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BONNEFON,Jean de (1866-1928) : Voyaged’exploration dans laHongrie inconnue(1922).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (17.XII.2015)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographeetgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx: 6671-8) du numéro 8 (Février 1922) des Œuvres Libres,recueil littérairemensuel publié par Arthème Fayard à Paris.
 

Voyage d’exploration
dans la Hongrie inconnue

par

JEAN DE BONNEFON

~*~

                        « Si j’écoute l’opinion d’autrui,ilfaut
                        qu’elle soit exprimée d’une manière positive ;
car j’ai déjà trop d’opinionsproblé
matiquesen moi
                                    GŒTHE.
                           

Sous un ciel triste et beau comme un grand désespoir, l’automobile vavite, sur la route, à perte de vue, à travers la plaine hongroise, dansun paysage d’estampe où les taches errantes des paysans se mêlent à latache noire des terres labourées.

Le Danube coule au fond du paysage, mais invisible comme un Dieu couché.

Un parfum de miel monte de partout dans le mouvant décor des prairiescoutumières ourlées de collines. Les silhouettes épiques des châteauxdominant la pourpre rouillée des bois trempés de brume, alternent avecles clochers d’églises guillochés comme des sceptres de rois.

Les petits étangs, où les cerfs vont boire sans peur, sont sur la terrecomme de grands miroirs brisés et oubliés, autour desquels destroupeaux de bœufs mal racés, ruminent lentement sous le passage desnuages ronds.

L’échappement libre de la voiture froisse la soie pourpre des fleurs,des dernières fleurs qui se penchent pour regarder, tandis que lesbranches des arbres, secouées par le vent, se jettent au devant de nous.

… Mais l’automobile s’arrête brusquement. Le chauffeur, qui est unsoldat français, descend, lève les bras au ciel, regarde la routeparcourue, et décide :

- Toute l’essence a fui du réservoir par l’ouverture d’une soudure. Jen’ai pas de réserve dans la voiture !

Hésitations, consultations ; aucun village ne paraît dans le prochehorizon. Le chauffeur va laisser la voiture avec le voyageur et allerjusqu’à la ville chercher de l’essence. Il reviendra, fera la soudure.Et tout cela représente cinq ou six heures d’arrêt.

Il est midi.

Un paysan travaille dans le champ voisin. Je vais à lui. C’est un granddiable, au teint clair, aux cheveux brefs et blonds, à la longuemoustache qui donne à tout Magyar l’air d’un Vercingétorix échappé d’unmoderne tableau. Celui-ci travaille avec des gestes de hussard quimarche à la charge : les jarrets saillent ; le torse se cambre dans unmouvement de gymnastique à mesure que l’homme avance dans le sillon.Les grands bras ont des mouvements si harmonieux qu’ils ont l’air dejongler avec la lourde gerbe de paille.

Le visage qui serait dur est adouci par des yeux violets, le violet desscabieuses, couleur qu’on n’a vue nulle part en Europe à des yeuxhumains, si ce n’est au pays des Magyars, couleur qui est le souvenirde la lointaine terre, où la race s’est formée avant de descendre auxplaines danubiennes.

Le paysan ne sait ni le français ni l’allemand. J’indique d’un gestedésespéré la voiture abandonnée sur la route et, d’un autre mouvement,le désir extrême où je suis de déjeuner.

Les yeux violets regardent ; ils ont compris. Le paysan me montre dudoigt, là-haut, sur la colline, l’étincellement d’une maison blanchie àla chaux, sous les ombrages dormants de grands arbres et, d’un gesteseigneurial, il m’invite à le suivre.

Au dedans comme au dehors, la maison est très propre. Les meubles devieux bois solide, les chaises garnies de paille vernie, les faïencesaux fleurs imprévues, ont l’air d’être dans la grande salle comme undécor de théâtre. De la pièce voisine, vient un bruit de pas, ceuxd’une femme. Mais elle ne paraît pas, comme si nous étions en Orient,au pays du harem fermé. L’homme, avec le même geste souple que j’airemarqué dans son travail, porte le linge parfumé, le lingemerveilleusement tissé à la main, le plat chargé de jambon, la grandeécuelle où les œufs sont dans l’eau bouillante, et la lourde bouteilleoù brille le rubis rose du vin des coteaux.

Je m’assieds et je mange comme tout voyageur mange après un accidentsans mal, avec une rage vengeresse. L’homme est en face de moi,attentif et silencieux, avec ce grand air de courtoisie qui, dans lanation magyare, appartient aux plus humbles sujets de la SainteCouronne, comme aux plus fiers magnats.

Le repas terminé par une assiette de fromage frais et un verred’eau-de-vie de fruits, je me lève et je veux payer. Le geste duportefeuille ouvert a suffi pour dresser en face de moi un êtretransformé : les yeux couleur de scabieuse jettent des feux. De rose,le visage est devenu pourpre, et la dure main du travailleur tire avecfureur les longues moustaches blondes. Il ne prononce aucune parole,signe de rare distinction de la part d’un homme dont les paroles neseraient pas comprises. Mais il me prend par le bras, d’une main dontje sens la force, et me conduit devant une photographie que je n’avaispas aperçue, au fond de la chambre, sur le dressoir. Cette image estcelle d’un officier en uniforme de guerre, avec trois rubans sur lagauche de la poitrine. Très lentement, d’une voix timide comme celled’un enfant, mon hôte prononce ces quatre mots, les seuls peut-êtrequ’il sache de la langue française, mais d’un accent si harmonieux queje les entends comme une musique venue de mon lointain pays.

- Officier (et il montre sa poitrine) pas contre France !

Je suis l’hôte d’un soldat de son pays, d’un de ces gentilshommesmagyars dont la noblesse a neuf siècles d’obscurité, partagés entre lelibre travail de la terre et la dure servitude de la gloire militairedans des grades inférieurs.

Je serre la main qui se tend avec une réserve fière. Dans le silence dela nature et de nos voix, nous nous regardons : les idées inexpriméesvalsent de nos yeux à nos yeux comme un essaim de feuilles mortes. Jesais maintenant tout ce qu’il me dirait et il sait ce que j’exprimeraissi nous n’étions pas séparés par la profondeur des verbes inconnus.

Nous nous tenons ainsi l’un en face de l’autre, jusqu’au moment où lechauffeur, qui a trouvé de l’essence, vient me prévenir que la voitureest prête et que nous pouvons partir.

Le gentilhomme du Danube m’accompagne au seuil de sa maison, mais pasun mètre plus loin. Il se retire à reculons sans jeter un regard sur lavoiture qui est au bas du jardin, au milieu de la petite route. Cetteréserve de curiosité, cet aristocratique mépris, ne sont vraiment pascoutumes populaires, ni attitudes du paysan, si prompt à se distrairedans le spectacle de l’accident passager.

J’ai vu pour la première fois un de ces hommes appartenant au groupedes petits propriétaires, qui font la force, la sécurité et la durée dela nation hongroise, placée entre l’Orient et l’Occident pour défendreet attaquer tour à tour, pour être l’amie violente et l’ennemie sûre.

Les tenants de la Hongrie ne sont pas ceux qui voulaient naguèreimmoler les nations vivantes à un état Moloch. Ce ne sont pas ceux quivoulaient le long suicide de tous les voisins non Magyars.

Les vrais Magyars sont les soldats de la terre, fils de la Hongrieantique, pères de la Hongrie future, qui, avec les Deak et lesEoetvoes, veulent que la Hongrie soit une patrie de liberté, protégéecontre les faiseurs d’Etats-Fiefs et les exploiteurs deProvinces-Fermes.

Une démocratie de noble sang peut faire vivre une Hongrie nouvelle,suite légitime de l’ancienne, héritière d’une civilisation millénaireet d’une constitution sacrée.

Le paysan magyar, de race forte et grave, gentilhomme sans titres,occuperait le premier rang dans une fédération danubienne etbalkanique, s’il n’avait pas suivi l’Autriche dans la paix etl’Allemagne dans la guerre.

Aux hommes politiques qui gémissent sur une Hongrie diminuée, il fautrépondre que la défaite a sauvé la nation hongroise de la Mitteleuropaqui l’aurait dévorée.

Victorieuse avec les Allemands, la Hongrie du Français Gerbert, duMagyar saint Etienne, aurait dû abdiquer son légitime orgueil, sonindépendante tradition, sa subtilité politique, et même briser seshaines traditionnelles qui sont ses liens les plus solides pourl’attacher au passé.

La guerre gagnée par les Allemands de toutes les Allemagnes aurait faiten dix ans ce que n’ont pas fait les siècles de germanisationdiplomatique : une Hongrie, province allemande.

Aujourd’hui, les Magyars peuvent reprocher justement aux Slaves tout ceque les Slaves leur ont reproché. Ils peuvent regretter le temps où ilsformaient un état hétérogène, une agglomération de nationalités. Maisils ont la supériorité de former le seul état séculairement national,originairement unitaire des pays danubiens.

Leur avenir appartient à celui des alliés qui saura gagner lareconnaissance des Magyars en assurant les justes libertés de cepeuple, qui a eu le tort de dresser son courage contre ses amisnaturels au profit de ses ennemis perpétuels, mais qui a payé assezcher sa faute pour qu’on reconnaisse les hautes vertus et les qualitésagréables de la monarchie fondée par le premier pape français pour leduc Etienne.

*
*   *

Avant la guerre, les Français ne s’occupaient guère de la Hongrie :Budapest leur apparaissait dans la brume rose et grise, comme une villede plaisir et de luxe chevauchant le Danube, là où il franchit, dans lamajesté de sa largeur dorée les vraies limites de l’Occident et del’Orient. Ils n’en savaient pas plus sur la capitale faite de deuxrivalités tard unies : Buda, capitale royale, tabernacle laïque de laCouronne, et Pest, moderne, souriante, sonnante, dansante et répanduejoyeusement dans la plaine.

Le reste du pays n’était pour l’étranger qu’une réunion de chassesmerveilleuses, à l’usage des magnats et de leurs invités.

Le gouvernement impérial de Wien cachait soigneusement au monde cettenation, ses ardeurs, son orgueil, sa fermeté, sa richesse.

A un Anglais, qui voulait visiter le royaume de Hongrie, l’archiducFerdinand disait en janvier 1913 :

- La Hongrie ! C’est un grenier bien garni. On ne visite pas lesgreniers !

Capitale et pays valaient et valent par la longueur et la hauteur del’Histoire, par l’ardeur de la vie moderne, par l’élégance naturelledes âmes, par la beauté physique des hommes et des femmes, qui ontcette vertu héréditaire et méconnue : de la pureté dans la race.

Budapest ! C’est une grande capitale, faite de deux villes, Buda etPest, deux villes qui se sont détestées, qui se sont battues, qui sesont méprisées, qui ont eu toutes les querelles et toutes les disputesque des Etats ennemis peuvent avoir entre eux.

La rivalité a duré du moyen âge jusqu’à l’année 1873, moment où un votedu Parlement a réuni les deux ennemies en une seule capitale et lesdeux noms hostiles en un seul mot, sans trait d’union.

Buda royale, Pest marchande, respirent maintenant d’un même souffle,vivent dans les mêmes deuils et dans les mêmes espérances.

Le miracle réalisé pour les cités se renouvellera-t-il un jour parl’union des pays danubiens, qui serait féconde dans la paix de l’Europeet dans la civilisation du monde ?

En attendant ces invraisemblables jours, Buda et Pest ne diffèrent plusque par leur air et leur caractère.

A Buda, c’est le sommeil majestueux et grandiose d’un quartier depalais et de ministères, d’une ville de cour que la Cour a quittéeprovisoirement.

C’est l’auguste léthargie des résidences princières, vieilles, maisrepeintes et refaites comme les dames qui refusent de vieillir. Leslarges façades sont animées le jour par le va-et-vient des officiers enuniforme, des fonctionnaires porteurs de serviettes vides, des petitesdactylographes, jolies et nombreuses, qui sont en coquetterie avec letravail comme avec les chefs.

Quand le soir descend sur la ville, Buda se vide dans l’ascenseur quipose ses hôtes au pied du rocher sur le quai du Danube. Les palaisdeviennent muets. Le silence n’est plus troublé que par le pas cadencédes sentinelles qui veillent aux portes du château royal et devantl’ample villa du feld-maréchal archiduc Joseph.

A l’extrémité du rocher, après les rues larges et mornes, la cathédraledu couronnement dresse vers le ciel les bras éperdus de ses flèches. Enelle, autour d’elle, l’ogive et le cintre se mêlent imprécis, en desarchitectures grises, comme si elles étaient vues derrière une toiled’araignée. Près de la cathédrale, si restaurée qu’elle est à l’état deneuf, s’enroule une sorte de cloître fortifié, ou mur d’enceinte ouchemin de ronde moderne, avec des tourelles, des créneaux, d’inutileset formidables défenses : c’est le Bastion des Pêcheurs, reconstitutiondu style national roman, ennuyeuse comme sont toutes lesreconstitutions, comme sont toutes les imitations sans âme des œuvresqui furent belles, par l’harmonie entre le temps où elles furentexécutées et la foi de ceux qui les exécutaient.

Sur le parvis, saint Etienne, en statue de bronze, a l’air d’unrevenant qui va vers la cathédrale, non en dévôt mais en conquérant.

Statues partout ! Dans l’escalier du couronnement, c’est un petit saintGeorges en bronze, copie de l’adorable chose, qui éclaire toute lagrande cour d’Hradschin.Plus loin, le monument de Gerbert, du papeSylvestre II, père spirituel de la monarchie, regarde de haut le coursdu fleuve dans un magnifique isolement.

A côté de Buda, sur la même rive du fleuve, une autre colline,le Gellerthegy,est un gros rocher dolomitique dressant sur le fleuveson contrefort sombre, couronné d’une ancienne citadelle, décoré àmi-côte de la statue – encore une statue – d’un évêque : Géllert.

Ici et là, partout un peu, des eaux minérales, des cascadessulfureuses, des établissements de bains qui guérissent tous les mauxun peu, sauvent des rhumatismes, fortifient, purgent, réchauffent etconservent dans la boue les corps fatigués.

Tel établissement date des Romains et de la colonie d’Aquincum,d’autres rappellent la domination turque. D’autres enfin, ceux de l’îleMarguerite, ont été installés par les soins de l’archiduchesseClotilde, petite-fille du roi des Français, qui s’est ruinée dans degrandes entreprises architecturales à Budapest.

Derrière les rochers du Buda et de Gellert, toute une cité de villas seforme sur le tapis vert des jardins dessinés en parcs.

De l’autre côté du fleuve, Pest paraît une immense broderie étendue surla plaine.

Ce sont des boulevards sans fin, des rues larges et régulières commeles mailles d’un filet, les quais du marché découvert où les fruitsrouges se mêlent en tas hauts comme des collines, raisins sombres oublonds, melons roses ou blonds, pommes, poires, toute cette richessedes arbres de la campagne magyare.

Partout coule, glisse, rit, la foule bruyante, gesticulante. Partoutpassent les belles filles à la peau aussi dorée que les cheveux,enlacées par les souples bras de l’homme qui a l’air d’un soldatencore, dans le vêtement de travail. Les ménages d’ouvriers regagnentles faubourgs, pendus en grappes aux marches des tramways, tandis queles familles de paysans, après le marché, montent sur le grand char quin’a pas changé de forme depuis Attila, et qui est traîné par de lourdschevaux ornés de bandes en cuir, parées de clous en cuivre,caparaçonnés à la manière des étalons qui conduisirent les ancêtres,des lointaines montagnes jusqu’aux champs ubéreux du Danube.

De quoi est fait le charme de Pest, décors d’affaires, de chatoiementde musique et de caresses sous les flocons de nuages qui s’accrochentaux clochers des églises, aux toits des maisons, aux tours du Parlementavec des formes de toisons en lambeaux ?

De quoi est fait ce charme ? Nul ne le sait, mais tous l’éprouvent, lepassant et l’habitant.

Il y a peu de monuments, mais la ville est monumentale.

Tout a de la grandeur autour d’un Parlement géant. Ce palais n’est quele mensonge moderne du style ogival. Ses coupoles sont des tombeaux degrands rêves ; ses salles sont trop vastes, et ses galeries s’allongentà l’infini pour mieux prolonger les mirages dans la sonorité desphrases et des mots. Mais tout cela devient la merveille dans la magiedu coucher de soleil, quand cela se détache sur un ciel de turquoisemalade et de topaze brûlée, quand cette masse qui a la couleur de lapierre mouillée se mire dans le fleuve couleur de vitre polie.

La nuit descend très vite à la mode de l’Orient sur les toits et lesrues.

Par pauvreté de force électrique, la ville de nuit jadis si brillante,a maintenant l’air de dormir aux premières heures de la nuit : lesmagasins sont clos à six heures, les lampes électriques sont rares,partout, même sur le Corsoaimé des jeunes filles et des amoureux.Les fenêtres semblent éteintes. Le clair de lune élargit lesboulevards, allonge les ponts, grandit le fleuve. Les églises ont lesirréelles formes de fantômes arrêtés.

Où sont les anciens feux des cafés, des restaurants, des cabarets, del’Opéra, et les éclairages agiorno qui duraient toute la nuit ?

Tout s’est attristé, tout semble entrer dans la grave méditation dulendemain, et les innombrables orchestres veulent maintenant jouer ensourdine, eux qui symbolisaient jadis, dans le délire de leur jeu,l’espèce d’extase, la joie énervée et trépidante que la musiquecommunique aux tempéraments glacés.

Pest nocturne qui recélait dans une atmosphère de brouillard tant desurprises et de visions, ne dort pas, mais veille comme une sentinelle; et la Hongrie imite la capitale.

*
*   *

Grave et méditante s’étend la plaine hongroise, qui est la Hongrienouvelle décapitée de ses montagnes, veuve de ses forêts où les arbressans âge bercent de leurs mouvements les légendes païennes etchrétiennes, terribles et charmantes !

Sérieuse se tient la Hongrie, veuve de treize millions d’habitants,fermée entre le bruit de Budapest et le silence de la calvinisteDebreczen !

La petite Hongrie n’a plus de mer et ne regarde que son lac Balaton, oùles angélus légers du monastère de Tihany disent l’agonie des roisapostoliques et murmurent la gloire périmée du roi André Ier, ensevelidans la crypte à trois nefs.

Lac Balaton, mourant au sud parmi les roseaux de la plaine, fermé aunord par la douceur des collines et l’impertinence aiguë des volcanséteints !

Lac Balaton où les magnats privés de leurs châteaux dans la Tatraviennent, chaque été, mourir un peu d’ennui et, chaque hiver, valsersur la glace !

Danube glauque souvent, vert parfois, bleu jamais, fleuve aux rivesgrises ou roses, au cours de nacre liquide, sur lequel la lune sepenche avec la mollesse d’un puéril ballon et le roulement d’un astrelas de courir !

Air de Hongrie à la limpidité pénétrante et froide, à la douceursubtile comme un éclairage longuement préparé pour la plus grandebeauté des femmes !

Pourquoi dire ce qu’il y a de calme et profond dans les lentes chutesde lumière sur ces plaines ? Comment savoir pourquoi on aime lesdétails intimes de ce paysage fuyant vers les monts et les rochers ?Comment peindre la pénombre et l’imprécision des campagnes où le labeurimmense se voit à peine ? Comment évoquer les noms difficiles quipeuplent les solitudes du pays, où régnèrent les fées du royaume, oùles contes et les légendes sont dépassés par l’Histoire ?

Le sortilège du Danube suffit-il à rendre mystérieuses et douces lesterres qu’il traverse, à répandre au loin ce clair obscur où la couleurargentée s’enfonce dans le noir ?

Sur la terre de Hongrie, les quenouilles des peupliers et les murs enruines, les donjons carrés et les tours rondes, la veillée perpétuelledes pierres et la jeunesse de la nature, disent la même chose : « Cepays a aimé la gloire et la beauté ; ce pays a commis des fautes maisn’a jamais menti à son passé, et ce qu’il a subi d’outrages rachète cequ’il a eu d’orgueil ! »

Les petites et les grandes villes sont ici débordantes de souvenirs queracontent les murs ébréchés, les enceintes éventrées, les portesfortifiées, les clochers aux trois étages, symboles de la Trinité, leshôtels de ville coiffés de toits lourds, et les maisons gardiennes duclair passé dans les brumes de l’avenir !

Le ciel même de ce pays ne ressemble à aucun autre dôme divin dominantd’autres terres. Il est d’or verdâtre, strié de nuages allongés, oubien rouge orangé, sous des bandeaux d’un bleu violent. Il a toujoursl’air d’une grave enluminure au-dessus des villages innocents etlaborieux qui dédoublent leurs images dans le miroir moiré des étangs,et qui, du côté de la terre, finissent dans les longues allées dessaules ou des chênes.

Toute la Hongrie prend par cet éclairage la magie d’un paysage ondulé,où tout ce qui n’est pas noir paraît être bleu, et transforme le fleuveen un collier de métal inconnu, prenant et renvoyant le mystère de lalumière.

*
*   *

Pas une pierre des villes, pas une motte de terre hongroise, pas unegoutte des eaux précieuses qui n’aient leur histoire, qui ne tiennentleur place dans l’histoire de la nation. Les lieux et les êtresconservent avec le soin d’une dévotion les souvenirs du passé, qu’ils’agisse d’Attila, de saint Etienne, de Mathias Corvin, de Kossuth.

Dans un rapport, qui est un acte de justice, M. Daniélou a fort biendit :

« Huns et Hongrois sont de la même famille, et de nombreux poètes ethistoriens magyars ont célébré Attila  comme un de leurs plusglorieux ancêtres : « Tant que fermentera dans nos veines le sangd’Attila, tant que le nom magyar n’aura pas disparu… » écrivait lepoète Baroti en 1789, à la veille de la convocation au château de Budade la Diète par Léopold III. « Qui ne reconnaîtrait en lui unprécurseur de Napoléon ? » va jusqu’à s’écrier dans son enthousiasmel’historien moderne Boldewyi. « Quand un prince manque d’un Homère, ditFénelon, c’est qu’il n’est pas digne d’en avoir un. « Si cela est vrai,ajoute Boldewyi, que dire d’Attila qui eut vingt Homère, que toutes leslangues européennes célèbrent à l’envie et que Raphaël lui-même nedédaignait pas d’illustrer de son pinceau ! » Voilà ce que pense encorede son héros légendaire cette noblesse magyare dont l’attila est levêtement national.

Mais c’est Etienne le Saint qui fut le plus grand roi civilisateur. Ilfit de la Hongrie un état absolument indépendant entre l’Orient etl’Occident et, par d’heureuses alliances, après l’avoir déclaré « fiefde la Sainte Eglise romaine » lui permît de prendre rang dans lafamille des états européens. » (1)

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L’histoire des Magyars, à son matin, tient dans les invasions, lesreculs, les victoires et les défaites. Ce peuple turbulent et courageuxcherche sa place dans le monde, et quand il a trouvé un centred’existence, il part de là pour les conquêtes nouvelles parfoisterminées en échecs cruels.

L’histoire de la civilisation pacifique commence avec Geisa Ier, qui ale sentiment national et organisateur, dans un temps où les chefspacifiques ont disparu de la civilisation païenne.

Paganisme ! Etait-elle bien du paganisme cette religion du Magyar où leseul dieu Isten gouvernait des dieux inférieurs, des dieux soumis quiressemblent déjà aux saints des paradis chrétiens.

Paradis de guerriers que celui des Magyars où, après des funérailles enarmes, l’âme passait à cheval sous la voûte de la mort et traversait unpont conduisant à l’autre monde ou terre du bonheur.

Noble image que celle du pont jeté entre le fini et l’infini, entrel’accident de la vie et l’événement de l’éternité !

Cette religion primitive a créé par le sentiment d’égalitél’innombrable et légitime noblesse magyare. Car tous les membres de latribu étaient frères égaux.

L’origine lointaine et la certitude absolue de cette noblesse luidonnent un caractère de simplicité qui est contraire aux goûts et auxcomplications de l’Allemagne.

La religion des ancêtres était si proche du catholicisme, que nullepart au monde la transition n’a été aussi douce que sur la terrehongroise.

La religion de Christ est naturellement entrée par la femme, par ladouce sœur du duc de Pologne, épouse de Geisa.

Le chef se fit baptiser par amour de Dieu et de sa femme ; mais s’iln’eut qu’une épouse il prit deux religions, continuant les pratiques duculte national dans la foi chrétienne.

Par l’union touchante et malheureusement interrompue des Tchèques etdes Magyars, ce fut saint Adalbert, apôtre des Tchèques, qui vintà Esztrgom(Gran), séjour du duc de Hongrie, pour baptiser l’enfant quidevait être un fondateur, si le fondateur d’une nation est vraiment lepremier législateur et le porteur de civilisation.

Saint Etienne, premier roi de Hongrie, est l’auteur de cetteconstitution et de cette organisation unitaires qui ont triomphé dutemps et de la haine, de la défaite extérieure, des querellesintérieures.

Dans la terreur et l’écrasement, le monde attendait alors la fin dumonde avec l’an mil.

Deux hommes, le moine auvergnat Gerbert, devenu le pape Sylvestre II etle duc Etienne de Hongrie, taillèrent leur courage dans la peuruniverselle.

Parmi les hésitations de ceux qui croyaient l’humanité arrivée au seuilde la mort universelle, ils préparèrent l’avenir avec tant de fermetédans la main, qu’il est impossible de comprendre la Hongrie duvingtième siècle sans apercevoir le présent dominé par les têtes deSylvestre II et d’Etienne Ier.

La grandeur de Gerbert a le pittoresque qu’ont les grandeurs du moyenâge.  Exalté par son œuvre, écrasé par ses historiens, ilgisait dans l’in pacede sa gloire chaque jour plus muette, quand unde ses compatriotes, le duc de la Salle de Rochemaure, l’en a tiré parun livre terminé à la fin de 1914, mais publié par les soins pieux desa famille après la mort de l’auteur. (2)

Le premier, La Salle a compris ce moine, qui entend le gouvernement deshommes en le regardant du point de vue de Dieu qui est l’Autorité.

D’autres avaient cherché ailleurs pour expliquer les efficacités et lespuissances d’un ordre surnaturel. Les historiographes du moyen âgeavaient rattaché Gerbert au diable plutôt qu’à Dieu. La Salle a remisla vérité en place et montré comment la grande politique et la morales’entrelacent, quoi qu’on dise, autour de ce moine qui pétrissait leglobe, les yeux au ciel.

Gerbert, parti de la cabane de Belliac, monta les degrés de la fortune,sans souffler ni s’essouffler, s’arrêtant à chaque marche de sonélévation dans cette attitude monumentale, qui eut sa perspective quandil fut arrivé au faîte, et gouverna l’Europe du sommet romain.

Sous les différentes bures, pourpres et moires du commandement qu’ilrevêtit avec tant de magnificence, la forte sandale du moine seretrouve, qui écrase sans pitié ce que le moine veut écraser.

Gerbert n’avait ni la souplesse dans la flatterie, ni le respect verbalqui caresse en se courbant. Il calmait les ombrages des rois etdirigeait les volontés des peuples en les éclairant de haut et toutdroit.

Il avait une incommode et inflexible volonté, laquelle faillit barrersa carrière au début. Pourquoi n’aurait-il pas eu, par-dessus cettevolonté la grâce et l’élégance, comme les avait Alcibiade ?

Les faits parlent plus que les historiens d’une beauté, au moins d’unegrandeur physique qui aide l’homme à dominer les princes, lesprincesses et les événements.

Pape, il devient le justicier plus grand que les justiciers de toute lahauteur de cette estrade unique, plus grand que les autres grands papesparce qu’il a le charme du mystère, parce qu’il va au paradis sous lesfeux diaboliques des portes de l’enfer.

L’alchimiste fait passer le saint dans la mémoire des hommes. Et lagrandeur humaine de l’homme d’Etat cache, dans le lointain, la grandeurmonastique qui est d’ordre divin.

Gerbert ne montre pas la tête inébranlable et inaltérable d’un Grégoirele Grand. Il n’est pas seulement le pape, mais un homme de mystère etde génie qui est pape par surcroît. Il a même cette faculté inconnue dumoyen âge monastique qui est l’esprit. Sa correspondance innombrable,et sauvée du temps, déborde de traits féroces ou charmants, de motsheureux et d’images ironiques.

Paradoxal dans le sublime, le « faiseur de rois » est républicain degoût et de tempérament. Il récuse en théorie le principe de l’héréditéet ne l’admet en pratique que pour garantir contre le trouble desélections multipliées l’enfance des peuples.

A Rome comme à Senlis, Gerbert affirme son opposition à l’idéedynastique. Nourri de la pâture antique, il voit le régime idéal dansle système romain. Les mots d’empire, de monarchie, viennent rarementdans ses écrits ; celui de république lui est familier.

Son affection pour Othon ne l’empêche pas de prévoir l’avenir et detravailler à libérer le Saint-Siège d’un empire unique.

Après avoir instauré contre le principe d’hérédité l’autoritécapétienne, il crée la monarchie magyare en la personne du duc Etienne.C’est ainsi qu’il fait des rois apostoliques, des chefs soumis auSaint-Siège seul, afin que les papes futurs aient des soutiens naturelscontre les prétentions absolues des empereurs.

Mesureur d’hommes, Gerbert a trouvé dans le duc Etienne, un homme degrand sens et de fermeté digne d’être roi près de son pape, couronnecontre couronne. La supériorité de Gerbert se tient près de la valeurd’Etienne. Le premier roi de Hongrie est ainsi plus précieux de toutela valeur de celui qui l’a créé.

Et nous en sommes à l’histoire de la Bulle, vraie ou fausse, de laSainte Couronne authentique ou imitée.

Il y a des légendes que nous devons aimer mieux que les vérités. Car lalégende est l’idéal du vrai, l’essence subtile de ce qui devient exact,non par le mensonge, mais par la continuité de la croyance ; la poésiede l’incertain met plus de lumière dans l’éclat de la vérité.

Si elles ont été fausses, comment la Bulle et la Couronne nedeviendraient-elles pas vraies dans la durée de l’illusion.

Il serait vraiment surhumain et tout à fait divin que l’opinion unanimedu peuple hongrois fût faite, en 1920, d’une erreur perpétuée depuisl’an mil.

Il faudrait le rire amer de Tacite ou le sourire pincé de Montesquieupour étudier les suites et les conséquences du fait divers pontificald’où jaillit toute l’histoire de la nation hongroise.

Ce qui est vrai, c’est que la Hongrie a été construite en forme demonarchie, avec ou sans bulle, avec ou sans couronne, par le moinefrançais qui s’est érigé sur l’apocalypse d’un monde nouveau, pourfaire une carte d’Europe avec les débris de l’empire romain dispersé,avec le trône rompu de Byzance.

Ce qui est vrai, c’est que de tels hommes, le pape Gerbert et le roiEtienne, méritent dans le terrible et splendide médaillier del’histoire, des portraits enlevés en haut relief sur le plus dur granit.

La pierre seule peut donner cette énergie d’empreinte que demandent lesfigures des deux fondateurs de la Hongrie.

La preuve de la vérité est moins dans les faits que dans le lien noncoupé de leur ensemble.

La Couronne et la Bulle sont vraies maintenant, parce que des sièclesde gloire, de bonheur et de souffrances les ont légitimées.

Une force organisée depuis mille ans, triomphera-t-elle des forces quisont organisées depuis quelques années, et qui s’unissent contre elle ?

Sous la cuirasse comme sous l’uniforme moderne, sous le velours et levair comme sous le sayon grossier, les magyars appartiennent à un cultehistorique et légendaire, et tout culte reste un amour fougueux. C’estainsi que les Hongrois aiment non la monarchie, mais une couronne quiest le symbole de la nation.

La force de la religion monarchique est telle, en Hongrie, quel’impétuosité vers la religion proprement dite en est affaiblie. Pource motif, la Hongrie du XXe siècle est le seul pays où le catholicisme,religion de l’unité, de l’autorité absolue, puisse voisiner sansquerelle avec la doctrine protestante, scindée en d’innombrablescommunions, avec le judaïsme, forme conservée d’une tradition ancienneet d’un esprit moderne.

Comment faire comprendre à ceux d’Amérique et même d’Europe, cettesorte de peuple qui est traditionaliste unanimement, avec une solennitésans emphase ?

On connaît les diplomates qui confondent le Magyar et le Viennois, cesdeux pôles opposés. Les Magyars n’ont jamais été les hommes del’impassible désespoir. La colère et la violence les ont sauvés tant defois de l’anéantissement, qu’elles peuvent encore leur venir en aide.

Nous avons si bien perdu la coutume d’appeler les choses par leur nomlorsque ces noms sont terribles, que nous osons à peine dire la vérité: les Hongrois veulent vivre avec une amertume ulcérée, ils veulentvivre par la flamme, par la morsure, par la blessure reçue, par lablessure rendue. Ce sont des hommes complets qui n’hésiteront pas àétrangler pour ne pas être étranglés. Leur douleur est imposante parcequ’elle est active, opposée à la désolation immobile et assise desViennois, doux comme des condamnés à mort qui voudraient bien retarderla mort, calmes à la manière des êtres et des choses qui vont finir.

Comme l’a courageusement dit dans son rapport M. Daniélou « malgré unesituation quasi désespérée, la Hongrie donne l’impression de la plusgrande vitalité. »

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*   *

« La Hongrie (Magyarorszog) est un royaume indépendant (corpus jurisUngarici). Le pouvoir législatif est exercé parl’Assemblée Nationaleélue par le suffrage universel du peuple.

« L’Assemblée Nationale a élu l’amiral Nicolas Horthy de Nagybanyacomme régentdu pays et a ratifié le traité du Petit-Trianon. Maiselle a différé la solution de la question du Roi jusqu’à laconsolidation de la politique extérieure et intérieure. »

Tel est le texte officiellement revu, corrigé et envoyé par legouvernement hongrois à l’Almanachde Gotha pour 1920.

Ce texte contient une erreur : l’amiral Horthy n’a jamais été régent.Il a été élu kormanyzo,c’est-à-dire gouverneur,du mot kormany,gouvernement. Le même mot veut dire pilote, ce qui est joli pour unmarin. Il n’a pas le sens de régence.

C’est un homme sain et vigoureux, d’un grand sens pratique à l’endroitde la réalité, avec une netteté de ton qui devient piquante contre larhétorique et la diplomatie. Avec d’agréables brusqueries, il marchelestement entre les pièges qu’on a tendus autour de lui, comme ilmarcherait en bon marin sur le pont d’un navire encombré et balloté.Discret, intelligent et hermétique, l’amiral est un observateur denature, qui a mis par circonstance la main droite dans l’action, puis yest entré délibérément tout entier.

Ce n’est pas un homme qui totalise dans sa personnalité les défautsséduisants ou les vertus sublimes de son pays : c’est le collaborateurdésintéressé d’une nation qui veut sauver l’unité de sa race.

« Toute la Hongrie est monarchiste », dit-on en Europe et c’est vrai.Mais en Europe, en France et en Angleterre surtout, on croit qu’ils’agit d’une monarchie de droit divin. On se représente tout un peuplereligieusement et mystiquement attaché à un roi descendu du ciel. Onvoit dans la nation hongroise le dernier exemplaire des peupleslégitimistes du droit divin.

Rien n’est plus faux.

La nation est royaliste par attachement à la constitution millénaire.Cette Constitution est la Bible, l’Evangile, le livre saint du pays.Elle a sauvé la Hongrie de tous les orages. Même au temps del’oppression turque, elle a été administrativement conservée.

Rien de divin ou de religieux, dans le sens catholique du mot, ne semêle au respect constitutionnel voué par le pays au roi couronné. Ceroi tient son pouvoir de la constitution et fait un avec la nation.

Cette vérité certaine établie, on s’aperçoit que le parti monarchisteest en Hongrie à l’état révolutionnaire, et que la vérité n’est plusvraie.

Tous les Hongrois sont royalistes mais ils ne sont pas tous dédiés aumême roi. Là commence le triomphe de l’idée subversive dans ledévouement unanime à la couronne.

Charles de Habsbourg a été régulièrement couronné ; donc il est roi deHongrie et ne peut, selon les textes légaux, perdre son trône que parune abdication régulière, acceptée par les représentants de la nation.

Charles IV connait les textes et son droit : malgré les conseils ducardinal primat, malgré le dur traitement que lui a imposé legouvernement du comte Bethlen, il a refusé d’abdiquer, ce qui sauvetous ses droits futurs pour le peuple épris de la Sainte Couronne.

La reine Zita de Bourbon a imposé son ardeur et son courage au roi,qui, lors d’une première tentative, avait repris avec un peu trop defacilité le chemin de la Suisse.

Il n’y a pas de secret ; il n’y a que des vérités tardives. Un jourproche ou lointain, l’abbaye de Tihany livrera le tableau d’une scènehistorique.

Les toits de ce couvent, lourds comme des couvercles de tombeaux, cesmurs bâtis en épaisseur de forteresse, cet enchevêtrement de chapelles,de tours, de ponts, préparés pour une chûte romantique, ces barreaux defer découpés sur des vitraux qui, vus du dehors, ont l’air d’être enmétal poli plutôt qu’en verre, l’émoi des feuilles et le tremblementdes branches sur les eaux chaudes du lac, tout cela accompagnaitnaguère le charme enveloppant des ballades et des contes, des légendesplus vraies, dans le recul des dates et des siècles imprécis, que lesconstatations et les preuves du temps présent.

Désormais, les huis du couvent se ferment sur le drame neuf etlégendaire vécu dans ces murs par un roi de la maison de Lorraine quiporte, par substitution, le nom de Habsbourg, et par une reine, frêlehéroïne faite pour vouloir et ne pas savoir, par une femme dont lemanteau de coupe anglaise couvre les lys d’or cachés sur sa poitrine.

Si les hautes lucarnes des hautes toitures de Tihany restentmystérieuses comme des prunelles de chat embusqué et guettant, on saurapar ailleurs comment le jeune couple fut victime de l’aveugle confianceplus que de l’aveugle ambition.

Par sa première entrée en Hongrie, Charles IV avait voulu affirmer sesdroits et confirmer sa volonté. Ce que la diplomatie appela sa premièrefugue n’était qu’une affirmation plus visible, une affirmation faitedevant son peuple et devant l’Europe. Cette entrée dans le royaumeétait un démenti visible aux bruits d’une probable abdication.

La reine Zita, fille du feu duc Robert de Parme, sœur du prince Sixtede Bourbon, arrière-petite-fille de Charles X, ne permettait pas à sonmari les joies de la retraite.

Mais son mari était-il encore roi de Hongrie à l’époque de sa premièreexcursion entreprise avec le passeport d’un gentilhomme français, dontle nom n’est plus un mystère ?

En novembre 1918, Charles IV a reçu la députation des seigneurshongrois conduits par le président de la Chambre des magnats. Il asolennellement déclaré :

- La Hongrie peut disposer de son sort.

La république du peuple n’a été proclamée qu’en vertu de cetteabdication. C’est après cet acte que le feld-maréchal, archiduc Joseph,citoyen hongrois, a prêté serment de fidélité à la République.

Il est vrai que cette abdication et le gouvernement de la Républiquen’ont pas été formellement reconnus par les puissances. Cependant lesalliés ont eu des conversations avec les émissaires de la trèsprovisoire République : le général Franchet d’Espérey les a reçus àBelgrade. La France a envoyé le colonel Vix à Budapest. Le gouvernementtchécoslovaque a nommé un représentant à Budapest et reçu le délégué dela République à Prague.

Charles et ses partisans répondaient par le premier retour du roi quele manifeste du 13 novembre 1918 avait réservé tout.

Il reste certain que la petite Entente et la grande étaient en harmoniepour ne pas accepter le retour de Charles, ou de sa femme comme régenteau nom de l’enfant archiducal Otto. Cette dernière solution aurait étéla plus impopulaire du monde en Hongrie où l’ex-impératrice étaitchargée de toutes les fautes commises.

Le veto des alliés pèse de même sur les autre Habsbourg qui sont descandidats réservés ou déclarés. Ce sont bien tous les membres de lamaison de Habsbourg que les traités excluent formellement de leursanciens trônes.

Le roi Charles, après son retour en Suisse, restait soutenu par lesmagnats, les évêques et par la majorité des paysans.

Il était dirigé par sa femme. Mais la reine Zita, assez indépendante audébut de son règne, est tombée, parmi ses malheurs, dans une dévotionqui livre sa volonté à beaucoup d’intrigues. Sans descendre auxanecdotes et aux racontars, il faut noter, pour comprendre l’état de lafamille exilée, que chaque matin la reine, le roi, les aînés parmi lesenfants et toute la maison, entendaient en Suisse deux messes, celled’un simple prêtre et celle d’un moine : on avait des craintes sur laqualité de la première, près de Dieu.

Dans cet état d’esprit, la reine, qui fut très intelligente, étaitprête à se laisser choir dans les pièges de tous les aventuriersportant masque de dévotion.

Elle était, à l’automne 1921, sous la domination d’un ménage qui était,dans la petite cour, l’agent à peine discret du pouvoir allemand. Lemari s’appelle Werthmann. Simple officier de réserve pendant la guerre,il intrigua pour entrer dans l’état-major impérial où il obtint unesituation modeste, celle de secrétaire des audiences. Il était chargéd’inscrire les noms des personnes que recevait l’empereur. Dans ladéroute finale il se fit le compagnon du malheur et suivit, avec safemme, née prussienne, le ménage impérial en exil.

M. et Mme Werthmann se rendaient utiles dans le menu de la vie maisn’inspiraient aucune confiance à la reine Zita.

Un matin, la reine qui allait prier aperçut une masse étendue au piedde l’autel.

La masse gémissait fortement et baisait abondamment les dalles et letapis. La masse était M. Werthmann qui préparait l’effet de sonévolution religieuse.

La reine, prise d’émotion devant cet élan sincère, voulut instruireelle-même le ménage dans la vérité catholique. Le baptême couronna lesefforts des cathécumènes et de leur royale cathéchiste.

Inclinés devant la communion presque quotidienne des deux époux, lareine et le roi devinrent « soumis à la Providence ». Et le ménageWerthmann régna, gouverna et… trompa la généreuse naïveté d’un ménage,pieux encore plus que royal.

A seule fin de déchaîner le désordre dans les Etats danubiens etbalkaniques et de pêcher quelque avantage dans les eaux troublées duDanube, l’Allemagne faisait inspirer au roi Charles de nouvellesaventures par le ménage Werthmann. L’enthousiasme juvénile de la reineexcitait le courage du prince. La course en avion, le jour anniversairede l’heureux mariage, ajoutait l’illusion amoureuse à l’illusionpolitique, et vraiment l’imprévoyant ménage n’apercevait pas la ruinede la Hongrie au bout d’un triomphe provisoire. L’amiral Horthy estroyaliste, le comte Bethlen, président du conseil, est royaliste, lecomte Banffy, ministre des affaires étrangères, est royaliste. Tous cesroyalistes eurent le courage de compromettre leur popularité pourrespecter le traité de Trianon et pour sauver la Hongrie d’une invasionqu’elle est incapable de repousser par la force.

M. Bainville, qui comprend mieux que les autres la politique étrangère,a justement écrit :

« Beaucoup de personnes pensent que Charles 1er aurait pu réussir. Nousne le croyons pas. Pour entrer dans Budapest il devait, avec son arméecarliste, battre les faibles contingents dont l’amiral Horthy disposaitce jour-là. Mais un roi légitime ne fait pas tirer sur son peuple.Aucun roi ne l’a jamais fait et l’ordre de Louis XVI à ses Suissesétait plus qu’un symbole, c’était une loi. »

Ce refus de verser le sang hongrois honore Charles 1er et montre eneffet de la race et de la tradition royales. Mais puisqu’il savaitqu’il ne pourrait pas se servir de la force, que tout son être yrépugnerait, il n’était que plus inconséquent de se lancer dans cetteaventure. Charles 1er, que Maurras a nommé le « gentilhomme européen »a été gentilhomme par le cœur. Il reste européen par position. Pourreconquérir un trône, il faut encore être un peu béarnais.

La conférence des ambassadeurs, composée d’hommes qui savent l’histoireet la politique, a mesuré la grandeur du sacrifice accompli par legouvernement de la Hongrie.

Cette conférence a donné une discrète leçon aux professeurs deviolences qui s’agitaient à toutes les frontières de la Hongrie, parune note dont la discrète importance n’a peut-être pas été aperçue :

« Le Conseil a appris avec satisfaction le succès du gouvernementhongrois dû à son énergie et à sa fermeté, empêchant la tentative derestauration qui menaçait une seconde fois la paix de l’EuropeCentrale. »

De fait, l’attitude du gouvernement hongrois a sauvé la Hongrie etpeut-être l’Europe.

Le grand honneur en est au comte Bethlen qui a été l’homme qu’ilfallait à la place où il était. Par le calme de son tempéramenttransylvanien, par le sens pratique des difficultés, par le renoncementde tout effet d’orgueil, le comte Bethlen a su ne pas s’immobiliserdans des sentiments historiques. Il n’a pas brisé l’unité de lapolitique hongroise. Mais la grande avenue n’étant pas libre il a prisle sentier d’à côté.

Il a trouvé la collaboration du ministre des affaires étrangères, comteBanffy, aimable et sceptique revenant de l’ancien régime, sous lequelil dirigeait l’Opéra impérial. La guerre a transformé ce gentilhommeamateur en homme politique qui porte dans les affaires étrangèresl’observation fine et détachée des événements, le dédain courtoisvis-à-vis des ennemis, la politesse un peu sceptique vis-à-vis des amis.

Ces deux hommes, comme leur chef, l’amiral Horthy, ont compris que poursauver le pays, il fallait ne pas défendre les institutions anciennesqui ont craqué de toutes parts.

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Il ne faudrait pas croire cependant que l’affaire de la monarchie soitterminée par une déchéance prononcée sous le talon de l’Europe parmiles protestations du déchu : quand le sentiment monarchique est au fonddes êtres depuis mille ans, ce n’est pas une opinion qui finisse enrêverie comme la flamme finit en fumée.

La violente opération imposée par l’Europe a donné au peuple hongroisun de ces vertiges affreux qui déconcertent les hommes d’Etat,épouvantent les diplomates et font surgir parfois une solution par unhomme de génie.

La dynastie des Habsbourg qui n’est pas nationale au pays des Magyars,peut ne pas être considérée comme une base permanente et stable delégitimité, comme un môle historique dans lequel puisse être soudé lenouvel anneau relié aux premiers anneaux de la tradition.

La Hongrie n’a pas toujours eu le respect des couronnements quicompromettaient la vie nationale. Malgré le couronnement sacré qui rendindissoluble l’union du roi et de la nation, les Magyars n’ont pashésité à détrôner le roi Pierre, neveu de saint Etienne, et à leremplacer par un chef de tribu : Samuel Ala.

Monarchie sans roi, la Hongrie est riche en candidats.

Le premier est l’archiduc Joseph, personnage beaucoup plus moderne queson très détesté cousin, le roi Charles. Depuis quatre générationscette branche de la maison de Habsbourg est détachée du sol autrichienet a pris racine sur la terre de Hongrie. Il faut reconnaître quel’archiduc Joseph, son père et son grand-père le palatin de Hongrie,étaient les gens les plus mal vus à Wien. Vus est un termeinexact,car ils n’allaient jamais dans la capitale impériale. Le père del’archiduc actuel ne savait pas un mot d’allemand. Aucun des trois n’avoulu les honneurs des cryptes réservées aux Habsbourg dans le couventdes Capucins. On est en face d’une opposition sincère, vieille d’unsiècle.

L’archiduc Joseph est par sa mère, la princesse Clotilde,l’arrière-petit-fils du roi des Français, Louis-Philippe. Sa grand-mèreétait la princesse Clémentine d’Orléans. Sa sœur a épousé le ducd’Orléans. Mais le feld-maréchal ne tire aucun orgueil de ce dernierincident : il se contente de soigner avec affection la malheureuseduchesse qui se meurt douloureusement et lentement dans le châteaud’Alcsuth. L’archiduc Joseph va dans cette retraite chaque semaine voirsa mère, ruinée par des spéculations hardies mais imprudentes, et sasœur immobile depuis deux ans sur un lit.

L’archiduc Joseph est le seul maréchal de la Hongrie. Il vit avec safemme, son fils et sa fille dans le palais important, somptueux etabominable, qui s’étale sur la place de la Colline à Buda, à côté desministères et du château impérial. Le gouvernement provisoire deHongrie donne à l’archiduc les honneurs dus à un maréchal. Sentinellesaux portes sur la place ; sentinelles encore dans le parc dont lesallées descendent vers la campagne, tournant le dos à la ville de Pest; sentinelles même dans les longues galeries tout égayées par destableaux modernes, libidineux et mal peints.

Un ami du prince a demandé pour moi une audience immédiatement accordée.

A dix heures et demie, un matin, l’aide-de-camp du maréchal m’a conduitsans aucune attente dans un petit salon où l’archiduc Joseph se tenaitassis au pied d’un affreux tableau de Munkatchy représentant une femmeoccupée à passer sur ses seins découverts la caresse d’une fleurmollement tenue.

L’archiduc est en petite tenue de maréchal, mais la poitrine bombéedisparaît sous les décorations. Trente-sept croix pendent à leursrubans. Deux Ordres sortent du col. Plaques à gauche, plaques à droiteet des rubans encore avec des médailles aux boutonnières inférieures dudolman. Admirablement proportionné de tout le corps, le prince a uneattitude simple. La tête est régulière, d’expression douce, avec del’hésitation dans les yeux. La voix est très lente dans le plus purfrançais, avec des expressions de Paris, de la gaîté et unebienveillance fort agréable. Je suis en face d’un homme d’autrefois,mais qui s’est refondu  et coulé dans le moule le plusmoderne. L’archiduc parle longuement des malheurs de sa patrie qu’iljuge immérités. Puis il ajoute :

- Nous, Hongrois, nous avons pour nous notre forte unité, notreconcentration vraiment nationale autour de notre Constitutionmillénaire.

Une race moins forte que celle-ci se serait dissoute comme du sucredans de l’eau, sous les ondes et les courants des invasions. Nous avonsappris à vivre malgré les défaites.

… Esprit différent, horizons changés, vues nouvelles, rien ne modifienotre volonté de vivre…

Les nations à tête d’argile qui forment la nouvelle Europe risquent dese briser en se heurtant… Notre nationalisme nous a sauvés, nous alaissés unis mais sans fer, sans charbon, sans bois, sans les richessesdu sol que nous avions pris l’habitude de trouver chez nous…

L’avenir est à celui qui rendra, je ne dis pas facile, mais possible,la vie de la nation la plus complètement amputée par les rudeschirurgiens de la paix.

- La popularité de Votre Altesse permet, Monsieur le Maréchal, à vosamis de croire que vous êtes peut-être ce sauveur.

- Il est vrai que je suis aimé par les soldats et par leurs familles,ce qui fait beaucoup de monde. J’ai fait mon devoir pendant la guerrecomme tout le monde l’a fait de ce côté-ci et du vôtre. Mais j’ai vécuvraiment avec le peuple dans les premiers rangs. J’ai dormi sur le solprès des soldats. J’ai avancé avec eux et j’ai appris à les aimer.

Cependant je ne suis pas ambitieux. Je ne cherche, je ne demande rien.Je ne reculerais pas, il est vrai, si je pouvais être utile à la paixextérieure et intérieure de mon pays. Les alliés ne me connaissent pas.Une démarche, une promesse aurait l’air d’un geste d’ambition. Si onm’appelle, je viendrai. Mais je ne mendierai pas cet appel.

Le plus curieux c’est, qu’ainsi parlant, l’archiduc est parfaitementsincère, presque naïf.

Sa figure paisible ne s’anime qu’au nom de son fils. Tandis quej’évoque le souvenir d’une rencontre, l’autre hiver, dans un salonromain avec le jeune prince, officier de vingt-cinq ans, timide encore,mais charmant, de physionomie ouverte et curieuse :

- Ah ! ce voyage, dit le maréchal. On a cru encore aux ambitions ou auxjeux de la diplomatie. Mon « garçon » est tout simplement amoureuxdepuis huit ans. Il a été bien accueilli à la cour d’Italie et il esten correspondance avec la princesse Iolanda, fille du roi. Ces deuxenfants s’aiment avec une simplicité biblique. Mais, mon pauvre «garçon » pourra-t-il jamais revenir à Rome ? La politique lepermettra-t-elle ? Puisque vous avez aperçu mon « garçon », je vais lefaire appeler. Il sera content de voir un Français.

Et l’archiduc fait appeler son fils qui reste introuvable.

La conversation dévie ensuite vers la famille française du prince, àlaquelle il est fort attaché. Souvenirs de Randan, d’Eu, de Paris aussi.

A peine une question :

- Le gouvernement français sait-il seulement mon existence ? On doit meconfondre avec les autres, comme si j’étais un Allemand, moi. Noussommes Hongrois, rien que Hongrois.

Telle est la pensée exprimée d’un prétendant que ses fidèles comparentà Henri IV, à qui les autres trouvent les mérites combinés dePhilippe-Egalité et de Louis-Philippe. Le feld-maréchal n’a-t-il pasdonné – ou prêté serment de fidélité à la défunte république hongroise? Ne laisse-t-il pas entre que, s’il était roi ou simplement chefd’Etat, il réaliserait le partage des grandes propriétés, partageinscrit dans le texte de la loi mais non réalisé. Les petitspropriétaires aiment pour cette promesse le feld-maréchal. Les magnatsle détestent somptueusement et le traitent de révolutionnaire, surtoutdepuis le jour assez récent où il a refusé de renouveler à Charles unserment écrit de fidélité.

L’archiduc a épousé la princesse Augustine de Bavière, personne activedont le physique, le moral et les attitudes rappellent le bel air d’unlieutenant. L’archiduchesse a du courage, de la virilité et vit dansune popularité personnelle, car elle a été une infirmière très dévouéependant la guerre. Trois enfants accompagnent le fils, archiduc Joseph,qui est né en 1895.

Au demeurant, le feld-maréchal est un candidat qui voudrait compter surl’appui de la France et qui donnerait des gages au jeu de la couronne.Il est ambitieux non par lui-même mais par influence de famille. Il semontre trop négligemment variable pour savoir rester le noble soldatqu’il a été. Il est poussé vers le pouvoir par le mauvais génie de sanaïveté. Pour être roi, il se laisserait porter à bras avec sesdécorations et son cheval, jusqu’au chœur de l’église de Buda.

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L’archiduc Albrecht est le dernier venu dans l’ordre du temps parmi lescandidats à la couronne de Hongrie.

Ce timide jouvenceau est le candidat de… sa mère. Il est l’enfanttardif, né en 1897, après six filles, de l’archiduc Friedrich, duc deTeschen, ancien feld-maréchal autrichien, chef de la défaite, et del’archiduchesse Isabelle, née princesse de Croy. Dans le ménage, lamère seule compte. Elle fut d’abord, dans l’ancienne Cour, la plusambitieuse, la plus orgueilleuse, la plus allemande des princesses.Reniant ses origines belges et françaises, elle admirait sans réservestout ce qui venait de Berlin, et se déclarait la sujette, par le cœuret par l’âme, de l’empereur Guillaume II. Les déceptions se succédèrentdans cette existence en exaspérant l’orgueil au lieu de l’abattre.

Une des filles était fiancée à l’archiduc-héritier Ferdinand, quand leprince déclara ses préférences pour la demoiselle d’honneur de laprincesse, la comtesse Sophie Chotek. On sait que l’héritier Ferdinands’unit à Mlle Chotek jusque dans la mort qui devait frapper la femme etle mari à Serajevo.

L’archiduchesse Frédéric fut blessée par le divorce et la scandaleuseannulation du mariage de sa fille, l’archiduchesse Isabelle-Marie,contre le prince Georges de Bavière (annulation de mars 1913 par leSaint-Siège).

Elle est ulcérée par les procès de son autre gendre, Elie deBourbon-Parme, le mauvais frère des bons princes Sixte, Xavier, etc…

Elle est endeuillée par la mort de son gendre, le prince de Salm-Salm,tué à la bataille de Pinsk.

Elle est scandalisée par la mésalliance de sa fille, l’archiduchesseMarie-Alice, qui, le 8 mai 1920, a épousé un simple baron von Waldbott.

Elle est déçue dans son orgueil par les fautes militaires qui ont renduson mari, le feld-maréchal, ridicule aux yeux du dernier sous-officier.Mais elle n’a pas abdiqué ; elle met son dernier espoir dans le filsqu’elle a eu après vingt ans de mariage, après « l’inutilité de sixfilles », selon sa propre expression.

Ce fils est l’archiduc Albrecht, âgé de vingt-quatre ans, ancienlieutenant autrichien. La mère a lancé cet enfant à travers l’Europepour le faire admirer, d’abord en Prusse où il a fait un séjour assezmalheureux.

Le voyageur a plus tard habilement évolué et a fait très adroitement sapropagande à Paris au printemps de 1921.

Il l’a continuée en Espagne où il est allé saluer la reineMarie-Christine, sœur de son père, et le roi Alphonse XIII, son cousingermain.

Ce jeune homme, pâle, frais et blond sera-t-il un jour le candidat desgrands magnats ? Sa mère l’espère. Mais il repousse d’une minescandalisée les propos sur le sujet royal et répond assez drôlement : «Je suis à la disposition de mon maître le roi Charles ».

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Déclarés ou secrets, les deux candidats de la maison de Habsbourg ontle même malheur que leur parent le roi Charles, celui d’appartenir à ladynastie déchue, qu’ils le veuillent ou ne le veuillent pas, qu’ilss’en proclament solidaires ou ennemis. Si leurs espérances avaient lesuccès final, ils auraient en outre le désagrément d’être plusillégitimes que le dernier venu, en cueillant le fruit tombé ou ensecouant l’arbre pour le faire tomber.

La Hongrie n’a pas eu que des rois nationaux, avant de se rompre dansles lacets de la maison d’Autriche.

La dynastie Arpadienne elle-même a fini par Vacsla III de Bohème et parOtto de Bavière.

La France est représentée par deux princes de la maison d’Anjou,Charles-Robert et Louis-le-Grand.

Les rois élus venaient de l’étranger comme Sigismond de Luxembourg,Albert d’Autriche ou Ladislas de Pologne.

La Hongrie moderne préférerait-elle à une République nationale un descandidats étrangers qui pourraient lui être proposés ?

Il semble que la nation entière se lèverait contre l’intrus. Laxénophobie naturelle dans ce pays y est à l’état aigu depuis lesmalheurs qui ont coupé la nation en plusieurs tronçons. C’est en vainque le prince de Teck, candidat anglais, prétend avoir du sang royalhongrois dans des veines fatiguées.

Le duc de Connaught et ses mérites seront aussi mal accueillis, ni plusni moins, si l’Angleterre expose ce vieillard aux dangers du Danube.

Deux princes italiens sont cités pour exaspérer la Hongrie. Le ducd’Aoste serait au surplus un excellent roi, avec l’aide de sonadmirable femme.

Un Saxe-Cobourg, le prince Cyrille de Bulgarie, ou le deuxième fils duroi des Belges seraient des victimes expiatoires.

Ceux qui connaissent l’âme magyare ne sauraient envisager davantage lesuccès d’un magnat : quel que fût l’élu, tous les autres sedresseraient contre lui et l’abattraient du premier coup.

Esterhazy ne résisterait pas un jour, même en sacrifiant ses deux centmille hectares de terre.

Le comte Szerheny, marié à Gladys Vanderbilt, serait assez riche pourpayer les dettes du royaume ; mais la Hongrie n’est pas un domaine àvendre.

On parle alors d’autres combinaisons plus secrètes qui appartiennentpeut-être à la fable : Le comte Bethlen, président du Conseil, auraitpu être partisan de l’union personnelle roumaine-hongroise sous un roiroumain. On attribue cette opinion au ministre parce qu’il est deTransylvanie et que la Transylvanie est roumaine. Si on parle de ceprojet à l’homme d’Etat, l’homme d’Etat lève les épaules et ne dit rien.

Le reste des prétendants ne vaut pas d’être cité.

Les précautions doivent être simplement prises contre un coup d’étatdirigé par Friedrich, qu’il agisse pour son compte ou pour celui d’unroi.

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Telle est la situation en Hongrie au point de vue monarchiste.

Le régent, amiral Nicolas Horthy de Nagybanya profite de cescomplications qui prolongent son gouvernement. Il semble ne pas prendreparti et attendre avec correction l’expression de la volonté populaireet il exécute le traité vis-à-vis des Alliés.

Si la popularité du régent se maintient, si le succès de sa politiqueextérieure s’affirme, s’il arrive à gagner pacifiquement quelquesportions de terre, le provisoire peut avoir une longue continuité, ouprendre en faveur de l’amiral une forme définitive. Mais au premieréchec de l’amiral Horthy, le pays fera un coup de tête qui sera un coupd’état…

Certaines solutions trouveraient la nation complice et favorable. Lareligion ne dresse d’obstacle devant aucune, parce que les querellesreligieuses sont inconnues dans la Hongrie moderne : les catholiques,les protestants et les juifs n’ont entre eux aucune haine. La majoritéénorme des catholiques voit sans aucune inquiétude de nombreuxprotestants au pouvoir : le gouverneur Horthy n’a pas un adversaire dece chef. Jamais on ne lui a reproché la religion qu’il pratiqueouvertement, qui est la protestante.

De même l’antisémitisme, si absurde en Bavière, est une rareté enHongrie. Et il convient de dire le rôle des israëlites dans lamonarchie. Car la France ne peut avoir que par eux une actioncommerciale et financière à Budapest. Le Hongrois, le vrai Magyar nesait ni vendre ni acheter. L’israëlite est vraiment le seul négociantde la Hongrie : le jour du Grand Pardon, presque tous les magasins sontfermés ; les banques entr’ouvertes n’ont plus de chefs de service ; laBourse est close.

Catholiques, protestants ou israélites, les Hongrois ont pour euxl’unité formidable et la volonté de vivre. Des êtres de la valeur deMarie-Thérèse ou de Joseph II, des administrateurs choisis parmi lesplus habiles ont échoué contre une volonté tenace. Les Hongrois sontrestés hongrois malgré les promesses, malgré les menaces, malgré labureaucratie.

Mille ans de luttes contre la Constitution ne l’ont pas même ébréchée.Amis ou ennemis, nous devons donc reconnaître que ce peuple est un desplus forts de l’Europe nouvelle.

Le nombre des kilomètres carrés, le chiffre de la population ne fontrien à l’affaire : les Magyars gardent leur puissance de résistance etde progrès par la solidarité de leur bloc, par l’isolement de leurparler venu de Chine.

Les races ne périssent que par l’abdication de leur passé ou par leurrefus d’accommoder ce passé aux nécessités du présent. Jamais lesHongrois ne se sont affirmés vivants avec plus d’énergie que dans lemalheur. Que l’infortune soit méritée ou qu’elle soit une injustice del’histoire, elle reste la leçon, mettons l’examen d’où ils sortentmieux instruits.

Si la Hongrie nouvelle trouve des haines ou des méfiances, s’il y a desmalentendus douloureux, cela est honorable : la Hongrie compte. Elleest trop intelligente pour s’enfermer dans des rancunes sans profit,dans des querelles douanières.

Le grand honneur que les voisins font à la Hongrie, c’est de vouloirque la Hongrie vienne ou revienne à eux. Beaucoup de bons esprits ontpeur que la Hongrie ne se laisse attirer vers le cercle du germanisme,ce cercle dans lequel la nation hongroise a mal respiré dans l’unioncontre nature imposée pendant le dernier siècle. LesHongrois ontprouvé par leur résistance que ce ne sont pas les éclairs de l’épée quicivilisent : ce sont les mains libres des paysans et des ouvriers, avecles cerveaux des penseurs. Déplacez un homme, mettez par l’imaginationBenès et son génie créateur de traditions, mettez cet homme dans latradition millénaire de la Hongrie ; ajoutez à ce génie d’aujourd’huitoute la force du passé pour l’exploitation de l’avenir ; acceptezl’idée que le berceau de ce Tchèque ait été posé en pleine terremagyare. Quel changement dans l’Europe centrale si un tel hommetrouvait devant lui l’unité toute faite au lieu d’avoir à la réaliser !

Ce qui attire vers la Hongrie ses adversaires de l’heure et dessiècles, c’est la certitude que son histoire n’est pas faite de nomsbons à exhumer, de détails glorieux, de curiosités sociales. LesMagyars forment un chiffre nécessaire dans l’addition de l’Europe.Selon l’union de ce chiffre aux autres nombres, l’Europe continuera àtenir l’univers en laisse devant elle ou, au contraire, elle seraremorquée par le nouveau monde et même par la jeune Asie. Dans samesure, la Hongrie peut aider à éviter la dislocation des forceseuropéennes.

La politique et la diplomatie ne font pas tout, même quand elles fontquelque chose. Une solide union économique, l’établissement de sainesrelations commerciales donneront des résultats meilleurs que lestraités politiques forcément improvisés.

La paix a été faite sur deux principes : le respect de la race ; laliberté pour chaque peuple de disposer de soi-même. Ces principes ontété oubliés à la douane d’entrée dans la Hongrie diminuée. Les hommesdes partis les plus opposés ont proclamé cette vérité à la chambre etau Sénat français, et quels hommes ! Les Paul Boncour, les Monzie, lesLa Marzelle, et au delà de tous, avec la discrétion qui convient à unchef d’état, Aristide Briand, son collaborateur le plus proche a puécrire :

« Aussi quand la Hongrie se tourne vers nous pour nous demander del’aider à réorganiser ses finances, de rétablir son réseau de voiesferrées et d’exploiter le port de sa capitale, qui n’apercevrait pas lerôle de première place que la France pourrait jouer dans ce pays toutautant pour le rayonnement de sa propre civilisation que pour lareconstruction et la pacification de l’Europe Centrale ? Lesdifficultés de réalisation ne nous échappent pas, d’ailleurs. »

Pour obtenir le résultat souhaité il importe de ne pas laisser à lajeunesse l’héritage des rancunes et des haines.

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Les Tchécoslovaques, les Roumains, les Yougoslaves, ou, du moins, leshommes de premier ordre qui sont MM. Benès ou Take Janesco, nos amis etnos alliés, doivent être les premiers à favoriser l’effort de la Francepour le maintien de la vie hongroise. Car, ont-ils déclaré, « ilsveulent vivre en paix avec la Hongrie et ils comprennent, selon lesexpressions de l’un d’eux, la solidarité d’intérêts déterminée par lagéographie et consolidée par les traités de paix, entre les pays del’Europe danubienne. »

L’homme d’état qui a dit cela a prononcé le mot utile : la géographie! Comme vient de le montrer, avec un talent qui a l’éloquence de laprécision, M. Jean Brunhes, la paix est une affaire géographique ouplus exactement la paix moderne découle de la géographie.

Cette patrie magyare d’où est partie la première lumière souveraine quiait éclairé les marches de l’Orient, après l’extinction des feuxromains, cette patrie doit être conservée, fortifiée. Quoi qu’on fasseelle ne périra pas. Mais si, contre son désir, contre son histoire, onla persécute ; si on la force à lier sa partie à celle de la Germanie,cette terre sera le point de départ de luttes nouvelles. Si aucontraire les alliés fortifient la patrie hongroise et réconfortentl’âme magyare, Budapest sera un centre d’ordre et de gouvernement, carce peuple a la grandiose originalité d’être reconnaissant, même fidèledans la reconnaissance.

Mais, au surplus, les expressions d’amitié, de sentiment n’ont plus desens. Elles se traduisent par le mot d’équilibre. M.Thiers disait le3 mars 1866 : « L’équilibre, c’est l’indépendance de l’Europe. »

Depuis lors, l’accélération des transports a rapetissé le continentridé. Aucun état ne peut vivre isolé. Chaque petite nation a unefonction qui la met à sa place dans la marqueterie du monde : laBelgique garde les bouches de l’Escaut ; la Hollande garde les gueulesdu Rhin ; la Suisse est la bonne concierge des Alpes ; le Danemarkveille sur les détroits ; la Hongrie doit être la sentinelle éveilléedu Danube.

Sans quoi l’équilibre solennel n’est plus qu’une balançoire accrochéeaux arbres des grands chemins pour le sommeil des esprits paresseuxjusqu’au jour où les branches cèderont sous la cognée d’un passantaudacieux, et jusqu’à l’instant où, par la chute des arbres, lesendormis seront précipités et roués sur le sol.

En Hongrie, il est plus facile de lutter contre les anciennes dynastiesque contre le manque de bois, de charbon, de pétrole, de blé, deviande, de ces matières qui entretiennent la vie de la précieuseguenille humaine.

En arrachant les choses nécessaires à la Hongrie, après l’avoir privéede ses enfants légitimes, on risque de lui inspirer le courage desgrands désespoirs. Car le Magyar n’est pas celui qui, blessé, se coucheen gémissant et « se laisse » mourir. Il saurait tuer avant d’être tué.Les roseaux timides qui tremblent au bord du fleuve ne sont pas lessymboles de la Hongrie.

Plus semblable au sapin des forêts que le vainqueur a prises, leHongrois peut se rompre en écrasant ce qui est dans le rayon de sachute ; mais il résiste.

Dans ces branches mortes des nations européennes, hachées par lesévénements de la guerre, éparpillées en grand désordre par lesprécipitations de la paix, la Hongrie attire le regard de l’observateurparce qu’elle a gardé sa hauteur, son tronc solide, sa racine profonde.

Les Magyars rassasiés de gloire militaire, sur une terre qui boit lesang, gardent les forces et les généreuses folies de la jeunesse, aufond de l’Europe chenue, à la barrière de l’Orient épuisé.


JEAN DEBONNEFON.
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NOTES :
(1) Rapport Daniélou, page 5.
(2) Duc de la Salle de Rochemaure, « Gerbert » (Silvestre II) EmilePaul, Editeur, Paris, 1914.