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BONNEAU, Alcide (1836-1904) : Préface au Dictionnaire érotiquelatin-français de Nicolas Blondeau (1885).
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (26.IV.2013)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
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Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire d'une collectionparticulière de l'édition donnée en 1887 par Isidore Liseux dans Curiosa, essais critiques de littératureancienne ignorée ou mal connue.


PRÉFACE
AU
DICTIONNAIRE EROTIQUE
LATIN-FRANÇAIS
DE
NICOLAS BLONDEAU (1)
par
Alcide BONNEAU
_____


SI l’on examine d’un peu près la langue érotique, lestermes et locutions dont elle se compose, tant chez les Anciens quechez les Modernes, on s'aperçoit que les écrivains puisent les élémentsde leur vocabulaire à trois sources principales.

Il y a d'abord le mot cru, le terme propre, qui peut maintenant nousparaître assez malsonnant, mais qui certainement à l'origine ne devaitpas être obscène. L'homme donna un nom à ses parties génitales, àcelles de la femme, à l'acte amoureux, aux sécrétions qui en résultent,comme à toutes les autres parties du corps, à toutes les autres actionset sécrétions, sans choquer en rien la pudeur. Les Grecs et les Romainsemployaient le mot cru, non seulement entre hommes et dans laconversation familière, mais publiquement, dans les poèmes, dans leslivres, sur la scène. Aristophane disait le mot et exhibait la chose enplein théâtre. Horace dit ingénument : dum futuo ; il parle sanspériphrase des résultats d'un songe provoqué chez lui par l'attented'une servante d'auberge, dans son voyage à Brindes (2) ; sesinvectives à Canidie sont intraduisibles en langage décent. Martial aencore moins de sans gêne qu'Horace : il se plaît à étaler en ce genredes énormités et appelle cela parler Latin, user de la simplicitéRomaine (3).

Un second élément est puisé dans la langue médicale. Le médecin ne peutse contenter du mot populaire assigné à tel ou tel organe ; le sérieuxde son art ne s'accommoderait pas d'un terme banal ou plaisant et quifait rire ; de plus, l'anatomie lui a révélé la complexité de cetorgane, qui est un pour le vulgaire, mais qui pour lui se compose d'uncertain nombre de parties distinctes, jouant chacune leur rôle, etauxquelles il assigne un nom particulier. Il se servira donc, soit determes vagues, par décence, comme inguen,abdomen, utérus, pudenda, muliebria, habitare, inire, coire,etc. ; soit, s'il a besoin d'être précis, des termes techniques dont ilenrichit la langue, et que l'écrivain ou tout te inonde peut employer àson tour, s'ils n'ont pas un aspect scientifique par trop rébarbatif.

Réduit à ces deux éléments premiers, le vocabulaire érotique seraitencore bien restreint, et la nécessité d'un glossaire spécial se feraità peine sentir. Mais ils n'ont, à vrai dire, que la moindre importance,et le troisième élément, l'élément métaphorique, est de beaucoup lasource la plus abondante. Le peuple crée naturellement etcontinuellement des métaphores, en matière érotique comme en touteautre matière ; les écrivains utilisent les locutions passées en usage,en forgent d'autres, à l'infini, suivant leur tournure d'esprit ou leurcaprice, détournent le sens ordinaire des mots, parlent d'une chosepour en faire entendre une autre, se servent d'équivoques s'ils ontpeur d'être trop bien compris, et créent ainsi, parallèlement à lalangue générale, une langue particulière, figurée, d'autant plussavoureuse et d'autant plus riche qu'ils ont plus d'ingéniosité.Quelques-uns en ont tant, que les seuls initiés comprennent la moitiéde ce qu'ils ont voulu dire et, pour l'autre moitié, en sont réduitsaux conjectures. Sans les anciens scoliastes qui nous avertissent quetel passage d'Aristophane renferme une allusion obscène, onpoursuivrait sans la voir ; et les savants disputent encore sur le sensqu'il faut donner à tel vers de Perse, de Juvénal, d'Ausone, à tellephrase de Pétrone et d'Apulée. C'est ici qu'un bon lexique n'est pas detrop, et, malgré quelques essais estimables, il est encore à faire.

Mais avant de pénétrer plus intimement dans l’étude de la langueérotique, pourquoi les écrivains, le peuple lui-même, ont-ils recours atant de métaphores, périphrases, ambages et circonlocutions, dés qu'ilest question des organes et des rapports sexuels ? Si nous n'avons pashonte d'être hommes, pourquoi n’oser parler qu'à mots couverts de cequi rend chez nous manifeste la virilité ? La Nature a fait de l'uniondes sexes la condition de notre existence et de la perpétuité de larace ; elle y a attaché, en vue de cette perpétuité, l'attrait le pluspuissant, la volupté la plus intense : pourquoi nous en cacher commed'un délit ou d’un crime ? Pourquoi appeler honteuses ces partiessexuelles où la Nature a concentré toute son industrie, et rougir demontrer ce dont nous devrions être fiers ? Même à ne considérer quel'acte brutal, il est encore dans le vœu de la Nature, puisqu'elle nousen fait un besoin, et la satisfaction d'un besoin ne peut avoir enelle-même rien de honteux. Des moralistes ont vu, dans cette singulièrepudeur, une hypocrisie injustifiable. Écoutez Montaigne : « Qu'a faitl’action génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire et si juste,pour n'en oser parler sans vergongne, et pour l’exclure des propossérieux et réglés ? Nous prononçons hardiment tuer, dérober, trahir,et « cela »,nous n'oserions qu'entre les dents. Est-ce à dire que moins nous enexhalons en paroles, d'autant nous avons loy d'en grossir la pensée ?Car il est bon que les mots qui sont le moins en usage, moins escriptset mieux teus, soient les mieux sçeus et plus généralement cogneus. »Un autre grand écrivain, moraliste à sa manière, maître Pietro Aretino,va bien plus loin : « Les bêtes doivent-elles donc être plus libres quenous ? Il me semble, à moi, que l’instrument à nous donné par la Naturepour sa propre conservation devrait se porter au col en guise dependant, et à la toque en guise de médaillon, puisque c'est la veined'où jaillissent les fleuves des générations, et l'ambroisie que boitle monde, aux jours solennels. Il vous a fait, vous qui êtes despremiers chirurgiens vivants (4) ; il m'a créé, moi qui suis meilleurque le pain ; il a produit les Bembo, les Molza, les Varchi, les Dolce,les Fra Sebastiano, les Sansovino, les Titien, les Michel-Ange et,après eux, les Papes, les Empereurs, les Rois ; il a engendré les beauxenfants et les très belles dames, cum Santo Santorum: on devrait donc lui prescrire des jours fériés, lui consacrer desVigiles et des Fêtes, et non le renfermer dans un morceau de drap oude  soie. Les mains seraient bien mieux cachées, elles qui jouentde l'argent, jurent à faux, prêtent à usure, vous font la figue,déchirent, empoignent, flanquent des coups de poing, blessent et tuent.Que vous semble de la bouche qui blasphème, crache à la figure, dévore,enivre et vomit ? Bref, les Légistes se feraient honneur s'ilsajoutaient pour lui une glose à leur grimoire, et je crois qu'ils yviendront. »

Ce sont des jeux d'esprit, des paradoxes. Diderot, qui reproduit à peuprés dans les mêmes termes la remarque de Montaigne, a du moins lemérite de la franchise : il écrit en toutes lettres le dérivé Françaisdu Latin futuo (5) ; maisMontaigne se sert pudiquement du mot « cela », obéissant ainsi aupréjugé qu'il blâme ; et quant à maître Pietro Aretino, il s'est donnépour tâche, dans ses étonnants Ragionamenti,de traiter les sujets les plus lubriques sans employer une seule foisle mot propre : le Diable n'y a rien perdu. Ce préjugé est si fort, sianciennement enraciné, qu'on ne le détruira pas. On aura beau nous direque le membre viril a beaucoup plus de noblesse que le nez, la boucheou les mains, nous continuerons à ne pas l'exhiber ; et quoique lerapprochement sexuel soit dans le vœu de la Nature, nous feronstoujours difficulté de nous y livrer en public, Les premiers coupleshumains se cachaient dans les bots pour l'opérer :

Tunc Venus in sylvis jungebat corpara amantum,

dit Lucrèce, parlant de ces temps anciens où l'homme ne se nourrissaitencore que de glands. Cet instinct appartient à l'animal même. Unnaturaliste Anglais, le révérend Philips, attribue la disparitionpresque complète aujourd'hui des éléphants, si communs autrefois qu'onles recrutait par milliers pour les armées, à la pullulation des singesqui viennent, au moment solennel, les troubler dans leurs solitudes ;ils cherchent en vain un fourré assez impénétrable pour se livrer auxdouceurs de l'hymen hors de la présence de ces importunes bêtes, et,faute de le trouver, se résignent au célibat. En captivité, il refusentde s'accoupler, ainsi du reste que la plupart des animaux nondomestiques, ou ne s'y décident que si on les y amène par supercherie,à force de ruse et de patience, ne voulant pas qu'un si profond mystèreait des témoins profanes : à moins qu'on les croie convertis aux idéesde Malthus, et bien résolus à ne pas procréer de pauvres petitsdestinés à devenir des malheureux.

L'homme, d'ailleurs, ne tient pas tant que cela à ressembler aux bêtes.C'est bien assez qu'on lui dise à présent qu'il descend directement dugorille, ou qu'il est son proche parent au moyen d'un ancêtre commun.Précisément peut-être parce qu'il a une obscure conscience de cetteinfime origine, il s'efforce d'étouffer ou d'atténuer chez lui legorille. Ses besoins naturels le rapprochent le plus de l'animal : ilse cachera donc pour les satisfaire, et il sera logique en cela, quoiqu'on dise. Il ne se cache pas pour boire et pour manger, étant parvenuà s'en acquitter proprement, avec décence, de façon à ne pas tropmontrer l'animal qui prend sa pâture ;  mais il va déposer àl'écart le résultat de sa digestion. Voilà pourtant un besoin naturel,dont la satisfaction est légitime ; pourquoi le considérer commeimmonde ?

Ce n'est pas la pruderie ou l'hypocrisie moderne qui a imaginéd'appeler honteuses les parties sexuelles. Les Latins les appelaient pudenda,les Grecs αίξοα mot qui a le même sens. « Faire des choses malhonnêtes» semble appartenir exclusivement à la langue de M. Prudhomme : c'estune locution Grecque, άρρητα ouαίσγρα  ποιείν. Les termes vagues, les périphrases : être, aller,dormir avec une femme, cohabiter, avoir commerce, remplir le devoir,etc., sont toutes des locutions latines : esse, dormire cum muliere, coire, cognoscere mulierem, hubitare, habere rem, officium fungi,et elles ont leurs similaires en Grec ; connaître, dormir, dans le sensérotique, remontent à une civilisation encore plus ancienne, puisqu'onles trouve dans la Bible : Adam connut Eve, sa femme, et Ruth dormit avec Booz.

Les Latins, qui reculaient si peu devant la crudité des mots, avaienten même temps des termes atténués d'une bien plus grande délicatesseque nous-mêmes. Les traducteurs Français des grands satiriques latinsauraient donc pu tenter d'enrichir notre langue érotique en y faisantpasser les hardiesses de Juvénal, de Perse, de Pétrone, de Martialsurtout, dont le vocabulaire est si opulent. Leurs essais n'ont étéjusqu'à présent qu'insuffisants ou ridicules. Trois traductions assezestimées de Martial : celle de l'abbé de Marolles, une secondeattribuée sur le titre à des « militaires », et qu'on croit être deVolland, la troisième de Simon de Troyes et publiée par Auguis, ont étéexaminées à ce point de vue par Éloi Johanneau (6). On se feraitdifficilement une idée de leur niaiserie. L'abbé de Marolles traduit Priapus par visage !

Gallo turpius est nihil Priapo, (I, 36.)

« Il n'y a rien de plus vilain que le visage d'un prêtre de Cybèle. » Il rend futuere, par « cajoler, se divertir, passer le temps, aimer, entretenir, avoir une entrevue » ; fututorpar « galant, effronté » ; sa manie de décence quand même le conduittout droit à faire des contresens d'écolier, comme lorsqu'il traduit paedicarepar « faire l'amour » ; ailleurs il dit que c'est « faire d'étrangeschoses », ce qui, sans être meilleur, montre pourtant qu'il comprenait.Il a le privilège des périphrases souvent plus lestes que le mot proprede l'original ; il traduit mentulapar « je ne sçay quoy qui fait aimer les hommes », et ajoute en note :« Quelque lascivité, sans doute » ; ailleurs, c'est « quelque chose quel'on porte ». Inguina c'est : « ce que je ne puis nommer » ; canus cunnus, « une vieille passion » ; vellere cunnum, « farder sa vieillesse » ; percidi, équivalent de paedicari, « se faire gratter ». Il abuse de « quelque chose » ; ce « quelque chose » rend les mots les plus divers : mentula, c'est « quelque chose », inguina « quelque chose », qu'il s'agisse de l’homme (VII, 57) ou de la femme (III, 72), et culus est « quelque autre chose » (III, 71).

Les « militaires » ou Volland se sont dressé à l'avance une espèce deBarème ; ils traduisent constamment les mêmes mots Latins par les mêmesmots Français auxquels ils donnent un sens conventionnel : futuere par « aimer, forniquer »; entre femmes (VII, 69) c'est aussi « forniquer » ; fututor, par « amant, amateur » ; vulva, barathrum, cunnus, par « anneau » ; mentula, pénis, columna, veretrum, « par béquille », s’inspirant sans doute de la chanson de Collé : La béquille du Père Barnaba ; fellare et lingere par « breloquer », d’où fellator, « breloqueur », et fellatrix, « breloqueuse » ; irrumare, qui signifie une chose, et percidere, irrumperequi en signifient une autre, par « se faire breloquer » : contre-sensénorme du moment qu'ils prennent « breloquer » pour l’équivalent de lingere et de fellare.Ce mélange de breloques, de béquilles et d'anneaux, nous donne des «breloqueurs et breloqueuses d'anneaux », une « béquille énervée », une« béquille en fureur », une béquille qui « apprend une route inconnue »; ailleurs, des « testicules de cerf remplacés par une jeune béquille »; un « anneau qui parle », des anneaux « qui se réjouissent ». De tempsà autre, ils veulent cependant varier un peu : ils traduisent alors paedicare,tantôt par « faire des polissonneries », et tantôt par « jouer lesecond rôle », ce qui montre combien peu ils savent ce qu'ils disent ; fellator par « fripon », paedico par « badin », et continuellement confondent le rôle actif avec le rôle passif.

Simon de Troyes, et son reviseur Auguis, n'entendaient pas beaucoup mieux le Latin, car pour eux le paedico est un Ganymède (VI, 33); ils affectionnent les périphrases les plus pompeuses : mentula, organe des plaisirs, frêle instrument des amours, intention directe ; cunnus, ceinture de Vénus ; colei les recoins les plus secrets du corps ; paedicare,se livrer à une débauche irrégulière, avoir des habitudes vicieuses.Encore ces périphrases, toutes niaises qu'elles sont, feraient-ellescroire qu'ils comprennent ; mais non : ils traduisent periclitari capite par « perdre la tête » !

La seule bonne méthode de traduction que l'on doive, suivant nous,appliquer aux érotiques Grecs et Latins, est celle qui s'impose commerègle de dire à mots couverts seulement ce que l’auteur a dit à motscouverts, de ne pas mettre de périphrases où il n'en a pas mis, derendre le mot propre par le mot propre, et les métaphores par desmétaphores semblables, tirées des mêmes termes de comparaison. Traduireautrement sera toujours donner une idée fausse du goût personnel del'auteur, de ce qui constitue son style ou sa manière. Mais le motpropre serait souvent bien plus obscène en Français qu'il n'était enLatin ; les dérivés populaires de cunnu, colei, futuere, les équivalents de paedico de cinaedus,sont absolument ignobles, et les termes Latins ne l’étaient pas, dumoins au même degré (7). Pour obvier à cette difficulté, rien n'empêchequ'on ne francise tous ceux qu'on pourra, conformément au génie de lalangue. Mentule, gluber, vérétre, quelques autres encore, se trouventdans Rabelais ; irrumation, fellation, dans La Mothe Le Vayer ; l’abbéde Marolles a osé fellatrice ; pourquoi ne dirait-on pas fellateur,pédicon et pédiquer, fututeur, drauque, cinède, cunnilinge, liguriteur,exolète, irrumer, etc. ? Ces mots, nous objectera-t-on, ne serontcompris que de ceux qui savent le Latin, et le traducteur doit se faireentendre de tout le monde. Mais n’en est-jl pas de même de sesterce,modius, laticlave, pallium, atrium, impluvium, vomitoire, vélite,belluaire, et de tant d'autres termes francisés depuis longtemps parles archéologues ? Les définitions vagues qu'en fournissent lesDictionnaires : monnaie, mesure romaine, partie du vêtement, del'édifice romain, soldat, gladiateur, donnent-elles la valeur précisedu mot à celui qui ignore le Latin et les mœurs de l'ancienne Rome ?

Le Dictionnaire érotique deNicolas Blondeau ne fera pas faire de grands progrès dans cette voieaux chercheurs de traduction exacte et littérale. L'auteur, et FrançoisNoël qui l'a complété, sont tous les deux des partisans à outrance dela périphrase, qui enveloppe le mot comme une orange dans du papier, etde l'équivalent, qui n'équivaut jamais, qui est toujours au-dessous,au-dessus ou à côté de l'expression dont il s'agit de rendre l'énergie,la grâce ou la finesse, Il n'en est pas moins curieux par le nombre,l'abondance de ces équivalents, de ces périphrases patiemment colligésdans les auteurs ou plaisamment imaginées, et dont quelques-unes sontde véritables trouvailles (8). Publié en son temps, il eux été lepremier, ce qui est la meilleure excuse de ses imperfections et de seslacunes : la série des mots et surtout des locutions érotiques est loind’être complète dans les volumineux Glossaires d’Henri Estienne, deForcellini et de Du Gange, et la difficulté de trouver l’acceptionspéciale au milieu d’une foules d’autres, fait qu'on songe rarement à yavoir recours. Resté si longtemps manuscrit, il a été devancé par unautre, bien connu des amateurs, le Glossarium eroticum linguae Latinae sive theogoniae, legum et morum nuptialium apud Romanos explanatio nova, auctore P.P.(Parisiis, 1826, in-8°), auquel on croit qu'Eloi Johanneau a collaboré,mais dont l'auteur est resté incertain (9). Ce recueil est d'uneutilité incontestable pour tous ceux qui veulent lire et comprendre lesérotiques ou satiriques Latins ; il abonde en citations quiéclaircissent les passages obscurs ou douteux, mais les explicationssont en Latin, ce qui laisse à celui de Blondeau et Noël une certainesupériorité. La comparaison des deux ouvrages est instructive et montreles difficultés d'un pareil genre de travail. Rien que dans la lettreA, cous relevons chez Noël et Blondeau soixante-quinze mots oulocutions qui ne se trouvent pas, au moins à cette place, dans le Glossarium*ditde Pierrugues ; en revanche, celui-ci en a deux cent vingt-huitnégligés par ses devanciers, et vingt-deux articles seulement sontcommuns aux deux recueils. De plus, si on les collationne avec l’Indexdu Manuel d’Erotologie, on se convainc que prés de la moitié des motscommentés par Forberg ne se trouvent ni dans l'un ni dans l'autre. Unerefonte générale de ces trois ouvrages, sur un bon plan, donnerait unrésultat sinon parfait, du moins très satisfaisant.

Il nous resterait, en terminant, à dire un mot de la langue érotiquecontemporaine ; mais quoique nous ayons des « naturalistes », qui nereculent pas devant les mots, et même des « pornographes », on seraitembarrassé de relever chez eux les éléments d'un vocabulaire original,qui leur soit propre. Les plus timides ou les moins maladroitss'essayent dans les réticences, les sous-entendus de Laclos et deCrébillon fils ; mais comme ils n'ont pas l'art exquis et la finesse dece maîtres, on devine l'intention qu'ils avaient de dire quelque chose,plus qu'on ne voit clairement la scène qu'ils ont voulu décrire.D'autres se sont fait avec des crudités du vieux Français, mélangées dufaubourg, à ce que Richepîn appelle la gueulée populacière, une languehybride, bâtarde, assez écœurante, et il en est une pire encore, celledont Delvau s'est constitué hardiment le lexicographe son Dictionnaire de la langue verte, puis dans son Dictionnaire érotique moderne.Nos pères avaient déjà, pour désigner ces bonnes filles dont le métierest de faire plaisir aux hommes, un nombre plus que suffisantd'appellations désobligeantes : carogne, catau, catin, coureuse,créature, donzelle, drôlesse, gueuse, gourgandine, poupée, putain ;comme nous sommes plus riches! nous avons : allumeuse, baladeuse,blanchisseuse de tuyaux de pipes, bouchère en chambre, chahuteuse,chameau, chausson, crevette, éponge, gadoue, gaupe, gibier deSaint-Lazare, gonzesse, gouge, gouine, grenouille, loupeuse, marmite,menesse, morue, omnibus, paillasse, peau, pierreuse, punaise, rouchie,rouleuse, rutière, sangsue, taupe, tireuse de vinaigre, tocandine,toupie, traînée, vache, vadrouille ou vadrouilleuse, et vessie ! Ce quepeuvent être les locutions imagées où ces termes choisis entrent encombinaison avec d'autres de plus basse catégorie encore, on le conçoitsans peine. Ni l'énergie ni le pittoresque ne leur manquent ; mais àpart quelques bonnes et vertes Gauloiseries, ce vocabulaire est partrop ordurier. Malgré toutes les raisons qu'on peut donner en faveur duparler à la bonne franquette et contre la pruderie bégueule, nouspenchons à partager l'aversion de beaucoup de gens pour ces mots quel'on nous dit être la langue de l'amour, et qui sentent mauvais, quifont sur le papier comme des taches malpropres. Nous sommes volontiersde l'avis de La Fontaine :

L'Amour est nu, mais il n'est pas crotté.

Avril1885.

NOTES :
(1) Dictionnaire érotique Latin-Français, par Nicolas Blondeau, avocat au Parlement, censeur deslivres et inspecteur de l’imprimerie de Trévoux (XVIIe siècle). Éditépour la première fois sur le Manuscrit original, avec des notes etadditions de François Noël, inspecteur général de l'Université ;précédé d'un Essai sur la langue érotique, par le Traducteur du Manuel d'Érotologie de Forberg.Paris, Liseux, 1885, in-8.
(2) Sat, I, 5, V. 85.
(3) Qui scis Romana simplicitateloqui (XI, 21.)
(4) Ce passage est extrait d'une lettre adressée àl'un des plus célèbres médecins de l'époque, messer Battista Zatti, de Brescia.
(5) F..tez comme des ânes débâtés, mais permettez-moi de dire f..tre.
(6) Epigrammes contre Martini, ou les mille et une drôleries, sottises et platitudes de ses traducteurs, par un ami de Martial (Paris, 1835, in-8°).
(7) « Il y a tout lieu de croire que beaucoupd'expressions dont la malhonnêteté nous choque n'avaient pas la mêmeportée chez les Romains et n'étaient pas si brutales. Martial ditquelque part que les jeunes filles peuvent le lire sans danger.Admettons que ce propos soit une fanfaronnade Bilbilitaine, etréduisons l'innocence de son recueil à ce qu'elle est en réalité :encore est-il vrai qu'on ne se cachait pas pour le lire, que les gensde bon ton, comme on dirait chez nous, gens qui ont d'autant plus depruderie en paroles qu'ils sont plus libres dans la conduite, avouaientpubliquement leur admiration pour Martial. J'ai sans doute bienmauvaise idée de la Rome impériale, et je crois peu à la chasteté d’uneville où des statues nues de Priape souillaient les palais, lestemples, les places publiques, les carrefours ; où, dans les fêtes deFlore, on voyait courir sur le soir, à travers les rues, non pas desprostituées, mais des dames Romaines échevelées et nues ; où les femmesse baignaient pêle-mêle avec les hommes ; où les comédiennes sedéshabillaient quand on leur avait crié du parterre : Déshabillez-vous.Mais j'ai peine à croire qu'on pût s'y vanter ouvertement de faire sesdélices de Martial, si Martial eût été aussi impur qu'il nous paraîtaujourd'hui. » (Désiré Nisard, les Poètes Latins de la décadence.)
(8) Le suppositoire vivant, le gobet amoureux, le calendrier naturel,le combat de cinq contre un, le manuel des solitaires, etc.
(9) Quérard dit que les initiales P. P. cachent le chevalier P.Pierrugues, ingénieur à Bordeaux, qui publia en la même année 1826 unbon plan de cette ville. On lui attribue également, mais peut-être àtort, les Notes de l’Errotica Biblion(édition de 1833). C. de Katrix, auteur d'un Avant-Propos placé en têtede ce dernier ouvrage, dit avoir eu entre les mains un exemplaire du Glossarium portant cette mention : « Ab Eligio Johanneau constructum, auspicio et cura (forsitan) baronis Schonen. S. E. »