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BEAUVOIR, Roger de (1809-1866) : Le Tailleur (1842).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (20.III.2014)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 5 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 

Le Tailleur
par
Roger de Beauvoir

~ * ~



                 M. JOURDAIN.Comment, mon habit n’est point encore arrivé ?
                       LE LAQUAIS.Non, monsieur.
                       M. JOURDAIN.Ce maudit tailleur me fait bien attendre, pour un
                       jour où j’aitant d’affaires ; j’enrage ! Que la fièvre quartaine puisse
                       serrer bienfort le bourreau de tailleur ! au diable le tailleur ! La
                       peste étouffele tailleur ! Si je le tenais maintenant ce tailleur détes-
                       table, cechien de tailleur-là, ce traître de tailleur !...
                              (Le Bourgeois gentilhomme, acteII, scène 7.)

                       Mon père al’honneur d’avoir le premier retenu son haleine en se
                       faisantprendre la mesure d’un habit, afin qu’il y entrât moins d’é-
                       toffe.
                              (Le Roman comique, chap. XIII.)




QUEL  est ce pauvre hère, aussi maigre que la batte d’Arlequin,jaune et maladif à faire trembler, dont la poitrine rentrée décrit unarceau, dont les jambes grêles forment un X ? Un bouquet de barbetaillée en pointe à la façon de celle de Don Quichotte grisonne sur sonmenton, des lunettes de magicien ou d’alchimiste pincent son nez ? illaisse tomber de joie ses ciseaux en vous voyant tourner le coin de sarue et monter ses quatre étages. Vous sonnez à sa porte, et il vousreçoit avec les façons les plus humbles, vous offrant la meilleurechaise de chez lui. Il n’a pas de valet, il n’a que sa femme, sorte defigure chinoise qui incline la tête à vos moindres ordres, et dont lesourire stéréotypé commence au premier de l’an pour finir à laSaint-Sylvestre. A vous voir monter chez cet homme logé au plus hautpalier de la maison, vivant dans une cage méphitique, entre unperroquet déplumé et une femme qui sent la cuisine, un provincialcroirait que vous lui portez quelque aumône ; vous sortez cependant, etil vous reconduit, son bonnet de soie noire à la main, en descendantvingt ou trente marches. Serait-ce un usurier ? il est trop modeste ;un propriétaire ? il serait bien mal logé ; un auteur ? cela pourraitêtre. Levez les yeux et regardez cet écriteau, il vous dira son métier.

C’est un tailleur.

Et ce monsieur en frac noir mollement porté sur les coussins de cetélégant cabriolet, ayant un nègre en livrée à côté de lui, et quiconduit en gants jaunes, sans crier gare par les rues les plusdifficiles ? Son harnais est dans le dernier goût, son cheval lui a étévendu par Crémieux ; il a acheté ce nègre, parce qu’un nègre dans unéquipage est de très-bon air. Les roues de son char vous frôlent enpassant, il manque de vous écraser. « Quel est cet insolent ? »demandez-vous au commissionnaire du coin qui le connaît. Il répond :

« C’est un tailleur. »

Dans l’état de tailleur on est le favori ou le plastron de la fortune.On habite des salons ou une mansarde ; on a une loge aux Bouffes, oul’on végète. Un tailleur du nom de Reblet vient de faire construire unefort belle maison en pierres de taille, rue de Richelieu, à deux pas dumonument de Molière ; la façade porte son nom. Un autre tailleur, quisans doute avait lu Chatterton, s’est suicidé rue du Pot-de-Fer pouravoir manqué un habit de garde national.

Au temps où nous vivons, tout le monde s’habille, à très-peud’exceptions près ; mais ce qu’il y a d’infiniment triste pour lestailleurs, c’est que tout le monde s’habille de même. L’habit noir estdevenu la charte universelle ; il fera le tour du globe. C’est àl’Angleterre que nos malheureux drapiers doivent cette révolution.L’habit de Franklin et son grand chapeau de quaker ont porté, vers lafin du dix-huitième siècle, le premier coup à la soie et au velours.Autrefois, dans une maison bien réglée, le valet de chambre d’un grandseigneur devait prendre soin d’habits tellement miraculeux, que lesplus beaux coffres en laque et en bois de rose ne paraissaient pas tropmagnifiques pour les renfermer. La confusion des rangs n’avait pasencore amené celle du costume, les princes étaient vêtus comme devaientl’être les princes, les bourgeois portaient l’habit de la bourgeoisie.Les artistes, les poëtes, musiciens ou peintres, avaient non-seulementdes Ordres qui les distinguaient et les classaient dans le monde ; maisencore on les reconnaissait à la seule couleur ou à la coupe de leurvêtement. La condition du tailleur sous les siècles précédents sembleplus lucrative au premier abord ; ils taillaient en grand dans la soieet le velours, ils étaient à la fois marchands de bas, rubaniers,cordonniers, etc., ils se chargeaient de tous les détails d’unetoilette. La scène huitième du Bourgeois gentilhomme mentionneexpressément les bas de soie et les souliers envoyés par le maîtretailleur à M. Jourdain (1). Atteints dans leur industrie sous lespremiers règnes, par la publication des lois somptuaires, les tailleursne se vengèrent que trop de cet édit par la suite : l’ampleur desétoffes, les broderies, les fourrures, coûtaient de bons écus tournoisà nos ancêtres. Le plus beau temps des tailleurs dut être celui desValois, de Louis XIII et de Louis XIV. Les modes d’Italie et d’Espagneservaient de prétexte à l’exagération du luxe, il est vrai ; mais, ilfaut le reconnaître aussi, les tailleurs à cette époque étaient devéritables artistes. Ils existaient en corporation, ils secommuniquaient des dessins et des idées. Les peintres, on ne peut lenier, avaient alors sur les modes une influence plus marquée qu’ils nela possèdent aujourd’hui que tout le monde se ressemble. Depuis lesgravures de Callot jusqu’aux toiles de Boucher, quelle vaste bigarrure,quelle friperie de costumes ! Alors le tailleur pouvait s’écrier à bondroit : Et ego pictor ! Il répandait le dessin et les fleurs de labroderie sur le costume ; il était chargé d’exécuter les pompeux habitsinventés depuis les fêtes de François Ier jusqu’aux carrousels de laprincesse d’Élide. Quelle gloire pour lui de voir son œuvre applaudie àl’égal d’une œuvre de Molière, dans ces admirables quadrilles deVersailles, où il ne s’agissait de rien moins que de représenterThalestris, reine des Amazones, venant au camp d’Alexandre avec sasuite ! Le dauphin surchargé de pierreries, d’or massif et dedentelles, faisait Alexandre, madame la duchesse de Bourbonreprésentait Thalestris. Les Amazones de cette fête guerrière, toutesdistinguées par leur rang, leur esprit et leur beauté, toutes portantdes noms aussi illustres que ceux des Choiseul, des d’Estrées, des LaFare, des d’Hautfort, des d’Humières, passaient et repassaient dans cesjeux galants et magnifiques comme autant de constellations royales. Lesdiamants pleuvaient à leurs cheveux, à leurs robes ; quand ellescouraient la bague, c’était à éblouir, à vous donner le vertige !Imaginez-vous pendant ce temps le tailleur de la cour (2) caché dansl’ombre de quelque charmille, comme un auteur qui se cacherait dans lacoulisse, suivant du regard chacun de ces héros qu’il a vêtus, chacunde ces princes qui lui a coûté tant de veilles ! Il tremble, il frémità chaque volte décrite par les chevaux, à chaque froissement impétueuxdes cavaliers ; la sueur inonde son front, il croit voir l’habit de M.le Prince se déchirer, le pourpoint guerrier de mademoiselle d’Humièrescraquer insidieusement. Il lui faut les éloges d’un Condé ou du roilui-même pour se remettre ; sans cela le digne homme se frapperaitpeut-être de ses ciseaux comme Vatel de son épée.

Mais aujourd’hui, bon Dieu ! que représente un homme qui s’intitule : Tailleur de la cour et des princes ! Aujourd’hui qu’il n’y a plus de Maison du Roi, et que les tailleurs ne portent plus l’épée ;aujourd’hui (ce qui est plus grave) que le premier des princess’habille comme le premier des bourgeois, que veut dire ce mot : Tailleur de la cour ! Il y en a par centaines et par milliers ; il yen a jusque dans la banlieue, aux Batignolles et à Belleville. Ilsuffit d’un homme qui a fait six gilets de bal à quelque prince, pourque le prince lui donne ce titre en guise de rentes, d’honneurs, et de bouche à la cour. En général, ce sont de tristes ouvriers que tousces tailleurs en titre, fussent-ils protégés par les maisons de France,d’Allemagne ou de Nassau. On ne saurait rien voir de plusmaussadement habillé que tous les gens de la cour, depuis lesprécepteurs des princes jusqu’aux commis, depuis les ministreseux-mêmes jusqu’à leurs laquais. D’où vient ceci, et n’y aurait-ilpoint quelque flatterie indirecte dans cette humilité princière quis’est retranchée pour tout luxe dans le frac bourgeois, les socques etle parapluie ?

Nous parlerons durant le cours de cet article assez longtemps dutailleur civil, pour nous occuper d’abord du tailleur militaire.

Le tailleur militaire a dû se ressentir nécessairement des vicissitudespolitiques. Toutefois, hâtons-nous de le dire, une branche importanterendue à son commerce habituel depuis juillet 1830, c’est l’habit degarde national. Ce travestissement milicien, dont la forme a déjàchangé plusieurs fois, paraît devoir être immuable. Nous ne pouvonsaffirmer qu’il brille par les agréments, sa simplicité étant connue,mais il est prescrit par les ordonnances, et parade aux jours dits surle dos des légionnaires plus ou moins bien faits. Une tête d’épicierressortant de ce frac bleu produit sur le passant le plus morose uneffet désopilant ; il croit voir une coloquinte guerrière. L’habit dela garde citoyenne ainsi confié aux mains du tailleur, celui-ci n’aplus qu’à étudier le galbe du héros qu’il doit vêtir ; s’il est fluetou ventru, si sa poitrine rentre, etc., etc. Le grand calcul dutailleur militaire consiste à habiller fort juste les gens quiprennent du ventre, il fera de la sorte deux habits par an à son dignebéotien. Un autre calcul du tailleur, c’est de se mettre dans lacompagnie de son client, afin d’habiller peu à peu les individus qui lacomposent ; le corps de garde ainsi devient pour lui une véritableannonce.

Le tailleur militaire n’en habille pas moins d’autre héros de toutearme et de tout pays. La panoplie de sabres, d’épées, de gibernes, decasques, de shakos, de bonnets à poil, qui attire l’œil dans sonatelier, prévient en sa faveur le César provincial qui vient luicommander son uniforme. Le tailleur militaire porte d’ordinaire lesmoustaches ou la royale ; il a chez lui plusieurs portraits de Napoléonet de Murat, les barricades de 1830 mises en couleur, un buste du roiet plusieurs lithographies de Vernet. Il a autour de lui un escadron de coupeurs, aux figures tudesques et barbaresques, qui fredonnent duBéranger, ou à défaut du Béranger, la Colonne d’Émile Debraux. Cesintrépides sabreurs d’habits méprisent les pékins et vous observent dèsl’entrée avec un certain air de fierté romaine qui cède bientôt devantle regard du maître. N’est-ce pas lui, en effet, qui contient de tempsà autre par sa seule fermeté leurs coalitions républicaines ?Lorsqu’ils se révoltent et se présentent devant lui comme les flotsirrités devant Neptune, c’est lui qui prononce le quos ego, et toutrentre dans le devoir.

Le tailleur militaire, qui va parfois se récréer au spectacle,affectionne particulièrement le Cirque-Olympique. Là, en effet, ilretrouve une vaste Odyssée de désastres et de costumes ; il suit lecheval de Napoléon dans la mêlée ; il admire le jeu et les uniformesdes acteurs. En se retirant, il a l’œil humide et chante à voix basse,en rasant la boutique du marchand de galette :

        Qu’ils étaient beaux jadis dansla bataille,
        Ces habits bleus par la victoireusés !

Beaucoup de tailleurs militaires (trop peut-être !) ont pour enseigne : Au Roi Frédéric. La prise de tabac que ce Salomon du Nord déverse surson uniforme bleu à revers rouges n’a pourtant rien de guerrier. Nousapprouvons davantage l’idée d’un tailleur de Versailles, qui s’est faitpeindre une redingote grise avec une épée en guise de tête ; il y aau bas : A l’invincible redingote.

A son air, à sa démarche, ou à son habit, nous vous défions bien dereconnaître le tailleur civil ; il ressemble à tout le monde, et n’avraiment de signe ou d’indice particulier que le brisement assezsensible de ses jambes qui le font ressembler à un compas tordu surlui. Rarement il cause debout, il lui faut l’appui d’une table ou d’unfauteuil. Il est civil, très-civil, excessivement civil, surtoutquand vous faites chez lui de la dépense. Il vous parle de M. le comteun tel qui a pris telle étoffe, du duc de  qui sort de chez lui,du temps qu’il fait, et des gilets qu’il vous faut porter. Ce jour-ciil vous reçoit en pantalon de molleton blanc, avec une veste idem ;demain ce sera en habit noir et en souliers vernis, car il  mènesa fille aux Bouffes. La fille du tailleur est pour l’ordinaire élevéeen pensionnaire de madame Campan : elle a un piano de Pleyel, un maîtreà chanter du grand Opéra, ou du théâtre Italien, à 20 francs le cachet,un chien épagneul de la race de King Charles, et des fleurs danstoutes ses jardinières. Elle lit tous les romans, ceux de madame Sanden tête ; elle en fait des extraits sur un album de Susse. Pervenchesolitaire, cachée à tous les regards de la clientèle, elle s’épanouittristement au fond de sa chambre, maudissant l’humilité de sanaissance, et levant de ses doigts légers la persienne de sa chambrechaque fois que le cabriolet d’un lion, ou d’un homme titré, s’arrêtedevant la porte. Bien qu’elle ait vu Cathos et Madelon dans les Précieuses ridicules, elle tourmente chaque jour son digne père, pourqu’au lieu de tailleur il mette sur son enseigne le mot Taylor.

Sa mère, digne femme, qui ne ressemble pas mal à un melon sur uneborne, tant l’obésité de sa taille et celle de ses joues luttentensemble, élève parfois sa voix glapissante du fond de l’atelier oùelle se promène, pour lui crier : Amanda, ou Athénaïs. Cette massede chair, qui se meut difficilement, garde autour d’elle trois chats,une vieille femme de chambre et un coupeurémérite, devenu sondomestique à la suite d’une banqueroute. Ce garçon lui lit lespremiers-Paris des journaux, le cours de la rente et le feuilletondes théâtres : voilà plus qu’il n’en faut pour l’endormir chaque soir.

Cependant il vous faut préciser ce nouveau terme de coupeur, quivient d’intervenir dans notre récit. Le coupeur est au tailleur cequ’est le cheval anglais au tilbury ; il s’attelle à sa fortune et luivoue ses jambes. Les coupeurs habiles nous viennent ordinairement deLondres, souvent ils ne valent pas nos coupeurs français ; mais ils ontpour eux ce qu’ont les Bouffes, le bonheur de n’être point Parisiens. Apeine déballé en France par le paquebot, le coupeur anglais tranchesans façon dans tous les draps, il leur donne le chique, il leurimprime sa coupe.

De là ce nom de coupeur, et de là aussi l’extravagant empire que prendbientôt ce personnage chez le tailleur. Il lui impose ses goûts, sesfantaisies, ses prix ; le tailleur est son esclave. Il ose donnerquelquefois le bras à sa femme, il chante des ballades avec sa fille,il coupe la parole à ses garçons : c’est le cardinal Richelieu devenuroi. Il augmente les clients, il imagine des multiplications insensées,il a vraiment l’art de grouper les chiffres. Cependant le bruit s’estrépandu que le tailleur un tel avait un prodigieux coupeur, sa fortuneest faite, il est à la mode, il songe à s’acheter une campagne. Unsoir, son coupeur chéri, son dieu, sa providence, arrive l’air sereinchez lui, et lui apprend qu’il va monter une maison à son propre compte: cela n’est qu’une ruse pour sonder le tailleur, dont le coupeur veutdevenir le gendre. La demande tombe d’autant plus mal, que la fille dutailleur va épouser incessamment un pair de France. Le patron atterrébalbutie des excuses, le coupeur sort furieux. Appelant à l’aide de sarage les imprimés Bidaut, il inonde Paris de circulaires superbes ;ces lettres apprennent aux pratiques du tailleur que son coupeur l’aquitté. C’est là un rude coup porté à l’industriel : le fameux *** ferme son magasin et marie sa fille à un artiste.

Dans les établissements de tailleurs un peu haut placés, il va sansdire que le tailleur ne vient jamais chez vous (à moins que ce ne soitpour toucher sa note) ; d’habitude il vous envoie l’un de ses garçonsavec des étoffes à choisir. Le babil de ce garçon vous étourdit ; lesgilets qu’il fait défiler sous vos yeux ont tous les couleurs del’arc-en-ciel, vous finissez par en prendre un dont un ami sensé vousdégoûte le soir même. Une des variétés les plus curieuses de cecommerce nomade, c’est ce que les tailleurs appellent le pantalon dedemi-saison. Ce pantalon peut aller, disent-ils, d’avril en octobre ;or, en avril il est trop froid, en été trop chaud, en octobre on portedu drap. Il fait le pendant du gilet du matin, autre glu à laquellese laissent prendre les victimes de la loquacité du tailleur. Un dandyde Paris qui ne se lève qu’à trois heures, comptait hier devant nousvingt-cinq gilets du matin dans son armoire ; ils étaient tous pareils,à peu de chose près, à ceux du soir.

A Paris, où tout se rencontre, il y a des tailleurs honnêtes quiprétendent vendre à moitié prix ce que leurs confrères vendent ledouble. Ainsi en est-il des tailleurs du Palais-Royal et des diverspassages de Paris. Mais ne faut-il pas que ces honorables industrielspayent leurs loyers, et ces loyers ne sont-ils pas plus chers quepartout ailleurs ? Les tailleurs des passages ont presque tous à leurporte un mannequin habillé, à l’instar des tailleurs de Londres ; ilsont de plus qu’eux des robes de chambre ébourriffantes, dont la plusgrande partie est en soie de Lyon, et qu’ils vendent à très-haut prix ;et des gilets d’or et d’argent qui plaisent aux beaux de Carpentras.C’est au Palais-Royal que rayonne aussi sous la vitre du bijoutier lecomplément indispensable des habits militaires ou diplomatiques, lescroix, les ordres étrangers, les rubans de francs-maçons. Un secrétairede légation qui ne brillait pas par le choix et l’élégance de sesvêtements (chose assez rare, il faut le reconnaître dans le corpsdiplomatique), reçut dernièrement la croix d’honneur sans l’avoirsollicitée. « C’est pour habiller ce pauvre B…, »  dit sonministre.

Un de nos littérateurs les plus distingués avait trouvé bon de nourrirchez lui par humanité un jeune homme qui lui servait de copiste. Cejeune homme pouvait ne pas manquer de littérature, mais certainement ilmanquait de linge. Il en résulta que peu à peu certaines cravates dulittérateur disparurent, après les cravates vinrent les gilets, aprèsles gilets, les pantalons. Les éclipses progressives effrayèrent lelittérateur, il se résolut à mettre à la porte le copiste. Le copistelui adressa un cartel, l’arme proposée par lui était le pistolet.L’homme de lettres, après avoir fait de nouveau l’inspection de sagarde-robe, répondit au copiste :

« Monsieur,

« Je me vois dans la cruelle nécessité de refuser la partie que vousvoulez bien me proposer. Vous possédez plusieurs objets de toilette quim’appartiennent ; vous conviendrez que je ne puis aller sur le terrainpour tirer contre moi-même et détériorer ma garde-robe. Autant vaudraitme suicider.

« J’ai l’honneur, etc. »

Le tailleur de campagne habille M. le maire, le maire-adjoint, qui estcharron ou serrurier de son état, les gardes-champêtres et les gardesnationaux. Il s’intitule ordinairement : un tel, tailleur à la modede Paris. On le reconnait à sa petite veste de chasse à boutons decorne, son amour pour la grande armée, et son zèle en faveur de lagarde communale. Il reluque les gros propriétaires de l’endroit, ettravaille gratis pour leurs valets de chambre ou leurs cochers, afind’avoir la pratique du maître. La soutane du curé lui revient encore dedroit, ainsi que les coutures dont peut s’honorer la chasuble antiquedes chantres. C’est chez cet homme que babillent le soir les commères,entre un geai et un porteballe qui apporte à point nommé au tailleurles échantillons de la ville. Les livrées de château et de paroisse luipassent toutes par les mains. Il habille les paysans pour la fête ducanton, et les affuble de costumes aussi étranges que les habitsnoisettes d’Odry ou d’Alcide Tousez. Son enseigne conserve la puretéprimitive ; elle offre d’ordinaire l’image pieuse de saint Martin quipartage son manteau avec un pauvre, ou celle des Ciseaux volants,qui prête quelque peu à l’épigramme. Poursuivi par les envieuxcommérages du perruquier ou du bottier, ses ennemis naturels, letailleur de campagne achève en paix sa carrière ; il meurt le pardonsur les lèvres, en recommandant à son fils de l’enterrer convenablement; en mourant il murmure encore un couplet sur les ciseaux de la Parque.

Il existe à Paris des fashionables habillés sans bourse délier par leurtailleur, des gens nécessaires à son existence, à sa fortune : ce sontcertains jeunes-premiers de nos théâtres, sur lesquels le tailleuressaye à l’avance ses plus merveilleuses innovations. S’agit-il d’unhabit hasardé, d’un gilet dangereux, ou d’un pantalon contestable, letailleur affuble un acteur élégant de ces modes excentriques, ildevient son mannequin, son ballon d’essai. MM. tels et tels sonthabillés de la sorte, sans que ces princes de théâtre payent uneredevance à leur tailleur ; de son côté le tailleur va au spectacleavec les billets de ces messieurs, et, moyennant des habits modèles,il a l’avantage de s’étaler au balcon ou aux avant-scènes. Il voit sonhabit gesticuler, crier, tuer et chanter ; il peut se croire à bondroit le collaborateur du vaudevilliste ou du dramaturge.

Cette partie indispensable de l’art dramatique, le costume, nous amènetout naturellement au tailleur de théâtre : c’est lui qui donne auxreines leurs robes de caractère et les travestissements auxjeunes-premières ; son ciseau gouverne tout. Le tailleur de théâtre ditde tel acteur : « C’est un bon, c’est un homme à garde-robe ; »cela signifie : il est solvable. C’est auquel d’entre eux habilleramademoiselle Georges, à cause de l’ampleur de ses formes et de l’aunage: mademoiselle Georges ferait en effet à elle seule la fortune d’unmagasin.

Les tribulations d’un tailleur de théâtre, la veille d’une premièrereprésentation, ne sauraient se rendre : ces malheureux ressemblent auxmartyrs des premiers siècles. Le directeur, l’auteur, l’acteur, lefigurant et le musicien, sont sur son dos. Le magasin des costumes,dont il est le chef, éprouve un bouleversement complet (3) : lesrécriminations pleuvent sur lui. L’actrice ne trouve pas assez de lés àsa robe ; elle en demande huit, le nombre favori de mademoiselle Mars.Il lui faut le coup d’œil de Napoléon pour suffire à tout ; il y a desinstants où il est tenté d’abdiquer.

Quand on monte une pièce de théâtre, des dessinateurs, du talent de Gavarni ou de Monnier, harcelés par les auteurs ou les directeursleurs amis, se chargent complaisamment du tracé des costumes. Il arriverarement que leurs indications soient suivies, mais celles de l’auteurle sont encore moins. Un tragédien célèbre, connu sous la restaurationcomme sous l’empire pour sa diction quelque peu gasconne et matamore,fait monter le tailleur du théâtre dans sa loge le soir d’une premièrereprésentation, et lui demande son costume du premier acte. « Il estbien simple, monsieur, répond celui-ci ; un manteau d’étoffe brune etun chapeau anglais à larges bords, vous faites un prince déguisé (4).– Comment ! pas de croix, pas de boutons à rubis, pas de broderies ? –Voilà le dessin, voyez vous-même. » Le tragédien furieux rentre dans saloge ; il en sort après un grand quart d’heure de toilette, plaqué decordons, de bagues, d’oripeaux ; il ressemblait par l’éclat au lustrede la salle. Le rideau va se lever, quand l’auteur de la tragédienouvelle l’aperçoit dans la coulisse.

« Vous n’avez donc pas compris ? dit le malheureux au tragédien ; vousfaites à ce premier acte un prince déguisé.

- Déguisé, ou non, je vais entrer.

- Vous n’en ferez rien, vous donneriez le coup de mort à ma pièce.Montez dans votre loge, vous avez encore le temps. »

Les trois coups frappaient les planches, le tragédien entra en scène.

« Vous n’y entendez rien, mon cer, dit-il à l’auteur qui tremblait detous ses membres, il vot mieux faire envie que pitié ! »

La pièce fut sifflée dès la troisième scène, le parterre s’était changéen une hydre à mille clefs.

C’est au carnaval et dans l’enceinte flamboyante de Musard, que leshabits du tailleur costumier s’épanouissent et retrouvent leurjeunesse. Tirés de leur case par Moreau, Huzel ou Babin, ils leurreviennent poudreux et troués comme après la bataille, trop heureuxquand leur collet, brutalement happé par la main d’un sergent de ville,n’a pas cédé ! Il faut voir avec quelle minutieuse anxiété le tailleurobserve leurs moindres égratignures ! Etendus sur sa longue table commeautant de blessés, empreints encore de l’odeur nauséabonde du balpublic, ils se souviennent peut-être ces pauvres habits (si tant estqu’ils aient une âme !) des charmants et joyeux seigneurs quis’agitaient jadis si complaisamment dans leur velours, courant duColysée au jeu de la Reine, et du jeu de la Reine aux soupers de madamed’Olonne. Leurs paillettes détachées jonchent le sol, ils versent aupied du tailleur des larmes de perles. Ces pauvres habits de marquispasseront demain peut-être dans la valise d’un premier amoureux, d’un chicardiste, ou d’un saltimbanque ; ces robes de duchesses servirontaux filles acrobates qui avalent des épées ! Ainsi va le monde, et leplus beau livre du monde se cache peut-être chez le tailleurcostumier, où dorment tant de souvenirs perdus et tant de gloireséteintes.

Et maintenant que nous vous avons parlé du tailleur costumier, le roide tous les tailleurs selon nous, aurons-nous le courage de reporternos yeux sur trois types plus modestes, mais que l’on ne nouspardonnerait pas d’avoir oubliés dans notre série ? Nous voulons parlerdu tailleur ambulant, du tailleur d’étudiant et du tailleur-portier.

Si le tailleur d’un homme à la mode fait souvent crédit à son client,s’il accepte humblement les conditions de ce Don Juan nouveau comme unautre M. Dimanche, que sera-ce, bon Dieu, du tailleur ambulant, quicolporte avec lui sa marchandise ? Il vous cède un habit pour un vieuxmanteau ou pour des bottes trouées. L’elbeuf et le bouracan deviennentpour lui un prétexte d’échanges lucratifs ; il voiture sur son dos sonfil, ses ciseaux et ses aiguilles. Établissant son échoppe au coin duvillage, il raccommode les habits de la commune ; met des morceaux ausacristain et aux enfants de chœur à bon compte ; évite avec soin lagendarmerie qui lui demanderait sa patente, et retourne gaiement chezlui en montant sur le marchepied des diligences.

Moins heureux peut-être que tous ses confrères, le tailleurd’étudiant passe toute sa vie à espérer ; or, en Normandie on sait quece mot espérer veut dire attendre. Renvoyé presque toujours à despayements lointains et peu sûrs, le digne homme en prend son parti ;seulement vous le voyez l’œil aux aguets comme un chat toutes les foisqu’il s’agit d’un événement pour sa pratique. A la veille des examensde droit ou de médecine, il va trouver son jeune homme et lui demandes’il est ferré. Comme du succès ou de l’insuccès d’un examen dépendl’envoi des fonds paternels, le tailleur éprouve durant ces troisheures mortelles de la thèse toutes les angoisses de l’étudiantlui-même. Alors la boule noire lui apparaît comme un horrible vétolancé contre son propre mémoire ; s’il habille l’un des examinateurs,il cherche à l’influencer. « M. Auguste ou M. Ernest est un charmantjeune homme, dit-il au sévère professeur, il se brûle le sang sur lescinq codes. M. Athanase Polycarpe se dessèche et se racornit sur seslivres de médecine ; depuis un an il a maigri de cinq poucesd’entournure pour ses habits. » Ainsi argumente le pauvre tailleur quine voit que trop l’épée de Damoclès suspendue sur l’étudiant lutinfamilier des bals de Sceaux ou de la Chaumière. Mais aussi quand il apassé sa thèse avec des boules blanches, quelle douce satisfaction pourle tailleur, quel éclair de joie répandu sur lui ! Il élaborescrupuleusement le soir le mémoire qu’il lui présentera le lendemain,il pèse dans la balance de sa justice le prix d’un bouton, d’unereprise. Pendant ce temps l’étudiant dîne aux Vendanges, et on luirépète le Laureâ donandus Apollinari d’Horace. Quand l’infortunétailleur se présente le lendemain, son créancier est parti pour saprovince, où il va lui-même chercher à désarmer le courroux d’un oncleou d’un père qui s’attendrira devant ses lauriers.

Finissons par toi, mémorable héros d’une persécution aussi acharnée quecelle des calvinistes, par toi que l’un de nos préfets (alors iln’était que vaudevilliste !) tourmenta si longtemps pour des cheveuxque tu n’avais plus ! par toi qui cumules à la fois les fonctions detailleur et de portier, comme si ce n’était point assez d’un martyre !Éveillé le matin par le balayage impérieux de la cour, tu quittes lebalai pour le ciseau, et frémis en trouvant sur ton unique table desgilets et des habits morcelés en vingt endroits. A peine viens-tu de tecourber, le fil entre les dents, l’aiguille à la main, sur ce quotidientravail, qu’on frappe à la porte, et que le facteur te demande troissous pour une lettre. Ta loge étroite et dans laquelle il tombe un joursi douteux ne contient que toi, ta femme et ton chat ; or ta femmebabille sans travailler, ton chat griffe tes habits, et les décout.Coiffé d’un bonnet de coton, aussi pyramidal que l’obélisque, tu lisalors le journal de tes locataires, et u as la douleur d’y voir figurerd’insolentes annonces de tailleurs, toutes plus superbes et plustriomphantes les unes que les autres. Toi cependant n’es-tu pas aussiun artiste, n’habilles-tu pas d’après un patron plus d’une célébrité? Le fait est réel, il y a des lions qui ont trouvé plus commode dese faire habiller par leur portier : voilà un tailleur qui ne courtpas, qui est à vous, et que vous avez sous la main ! Drapé dans sagloire comme beaucoup d’autres, il pourrait mettre sur sa porte : Parlez au tailleur ! il laisse l’humble annonce : Parlez auconcierge ! Son unique vengeance est de faire attendre à la porte,passé minuit, les locataires assez dédaigneux pour oublier son génie etses ciseaux ; la pluie tombe à flots, elle gâtera du moins leur elbeuf.Il ne demande plus qu’une chose au ciel : c’est qu’il lui vienne ungénéral ou un député pour son client ; de la sorte son habit pourra sepavaner à la cour. Quand il lui arrive un congé, et que comme Bélisaireil lui faut errer de porte en porte, il reçoit stoïquement son renvoi,car il est citoyen du monde, et changer de loge, c’est pour lui changerde pratiques. Sur ses vieux jours, il achète un pouce de jardin et sefait tailleur à la banlieue ; son mobilier se compose d’une table, d’unpoêlon et d’une pipe. Il a renoncé à tirer le cordon, mais en revanchec’est souvent un de ses confrères ruinés qui le lui tire.

ROGER DE BEAUVOIR.


NOTES :
(1) M. JOURDAIN. Ah ! vous voilà. Je m’allais mettre en colère contrevous.
     LE MAÎTRE TAILLEUR. Je n’ai pu venir plus tôt,et j’ai mis vingt garçons après votre habit.
     M. JOURDAIN. Vous m’avez envoyé des bas desoie si étroits, que j’ai eu toutes les peine du monde à les mettre ;et il y a déjà deux mailles de rompues. Vous m’avez aussi fait fairedes souliers qui me blessent furieusement… La perruque et les plumessont-elles comme il faut ?
     LE MAÎTRE TAILLEUR. Tout estbien.    (Le Bourgeois gentilhomme, acte II, scène 8.)
(2)  Il y en avait six couchés sur l’état de la Maison du Roi, auxgages de 120 livres chacun. Mais le premier d’eux tous travaillaitseul pour les habits de S. M. Il était qualifié valet de chambre duRoi, et devait, pendant qu’on habillait S. M. se trouver à son lever.Quand le Roi prenait un habit neuf, pour cette première fois, letailleur présentait les chausses de Sa Majesté. Outre ses gages ordinaires de 120 livres, il avait 150 livres derécompense par quartier, payées au trésor royal, et encore 600 livres àla fin de l’année payées par le trésorier de l’argenterie, et bouche àla cour toute l’année.
(3) A propos de magasin, le directeur d’un théâtre fermé à cetteheure, homme ingénieux, connu par ses reparties qui font face à tout,disait à l’un de ses acteurs, le jour d’une première représentation : «Comme vous voilà accoutré, mon cher M*** ! on ne vous a donc pas ouvertle magasin ? » Or, il n’y avait déjà plus de magasin à son théâtre, les huissiersl’avaient saisi ; il ne lui restait que le Magasin théâtral, qui sevend 3 sous à la porte.
(4) Historique.


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Comme corollaire à notre article, nous croyons devoir donner ici dansson entier la lettre de M. Magloire, notre concierge. Élève de Catel,et ne travaillant plus à cette heure que pour deux ou trois députés, M.Magloire s’illusionne peut-être sur la décadence de l’art : nouslaissons le lecteur à même de juger dans la polémique qu’il nous livre.

« Vous ignorez peut-être, monsieur, qu’il y a quelques jours, M.Frédéric (1) m’a descendu une redingote pour y repriser un accroc ?Eh bien, monsieur, vous aviez oublié des papiers dans la poche, et jedois vous avouer que ces papiers, je les ai lus ! c’était du papierimprimé, sans cela je n’aurais pas pris une telle liberté ; mais je mesuis laissé entraîner en pensant que je trouverais peut-êtrequelques-unes de vos œuvres. Quelle a été ma surprise de voir qu’ils’agissait du tailleur !!!

« Vous vous moquez bien, sans doute, de ce que peut penser un vieux tailleur-portier, sur ce qu’il plaît d’écrire à un monsieur tel quevous ; cependant je ne puis m’empêcher de vous dire qu’après en avoirbien ri, ma femme et moi, une seconde lecture nous a fait remarquerqu’il manquait quelques détails techniques, surtout ceux qui nepeuvent être connus que par les gens qui sont nés et qui ont vécu dansle métier.

« Quoique dans votre écrit vous soyez un  peu sévère pour les tailleurs-portiers, je viens vous offrir ces détails. Personne n’està même plus que moi de vous mettre au courant de ce qui s’est passé etde ce qui se passe encore parmi les tailleurs. Jadis, monsieur, j’aiété établi. J’avais même quelque réputation. Si je n’ai pu êtrepropriétaire, je suis du moins le représentant de cette classeestimable, et j’ai sur elle le grand avantage de ne jamais faire partiedu jury ni même de la garde nationale. Ce qui me console encore, c’estla pensée que parmi les propriétaires on ne trouverait peut-être pas unbon portier ; car pour cela il faut connaître les hommes, et c’est cequi fait sans doute que tant de tailleurs sont choisis pour portiers.

« Si donc, vous ne dédaignez pas les observations d’un vieux praticien,je vous en soumettrai quelques-unes qui pourront vous éclairer sur lapartie technique de notre métier. « Les tailleurs ne sont pas ce qu’unvain peuple pense. »

« Depuis dix ans, monsieur, il n’y a plus d’autres tailleurs,réellement tailleurs militaires, que les tailleurs de régiments. Lemaître tailleur, il est ainsi nommé, a le grade de sergent dansl’armée. Il est reconnaissable parmi les autres sous-officiers, en ceque son ventre s’arrondit légèrement en bosse, avantage qui seraitparfaitement inexplicable avec la paye d’un sergent ordinaire. Lemaître tailleur habille tous les soldats du régiment sur troistailles, les seules permises aux défenseurs de la patrie. Quant auxofficiers, il prend individuellement leurs mesures, et les enveloppe dumieux qu’il peut. Ses coupeurs sont caporaux, ses ouvriers sontsoldats, et leur habileté ne saurait être mise en doute.Pourraient-ils, en effet, ne pas manier les ciseaux et l’aiguille mieuxencore que le fusil, lorsque le maître tailleur peut user, commestimulant, de la salle de police et du cachot ? Son expériencepersonnelle lui a enseigné l’effet qu’on en obtient, car lui-même, toutmaître tailleur qu’il est, y couche quelquefois, par la volontésupérieure du capitaine d’habillement, son ennemi naturel ; je disnaturel, mais non irréconciliable. On cite en effet des occasions oùces deux messieurs se sont rapprochés mutuellement et ont fini pars’entendre. Cet accord expliquerait peut-être comment certaines piècesde drap bleu de roi et garance ont paru dans le commerce à des prix extrêmement modérés.

« En somme, le maître tailleur de régiment n’est pas trop malheureux; s’il n’a pas de forts bénéfices, ils sont assurés, et au bout dequinze à vingt années d’exercice, il se retire dans son village et metle pot au feu deux ou trois fois par semaine.

« Si nous passons au tailleur civil, au tailleur par excellence, quede choses à vous dire ! nous parlerons du tailleur en réputation (2).

« Il y a toujours eu à Paris un artiste fortuné qui a su plaire etchez lequel chacun court, sous peine de n’être pas considéré comme unhomme à la mode. A côté de ce prince des tailleurs, on remarquecependant un rival qui peut atteindre sa célébrité et qui trouble sonsommeil. Ce rival, cauchemar perpétuel, il le lui faut combattre chaquejour et à chaque heure pour ne pas se laisser dépasser par lui eninventions nouvelles. Jugez combien cette lutte devient animée,lorsqu’elle a lieu entre deux, trois et quatre rivaux ! Ce nombre, déjàbien élevé, de tailleurs à la mode, n’a jamais été dépassé. Au-dessousde ces sommités, on compte une vingtaine de bonnes maisons, de ce qu’onappelle premier ordre : puis une cinquantaine de second ordre : lereste se subdivise à l’infini et est vraiment innombrable.

« Je voudrais pouvoir citer des noms, monsieur, pour rappeler les faitsde ces tailleurs célèbres qui ont brillé depuis quarante ans. J’auraisà vous raconter plus d’une biographie. Je vous parlerais de Chevalier,le tailleur de l’Empereur, qui apportait chaque matin à S. M. unenouvelle culotte et un nouveau gilet de casimir blanc ; je vousparlerais de Léger (3), de Thomassaint, d’Acerby, le fameux culottier,celui-là même devant lequel l’empereur de Russie, Alexandre, se vitcontraint d’ôter ses culottes, parce qu’il ne prenait ses mesures quesur le nu ! Je traverserais l’empire pour arriver à la restauration. Jeparlerais de Staub, le grand Staub, nom célèbre à jamais, Staub, qui lepremier imagina de couper les revers de l’habit de les rapporterensuite, afin d’obtenir un contour plus gracieux, une cassure decollet plus facile. Cette audace fut couronnée du plus brillantsuccès, et je crois pouvoir établir une comparaison entre Staub etChristophe Colomb. En effet, du temps du célèbre Génois, l’opiniongénérale, comme chacun le sait, n’était-elle pas, monsieur, que rienn’existait au delà des mers, et que toute la terre habitable étaitconnue ? Les découvertes ultérieures ne diminuèrent rien de sa gloire,bien loin de là, elles prouvèrent la sublimité de son génie qui luiavait fait deviner un continent au delà de l’Atlantique. Il en est demême de Staub. Jadis on croyait avoir tout fait en faisant un habit. Ilvint, et osant couper les revers, c’est-à-dire faire une couture là oùil n’y en avait pas, il ouvrit une route nouvelle aux études, et,nouveau Colombus (4), il mit sur la route des mille suçons que l’onfait maintenant aux habits.

« Je parlerais de Kléber (ne pas confondre avec l’illustre général),qui avait tant de talent et encore plus d’inconduite ; Kléber qui,grâce à la protection et aux secours d’un lord plus connu par lesfolies qu’on lui prête que par ses bienfaits qu’on ignore, aurait puarriver à la plus haute fortune et qui mourut dans la misère. Jeparlerais de bien d’autres encore ; mais si je nommais tous cestailleurs célèbres, tous ces maîtres qui ne sont plus, il me faudrait,arrivant aux tailleurs actuels, vous citer des noms connus aujourd’hui.Le ciel me préserve de le faire ! parler des tailleurs de cetteépoque-ci, monsieur ! époque d’anarchie s’il en fut jamais ! époque devanité où chacun se croit un génie, et où le plus petit et le plusinconnu des tailleurs pense avoir autant de talent que le premier !Non, non, monsieur, j’aime mieux me taire : je soulèverais trop dehaines, et Dieu sait si mon obscurité me défendrait ! On viendraitattaquer la véracité de mes rapports ; sous prétexte que je suis portier, on dirait peut-être que je ne suis pas tailleur.

« Et qu’importe, après tout, que tel soit le premier et tel autre lesecond ; ce qui importe, monsieur, c’est le détail de l’intérieur desmaisons, car c’est là seulement que se trouve le curieux, je diraispresque l’inconnu de l’état.

« Dans le métier de tailleur, monsieur, nous avons d’abord l’ouvrier àla journée. Celui-ci porte le nom de pompier. Vous qui êtes initié ànos vieux livres, savez-vous le pourquoi (5) ? Cet ouvrier est occupéen général à retoucher les effets d’habillement qui, ayant été essayés,ne satisfont pas complétement le goût des pratiques. Ces retouchess’appellent poignards : savez-vous encore le pourquoi (6) ?

« Ainsi la fonction ordinaire du pompier est de poignarder, ou de faire des poignards.

« Les pompiers réunis forment la pompe. Il y a la grande et lapetite pompe : la grande, pour les habits et redingotes (grandespièces) ; la petite, pour les pantalons et gilets (petites pièces).

« Les chefs sont chefs de grande et de petite pompe.

« L’atelier est composé en partie de pompiers et en partied’ouvriers à leurs pièces appelés appiéceurs. Le tout est sous lasurveillance du chef d’atelier.

« Il y a une autre classe d’ouvriers comme sous le même nomd’appiéceurs. Ceux-ci travaillent chez eux, se font aider par leursfemmes et leurs enfants. Ils ont en outre un ou deux apprentis. Cesapprentis étaient jadis appelés bœufs, aujourd’hui ce sont des tartares.

« Ces ouvriers appiéceurs travaillant chez eux ont quelquefois un habità faire à leur compte pour un ouvrier d’une autre partie. Celui-ciamène un de ses amis qui, à son tour, en amène d’autres. Voilà unepetite clientèle, et l’appiéceur a franchi le premier échelon.

« Si le nombre de ses pratiques augmente assez pour qu’il ait às’occuper, lui, sa femme, ses enfants et ses tartares, alors il envoiepromener son grêle (le maître qui l’occupait), paye une patente de17 f. 50 c., et le voilà à son tour tailleur patenté. De là,monsieur, avec du talent et de l’activité, il peut arriver au sommet.Il commence par chercher à se faire d’abord l’ami de quelques valets dechambre, il les habille à crédit et leur promet une bellegratification, s’ils parviennent à le faire travailler pour leursmaîtres. Ces valets de chambre, séduits par des manières siengageantes, lui promettent leur protection et déclarent n’avoir jamaisvu un aussi habile tailleur (7).

« Si ces messieurs réussissent, voilà notre appiéceur avec des pratiques d’un genre plus élevé. Il n’a plus le temps de coudre, ilcesse donc de croiser les jambes pour leur laisser reprendre uneposition plus naturelle, et il se consacre tout entier à la coupe.Encore un peu d’augmentation dans ses affaires, et sa femme, se livrantà la vente, fait l’article avec succès. Bientôt, monsieur, il fautprendre un employé, puis deux, puis trois. Mais sans nous arrêter à unemaison ordinaire, passons tout de suite à une maison de premier ordre,et voyons-en l’état-major.

« Le chef se réserve en général la coupe des habits, mais dès qu’ilest un peu ancien dans les affaires, il se fait aider par un jeune sous-chef, qui doit lui succéder un jour.

« Voici maintenant la liste des employés chefs de service.

« Coupeur de pantalons, coupeur de gilets, coupeur de livrée,apprêteurs, coureurs, chef d’atelier, commis de magasin, teneur delivres.

« Parlons d’abord du coupeur de pantalons.

« Qu’il soit né en Gascogne ou en Normandie, qu’il soit Basque ouPicard, le coupeur de pantalons arrive toujours d’Angleterre, où, parparenthèse, on les coupe fort mal, et où le tailleur en réputationpour cette partie du costume est un Français.

« S’il vous est donné, monsieur, de pénétrer dans le sanctuaire où ils’enferme, et à quelque heure du jour que vous vous présentiez, voustrouverez infailliblement le coupeur de pantalons aux prises avec une botte. Il la tourne et retourne en tous sens… Une anxiété pénible estpeinte sur son visage. Il est là, ajustant sur cette botte fatale, aumoyen d’un sous-pied fixe ou cousu, un bas de pantalon rebelle.Mais en vain il place le sous-pied en avant  ou en arrière, envain le carreau, puissant auxiliaire, lui prête son secours pour tendre ou rentrer l’étoffe, un pli, pli affreux, image d’une vis oud’un tire-bouchon, reste là, toujours là, malgré ses efforts. Il ypense le jour, il y pense la nuit ; et si la fatigue le fait enfincéder au sommeil, un songe pénible le met de nouveau aux prises avec lafatale botte ! Mais cette fois, au lieu de cette chaussure si fine etsi délicate que Braun sait faire, c’est une botte immense,démesurée, au talon aigu et à moitié tourné. Elle s’avance sur lui la tige haute et les tirants dressés, et il l’entend s’écrier : Un pantalon sans plis ! Saisi d’horreur, il veut se soustraire par lafuite à ce monstre hideux ; hélas ! vaine tentative ! son ennemi, plusprompt que l’éclair, s’élance, le renverse, et, se posant fièrement sursa poitrine, répète d’une voix qui rappelle le craquement d’une bottesur le parquet : Un pantalon sans plis !...

« Tout autre, au réveil, prendrait ses ciseaux, et d’une mainvengeresse lacérerait bottes et pantalons : mais Dieu a donné au coupeur toute la patience du génie….. Il reprend donc ses travauxsans la moindre hésitation. Aussi, digne récompense d’une si nobleténacité, parvient-il, après huit jours d’efforts constants, àatteindre enfin ce chic tant recherché de nos élégants, c’est-à-direla forme si gracieuse (et sans plis) d’un tuyau de poêle !...

« Le coupeur de gilets et le coupeur de livrée sont ordinairementd’anciens tailleurs qui, n’ayant pas réussi, aiment mieux, exempts detous soucis, être coupeurs spéciaux dans une grande maison que detenter de nouveau la fortune.

« . . . . . Le coupeur de livrée ne laisse pourtant pas d’avoirquelques ennuis. Son nom vous indique suffisamment, monsieur, à quellespersonnes il a particulièrement affaire ; mais n’allez pas en conclurepour cela que c’est un homme dépourvu de talents et dont on fasse peude cas. Bien loin de là, je vous assure, car les gens de maison sontde leur nature fort exigeants, et d’autant plus difficiles à satisfaireque leurs désirs sont presque toujours en raison inverse des ordresdonnés par leurs maîtres. Il faut donc au coupeur de livrée assezd’habileté et d’intelligence pour satisfaire à la fois ces deuxpouvoirs opposés. En principe général, pourtant, il obéit d’abord, etavant tout, aux volontés des domestiques, puis après, et autant quepossible, aux ordres donnés par les maîtres. Il serait trop long devous dire ici les motifs qui le font agir ainsi ; mais croyez-en mavieille expérience personnelle, il faut à tout prix satisfaire cesmessieurs. Si le cocher est mécontent, ne sait-il pas, par unmouvement adroit lorsqu’il prend ses guides, faire remonter son habitde telle sorte que le dos soit plein de plis, ou que le collet sedétache de sa cravate ; et si le valet de pied croit avoir à seplaindre, ignorez-vous que ses habits ne dureront pas un instant, quandbien même il devrait, pour le prouver à son maître, lui montrer, commeétant le dernier fait, l’habit de l’année précédente qu’i a continué àporter incognito pour économiser le nouveau. Il n’est pas jusqu’au groom, même à l’état de tigre, qui ne sache à l’occasion déchirersa culotte au genou pour faire pièce au tailleur !

« La fonction principale de l’apprêteur est de mettre dans les bûches (nom que l’on donne à un habit coupé, mais non cousu) lesdifférents morceaux de toile, de tiretaine, de passements, de pochesqui constituent ce qu’on appelle les garnitures.

« Le commis de magasin tient les draps en ordre (il est censé lefaire), et est chargé, concurremment avec le teneur de livres, deprésenter les notes et de recevoir l’argent. Pauvre diable ! il estsouvent mal accueilli, car dans ce siècle on ne paye guère sontailleur, et il ne reçoit souvent que des injures. C’est à lui que l’onadresse des reproches nombreux sur la détestable qualité du drap et lamauvaise confection des habits, qui ne vont jamais bien quand il fauten payer le prix. C’est à lui qu’on jette ces paroles qui, je le crainsbien, vont passer en axiome : Monsieur, un tailleur gagne tant, qu’ilest tout à fait inutile de le payer (8).

« Mais c’est sur le coureur que j’appelle votre sympathie. Celui-là,monsieur, est payé le moins, mais il travaille le plus. Quelqu’un quiavait été à même d’apprécier ce qu’il y a d’énergie et de patience, decourage et d’abnégation dans un coureur, s’étonnait que l’Académien’eût jamais songé à choisir l’un d’entre eux pour lui décerner le prixMonthyon. C’est qu’en effet, monsieur, le coureur, justifiant sonnom, ne s’arrête jamais. Le voyez-vous d’ici, la taille si cambrée,qu’elle en est creuse, ses bras arrondis et les coudes saillants endehors, et ses jambes fluettes supportées par de larges pieds ! chaquedétail du coureur n’est peut-être pas dans de justes proportions,mais quelle harmonie dans le tout !sa base est large, bien large, ilest vrai, mais sans cette largeur qui vous offusque, commentpourrait-il se maintenir en équilibre avec cet énorme paquet sous lebras ?

« Dans sa vie habituelle comme dans ses jours de fête, le coureur,monsieur, se distingue par une mise toujours en avant de la mode ; sinos élégants ont adopté la taille longue, la sienne descend jusqu’à sacroupe ; si, au contraire, la taille courte est en faveur, soyezcertain que la sienne est au milieu du dos. Mais les deux choses qu’ilaffectionne et qu’il garde (quel que soit le goût du jour), ce sont lespantalons très-étroits et les manches courtes.

« Si de ce pantalon presque collant s’échappe un pied d’une grandeurimposante, une main rouge et non moins grande sort de cette manche quidescend à peine au poignet. Si ses pieds dédaignent assez volontiersl’usage sybarite des bas, ses mains dans la semaine dédaignententièrement l’usage aristocratique des gants. Mais le dimanche, jour derepos, il met les gants jaunes oubliés dans l’habit que vous aviezdonné pour y recoudre un bouton, et ainsi paré, il va danser dans unefoule de bals de société, où il est certain d’attendrir des giletières.Aussi que de séductions il y porte alors avec lui ! que de tendresregards lui sont adressés ! que de doux aveux il obtient ! mais il nepeut attendre : l’amour doit le couronner au plus vite, car demain,demain il reprendra son paquet, et, comme au Juif errant, le devoir luicriera : Marche, marche jusqu’à dimanche ! Tel est le coureur.N’est-ce pas un admirable type de dévouement dans ce siècle d’égoïsme ?car, malgré ses nombreuses qualités, le coureur meurt comme il avécu… coureur !

« Nous avons passé en revue tous les employés de la maison ; il ne mereste maintenant à vous parler que de l’âme qui fait mouvoir le corpsentier… du maître...

« Avez-vous jamais réfléchi, monsieur, à la fonction qu’un tailleurexerce dans la société ? fonction tellement importante, qu’il n’y apersonne plus indispensable que lui. On peut mourir sans médecin,monsieur, on ne peut vivre sans tailleur ; et Sedaine, lorsqu’ilremerciait son habit, avait bien compris toute l’influence de notreétat. En effet, tel se voit accusé d’impolitesse pour n’avoir pas renduun salut, lorsqu’il fallait accuser une emmanchure trop basse, ou un dessous de bras trop évidé. Tel autre, sur le point de se voirpossesseur d’une belle et riche héritière, voit manquer son mariageparce qu’il ne pouvait se baisser sans danger et ramasser le bouquet desa belle, jeté à terre à dessin par un rival. Que d’orateurs modernesont manqué d’éloquence à la tribune, seulement parce que leur habit lesgênait à l’entournure ! Que de réputations de gravité certains hommesd’état n’ont dû qu’à la hauteur de leur collet ! et si M. deMetternich a obtenu de si brillants succès diplomatiques, croyez-moi,c’est par l’importance qu’il a toujours attachée à la coupe gracieusede ses habits (9)….....


« Ainsi, monsieur, le tailleur, toujours le tailleur, partout letailleur, avant tout.

« Si j’arrive maintenant aux notions qu’il doit posséder, nous verronsqu’il faut qu’il se connaisse en draperie, en soierie, en toile, entricot, en broderie ; car il emploie drap, soierie, toile, tricot etbroderie ; qu’il soit bon administrateur, qu’il sache apprécier letravail des ouvriers, coudre, se servir de la patte mouillée (10),du passe-carreau (11), du six-francs, et donner le coup de fer aubesoin. Il faut qu’il se connaisse en finances et en opérations debanque, car il lui faut toujours de l’argent pour payer exactement, etje vous ai dit qu’il en reçoit peu de ses pratiques. Il faut qu’ilsache par quel mobile il peut séduire tel client (12), comment enlevercelui-ci à un rival, retenir celui-là, faire une concession etquelquefois aussi une impertinence à propos. Enfin, en dépit de toutesces difficultés, il doit avoir l’esprit assez libre pour donner l’essorà son génie inventif, afin d’avoir chaque saison un vêtement nouveau(et parfaitement inutile) à livrer à l’admiration de la foule (13).Voilà le tailleur, monsieur.

« Un homme s’est rencontré réunissant toutes ces qualités, et vousjugerez de son intelligence supérieure et de sa connaissance profondedu cœur humain sur ce seul fait, que ses employés avaient ordre dedonner le titre de comte à tous ses clients. Aussi quelle vogue !!!Comparez à cet homme les nouveaux tailleurs, ils n’ont plus que del’indifférence, presque du dégoût pour leur noble profession ! Lui,fier de son état, s’en paraît comme de son plus beau titre de gloire,et ne craignait pas de courir les rues avec un paquet sous le brasquand il le fallait. Aujourd’hui, comme vous le dites, ces messieursont voitures et chevaux anglais ; un domestique porte à l’avancel’habit qu’ils viennent essayer en gants jaunes et en bottes vernies ;ils ont les épingles les plus belles, les cannes les plus riches ; ilsse mêlent d’admirer les statues, les tableaux, parlent d’arts et fontdes habits qui vont en dépit du sens commun !!!

« Cela me fait pitié ! et j’aime mieux l’obscurité de ma loge ! Adieu,monsieur !...

                       « Votreconcierge, André MAGLOIRE,

                          « (Élève de Catel). »




NOTES :
(1) Valet de chambre de l’auteur.
(2) Le lecteur excusera cette forme de nous, forme doctorale,magistrale et qui découle d’une science non équivoque. M. Magloireprofesse quelquefois avec avantage devant les coureurs, qu’il nemanque pas d’attirer chez lui en leur offrant l’Audience (douzeromans inédits pour rien).
(3) Les différents fournisseurs de l’Empereur (pour sa personnespécialement) devaient se trouver chaque matin sur son passage, afinque s’il avait quelques observations à leur faire, il pût les leuradresser immédiatement. Lorsque S. M. était à Saint-Cloud, cesmessieurs devaient s’y rendre et se trouver également là comme ils lefaisaient à Paris. L’Empereur étant une fois mécontent de Chevalier,envoya chercher Léger, et lui dit : « Prenez-moi une mesure complète etune fois pour toutes ; je n’ai pas souvent de temps à perdre. » Léger,se trouvant le tailleur en titre, dut se conformer aux usages du palaiset s’y rendre chaque matin. Il remplit ce devoir trois mois durant,mais cette sujétion finit par l’ennuyer, et comme il était déjà riche,et surtout à cette époque fort occupé, il n’y alla plus que deux outrois fois par semaine. Un jour l’Empereur ne le trouvant pas, c’en futassez pour motiver le rappel de Chevalier.
N. B. Nous demandons pardon à M. Marco Saint-Hilaire de cette excursiondu tailleur sur ses domaines.
(4) Notre portier habille un professeur du collège Saint-Louis.
(5) Nous avouons franchement notre ignorance et renvoyons la questionardue de M. Magloire à messieurs de l’Académie des Inscriptions.Serait-ce parce qu’un jour d’incendie les ouvriers tailleurs à lajournée se distinguèrent plus que les pompiers eux-mêmes ? Nousrépugnons à croire que le sobriquet de pompier donné au divin Anacréon soit applicable aux ouvriers tailleurs à la journée.
(6) Serait-ce parce que chaque retouche enlevant une partie du bénéficedu maître, c’est comme un coup de poignard porté à sa caisse ?
(7) M. Magloire dit vrai. La tyrannie des domestiques sur le tailleurest souvent portée à l’excès. On ne croirait jamais quelle influenceils exercent. Les personnes même qui la subissent le plus ne s’endoutent pas. Si le tailleur n’est pas en bons termes avec le valet dechambre, il est perdu. Nous citerons un fait presque incroyable. Levalet de chambre d’un de nos dandys annonça un jour au tailleur de sonmaître qu’il voulait avoir 5 0/0 sur ses fournitures. Irrité du refusde celui-ci d’acquiescer à cet arrangement, il prit du vitriol, enfrotta toutes les coutures et le tour des boutons de chaque habit. Ilse fiait sans doute à cette belle vengeance, car tout se déchiraitcomme à plaisir. Malheureusement pour lui, son maître, quoique grandseigneur, avait eu une première jeunesse assez échevelée pour seconnaître en roueries de cette nature, et, appréciant ce changementsubit, il fit venir son valet de chambre. « Voilà quelque temps luidit-il, que mes habits se déchirent et que mes boutons s’en vont ; sicela continue, je vous chasse. Depuis ce temps le valet de chambresaluait le tailleur profondément dans la rue.
(8) Ce n’est pourtant pas à un commis, mais au chef de la maisonlui-même qu’un écrivain célèbre du noble faubourg, homme très-illustreet très-supérieur, si ce n’est dans l’art de gérer ses propresaffaires, témoigna son étonnement de ce qu’au moment de partir pour uneambassade, il lui apportait son mémoire (montant à plus de 20,000 fr.)et de ce qu’on lui en réclamait le paiement. Il n’avait, reprit-il,jamais entendu dire qu’on payât un tailleur autrement que partestament.
(9) Ici M. Magloire devient politique. Nous avons dû retrancher deux outrois phrases qui auraient peut-être, par leur crudité, compromis nosrapports diplomatiques avec l’Orient.
(10) La patte mouillée est un morceau de toile ou de soie trempé dansl’eau et qui sert à empêcher le lustre de se former quand on presseun habit.
(11) Le public avait peut-être ignoré jusqu’à présent pourquoi chezFranconi un tailleur s’appelait Pas-carreau. Nous sommes forcés derétablir la véritable orthographe de l’affiche : Passe-carreau. Lepasse-carreau est un morceau de bois sur lequel on unit les habits ;il a presque détrôné le six-francs.
(12) Quelques tailleurs emploient l’expression de raser.
(13) Nous trouvons cette note dans une correspondance inédite sur lesbeaux de Londres : « Il n’y a réellement pas de vêtement inutile pour un homme à lamode. Le comte d’Orsay prétend que s’il faut par jour quatre paires degants de différentes couleurs, il faut également quatre espècesd’habillement… Lors même qu’un dandy aurait l’habitude de se lever àtrois heures, ne lui faut-il pas plus d’un vêtement du matin ? nepeut-il pas lui arriver d’être forcé de sortir un jour à neuf heures ?s’habillera-t-il comme à trois heures ? et s’il a un duel, mettra-t-ille même frac que s’il se rendait au parc ? S’il le fait, je le déclarehautement, c’est un homme abîmé de réputation.