l'excès de leur fraîchenoblesse, quelquefois même de leur fausse noblesse.

Les valets ont ordre de donner à chaque membre le titre qui luiappartient. Entre tant de princes, de comtes et de marquis, ils perdentla tête et la mémoire. Malheur à eux s'ils enfreignent la consigne.Aussi, de peur de se tromper, ils anoblissent tout le monde. Ils saventque pas un comte de leur création ne s'avisera de réclamer contre untitre indû ; et le plus mince patricien, blessé dans son orgueil, neleur pardonnerait jamais. Cette complaisance intéressée des valets faitloi pour l’avenir. Le titre reste, et la France compte un gentilhommede plus. Ces titres, prodigués si libéralement par les d'Hozier enlivrée du Jockey-Club, se conservent hors du Jockey-Club. A Paris, mêmesans être clubiste, rien n'est plus facile que de se faire comte,malgré la roture paternelle. Sacrifiez quelques billets de mille francschez le marchand de chevaux à la mode, et vous passez comte d'emblée,si mieux n'aimez être marquis. La chancellerie n'y voit que du feu.Dans les premiers mois de savonnette, le nouveau gentilhomme, quandil entend son nom accolé à un titre ronflant, rougit encore. Peu à peu,il s'enhardit de sa noblesse, il s'y met plus à l’aise ; puis, ilrisque la couronne, il s'élève timidement jusqu'aux armoiries. Maisbientôt sa confiance et son blason ne connaissent plus de bornes. Ilprodigue les armes sur ses voitures sur ses boutons d'habits, sur sescannes, sur ses chemises, sur les fers de ses chevaux ; s'il osait, ilse les ferait tatouer sur les bras et sur l'omoplate. Au bout dequelques années, il a complètement oublié qu'il est né Poupardin ouChapuiseau, et il se fâche tout rouge contre un cousin de province quin'a pas suivi les différentes phases de sa vie nobiliaire, et quil’appelle impoliment par le nom de son père.

Les portes du temple, si difficiles à franchir pour le reste desmortels, s'ouvrent sans effort devant cette nouvelle aristocratie, etdevant l’aristocratie plus matérielle de l'argent. Le ballottage n'aque des douceurs et des boules blanches pour l'industriel sot et riche,pour le dixième d'agent de change ridicule et empesé pour lespéculateur gorgé de houille et de bitume. Mais qu'un homme d'un hauttalent ose affronter les chances du scrutin, et le scrutin lui serafatal. Si Voltaire revenait sur la terre avec la prétention d'êtremembre du Jockey-Club, il serait blackbollé ! Dans une réunion où lesgens d'esprit ne sont pas rares, il est inouï qu'on n'ait pas encorefait justice de cette proscription contre l'esprit. Un candidat auJockey-Club peut vendre des suifs, spéculer sur les cotons, on ne luireprochera ni ses chandelles ni ses cotons ; mais vous tous qui faitesœuvre de votre talent, le Jockey-Club n'est pas fait pour vous. Chezdes sots, cette antipathie contre le mérite serait concevable ; auJockey-Club, elle est sans excuse, car il y a là bon nombre de gensdont toute la valeur ne gît pas dans le vernis de leurs bottes ou dansle luxe de leurs épingles.

Comment parler du Jockey-Glub sans parler cartes et chevaux ? Les jeuxsérieux, le whist, le piquet, le trictrac, y sont seuls admis. Quant àla roulette, au trente et quarante, au creps, leur présence estabsolument interdite, le lansquenet lui-même, le jeu à la mode, n'a pasdroit de bourgeoisie. On a beaucoup joué au Jockey-Club, on y joueencore beaucoup, et on y jouera encore beaucoup ; il s’est commis despiquets fabuleux, des whist fantastiques ; mais les pertes ont toujoursété loyales, et pas un seul joueur n’a été soupçonné de connivence avecla fortune. Au lieu de redouter pour leurs fils les séductions duJockey-Club, les pères devraient être heureux de les voir membres d'uneréunion où ne se glissent jamais les fripons, si communs dans les plusélégants salons de Paris.

Au milieu de ses frivolités, le Jockey-Club a son côté sérieux etnational. Tant qu'il s'intitule Jockey-Club, il est viveur de bonnecompagnie ; mais il s'appelle aussi société d'encouragement pourl’amélioration de la race chevaline en France, et alors il remplit uneutile mission. Il naturalise les courses dans le pays, fonde les prix,donne l'élan et l'exemple aux départements. Chaque année, il donne auxéleveurs plus de cinquante mille francs ; enfin, ce qui est et seratoujours sa plus grande gloire, il a indiqué au gouvernement la marcheà suivre, et, grâce à lui, l'administration des haras est sortie del’ornière où elle était plongée depuis longtemps.


CHARLES DE BOIGNE.