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BOUTET, Frédéric (1874-1941) : Une affaire scandaleuse au XVIIesiècle(1931). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la Médiathèqueintercommunale AndréMalraux à Lisieux (02.XI.2016) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-122) du numéro 122 (août 1931) dela Revue littéraire mensuelle LesŒuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris . Une affaire scandaleuse au XVIIe siècle Variété inédite par FRÉDÉRIC BOUTET ~ * ~ LA SÉDUISANTE FILLE DE Mme LA MARQUISE DE GANGES, SES MARIS, SA VERTU, SON AMANT. La mort déplorable de Mme la marquise de Ganges, sauvagementassassinée, le 17 mai 1667, par ses deux beaux-frères avec lacomplicité de son mari, souleva dans toute la France et même dansl’Europe entière une émotion et une horreur profondes. Elle fut une destrois plus marquantes affaires criminelles du règne de Louis XIV. J’enai raconté ici même les détails effroyables. Mais ce ne fut pas seulement par ce sombre drame que la noble maison deGanges attira sur elle l’attention publique et défraya la chronique.Les deux enfants de la marquise, un fils et une fille, furent, euxaussi, les héros d’aventures retentissantes. Il ne s’agit plus icid’ailleurs de faits tragiques, de crimes par le fer et le poison, maisde déportements amoureux aux détails suffisamment scabreux pour fairesensation même en un temps qui ne brillait pas toujours par l’austéritédes mœurs. Au scandale sanglant succéda le scandale libertin. Pour le fils de la marquise de Ganges, ce scandale fut bref, il n’enétait pas responsable et sut se préserver de l’insolite catastropheconjugale qui le menaça un moment. J’ai raconté déjà comment ce jeunehomme, nouvellement marié et envoyé aux armées, faillit être trompé parson propre père, le marquis de Ganges, passionnément épris de sa bru etdénué de toute espèce de scrupules. Je n’y reviendrai pas. Les aventures amoureuses de la fille de la marquise de Ganges, que jevais raconter avec toute l’exactitude possible et sans trop gazer leurpittoresque immoralité qui prouve qu’à ce sujet les temps passésn’avaient rien à envier aux temps contemporains, furent, dans un genredifférent, au moins aussi anormales que celles de son frère. Ces aventures durèrent plusieurs années, eurent un éclat qui soulevaune vive curiosité et se divisent en deux parts, entièrementcontradictoires, d’un scandale également aigu, suscité malgré elle oupar elle, par sa vertu ou par le contraire, – deux qui correspondentsuccessivement aux règnes (si l’on peut dire) des deux maris qu’euttour à tour cette séduisante personne. Séduisante, elle devait l’être, fille d’un des plus beaux hommes etd’une des plus belles femmes du temps, et de chacun de ses parents elleavait hérité aussi semble-t-il par portions égales son être moral : lapudique sagesse de la mère et sa tendre sensibilité, les appétitspassionnels déréglés du père et son mépris pour les conséquences de sesactes. Elle le prouva pour l’étonnement du siècle, dont la psychologiecomprenait mal qu’une créature humaine peut être double et montrer tourà tour, au hasard des événements ou des passions, ses deux naturesdiscordantes. _________ La marquise de Ganges avait eu deux maris et s’était, pour la premièrefois, mariée à treize ans. Sa fille, qui eut également deux maris, semaria pour la première fois à douze ans. Après la mort dramatique de la marquise, l’enfant, qui avait alors cinqans et demi, fut élevée à Avignon par sa grand’mère du côté paternel,la douairière de Ganges. Il semble que sa grand’mère du côté maternel,Mme de Rossan, se soit entièrement désintéressée d’elle comme de sonfrère, ayant sans doute pris en horreur ces petites créatures quiavaient dans les veines le sang de son gendre assassin, qu’ellepoursuivit tant qu’elle vécut de sa haine agissante, au point qu’iln’osa rentrer en France qu’après qu’elle fut morte. La douairière de Ganges était alors une vieille dame confite endévotion et qu’entourait une grande réputation d’austérité. Elle élevasa petite-fille selon les plus stricts principes de la morale du tempset lui enseigna les lois de la bienséance qu’une fille noble devaitobserver et que les lois de l’actuelle bienséance ne rappellent quelointainement. La mode de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pasévolue presque aussi vite que la mode vestimentaire. Mlle de Gangesdevint une jeune fille accomplie. La coutume était aux unions précoces,quand elle eut douze ans, la douairière songea à lui trouver un époux,ce qui était, en dépit de la sinistre renommée acquise par le nom deGanges, assez facile, l’enfant étant charmante et munie de biensconsidérables. Le choix de la douairière de Ganges fut assez singulier, mais ici uneparenthèse est nécessaire. Le diable en vieillissant se fait ermite,disait-on alors. La douairière, avant de devenir à peu près ermite,avait été quelque peu diable. Avant d’être une vieille dame compasséeet austère, elle avait été une jolie femme assez légère. C’est un deses anciens amants, avec lequel elle continuait à entretenir desrelations amicales et mondaines, qu’elle s’avisa d’élire pour en fairel’époux de sa petite-fille. Il se nommait le marquis de Perraut.C’était un seigneur fort riche, parfaitement élégant, de nobletournure, d’esprit brillant, de manières exquises et d’une galanterieconsommée… mais il avait fait ses débuts à la cour de Marie de Médicis,s’était distingué par ses succès amoureux à la cour de Louis XIII et,presque de l’âge du siècle, avait quelque chose comme soixante ans deplus que sa petite fiancée, ce qui fait que si pour elle le mariageétait précoce le cas était pour lui sensiblement inverse. Mlle de Ganges, élevée par la douairière avec une rigidité jalouse,n’avais jamais été en présence d’un jeune homme, ni d’un homme mûr, ni,en fait, d’aucun homme du tout, sinon une valetaille inexistante. Soninnocence était absolue. Elle n’avait aucune idée de ce que pouvaitêtre le mariage, non plus qu’il entraînât aucune obligation physiqueautre que celle d’habiter sous le même toit qu’un personnage d’un sexedifférent. Différent en quoi ? Mystère. La douairière la mit en présence de M. de Perraut, en lui disant qu’ilserait son époux. L’enfant vit un vieux seigneur très somptueusementparé, aimable et bien disant, qui souriait en lui tapotant la joue eten lui promettant de beaux cadeaux : des jouets sans doute et desbonbons. Elle lui avait fait une belle révérence et d’abord resta unpeu intimidée, mais le vieux seigneur lui parut de mine agréable et demanières affables, elle s’apprivoisa, répondit gentiment. Pas uneseconde l’idée de refuser ce mariage ne lui effleura l’esprit.Peut-être que ça l’amusait d’être mariée. En tout cas, résister àl’autoritaire douairière lui eût parut impossible. A l’époque, lavolonté des parents faisait loi dans les questions d’alliance et onmariait souvent les enfants sans trop les consulter. Le mariage eut lieu. Nous manquons de renseignements précis sur ce quefurent les rapports conjugaux entre le septuagénaire et la petitefille, mais il est possible de s’en faire une idée juste par déductionà l’aide d’un fait qui, trois ou quatre années plus tard, éclaira – dequelle étrange façon ! – la situation. On aurait pu croire que le marquis de Perraut s’était marié par goûtsénile pour les fruits trop verts. Il y avait peut-être de cela, maisune autre cause était dominante. Le marquis ne s’était pas marié paramour, mais par rancune. Par rancune pour un sien frère cadet avec quiil était brouillé et à qui ses biens, lesquels étaient grands, seraientrevenus au cas de mort sans descendance. Pour frustrer ce frère exécré,il fallait au marquis un héritier direct, fils ou fille. C’est dans cebut qu’il avait épousé Mlle de Ganges. Hélas, le fruit pour le marquis fut trop vert. Il ne put y mordre, bienque sa petite épouse, innocente et docile, se fût toujours montrée fortobéissante, ce qu’on peut inférer du parfait accord qui longtemps régnaentre eux. Désespéré de ses insuccès, le marquis s’obstinait dansl’espoir fallacieux d’une miraculeuse résurrection qui ne se produisaitpas et que le temps qui passait rendait de plus en plus improbable,pour ne pas dire impossible. Alors le marquis prit une déterminationvraiment singulière et en quelque sorte héroïque. Sa haine pour sonfrère l’emportant sur ses sentiments conjugaux, il résolut, puisqu’ilne pouvait faire lui-même un enfant à sa femme, de le faire faire parun autre. Cet autre était, si l’on peut dire, tout trouvé. Le marquis l’avaitsous la main, dans sa propre maison. C’était un page de dix-huit ans,beau et bien fait, fils orphelin et sans biens d’un ami du marquis etque ce dernier avait recueilli chez lui et traitait avec une trèsgrande bienveillance. Ici commence la plus extraordinaire et la plus immorale comédie qui sepuisse imaginer. ____________ Le jeune page, sans cesse auprès de la délicieuse adolescente qu’étaitl’épouse de son protecteur, n’avait pu s’empêcher de s’éprendre d’ellepassionnément. Plein de remords de ce qu’il regardait comme la plusnoire des ingratitudes, plein de terreur à la pensée de ce que seraitla colère du marquis si cet amour audacieux était divulgué, il ledissimulait de son mieux, ne le manifestant ni par un mot ni par ungeste à l’objet charmant qui l’avait fait naître, en sorte qu’ilespérait bien que son secret restait inconnu de tous. De tous, non. Pas du marquis. Le marquis, avec son expérience d’anciendon Juan, s’était très vite rendu compte des sentiments ardents que sonjeune protégé nourrissait à l’égard de la ravissante petite grande damequ’il servait. Le vieux seigneur d’abord s’était alarmé, craignant quele page ne fût, un jour ou l’autre, payé de retour ; maintenant levieux seigneur se réjouissait fort, son projet avait toute facilitépour se réaliser. Dans un cabinet où il aimait à se tenir et que décoraient des armes,des marbres et des livres, il fit mander le jeune homme par unserviteur discret. Le page, qui ne se trouvait plus jamais sans malaiseen présence de son bienfaiteur et que cette convocation insoliteinquiétait, comparut sans pouvoir cacher son trouble et sa crainte. Quand ils furent seuls, le marquis, après s’être assuré que nul nepouvait écouter, ferma la porte avec soin et se retourna vers le jeunehomme dont l’alarme croissait. - Avant tout, lui dit-il, je vous demande, sur votre honneur degentilhomme, le serment solennel de garder envers tous le silence surce que vous allez entendre de ma bouche. Le jeune homme, étonné, prêta en balbutiant un peu le serment qui étaitexigé de lui. - Bien, dit le marquis. Vous tiendrez ce serment, j’en suis assuré, etma protection vous sera toujours acquise. Je m’engage, en outre, sivous me servez dans un plan que j’ai formé et que je vais vous dire, àvous récompenser, dès que ce plan sera réalisé, en vous achetant unrégiment et en vous fournissant assez d’argent pour tenir votre rangdans le monde… Voici ce que j’attends de vous. Le marquis parla, et à mesure qu’il parlait la stupeur d’abord,l’épouvante ensuite emplirent l’esprit du jeune homme. Ne pouvantconcevoir que ce qu’il entendait était sincère, il crut à une ruse etque le vieux seigneur ayant pénétré son coupable amour le lui voulaitfaire avouer par cette proposition stupéfiante. Désemparé, tremblant,il se jeta aux pieds du marquis pour implorer son pardon et lui jurerque jamais, ni par un mot, ni par un geste, ni même par intention, iln’avait tenté de le trahir. Le marquis bienveillant l’interrompit et lui jura sur son honneur qu’ilavait parlé en toute sincérité et qu’il lui demandait positivement detout entreprendre pour arriver au résultat souhaité : séduire la jeunemarquise et la rendre mère. Quand le page fut bien convaincu qu’il n’y avait ni cautèle ni piègedans les paroles du marquis, il promit en grande joie et avec toutl’empressement qu’on peut penser de s’employer de son mieux pour menerà bien au plus vite une tâche aussi agréable et qui correspondait sibien à ses désirs secrets, sans même parler de la récompense promise.Il jura de nouveau le grand serment de ne révéler à qui que ce fût leurpacte. Bénin alors et obligeant, le marquis satisfait lui donna les meilleursconseils, tirés de sa propre expérience des femmes, pour réussir dansson entreprise et lui remit une bourse bien garnie pour que l’amoureuxpût se vêtir richement et ajouter par la parure aux grâces de sajeunesse. Puis ils se séparèrent dans les meilleurs termes et fortcontents l’un de l’autre. Le page espérait, avec l’ardeur que l’on devine, le succès. Le marquisen était assuré. Une très jeune femme (la marquise avait alors dix-septans), à peine à demi mariée, éveillée aux curiosités de l’amour, maisprivée de ses satisfactions définitives, – un jeune galant séduisant,élégant, épris, brûlant de toutes les ardeurs du désir et de lapremière virilité, – un vieux mari enfin qui non seulement fermeraitles yeux, mais s’ingénierait à leur laisser le champ libre, à favoriserleurs intimités… Oui, le succès était certain… Aucune femme nerésisterait… Il se trompait. La marquise résista. Il avait compté sans sa vertu.Cette vertu qu’elle tenait de sa mère, la tendre, fidèle et chastemarquise de Ganges. Le page sur-le-champ avait commencé ses travaux d’approche. Jusque-là,il n’avait rempli les devoirs de son service auprès de la petitemarquise qu’avec gêne et timidité, absorbé par la préoccupation decacher son amour, qui l’enfermait dans un respect gauche, guindé,disgracieux, le rendant presque antipathique à la jeune femme, dont lecaractère heureux aimait la spontanéité, l’amabilité, la confiance. Elle fut bien satisfaite quand elle constata une modification soudainedans les allures de son page. Naguère, il paraissait ne la servir qu’àcontre-cœur et à chaque occasion il s’éloignait d’elle. A présent, ilétait empressé, attentif, toujours là, toujours à ses ordres, avec uneévidente bonne volonté, un désir si manifeste de lui plaire… Qu’ilétait mieux ainsi ! Avec quel plaisir elle constatait un si heureuxchangement. Elle le lui dit avec candeur. Il fut ravi et redoubla de soins.Obéissant aux conseils du marquis, il se procura des vêtementssomptueux. Quand la jeune femme le vit richement paré, elles’émerveilla, battit des mains et ne lui cacha pas qu’elle le trouvaitainsi infiniment plus beau… Il en conçut une très grande joie.Cependant, malgré ces encouragements (ou ce qu’il aurait pu prendrepour des encouragements), une timidité opiniâtre, la crainte dedéplaire et d’être repoussé et chassé, l’empêchait de pousser plusavant ses entreprises et de tenter quelque action décisive. Les choses,de telle sorte, restaient en l’état. Ce n’était pas l’affaire du marquis. Chaque jour secrètement le pagevenait lui rendre compte de ce qu’il avait fait, et il n’avait jamaisrien fait. Le marquis patienta quelque temps, tout en maudissant lemanque d’audace et d’adresse du jeune homme ; ensuite il se fâcha,traita durement l’incapable, le menaça de lui retirer sa protection, delui reprendre ses beaux habits, et enfin de le chasser et de s’adresserà un autre pour la séduction de la marquise et la procréation del’enfant souhaité. Cette dernière menace affola le pauvre jeune homme et lui donna ducourage… Ce courage, sans aller jusqu’à la parole, se cantonna dans lesregards. Le page se trouvant seul avec la jeune femme fixa sur elle desyeux dont elle ne comprit pas l’expression (qui était celle del’amour), mais qu’elle trouva si singuliers qu’elle lui demanda s’ilétait souffrant et pourquoi il la regardait de si insolite façon. Eperdu, il se jeta à ses pieds et lui dit qu’il l’aimait. Indignée, cessant d’être enfant pour redevenir grande dame, et grandedame offensée, elle lui ordonna de sortir sur-le-champ. Il obéit, et plein d’émoi et de désarroi alla presque pleurant raconterau marquis ce revers. Le marquis en fut chagrin autant que lui, maissans se laisser aller au pessimisme, il raisonna le pauvre garçon, luidit qu’il avait sans doute, dans sa déclaration, manqué d’opportunitéet d’adresse, mais que rien n’était perdu, qu’il devait obtenir lepardon de la marquise, paraître honteux et repentant, attendre unenouvelle occasion, et cette fois, s’il était repoussé, ne pas s’enfuircomme un enfant apeuré, mais tenter, en homme, de conquérir par laforce ce qu’on lui refusait. « Les femmes aiment assez à être un peuviolentées, expliqua le marquis. Elles veulent souvent, par respecthumain, avoir l’air de se faire ravir ce qu’en fait elles donnentvolontiers. » Mais la vertu de la jeune marquise n’était pas du respect humain. Cettevertu était, à cette époque et pour cet amant non souhaité, sincère,solide et invincible. Le page s’en aperçut bien quand il tenta demettre en pratique les précieux conseils du marquis. Grâce à unenouvelle bourse d’or donnée par celui-ci, il avait gagné la complicitéde la femme de chambre de la marquise. Cette femme de chambre plaidaauprès de sa maîtresse la cause du jeune audacieux : Ce pauvre garçonn’était pas très coupable. Il n’avait pu résister à des attraitstout-puissants, qui avaient ravi son cœur. Et il était si désolé, sicontrit, de la disgrâce où on le tenait… Certes, si on lui pardonnait,il ne recommencerait jamais. La marquise écouta ce raisonnement. Une femme, même la plus vertueuse,n’est jamais insensible au pouvoir de sa beauté… La marquise pardonna.Elle fit comparaître le coupable, lui adressa une dure semonce et enfinlui annonça qu’elle voulait bien oublier son égarement d’un instant,lui rendre sa confiance et l’admettre de nouveau dans son intimité. Le page manifesta un profond repentir et une grande reconnaissance. Ilreprit son service et, pendant une semaine entière, se montra siréservé, si contraint, que la marquise, peu satisfaite de son humeurtaciturne et de ce respect excessif, commençait à regretter de s’êtremontrée aussi sévère, quand un nouvel incident plus grave lui prouvaque le repentir du jeune homme n’était que de surface et bien fragile. Cela se passa un matin. La jeune femme était à sa toilette et, selonles coutumes du temps, elle avait permis à son page d’y assister, pourlui marquer qu’elle ne lui en voulait pas du tout et sans se rendrecompte que c’était au moins une imprudence. Il profita de l’occasion.La femme de chambre, gagnée par lui, sortit un moment, les laissantseuls tous deux. Aussitôt, se jetant à nouveau aux pieds de la marquisepeu vêtue, plus séduisante que jamais avec ses cheveux dénoués, sesépaules et sa gorge à demi nues, il lui dit avec véhémence qu’ill’aimait, qu’il l’aimait toujours, qu’il l’aimait plus que jamais, d’unamour qu’il ne pouvait vaincre, qui était plus fort que sa volonté,plus fort que sa vie et qui durerait jusqu’à sa mort. A nouveau indignée, la marquise à nouveau lui intima l’ordre de sortir.Cette fois, il n’obéit pas. Suivant l’enseignement du marquis, il pritla jeune femme dans ses bras et couvrit de baisers passionnés sesépaules, sa gorge, son visage, cherchant ses lèvres, qu’elle détournait. La marquise se débattait de toutes ses forces, le repoussait, appelait,mais la femme de chambre avait éloigné les autres servantes et n’avaitgarde elle-même de venir. Le page enfiévré par le corps charmant qu’ilétreignait cherchait à pousser la jeune femme vers un sofa propice.Dans ce péril, la petite marquise rassembla ses forces défaillantes,s’arracha des bras du téméraire et, échevelée, à demi vêtue, dans leplus attrayant désordre, s’enfuit vers les appartements de son maripour réclamer aide et protection. Le vieux seigneur, qui venait d’achever de se vêtir, et qui sans douteespérait qu’à ce moment même on allait le rendre père, la vit paraîtrepalpitante, rouge de courroux. Elle se jeta dans ses bras et, enmots entrecoupés, lui raconta l’outrage qu’on venait de lui faire etréclama la punition exemplaire du coupable insolent et, en tout cas,son renvoi immédiat. Elle s’attendait, à juste titre, à susciter chez son époux, ainsiqu’elle outragé, une violente colère. A sa stupeur, il n’en fut rien.Le marquis se dégageant des petites mains cramponnées à son cou éloignal’éplorée et, avec un ton de froideur étonnée, lui dit qu’il ne pouvaitcroire à ce qu’elle lui racontait et que le page était incapable d’untel acte, commis contre l’épouse de son bienfaiteur. - Ce jeune homme est sage, poursuivit avec une conviction réprobatriceM. de Perraut, j’en ai la certitude, et vous le calomniez. Sans douteses services ne vous agréent point, peut-être même est-il trop réservé,trop respectueux, loin d’être insolent, et cette réserve vous déplaît…Voulant obtenir de moi son renvoi pour satisfaire votre frivolerancune, vous imaginez contre lui de menteurs griefs, de fallacieusestentatives d’outrage. C’est fort mal, Madame, et me surprend de vousque j’ai toujours connue sincère et bonne. Songez que ce pauvre jeunehomme est le fils d’un de mes amis très cher et qui n’est plus, songezqu’à cet ami, j’ai juré, quand il était sur son lit de mort, d’avoirsoin de son fils, d’en faire en quelque sorte, moi qui n’ai pointd’enfant, mon enfant d’adoption… Et vous voudriez que je le chasse ! …Non, Madame ! Malgré toute la volonté que j’ai de vous être agréable,je ne me résoudrai point à cette mauvaise, cette injuste action. Ayant dit, et sans attendre de réponse, il reconduisit la marquisejusqu’à la porte de sa chambre qu’il referma sur elle, non sans avoirsalué la jeune femme avec toute sa courtoisie aisée de grand seigneur. __________ La jeune femme regagna son appartement. Elle était, cela se conçoit,dans un état d’ébahissement considérable. Elle savait clairement que lepage avait bien essayé de la violenter, mais ce qu’elle ne savait pas,c’était la cause vraie de l’attitude et des discours de son mari à larévélation de cet outrage. Le marquis réellement ne l’avait-il pas crue? Non. Malgré sa candeur d’esprit, quelque chose en elle lui disait quelà n’était pas l’explication vraie. Alors que penser ? Incertaine,soupçonnant quelque mystère bizarre, mais ne pouvant soupçonner lavérité, elle se promit, puisqu’elle n’avait pu obtenir la protectionlégitime sur laquelle elle était en droit de compter, de se protégerelle-même. Désormais elle serait, envers le page audacieux et dont laprésence continuait à lui être infligée, d’une froideur telle, d’unehauteur si dure, si méprisante, qu’il mesurerait l’abîme qui lesséparait et qu’il n’oserait plus essayer de le franchir. Malgré son caractère aimable et folâtre, elle sut sans peine réaliserce plan et y persévérer, tant étaient vives la honte et l’indignationqui subsistaient en elle au souvenir des aveux déshonnêtes qu’on luiavait fait, au souvenir des baisers avides qui brûlaient encore, commeune flétrissure, ses épaules et sa gorge. Ces baisers, dont la marquise se souvenait avec révolte, le pageamoureux, lui, s’en souvenait avec une ivresse dévorante. Il frémissaiten en retrouvant le goût sur ses lèvres, en évoquant la douceur satinéed’une peau parfumée, la souple fermeté d’un corps demi-nu entre sesbras. Il aurait donné sa vie pour revivre de telles minutes… Mais la marquise était devenue inaccessible. Elle le traitait comme unvalet, plus, comme un ennemi méprisé… Il en souffrait au point que, parinstants, il devait s’éloigner de la chère et cruelle présence pourcacher ses larmes, – au point que par instants, désespéré, accablé, ilsouhaitait s’en aller à jamais… ou mourir. Oui… puisqu’elle le haïssait… Dans ces accès d’excessive détresse, il n’avait qu’un recours, qu’unappui, qu’un consolateur : c’était le marquis de Perraut. Le marquis, confident attentif du pauvre amant repoussé, qui luiracontait en sanglotant ses épreuves, le réconfortait de son mieux, luirendait le courage, lui donnait l’ordre de persévérer, d’espérer. Quediable, toute femme st faillible. L’heure viendrait où la marquisefaillirait. Mais non, cette heure ne venait pas. La marquise n’était pas faillibleet le marquis, surpris et fâché d’une si incommode vertu, se disaitqu’il était bien malheureux d’avoir une femme aussi anormale, qui serefusait avec horreur à faire ce que tant d’autres femmes font avec leplus heureux empressement : c’est-à-dire trahir leur mari. « Curieusedestinée, songeait-il, avec mauvaise humeur, tous les maris redoutentle cocuage et s’en défendent, moi qui le souhaite, je n’y puis arriver…» Et il s’irritait contre la marquise… Cette irritation et la certitudequ’il acquit que la jeune femme demeurerait toujours ancrée dans sadésobligeante fidélité le conduisirent à adopter les moyens extrêmes.Il en fit part au page, qui les adopta avec ivresse, espoir etappréhension. Un soir, introduit par la femme de chambre complice, le jeune homme secacha dans le cabinet attenant à la chambre à coucher de la marquise.Il attendit, frémissant. La jeune femme bientôt entra dans sa chambre,se fit déshabiller et se mit au lit. Le marquis, en vêtement de nuitsous une robe de chambre, la rejoignit comme de coutume et se coucha àses côtés. Quand la respiration régulière de la jeune femme annonça qu’elledormait, le marquis avec précaution se leva, reprit à la lueur de laveilleuse sa robe de chambre et sortit sans bruit. Il referma la porteà double tour et demeura là, collé contre le battant, écoutantavidement, très curieux de savoir ce qui allait se passer. Tout d’abord, il n’entendit rien et s’impatienta. Le page trop timideallait-il ne pas oser ? Mais non, un tumulte s’éleva de la chambre, un bruit de lutte, descris, des appels. La marquise ne pouvait recourir aux sonnettes dontles cordons avaient été relevés hors d’atteinte par la femme dechambre, mais elle criait de plus en plus fort. La voix du pagecherchait en vain à l’apaiser. « Ce petit imbécile ne saura-t-il pas lafaire taire ? Va-t-il encore échouer ? » songeait le marquis mécontent.Il espérait encore… Bientôt, il n’espéra plus. La scène dans la chambredevenait, il s’en rendait compte, dramatique. La marquise hurlait ausecours. Il l’entendit qui sautait de son lit. En courant, elle vint àla porte, la secoua et, ne pouvant l’ouvrir, courut à la fenêtrequ’elle tenta d’ouvrir. Le page la poursuivant voulait l’en empêcher.Elle le repoussait, jetant toujours les hauts cris. Elle allait réussirà ouvrir la fenêtre quand le marquis, craignant qu’elle se précipitât,ou tout au moins que ses clameurs attirassent l’attention d’un passantattardé et fussent cause d’un affreux scandale, entra dans la chambre. A sa vue, la marquise se précipita vers lui. Elle était à peu près nue,tremblante de colère, surexcitée par l’indignation, palpitante de lalutte qu’elle venait de soutenir. - Eh bien ! monsieur, cria-t-elle en désignant le page d’un gestevengeur de son beau bras. Eh bien, monsieur, vous ne pouvez plus douterà présent… Cet insolent… Le marquis l’interrompit avec beaucoup de calme. Le cas étaitdésespéré. Il n’avait plus qu’un moyen, estimait-il, pour obtenir cequ’il souhaitait : invoquer l’obéissance conjugale. Il le tenta. - Madame, dit-il, sachez que cet insolent, ainsi que vous dites, n’esten rien coupable. Si depuis trois mois il vous poursuit de son amour,c’est avec mon autorisation et même par mon ordre formel. Et comme la jeune femme le regardait, béante de surprise, il s’expliquaet en présence même du page raconta tout : sa haine contre son frère,sa volonté d’avoir un héritier direct et de l’avoir du fait d’un autre,puisque les glaces de l’âge l’en avaient rendu lui-même incapable.Ensuite, avec beaucoup de solennité, il fit appel aux bons sentimentsde sa femme, à son dévouement, à son sens du devoir, l’objurguant avecémotion et aussi lui ordonnant avec toute son autorité maritale de sesoumettre à son désir en contentant sur-le-champ les désirs du page. La marquise, d’abord ahurie, bientôt révoltée, avait, pendant cediscours, reprit son sang-froid. - Monsieur, répondit-elle, avec une dignité qui, bien qu’elle fûtencore presque une enfant, la rendit majestueuse, je ne puis vousobéir. Les droits que le mariage vous a donnés sur moi ont des limites.Je ne consentirai jamais à un acte qui compromettrait mon honneur surterre et mon salut au ciel. Le marquis comprit qu’elle ne cèderait jamais. Découragé, il n’insistapas. Cet échec toutefois l’affecta profondément. Il ne put s’enconsoler et sa fin en fut hâtée, car il mourut fort triste quelquessemaines plus tard. Un sentiment de justice lui fit toutefois, avantd’expirer, tenir les engagements pris envers le page. Estimant que cejeune homme avait fait de son mieux pour le servir et que s’il avaitéchoué cela ne lui était pas imputable, mais à l’exceptionnelle vertude la marquise, il lui acheta le régiment promis. Ayant rempli ce devoir, le marquis fit mander son plus intime ami, lemarquis d’Urban, et lui confia sous le sceau du secret la cause duchagrin qui le mettait au tombeau. Puis, muni des sacrements, il renditl’âme. __________ La révélation faite in articulo mortis par M. de Perraut avait causéune vive impression au marquis d’Urban. Trop émerveillé par ce qu’ilavait entendu pour tenir le serment fait au mourant, il ne puts’empêcher d’en faire part à plusieurs personnes, tout en leurrecommandant la plus complète discrétion. Le résultat fut, comme ilétait raisonnable de s’y attendre, que, dans la ville d’Avignon toutentière, le bruit se répandit de la rare et presque surnaturelle vertude la jeune veuve du vieux marquis. Cette vertu propagea ensuite saréputation dans toute l’étendue du Comtat Venaissin où chacuns’étonnait et admirait, si bien qu’une auréole de chaste gloireenveloppait la marquise. Dix-huit ans, si belle, si tentée, et tantd’énergie, de courage, de dignité, de constance, de continence, depudeur… C’était sublime, presque incroyable, et certains pensaientpresque inhumain… Cependant le marquis d’Urban avait un fils qu’il souhaitait établir. Ilsongea qu’aucune femme ne saurait mieux convenir à ce jeune homme quela petite veuve encore adolescente, encore vierge ou à peu près,séduisante, riche, et sage à ce point que son nouveau mari connaîtraitauprès d’elle une sécurité que rien ne pourrait perturber. Une tellevertu, prouvée surabondamment, en était un gage sûr. Mme de Perraut, tout en observant son deuil avec convenance,n’éprouvait pas, on peut le croire, un désespoir très vif de la mort deson époux, surtout après l’étrange conduite de celui-ci. Quand, letemps d’obligatoire retraite étant terminé, le marquis d’Urban luidemanda licence de lui présenter son fils, elle ne s’y refusa pas. Lejeune homme était d’extérieur agréable et de courtoises manières. Ilfit sa cour avec adresse et eut la chance que ses soins fussentrécompensés. Mme de Perraut l’agréa comme second époux. Après ce remariage, la jeune femme prouva victorieusement que sipendant sa première union elle était demeuré bréhaigne la faute ne luien incombait pas, mais au défunt marquis. En effet, elle eut, en troisans, trois enfants. Ici prend fin l’histoire de sa vertu première. ____________ Revenons de quelques temps en arrière en quittant Avignon pourVersailles. Pendant les derniers événements que nous avons vu se dérouler dans lacapitale du Comtat Venaissin, bien d’autres événements, historiques ounon, se passaient à la cour de Louis XIV. Inutile de parler des événements historiques, contentons-nous de nousoccuper des faits de « petite histoire » qui ont trait à notre récit,de loin d’abord, de près ensuite. La conduite d’un jeune homme de nom illustre, le chevalier de Bouillon,soulevait alors quelque scandale à la cour de grand roi. Le chevalier de Bouillon était le type parfait des « roués » de sontemps. Lovelace, – avant que Lovelace eût été inventé, – son but dansla vie et sa seule occupation étaient de séduire toutes les femmes quise trouvaient à sa portée : chambrières, bourgeoises, filles d’honneur,grandes dames… Il n’épargnait aucune femme, pourvu qu’elle fût jolie,et ne reculait devant rien pour ajouter une pièce de plus, humble oumarquante, à son « tableau de chasse », ainsi qu’il disait lui-même. Très beau, athlétique avec finesse et grâce, riche, d’une éléganceravissante, d’esprit adroit et subtil, appartenant à une maisonillustre, aux privilèges souverains, neveu d’un cardinal très puissantà Rome, paré enfin du prestige de bonnes fortunes répétées, ilrencontrait peu, ou plutôt ne rencontrait pas de cruelles. Il abusaitd’ailleurs, outrageusement, et avec la plus cynique indiscrétion, deses succès. Il s’en vantait, les prouvant si on en doutait, au méprisde la réputation de ses victimes, et même s’attribuait des triomphes,quand, par hasard, il avait été repoussé. Diverses histoires couraient, assez désobligeantes : des filles nobless’étaient montrées par sa faute fâcheusement et illicitement fécondeset avaient pris, – abandonnées par lui ou conseillées par lui – desmoyens extrêmes pour cacher leur faute. La Voisin avait eu descontinuatrices et les « faiseuses d’anges » ne manquaient pas à Paris. Tout cela était notoire, et un moment vint où le scandale dépassa lesbornes du tolérable. L’influence de Mme de Maintenon commençait àdevenir prépondérante à la cour. Une certaine pruderie était à la modequi n’admettait plus les fanfaronnades de vice et le libertinage outré.La conduite du chevalier de Bouillon irrita contre lui la nouvelleconseillère intime du roi et son cercle. Le roi lui-même, que diversescauses, notamment les scandales de l’Affaire des Poisons, avaientdisposé à la sévérité dans les mœurs, s’indigna. Louis XIV manifesta devant plusieurs courtisans le mécontentement vifqu’il éprouvait contre le roué. Un des courtisans, ami du chevalier deBouillon, crut devoir avertir celui-ci de la défaveur où il risquait detomber. Il le fit en se servant d’une formule imagée et courante. Il leprévint « que le roi gardait une dent contre lui. » - Pardieu, répondit le chevalier en pirouettant, je suis bienmalheureux que la seule dent qui lui reste il s’en serve pour me mordre. Peut-être était-ce spirituel, et peut-être aussi ne l’était-ce pas.Toujours est-il que l’ami du chevalier, avec ou sans mauvaiseintention, répéta le mot qui fit du bruit et fut redit à Louis XIV. Le résultat fut que le chevalier de Bouillon apprit, très directementcette fois, qu’il lui fallait choisir entre quitter la cour pendantquelques années ou entrer à la Bastille. La Bastille ?... L’exil en province ?... Les deux châtiments sevalaient presque pour un roué tel que le chevalier. Il préfératoutefois la province, fit ses parquets et gagna, en poste, Avignon. Sa réputation d’irrésistible don Juan y était déjà parvenue. On savaitses aventures amoureuses et que nombre de beaux yeux avaient pleuré surson départ. On le reçut avec une vive curiosité. Pour certains, ilétait la victime d’une injuste persécution. Pour tous, pour toutes, ilétait l’incarnation même de l’homme à la mode, du brillant seigneur quiprend tous les droits et casse tous les cœurs. ___________ Assez déconcerté de se trouver loin de la cour, théâtre habituel de sesexploits, le chevalier redoutait fort tout d’abord de s’ennuyermortellement, mais son heureux caractère reprit rapidement le dessus etil résolut de trouver, de façon ou d’autre, des distractions. On lui fournit vite, à sa satisfaction grande, l’occasion qu’ilsouhaitait. La vertu de Mme d’Urban était, nous l’avons vu, un articlede foi avignonnais dont on faisait grand cas. Le chevalier en futinformé dès son arrivée. Cette réputation, si contraire à la sienne,l’étonna et presque le choqua. En même temps elle lui réjouit l’âme, car il entrevit aussitôt qu’ellelui procurait ce moyen de distraction qu’il désirait, et un moyen telqu’il n’en eût pu rêver de plus intéressant. La vertu de Mme d’Urbanétait inattaquable ? Eh bien, il l’attaquerait ! Cette vertu étaitinvincible ?... Eh bien, il la vaincrait. On doit ajouter qu’avant deprendre cette décision il s’était fait montrer la jeune femme etl’avait trouvée très à son goût, avec surtout certain petit air deréserve et de candeur des plus alléchant. Il se fit présenter, commença son jeu et, chose qu’il n’attendait pas,triompha avec une étonnante rapidité. Il avait, il est vrai, le moyende rencontrer partout où il le voulait la jeune femme que M. d’Urban,dans la persuasion où il était de son inaltérable sagesse, laissaitentièrement libre. Aux premiers mots d’amour du chevalier, Mme d’Urban ne s’irrita pas,mais parut troublée. Elle ne prit pas la fuite, mais écouta,frémissante. Le chevalier était-il irrésistible, comme il le croyait,ou bien venait-il à l’heure psychologique où la jeune femme, – à quipersonne ne faisait la cour vu sa réputation, – devait faillir ? Ellefaillit et, à ce qu’il semble, en grande joie. Où était celle qui avait si intrépidement repoussé jadis le pageamoureux ? Où était celle qui, pendant trois années, avait été sifidèle épouse et si bonne mère ? Mme d’Urban se donna au chevalier avectout l’emportement, toute l’imprudence d’un amour ardent qui ne calculerien en dehors de soi-même, et qui ne recule devant rien pour sesatisfaire. Elle recevait son amant chez elle, presque quotidiennement,et jusqu’au milieu de la nuit, sans avoir le moindre souci de son mariqui n’avait aucun soupçon de l’intrigue se passant sous son toit, etqui ne venait chez sa femme que quand elle le lui permettait,c’est-à-dire, à présent, jamais. Elle se prétendait souffrante. Si le mari ne savait rien, il n’en était pas de même pour le public.Les assiduités de M. de Bouillon auprès de la marquise furentremarquées, ses fréquentes visites ébruitées… Quelle stupeur générale !Eh quoi, Mme d’Urban… la chaste et fidèle Mme d’Urban ?... Maisl’évidence s’imposait. Du reste, le chevalier ne cachait nullement sesamours ; et même, avec ses habitudes de fatuité et d’indiscrétion, ils’en targuait ouvertement. Oui, il avait séduit celle dont la farouchevertu avait si longtemps été inexpugnable… Oui, il avait paru, et celalui avait suffi pour triompher. En Avignon cependant, certains doutaient encore et prétendaient que lechevalier se vantait. Alors, fâché, il donna des preuves… Et quellesscandaleuses, irréfutables, insolentes preuves !... Il ordonna à un de ses valets de l’attendre avec un falot et unesonnette, la nuit, devant la maison de sa maîtresse. A une heure dumatin, il sortit. Le laquais prit les devants, agitant sa sonnette,brandissant son falot. Au bruit, des fenêtres s’ouvrirent, des têtescurieuses parurent. On reconnut aisément le chevalier, qui avançaitlentement, fièrement, le front haut, le visage bien éclairé par lalueur dansante et vive du falot. M. de Bouillon eut soin de répéter trois nuits de suite la mêmecérémonie, à laquelle chacun se faisait plaisir d’assister malgrél’heure tardive. Personne dès lors ne douta plus. __________ M. d’Urban enfin fut avisé par des amis charitables qu’il était lafable de la ville. Il tomba de son haut, plus stupéfait tout d’abordque courroucé, tellement l’événement était inattendu. Qu’est-ce quecela voulait dire ? Sa femme, un amant ? A qui se fier si la vertueuseentre les vertueuses cessait de l’être, mentait à une réputation sibien établie ? Il était consterné mais, n’appartenant pas aux maris dugenre tigre, – c’était à l’époque peu de mise, – il ne songea pas àappeler en duel le chevalier, ni à le faire tuer, ni à tuer l’épousecoupable qu’il continuait d’aimer. Il se contenta, au cours d’uneexplication orageuse, d’ordonner à celle-ci de ne plus recevoir sonamant. Mme d’Urban fut atterrée, mais pas une seconde elle ne songea àrespecter cette défense. Ne plus voir cet amant adoré était au delà deses forces. Le lendemain même, dès que M. d’Urban eut, avant midi,quitté la maison, elle envoya au chevalier un message pour lui direqu’elle l’attendait et qu’il vint sans retard. Ce qu’il fit, ne sedoutant pas de ce qui s’était passé. L’eût-il su d’ailleurs, il étaitde caractère à venir tout de même et avec plus encore d’empressement,par orgueil et goût du risque. Dès qu’il fut là, elle se jeta dans ses bras, le couvrit de baiserspassionnés et le mit au courant des événements en lui reprochantdoucement d’avoir, par ses imprudences, suscité le malheur affreux quiles frappait et risquait de les séparer, ce à quoi, dit-elle aveclarmes, elle eût préféré la mort. Le chevalier, qui commençait à se lasser de cette maîtresse ardente,mais un peu encombrante, ne considéra pas, en lui-même, l’événementcomme une catastrophe. Il n’en montra rien, mais joua à Mme d’Urban unede ces comédies où il était passé maître à l’égard des femmes. - Mes imprudences ? dit-il avec une apparence de tristesse nuancée desévérité. Mes imprudences, Madame !... Mais je n’ai jamais commisd’imprudences. Ce sont les vôtres qui ont provoqué la disgrâce qui fondsur nos amours et les détruit. Comment ? vous me recevez tous les joursau vu et au su de vos domestiques, quand je ne viens pas vous me faiteschercher, comme tout à l’heure, quand je veux partir vous me retenez etvous vous étonnez qu’un époux, même aveugle ainsi qu’est le vôtre,finisse par être averti… Il continua assez longuement avec un tel ton de bonne foi que sacrédule maîtresse finit par être persuadée qu’il avait raison et ànouveau se jeta dans ses bras en sanglotant et en le priant de luipardonner ses maladresses, funestes fruits d’une trop vive passion. A ce moment des bruits de pas assez nombreux et étouffés se firententendre dans l’escalier et s’arrêtèrent sur le palier. Dénouant enhâte les bras de son amante éplorée, le chevalier courut pousser lesverrous de la porte et resta un moment aux écoutes. Que se passait-ilderrière cette porte ? Il se passait que M. d’Urban se trouvait sur le palier avec cinq ousix domestiques vigoureux et qu’il attendait la sortie duchevalier pour se saisir de lui. M. d’Urban, depuis la scène de la veille avec sa femme, avait réfléchià son infortune conjugale, et peu à peu la jalousie et la colères’étaient substituées en lui à la stupeur première. Décidé à agir si safemme, n’obéissant pas à ses ordres, continuait à recevoir son amant,et presque certain du reste qu’elle n’obéirait pas, il lui avait tenduun piège, était sorti tout exprès, laissant en vigie un valet deconfiance qui savait où le trouver et devait venir le prévenir si dunouveau se produisait, ce qui eut lieu. M. d’Urban averti de l’arrivée du chevalier était revenu chez lui enhâte et avait pris les dispositions que l’on sait. Le chevalier cependant, avec son expérience des surprises de l’adultèreet des réactions des maris jaloux, comprit vite que quelque guet-à-penslui était tendu. Sans s’étonner, et sans s’inquiéter le moins du monde de la positiondifficile où il laissait sa maîtresse, défaillante, baignée de larmeset exposée à la colère d’un époux outragé, il alla à la fenêtre etl’ouvrit. Il était une heure de l’après-midi. Un grand concours de populaireétait rassemblé devant la maison, ayant sans doute eu vent par lesdomestiques que des incidents peut-être dramatiques allaient seproduire. Le chevalier toutefois n’hésita pas, et bien que le sol fûtdistant d’une vingtaine de pieds, avec une sûreté et une légèretéd’acrobate, il sauta dans la rue, renouvelant l’exploit que la mère deMme d’Urban, l’infortunée marquise, avait accompli quinze ans avant auchâteau de Ganges pour fuir ses assassins. Il toucha terre sans se faire aucun mal, et très tranquille, sans êtrepoursuivi, lui, par aucun ennemi, il fendit la foule curieuse qui lecontemplait, émerveillée de son sang-froid, et rentra chez lui du pasle plus majestueux. __________ Assez content du résultat de l’aventure qui ne pouvait qu’ajouter à sagloire, le chevalier résolut d’en narrer les détails pittoresques auxamis qu’il s’était fait depuis son arrivée dans la ville. Pour cela, illes invita à souper le soir même chez le plus renommé traiteurd’Avignon, un certain Lecoq, gros homme frais et réjoui qui semblaitune preuve vivante de l’excellence de sa cuisine. Lecoq fit merveille. Les convives burent et mangèrent du meilleur…burent surtout, si bien qu’à l’issue du souper ils étaient tous ivres. Que se passa-t-il alors entre eux et l’hôtelier qu’ils avaient convoquépour le féliciter et l’inviter à boire un verre de vin de Bourgogne ?La scène fut exposée diversement par les amis et les ennemis duchevalier. Les premiers racontèrent que Lecoq, ivre lui-même, s’étaitmontré, à la suite d’une plaisanterie du chevalier, plus qu’insolent ;il y avait eu rixe et, pendant cette rixe, l’hôtelier, de tempéramentsanguin, était tombé, foudroyé par une mort subite, imputable au vin età la colère, non au chevalier. Les seconds (les ennemis), se basant surle témoignage d’un garçon du traiteur, affirmèrent que la «plaisanterie » du chevalier avait consisté à dire au bonhomme : « Tu estrop gras, tu n’es bon qu’à faire un chapon », et à le saisir,l’attacher… et accomplir sur lui l’opération que Fulbert fit infliger àAbélard… Opération au cours de laquelle Lecoq était mort. Toujours est-il qu’une plainte fut portée auprès du légat qui, pour lepape, gouvernait Avignon. La réputation du chevalier de Bouillon était,dans la ville, aussi mauvaise qu’elle l’avait été à la cour. Elleautorisait bien des suppositions et rendait plausibles beaucoup decalomnies. De toutes façons, un homme était mort, de mort violente, aucours d’une orgie, ses proches avertis se plaignaient ; une fois deplus, le chevalier suscitait un scandale. Le légat, toutefois, parégard pour le cardinal de Bouillon, oncle du chevalier, ne fit pasarrêter celui-ci comme il en avait eu d’abord l’intention, mais lui fitdire qu’il devait quitter Avignon sur-le-champ, sans quoi la justicesuivrait son cours. Le chevalier ne se fit pas répéter cet ordre. Sans grand regret, car ilcommençait à se fatiguer d’Avignon, il commanda des chevaux de poste etfit graisser sa chaise. Avant de partir cependant, et comme il luirestait quelques moments, il eut la fantaisie de faire, non par amour,mais par bravade, une dernière visite à Mme d’Urban. L’audace même de cette démarche la facilita. Le chevalier futintroduit, par une chambrière qu’il avait gagnée, auprès de la jeunefemme, confinée dans son appartement depuis une scène violente qu’elleavait eue la veille avec son mari après la fuite du chevalier. Mme d’Urban faillit s’évanouir de joie en revoyant cet amant chéri dontelle se croyait à jamais séparée. Elle le couvrit de baisers et delarmes. Le chevalier lui annonça qu’il lui fallait partir, une fois deplus victime de la persécution. Elle gémit sur ses infortunes, lui juraun amour que l’absence ni le temps ne pourraient affaiblir et, afin dele consoler un peu, afin aussi d’être encore présente à ses yeux quandil serait loin, elle décrocha un portrait d’elle richement encadré,coupa aux quatre côtés la toile, la roula et la remit à celui dont ledépart lui fendait le cœur. Le chevalier reçut avec bonne grâce ce touchant donc de l’amour et pritcongé de sa maîtresse ruisselante de pleurs. Mais, à peine hors de lachambre, comme il trouvait le rouleau encombrant, il le déposa sur lepremier meuble venu. Mme d’Urban sortant à son tour de sa chambre, après quelques momentsconsacrés au désespoir, vit sur le meuble le portrait. Elle crut à unoubli du chevalier, causé par l’égarement de la douleur, et, appelantun valet, elle lui ordonna de monter à cheval et de se lancer à toutebride à la poursuite du voyageur pour lui remettre une image à lui sichère et qu’il devait si cruellement regretter d’avoir laissée derrièrelui par mégarde. Le valet obéit. Il fit grande diligence et enfin aperçut de loin sur laroute le voyageur qui achevait de relayer. Il appela, mais ses crisdonnèrent l’alarme au chevalier qui, se croyant poursuivi par ordre dejustice, dit au postillon de repartir à fond de train. Ce fut fait, etce n’est que deux lieues plus loin que le valet entêté dans l’exécutionde sa mission parvint à rejoindre la chaise du fugitif. Il fit arrêterle postillon et, mettant pied à terre, vint respectueusement présenterau chevalier le portrait que « monseigneur avait oublié ». Le chevalier, qui déjà ne se souvenait plus du portrait ni mêmepeut-être de son original, avait écouté avec étonnement l’explicationdu valet, et quand il eut compris : - Voilà un plaisant maraud qui s’égosille et crève un cheval pour unepareille sottise, dit-il, en colère d’avoir eu peur. Reporte àl’instant même à celle qui te l’a remis ce portrait dont je n’ai quefaire ! Le valet insista. Il avait reçu un ordre formel. Jamais il n’oserait ymanquer en rapportant le portrait. - Bien, je le prends, dit le chevalier agacé de cette obstination. Vademander au maréchal ferrant qui est là-bas un marteau et quatre clous. Etonné, le valet obéit et rapporta les objets demandés. Le chevalieralors, de ses propres mains, cloua le portrait au dos de sa chaise deposte dans laquelle il remonta en donnant l’ordre au postillon derepartir. Le valet resta sur la route, ahuri, regardant s’éloigner la voiture oùétait affiché le portrait de sa maîtresse, à qui, au retour, il n’osapas raconter l’incident. Mais l’histoire du portrait ne se termina pas là. Comme le chevalier setrouvait sans argent pour payer son postillon, il s’avisa de déclouerla toile et de la donner à cet homme en lui disant qu’il n’avait qu’àla mettre en vente à Avignon en indiquant de quelle façon il l’avaiteue en sa possession, et qu’il pouvait être certain qu’on la luiachèterait vingt fois plus cher que le prix de la poste. Le postillonaccepta et, le lendemain, à la devanture d’un fripier de la ville, toutle monde put voir le portrait de Mme d’Urban auquel était annexée unenotice explicative et circonstanciée. Le même jour, un amateur descandale, ou peut-être un émissaire de M. d’Urban, prévenu del’incident, l’acheta vingt-cinq louis. Cette fois, l’esclandre fut effroyable. Les parents de M. d’Urban seréunirent en conseil de famille et décidèrent de solliciter du roil’internement en quelque couvent de la femme coupable, et coupable avectant d’éclat et d’obstination. Cependant, cette décision ne fut pas suivie d’effet. Un coup de théâtrese produisit. Quand, à l’issue de la réunion, on voulut fairecomparaître Mme d’Urban, on s’aperçut qu’elle avait disparu. __________ Cependant, comme tout s’apaise, le scandale s’apaisa. Une forte somme,envoyée par le cardinal de Bouillon, servit d’indemnité aux parents del’hôtelier Lecoq. Celui-ci – on le proclama du moins – était bien mortd’apoplexie ; de faux rapports avaient un moment égaré l’opinion d’unefamille affligée. L’affaire ainsi n’eut pas d’autres suites. Lechevalier, après deux années passées à voyager en Italie et enAllemagne, revint en France librement et put reparaître à la cour sansqu’on lui tînt rigueur du passé. Et Mme d’Urban ? Qu’était-elle devenue après sa disparition ? Oùétait-elle ? Pendant un mois personne ne le sut… Personne, sauf M.d’Urban à qui elle avait, après quelques jours, fait savoir qu’elles’était retirée dans le château d’une vieille parente qui la tenaitcachée. Elle était repentante, détestait son péché, déplorait seségarements coupables et laissait entendre qu’elle reviendraitvolontiers. M. d’Urban n’était pas un homme féroce. Il aimait toujours la volage,estimait cruel de priver de la présence maternelle ses trois enfants…S’il hésita, ce ne fut pas pendant longtemps, ou peut-être feignit-ilseulement d’hésiter par respect humain. Bientôt il s’engagea dans lavoie des négociations, puis dans celle du pardon, et Avignon, un beaumatin, vit reparaître Mme d’Urban qui, comme si rien ne s’était passé,reprit sa place sous le toit conjugal et, dès lors, fut commeautrefois, et sans plus de défaillance, bonne épouse et bonne mère. Latourmente d’amour était passée. Elle retrouvait sa vertu qui semblebien avoir été sa véritable vocation. FRÉDÉRIC BOUTET. retour tabledes auteurs et des anonymes |