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BOVE,Emmanuel (1898-1945) : Bécon-les-Bruyères.-Paris : Emile-Paul,1927.- 61 p.-1 f. de pl. en front, couv. ill. ; 20cm. - (Portrait de la France. 2ème série ; 2).
Saisie dutexte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (12.VI.2015)
[Ce texte n'ayant pas faitl'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes noncorrigées].
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de laMédiathèque [Bm Lx : n.c.]

BÉCON-LES-BRUYÈRES
par
Emmanuel Bove

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Bécon-les-Bruyères (1927)

~ * ~


A Monsieur EugèneCoulon

I

LE billet de chemin de fer que l'on prendpour aller à Bécon-les-Bruyères est semblable à celui que l'on prendpour se rendre dans n'importe quelle ville. Il est de ce format adoptéune fois pour toutes en France. Le retour est marqué de ce même « R »rouge que celui de Marseille. Les mêmes recommandations sont au verso.Il fait songer aux gouverneurs qui ont la puissance de donner à unpapier la valeur qu'ils désirent, simplement en faisant imprimer unchiffre, et par enchaînement, aux formalités administratives qui nediffèrent pas quand il s'agit de percevoir un franc ou un million.

Il n'est que le ticket de papier ordinaire, d'un format inhabituel, queremet le contrôleur au voyageur sans billet après l'avoir validé d'unesignature aussi inutile que celle d'un prospectus, qui paraisse assortiau voyage de Bécon-les-Bruyères.

De même qu'il n'existe plus de bons enfants rue des Bons-Enfants, ni delilas à la Closerie, ni de calvaire place du Calvaire, de même il nefleurit plus de bruyères à Bécon-les-Bruyères. Ceux qui ne sont pasmorts, des personnages officiels qui, en 1891, inaugurèrent la gare etdes premiers joueurs de foot-bail dont les culottes courtes tombaientjusqu'aux genoux, se rappellent peut-être les terrains incultes oùelles poussaient, les quelques cheminées d'usines perdues au milieud'espaces libres, et les baraques de planches qui n'avaient pas encoreles inclinaisons découvertes pendant la guerre. En retournantaujourd'hui en ces lieux, ils chercheraient vainement les drapeaux etles lampions, ou le vestiaire et les buts de leurs souvenirs. Bienqu'ils fussent alors adultes, les rues leur sembleraient plus petites.Bécon-les-Bruyères a grandi sans eux. La ville a eu du mal, comme leboute-en-train assagi, à se faire prendre au sérieux. Les témoins deson passé la gênent. Aussi les accueille-t-elle avec froideur, dans unegare semblable aux autres gares. Au hasard d'une promenade ilsretrouveraient pourtant quelques bruyères, désormais aussi peunombreuses pour donner un nom à une cité que le bouquet de lilas d'uneétrangère à une closerie. Des maisons de quatre à huit étagesrecouvrent les champs où elles fleurirent. Comme construites sur desjardins, sur des emplacements historiques, sur des terrains qui, aumoment où l'on creusa les fondations, révélèrent des pièces de monnaie,des ossements et des statuettes, elles portent sur leur façade cetteexpression des hommes qui ont fait souffrir d'autres hommes et dont lasituation repose sur le renoncement de leurs amis. Leur immobilité estplus grande. Les habitants aux fenêtres, la fumée s'échappant descheminées, les rideaux volant au dehors, ne les animent point. Ellespèsent de tout leur poids sur les bruyères comme les monumentsfunéraires sur la chair sans défense des morts. Et si, pour une raisond'alignement, l'un de ces immeubles était démoli et que de nouvellesbruyères poussassent à cet endroit, il semblerait à l'étranger que cefussent elles, et non celles qui ne sont plus, qui incitèrent lesBéconnais, au temps où la poste et les papiers à entête n'existaientpas, à embellir leur village d'un nom de fleur, cela dans le seul butde plaire puisque l'autre Bécon de France est trop loin pour êtreconfondu avec celui-ci. Il semblerait aussi à cet étranger que lesbruyères naissent ici comme le houblon dans le nord ou les oliviers surles côtes de la Méditerranée, que c'est la densité du sol qui aitdéterminé cette appellation et non, ce qui est plus aimable, le hasardd'une floraison.

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Bécon-les-Bruyères existe à peine. La gare qui porte pourtant son nomprintanier prévient le voyageur, dès le quai, qu'en sortant à droite ilse trouvera côté-Asnières, à gauche, côté-Courbevoie. Il est doncnécessaire, avant de parler de cette ville, de tirer à soi tout ce quilui appartient, ainsi que ces personnes qui rassemblent les objets quileur appartiennent avant de les compter. L'enchevêtrement des communesde banlieue empêche d'avoir cette manie. Aucun accident de terrain,aucune de ces rivières qui suivent le bord des départements ne lesséparent. Il y a tant de maisons que l'on pense être dans un vallonalors que l'on se trouve sur une colline. Des rues simplement plusdroites et plus larges que les autres, servent de frontières. On passed'une commune à l'autre sans s'en rendre compte. On a déjà atteintSuresnes alors que l'on croyait se promener dans Bécon côté-Courbevoie.

En écrivant, je ne peux m'empêcher de songer à ce village encore plusirréel que Bécon, dont le nom teinté de vulgarité est frère decelui-ci, à ce village qui a été le sujet de tant de plaisanteries sipeu drôles qu'il est un peu désagréable de le citer, àFouilly-les-Oies. Pendant vingt ans, il n'est pas un des conscrits descinq plus grandes villes de France qui n'ait prononcé ce nom. Ainsi queles mots rapportés de la guerre, il a été répété par les femmes et lesparents. Mais il n'évoque déjà plus le fouillis et les oies d'un hameauperdu. Le même oubli est tombé sur lui, qui n'existe pas que sur Bécon.Car Bécon-les-Bruyères, comme Montélimar et Carpentras ont failli lefaire, a connu la célébrité d'un mot d'esprit. Il fut un temps où lescollégiens, les commis voyageurs, les gendarmes, les étrangers,comparaient tous les villages incommodes et malpropres à Bécon. C'étaitle temps où les grandes personnes savaient, elles aussi, combien demillions d'habitants avaient les capitales et la Russie ; le tempspaisible où les statistiques allaient en montant, où l'on s'intéressaità la façon dont chaque peuple exécutait ses condamnés à mort, où lagéographie avait pris une importance telle que, dans les atlas, chaquepays avait une carte différente pour ses villes, pour ses cours d'eau,pour ses montagnes, pour ses produits, pour ses races, pour sesdépartements, où seul l'almanach suisse Pestalozzi citait avecexactitude la progression des exportations, le chiffre de la populationde son pays fier de l'altitude de ses montagnes et confiant à la penséequ'elles seraient toujours les plus hautes d'Europe. Les enfantss'imaginaient qu'un jour les campagnes n'existeraient plus à cause del'extension des villes. Le cent à l'heure, les usines modèles qui necessaient pas de travailler au moment où les excursionnistes lesvisitaient, les transatlantiques en miniature des agences maritimes,imités parfaitement mais dont les lits des cabines n'avaient point dedraps, les premières poupées mécaniques dont les mêmes gestes, auxdevantures des pharmacies, recommençaient si vite que l'on restait avecl'espoir d'une autre fin, les aéroplanes à élastique dont les roues neservaient pas à l'atterrissage, étaient dans les esprits. Il y avaitmême des comètes dans le ciel. Les derniers perfectionnements apportésaux télescopes étaient expliqués dans les magazines. La ligne la plusrapide du monde était Paris-Boulogne. Des revues scientifiquesparaissaient tous les mois. Des aigles attaquaient les avions, desrequins, les scaphandriers. La maquette du tunnel sous la Manche étaitprête. C'était l'Angleterre qui s'opposait à la construction decelui-ci.

Bécon-les-Bruyères naquit alors. Il fallait à la possibilité proche dutour du monde en quatre-vingts jours, aux horizons larges, aux citéstentaculaires, un contrepoids. On s'habituait à dire : « Il a beaucoupvoyagé : il vient de Bécon-les-Bruyères. C'est un Parisien deBécon-les-Bruyères. » Cela devenait une rengaine semblable à : « Et tasœur ? » mais sans ces réponses toutes prêtes qui donnaientsuccessivement le beau rôle à l'un et l'autre des interlocuteurs, carc'est à prononcer la dernière réplique que tendent de nombreuses gens.

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Comme devant une personne dont on vous a dit qu'elle est drôle, et aveclaquelle on demeure subitement seul à parler sérieusement après quel'ami qui vous l'a présentée est parti, on est saisi, en arrivant àBécon-les-Bruyères, de ce sentiment qui veut que du moment que leschoses existent, elles cessent d'être amusantes.

Bécon-les-Bruyères tant de fois prononcé, tant de fois sujet deplaisanteries, apparaît tout d'un coup aussi grave que Belfort. Lespanneaux de la gare, les bandes de papier collées sur les verres deslanternes, les enseignes des magasins, où figure le nom de la ville, neprovoquent aucun sourire. Les cheminots, les voyageurs et les ménagèresne les remarquent même pas. Ils ont oublié qu'ils habitent ceBécon-les-Bruyères qui, avec les ans, a acquis l'état d'esprit dupersonnage porteur d'un nom ridicule et qui, toute sa vie, a entendu lamême plaisanterie souvent poussée à une brutalité, au point queplusieurs fois il a songé à demander dans quel ministère il faut serendre pour faire supprimer légalement une ou deux syllabes de son nom.Bécon-les-Bruyères cesse d'appartenir à l'imagination. On n'a plus laforce d'entraîner dans le ridicule tous ces gens qui ont des soucis etdes joies, toutes ces maisons dont les portes et les fenêtres s'ouvrentcomme ailleurs, tous ces commerçants qui obéissent à la loi de l'offreet de la demande. On se sent devenir faible et petit, comme ces groupesd'amis qui, après s'être rendus dans un endroit pour en rire, nerisquent aucune des plaisanteries qu'ils avaient projetées et neretrouvent leur esprit que le lendemain quand, de nouveau, ils seréunissent.

En s'éloignant de la gare, comme aucune enseigne, aucun signe, nerappelle l'endroit où l'on se trouve, on marche en se répétant « Jesuis cependant à Bécon-les-Bruyères. » Tout est normal. Alors que l'ons'attendait à quelque chose, les immeubles ont des murs et descheminées, les rues, des trottoirs, les gens que l'on rencontre, lesmêmes vêtements que ceux de la ville que l'on quitte. Rien de différentne retient l'attention.

Comme si l'on était arrivé par la route, il faudrait arrêter lespassants qui portent un uniforme pour leur poser des questions, acheterdes gâteaux secs pour lire sur le sac l'adresse de l'épicier. Ilfaudrait entrer dans les maisons et y lire, à tous les étages, lesmêmes papiers, les mêmes factures pour se reconnaître.


II

LESmœurs de Bécon-les-Bruyères sont plus douces que celles de Paris. Ileût été incompréhensible qu'aucun intermédiaire n'existât entre lacomplaisance des campagnes et la rudesse des villes. Ce n'est pas lapolitesse provinciale. Les Béconnais, avec un sens des nuances quiparaît inexplicable, ont tous sur les lèvres l'injure parisienne touteprête ainsi que la phrase aimable des campagnes. Ils ne se font pasrétribuer ces petits services qui sont si difficiles à estimer. Lesfournisseurs livrent à l'heure promise. Comme les grands magasins, ilsfont faire à leur voiture lourdement chargée de longs détours pourdéposer à votre porte un paquet. Quand vous demandez où se trouve unerue, on ne vous y accompagne pas mais on vous suit des yeux jusqu'aupremier tournant ; quand vous demandez du feu, on ne vous donne pointd'allumettes, mais on ne vous quitte que lorsque votre pipe est bienallumée.

La population de Bécon-les-Bruyères ne ressemble pas àcelle d'une ville isolée. Elle n'a ni préoccupations, ni amour-proprelocaux. Elle serait indifférente à la célébrité de l'un des siens, àmoins qu'il ne fût le plus grand de tous. On a beau se promener danstous les sens, on ne rencontre pas une statue. Il n'y a point demairie, ni d'hôpital, ni de cimetière. Il semble que, comme dans uneprincipauté, les habitants, chacun à leur tour, balaient les rues,assurent l'ordre et réparent les conduites d'eau. C'est durant toutel'année comme les jours de neige à la campagne, lorsque chacun dégagesa porte.

Pendant un mois, tous les dimanches, les boulangeriesvendirent une quantité plus grande de flan. Ce fut le dessert favorides Béconnais jusqu'à ce que le cœur à la crème, puis les bananes,vinrent le remplacer. On retrouve ainsi, à Bécon-les-Bruyères, avecquelques jours de retard, les manies passagères et secrètes desarrondissements de Paris que des statistiques, si on s'amusait à lesfaire, révéleraient.

Il est en effet amusant de parler auxvendeurs et d'apprendre par exemple qu'au mois de mai ils ont venduplus de paires de gants qu'au mois d'octobre de l'année précédente,d'apprendre encore que le quartier des Ternes a consommé dans lapremière semaine de juillet plus de cerises que celui de l'EcoleMilitaire.

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Ades époques mystérieuses qui ne semblent répondre à aucune fête connue,quelques forains viennent s'installer devant la gare qu'ils devinentêtre le centre de la ville. C'est toujours une chose qui étonne quel'étranger sache découvrir le centre d'une ville. On dirait d'uneréussite trop rapide et insolente. Les loteries, en dressant du premiercoup leur baraque à l'endroit le plus animé, cela sans avoir marqué lepas sur une place déserte ni s'être fourvoyé dans quelque faubourg,défient le petit commerçant et font naître, dans la brume de sonesprit, cette constatation qu'il fait souvent que l'honnêteté ne sertde rien. Ce n'est que le provisoire de leur stationnement, apparaissantà l'inobservation de cette loi du commerce qui exige que deux boutiquessemblables ne voisinent point, qui le réconforte.

A peinearrivés, les forains se ravitaillent dans les plus grands magasins,parlent comme le voyageur, à la personne détestée de la ville,demandent si l'eau est potable et passent indifféremment dans tous lescamps.

Les loteries sont côte à côte, entourées d'Arabes quiveulent gagner un kilo de sucre. On pense en regardant les balançoires,à ce qui arriverait si l'une d'elles se décrochait. Devant la gare,deux manèges minuscules (poussés par leurs propriétaires, qui marchentsur le sol même de la place, à des endroits qui n'ont pas été faits àcette fin, une barre de cuivre par exemple, le flanc d'un chevalqu'aucun enfant n'a enfourché,) exécutent à chaque voyage, le mêmenombre de tours, si exactement que le cheval jaune s'arrête toujours enface de la rue Nationale, et cela au son d'un piano mécanique à musiqueperforée.

La T. C. R. P., à ces moments de l'année, est obligéede déplacer le terminus de cette ligne d'autobus PlaceContrescarpe-Gare de Bécon, dont l'établissement a été si long à causedes heures d'affluence difficiles à situer, ce qui se fait sans peinepuisqu'il n'y a, à ce terminus, ni guérite, ni employés, et qu'ilsuffit d'accrocher à un autre bec de gaz une petite enseigne encelluloïd.

Mais quand il arrive que les foires deBécon-les-Bruyères coïncident avec celles du Trône ou de Neuilly, lesmêmes baraques pourtant viennent s'installer sur la place de la gare.Séparées de leurs sœurs des grandes fêtes, elles ont cet air descompétitions de second plan et des employés nommés directeurs pour lesvacances. On devine que ce serait manquer de délicatesse que de parlerdes foires concurrentes à ces forains qui, avant de s'approcher devous, disparaissent derrière la toile de fond de leur baraque. Ils ontdes raisons si profondes de faire bande à part que l'on n'oserait pasplus leur poser de questions qu'à l'inconnu qui se promènerait deuxheures dans la même rue. Ce sont peut-être les esprits indépendants quin'aiment point la foule, ou bien les ambitieux qui préfèrent jouer unrôle ici que de passer inaperçus là.

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Souventdes musiciens ambulants viennent de Paris. Ce ne sont pas toujours lesmêmes. Pourtant, comme si dans un journal corporatif tel endroit étaitdésigné comme favorable aux concerts en plein air, ils s'installenttoujours sur la gauche de la place. Celui qui n'arrive qu'avec sa voixest joyeux. Porteurs de mandolines et d’accordéons, les autres qui nepeuvent, au cas où des agents interviendraient, se mêler à la foule,parlent peu. A l'arrivée de chaque train ils recommencent le mêmerefrain, cependant que les Béconnais, qui ont mille excuses pourarriver en retard, le reprennent en sourdine.

De nombreusescorporations venues de Paris visitent ainsi la banlieue. Ons'imaginerait que ce dût être le contraire, à cause des souvenirs devacances où les paysans portaient au bourg le beurre et les œufs. Lespetites voitures de mercerie ou d'articles de Paris, les placiers, lesgarçons de café, envahissent chaque matin ce Bécon-les-Bruyères qui,comme les villes sur les lignes maritimes, se plaint que le poissonmette si longtemps à lui parvenir.

Parfois, un taxi le traverse.Il fait songer à ceux que l'on a vus dans des cités plus lointaines etqui vous ont paru suspects. Comme ces derniers il transporte unvoyageur étrange, assis sur le bord de la banquette, qui guette par lesportières. Un parent mort ; un rendez-vous d'affaires ; cinq minutes deretard faisant manquer un héritage ; un attentat projeté ; une fuiteaprès un vol. On ne sait. Le chauffeur est excusé de ne pas connaîtrele chemin le plus court. Sans provisions, sans couverturessupplémentaires, pactisant avec son client qui l'invite à boire à tousles carrefours, il parcourt des rues inconnues, se dirige vers uneautre ville, en n'osant se retourner trop souvent pour regarder sonclient.


III

ILest des gens qui travaillent à Bécon-les-Bruyères et déjeunent à Paris.Tous ceux qui font le contraire songent à ces fameuses mutations de laguerre, à cet espoir irréalisable de changer sa situation avec celled'un autre à qui elle conviendrait mieux, à la personne charitable quivous sauverait si elle vous connaissait mais qui cesse d'exister dèsqu'on lui parle, à tout ce qu'il y aurait de bonheur sansl'impossibilité de joindre ce qui devrait être joint. Ils songent aussià la jeune femme qui aimerait un vieux monsieur, au vieux monsieur quine peut la rencontrer, aux entreprises où il manque justement undirecteur, aux parties de cartes où il manque un joueur, aux villagesqui leur plairaient, à l'homme qui serait leur ami.

La gareSaint-Lazare, que les Béconnais voient à un bout de la ligne, est troplourde pour Bécon-les-Bruyères qu'ils placent à l'autre extrémité etparaît, à cause de cela, tirer cette localité à soi, si bien qued'aller à Paris semble toujours plus court que d'aller à Bécon.

Lesvoyageurs de banlieue connaissent la gare Saint-Lazare dans tous sesrecoins. Ils connaissent le bureau des réclamations, celui où l'ondélivre les cartes d'abonnement, les unes avec photo, les autres pluscommunes, avec de simples coupons. Les premières donnent droit à autantde voyages que l'on désire dans le trimestre, ce qui a fait naître chezleur propriétaire le goût des cartes. Une carte qui ouvre devant soitoutes les portes, c'est une joie de la posséder. On finit même par neplus la montrer, par s'exercer à passer avec hauteur devant lesemployés, certain que l'on est d'avoir le dernier mot, par s'imaginerque l'on n'a pas de carte, que ce n'est que son attitude qui intimideles contrôleurs, par en désirer d'autres, une pour les théâtres ou, cequi est plus facile, pour tous les cinémas d'un même consortium, unepour les autobus, et si c'était possible, pour les taxis, les bureauxde tabac, les restaurants.

En descendant du train électrique,sous le hall de la gare Saint-Lazare, les Béconnais se sentent encorechez eux. Les kiosques où l'on vend des jouets, des cigarettes, desarticles de Paris, des oranges, des cerceaux qui prennent peu de placeparce qu'on les accroche au dehors, les fleuristes qui vendent leursbouquets surtout à midi moins le quart, avant que les invités àdéjeuner prennent leur train, le buffet à deux issues, à la porteduquel la direction de la compagnie de l'Ouest-État n'a mis aucunemployé, non par oubli, mais parce qu'elle aime à fermer les yeux, lerepasseur à la minute dont les machines, comme celles des inventionsnouvelles, sont visibles à travers des glaces, les portefaix dontquelques-uns sont fragiles, l'hôtel Terminus qui tourne le dos à lagare, leur sont familiers. De retour chez eux, ils gardent de tout celaun certain goût. Une gare est plus proche du progrès que tout autreendroit. D'avoir assisté plusieurs fois aux embouteillages causés,place du Havre, par les manifestations communistes, d'être passé, lesjours de grève, aux carrefours où se massaient les gardes républicains,d'avoir entendu crier le départ des trains par un haut-parleur, devivre des journées dont les heures sont toutes de la même longueur,fait naître, dans l'esprit des Béconnais, des ambitions. Ils ne veulentpoint de l'intimité de leur cité. Alors que les habitants de Commercymangent tous des madeleines, ceux de Chamonix du miel, que les jeunesfilles de Valenciennes sont vêtues de dentelles, que les Bordelais neboivent que du vin de Bordeaux, les Béconnais, eux, ne se servent pointdu savon Y... fabriqué dans leur ville. Seuls quelques vieillards qui,lorsqu'ils vont à Paris, ne prennent que les trains vides de dix heuresdu matin, entretiennent des relations de petite ville. Le soir, ilsjouent à la manille dans la brasserie de la rue Nationale sans sesoucier des jeunes mariés qui, pour ne pas faire le café, sontdescendus le boire après le dîner. Ils possèdent, sur les terrainsqu'ils se refusent à vendre, de petites bicoques où ils rangent desoutils et réparent leur mobilier. Ils sont à la fois retraité, ouvrieret paysan. Selon que les fleurs ou l'arbre fruitier de leur jardinpoussent bien ou mal, ils savent si les récoltes de la France sontbonnes ou mauvaises.

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Leshoraires, avec leurs côtés Bécon-Saint-Lazare et Saint-Lazare-Bécon,sont collés sur les glaces de tous les magasins ou distribués commeprime, ainsi que des sachets parfumés. Dans la hâte de trouver sontrain, on ne sait jamais, avant quelques secondes de réflexion, s'ilfaut les lire au recto ou au verso. Ils sont si pleins d'heures qu'ilssemblent inexacts comme si, vers la fin de la journée, les trains nemarcheraient plus que mêlés les uns aux autres ainsi que les tramwaysaprès un encombrement. Ils rappellent pourtant, aux instants de bonnehumeur, d'autres horaires semblables, ceux des funiculaires, ceux desbateaux sur les lacs, ceux de la même excursion qui a lieu plusieursfois par jour.

Chaque Béconnais possède un de ces horaires peudigne d'être mêlé aux papiers d'identité, dont il connaît par cœur lepremier et le dernier train. Celui-ci part de Saint-Lazare à minuitquarante pour permettre aux voyageurs qui aiment à s'attarder ou à serestaurer après le théâtre, de rentrer chez eux, cela à cause d'unesollicitude officielle de quelque directeur marié que l'on imaginehabitant la banlieue, rentrant tard lui aussi, et donnant l'ordre dereculer l'heure du dernier train.

Ce genre de sollicitude amèneà parler de toutes ces décisions prises en vue d'améliorer le sort dupublic et fait songer à ces chefs de service, à ces conseillersmunicipaux, à ces préfets qui, par des mesures heureuses neperfectionnent qu'un point de la vie quotidienne. On sent alors lecontraste qui existe entre les petites améliorations et tout ce qu'il afallu de démarches, de patience, de formalités pour les faire accepter.On sent que dans le public, il se trouve justement des gens qui sontcause de ces retards. Serrés dans le train électrique, on les cherchedes yeux. Et parfois l'on devine, à un regard posé sur soi, que l'onest soupçonné d'être un de ceux-là. Qu'il faille ainsi surmonter tantde difficultés pour modifier un détail quelconque contribue à donneraux Béconnais une idée de la grandeur du monde qui les poursuit jusquedans leur demeure, les hante parfois la nuit et laisse sur leur visageune expression plus rêveuse que celle d'un Parisien.

Ils ont,comme les soldats, conscience du nombre. Ils sentent que c'est parcequ'il y a trop d'hommes sur la terre que tout est difficile à arranger.De côtoyer journellement plusieurs milliers de personnes leur donne uneconnaissance telle des difficultés que surmontent les pouvoirs publicspour organiser les choses les plus simples, qu'ils leur sont plusindulgents. Ils comprennent, mieux que l'habitant des villes ou descampagnes, la tâche de ceux qui ne doivent adopter que des mesures quiplaisent à tous. Celles-ci sont multiples. Parfois les Béconnais,lorsqu'ils ont le temps, s'amusent à les énumérer. Les guichets deslignes de banlieue ne ferment jamais, même aux heures creuses. Lestrains sont affichés électriquement depuis un mois. Le signal de départn'est donné que lorsque la grille d'accès au quai est tirée. Descabines téléphoniques ont été aménagées à cinquante mètres les unes desautres. Des flèches indiquent les sorties, les entrées, les consignes,les salles d'attente. L'intérêt du public domine tout. C'est dans lesgares que les journaux du soir arrivent d'abord. Les lignes d'autobuset de métro convergent vers elles. Une sorte de lien, aussi ténu quecelui qui attache tous les possesseurs d'un billet d'une même tombola,unit les Béconnais lorsque, le soir, mêlés aux Versaillais et auxCourbevoisiens, ils attendent ensemble leur train à la gareSaint-Lazare. Du ciel, semble-t-il, les lampes à arc éclairent lesvoies. Malgré la fumée, les sifflements, le vacarme, une buée légèresemblable à celle qui flotte en été, sur les fleuves, vole au fond dela gare. Avant que le train s'immobilise complètement, les voyageurscherchent à deviner où s'arrêteront les portes. Ils sont seuls aveceux-mêmes, sauf ces quelques-uns qui prennent tout ce qui les entoureau sérieux et que la moindre anicroche trouble. Car il en est qui, defaire partie de cette foule pour laquelle tant de bienveillantesmesures sont prises, se sentent personnellement honorés, ainsi que cessoldats, de la visite d'un général faite à leur régiment. Ils ontconscience que, de toutes parts, on s'efforce de leur faciliter la vie.Et quand ils quittent le secteur des protections officielles pourrentrer chez eux, seuls en face du peu qu'ils possèdent, ou pour seperdre dans les rues, ils se sentent un instant, au moment de latransition, désemparés.


IV
 
LEBéconnais aime discrètement sa ville. Il en parle peu, ainsi que d'unfils bouffon, un père sérieux. La tendresse qu'il porte à son pays, illa dissimule. La poésie que prête le temps aux choses près desquelleson a vécu et dont on ne saurait se libérer même si l'objet, des annéesplus tard, apparaît peu digne de soi, les souvenirs, de savoir commentétait le terrain sur lequel une grande maison est bâtie, quel magasinprécédait tel autre, ont fait naître dans le cœur des vieux Béconnaisun amour qu'ils n'avouent pas, dont ils se défendent, mais qui perceaux jours des innovations et des décisions heureuses de la municipalitéde Courbevoie.

La pluie qui tombe dans les rues grises, le bruitdes trains et leur fumée, (car il est encore des trains à vapeur, leursuppression n'étant envisagée que pour 1931, ce qui fait songer àtoutes ces améliorations à venir que l'on attend sans y penser pourqu'elles arrivent plus vite), la boue légère qui recouvre lestrottoirs, les rues désertes, n'altèrent en rien leur amour.

Ilest dans chaque ville un endroit qui, pour des raisons mystérieuses(ces mêmes raisons que le passant découvre lorsqu'il remarque, de tempsen temps, qu'un café est désert alors que celui qui se trouve en faceest plein, et auxquelles il pense parfois avec une telle intensitéqu'il arrive plus vite chez lui), devient une sorte de promenade, lelieu de rendez-vous, cela simplement à cause de sa disposition au midi,de quelques terrasses de café, d'une maison dépassant l'alignement.

ABécon-les-Bruyères, cet endroit qui s'appelle le passage des Lions àGenève, le port à Marseille ou les quinze mètres du Cours Saint-Louis,la place du Marché à Troyes, n'existe pas. Le voyageur habitué à ledécouvrir le jour même en toute ville, qui ne peut se plaire avant, quihabite justement l'hôtel le plus proche de lui, pourrait en désespoirde cause se rabattre sur le commencement de l'avenue Galliéni qui,donnant sur la place de la Gare égayée par deux cafés, est la voie laplus passante de la ville. Mais en quelque autre lieu que l'on setrouve, on est comme dans l'une de ces rues perdues où l'on cherche uneadresse. Le jeune homme taciturne qui a rêvé d'une route abritée pourse rendre à l'auberge ensoleillée d'un village, ne trouverait à Béconque poussière et boue. Les terrasses sont trop étroites pour que l'ons'y sente à l'abri. Les rues trop longues et désertes mènent versd'autres rues aussi longues et aussi désertes, bordées de pavillons, demaisons en construction, de terrains à vendre. Quand une place enfinvous délivre de ces voies interminables et vous fait espérer un centreproche, elle est clôturée de murs et de palissades de chantiers. Aucunestatue ne se dresse au milieu. Elle n'existe que parce qu'il fautménager des espaces libres au cas où cette banlieue deviendrait aussipeuplée que Paris.

Puisqu'il faut des années pour s'habituer àdes noms propres qui ne sont pas en même temps des noms familiers, ilsemble que ce soit dans une ville de rêve que l'on s'avance quand, pasconsacrées par une longue présence dans les annuaires et les calepins,les rues s'appellent Madiras, Ozin ou Dobelé. Pourtant il en est quis'appellent Galliéni, Tintoret, de la Sablière, Édith Cavell. Celles-ciont l'air d'appartenir à de grandes villes et l'on s'y sent moinsperdu. Le règlement de la préfecture qui veut que les rues soientnumérotées dans le sens du cours du fleuve est observé. Mais comme onne sait dans quel sens coule la Seine, c'est tout à coup au numéro deuxcents d'une avenue que l'on se trouve, alors qu'on pensait être, à sanaissance.

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Lagare, au bout de laquelle il reste du terrain pour les agrandissementsfuturs ainsi que de l'étoffe ourlée au bas des robes des fillettes, estle centre de Bécon-les-Bruyères. Elle donne accès, par ses côtésAsnières et Courbevoie, à deux places désolées où voisinent toutes lesboutiques de la ville et où, à six heures du soir, s'attendent lesBéconnais venus par des trains différents.

Il est dans chaqueville une rue qui, bien qu'elle ne soit pas la plus importante etqu'elle ne mène nulle part, revient plus souvent sur toutes les lèvres.Elle s'appelle à Bécon : rue du Tintoret, sans que l'on puisse savoirpourquoi. Elle part justement de l'une de ces places, entre deux caféssemblables dont l'un est naturellement moins fréquenté que l'autre, etqui, les jours de fête nationale, sont réunis par-dessus la chaussée àl'aide de banderolles tricolores et de ces mêmes réclames pourapéritifs interdites à Paris. Elle meurt cent mètres plus loin dans undédale misérable et aéré. L'air est le seul luxe de cette banlieue. Amesure que l'on s'éloigne, les chambres meublées affichées dans lesboulangeries demeurent toujours à trois minutes de la gare. Le jeunesportif qui veut avoir la distance dans le regard contemple chaquematin cette rue du Tintoret. Un garage y est installé, sans verrièresparce qu'il occupe le rez-de-chaussée d'un immeuble. En face se trouveune agence de location en appartement, signalée par des pancartes mieuxécrites que celles des boulangeries et par des photographies de villas,exposées dans une fenêtre ordinaire transformée en devanture.

Caril est des Parisiens qui viennent à Bécon-les-Bruyères avec l'espoir detrouver un appartement et qui sans prendre garde aux papillons quirecouvrent les murs, parfois même les endroits où il est défendud'afficher, se dirigent tout droit vers elle, prévenus par un panneaude publicité qu'ils ont aperçu du train s'ils étaient assis à la gauchede leur compartiment. Tous les inconvénients de la banlieue, ils lesont éliminés par des raisonnements. La brièveté du trajet les a mis debonne humeur. « C'est une légende, les ennuis de la banlieue. Aprèstout, l'air est meilleur ici qu'à Paris. Bécon est sur un plateau. Onn'a mis que neuf minutes pour venir ». Ils entrent dans l'agence. Onles prie de s'asseoir à côté du plan de Bécon-les-Bruyères qui n'existepas imprimé et qu'un commis-architecte a tracé et peint, à côté d'unepile de cartes de visite commerciales qui n'ont jamais été séparées lesunes des autres.

Quand on s'est entendu pour visiter unappartement, le propriétaire de l'agence remet sa clef à un commerçantvoisin afin qu'il la donne à sa femme quand elle rentrera et conduitses clients : « Bientôt, il ne passera plus de trains à vapeur, dit-il.La voie sera électrifiée. Nous sommes à neuf minutes de Saint-Lazare.C'est aussi pratique pour ceux qui travaillent dans le centre que lesquartiers sud de Paris. On a tort de s'imaginer que la banlieue est maldesservie. Vous avez des trains toutes les trois minutes aux heuresd'affluence. D'ailleurs Paris se déplace vers l'Ouest. »

Il està Bécon-les-Bruyères des terrains à vendre depuis sept francs le mètre.Sur certains d'entre eux, des maisons s'élèvent lentement. Quand ellessont terminées, des Béconnais mal logés regrettent de n'avoir pasretenu un appartement alors qu'il était encore temps. Ils s'accusentd'imprévoyance. Ils en viennent à penser qu'il en sera toujours ainsidans leur vie, qu'ils ne sauront jamais être heureux.


V

Tousles trains de Versailles et des Vallées ne s'arrêtent pas àBécon-les-Bruyères. Les voyageurs qu'ils transportent ont l'impressionque les Béconnais arrivent en retard en les voyant sur les quais entrain de lire leur journal. Ils éprouvent, à cette supposition unsentiment de contentement. Ils sont si nombreux à le ressentir qu'ilsemble, une seconde, que c'est ce sentiment lui-même qui passe sur lavoie.

Les Béconnais redoutent chaque jour la panned'électricité. Elle joue un rôle important dans leur vie. Elle estcontinuellement suspendue au-dessus de leur tête. Fort heureusement,elle est aussi rare que la mort d'un camarade, mais aussi tragique.

C'estune supposition que font quotidiennement les habitants de Bécon, quecelle d'une mort retardant le trafic. Ils se demandent chaque fois si,en ce cas, le service serait interrompu et combien de temps il faudraitpour qu'il reprît normalement. Comme le spectateur qui croit n'avoirpoint de chance dans la vie et qui pense que, justement parce qu'il serend au théâtre, la vedette sera malade, il est des Béconnais quisupposent que du seul fait qu'ils prennent le train, il arriveraquelque chose.

La panne est leur épouvantail. Car ils vont tousau théâtre. Les préparatifs, les calculs, les repas pris avant latombée de la nuit, tout cela fait surgir devant eux cette panne quis'opposerait à leur plaisir avec la violence d'une catastrophe ou d'undeuil appris au moment de partir.

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Lagare de Bécon-les-Bruyères sans chef de gare, sans gare demarchandises, et les huit voies qui vont jusqu'à Paris, séparentAsnières et Courbevoie comme un fleuve. Un tunnel fétide, au lieu de lapasserelle désirée par tous les habitants relie les deux communes. Ilfait songer aux petites villes où il n'y a qu'un pont et où, pourapprocher la jeune fille aperçue sur l'autre berge, il faut crier sivotre voix est belle, lui faire signe de marcher comme vous dans lamême direction jusqu'au moment où, à cause d'une maison trempant dansle fleuve ou d'un bateau amarré qui dépasse trop le niveau de l'eau, onla perd de vue. On ralentit alors pour ne pas arriver le premier àl'espace libre, de peur que dans l'absence on ne pense qu'elle aitdisparu. On se retrouve pourtant avec quelques mètres d'écart commequand, avec un ami, on a parié qu'un chemin est plus court qu'un autre.

Bécon-les-Bruyèresest donc partagé en deux, ainsi que ces coupes d'hommes sans organesmâles sur les planches d'anatomie et ces œufs de carton qu'il fautouvrir pour savoir laquelle des deux moitiés est le couvercle. Cetteséparation faite, il ne reste plus que d'un côté Asnières, de l'autreCourbevoie, si bien que les lettres adressées simplement àBécon-les-Bruyères arrivent au hasard dans l'une des deux postes.

Commequand on débouche sur une vaste place, on aperçoit en sortant de lagare de Bécon par une porte qui, pour tant de voyageurs, s'ouvre et seferme ainsi que celle d'un magasin, un ciel plus large où les avions etles oiseaux demeurent presque aussi longtemps qu'à la campagne et oùils deviennent si petits que l'on s'arrête pour ne pas les perdre devue. Semblable au dôme d'une coupole, lorsqu'on a monté l'escalier, ceciel penche. Il penche vers Paris que l'ont sent plus bas.

Ilest des endroits autour des grandes villes où, lorsque l'on s'ypromène, on ne peut s'empêcher de penser que si la révolution éclataitils resteraient aussi paisibles. Ils sont si déserts et si lointainsqu'une insurrection perdrait presque tous ses membres avant d'yarriver, à moins que le chef ne donnât des ordres précis et ne fixât,par exemple, le rassemblement de ses troupes en l'un de ces endroits.Et le Béconnais se rassure en pensant à tous les quartiers, à toutesles villes de banlieue qui existent, et finit par se convaincre que laprobabilité d'une marche sur Bécon-les-Bruyères est plus petite que undix-millième. Il faudrait vraiment une grande malchance pour quejustement l'émeute se dirigeât sur sa cité. C'est presque impossible.On le devine d'ailleurs aux rideaux légers des villas, aux étalages desmagasins, à la grille fragile de la succursale du Crédit lyonnais, auvisage serein de ces bijoutiers, les mêmes qui, dans les rues désertes,font que l'on se demande comment ils vivent.

Mais en supposantque la révolution éclatât dans le reste de la France et queBécon-les-Bruyères fût isolé, il apparaît tout de suite qu'une grandefraternité unirait tous les habitants, qu'ils formeraient aussitôt desligues, des groupements de défense, qu'ils mettraient, jusqu'au retourdes temps meilleurs, leurs biens en commun.


VI

BÉCON-LES-BRUYÈRESn'a point d'environs. A l'endroit où ils devraient commencer, on setrouve dans une autre commune semblable à celle que l'on quitte et dontla rue principale, qu'empruntent ces tramways trop vieux pour Paris,conduit sur la place centrale d'une autre ville et s'arrête, faute derails, devant une mairie que seuls un drapeau et des tableaux grillagéssignalent à l'attention. C'est chaque fois un sujet d'étonnement queles édifices publics soient plus modestes que les maisons privées.Instinctivement, on désirerait que ce fût le contraire, que le plusbeau château fût l'hôtel de ville.

Ces artères principales debanlieue, jalonnées de poteaux télégraphiques sur lesquels desafficheurs amateurs collent des annonces avec un timbre pour leurpropre compte, des afficheurs professionnels des réclames jaunes pourachats de bijoux, semblent interminables quand on les suit à pied. Lesmaisons basses dont les habitants ont l'air de s'y être installés parcequ'elles étaient abandonnées, les jardins dont les feuillages prennentla poussière comme des visières, les usines de deux cents ouvriers, sesuccèdent sans égayer la route. Tout est clôturé, même les terrains lesplus vagues. Comme dans les rues de Paris, aucune borne kilométrique nepermet de s'amuser à compter ses pas. De distance en distance, unréverbère dont le pied sert d'armoire aux cantonniers, fait songer àl'allumeur qui ne peut en allumer qu'une douzaine, une boîte auxlettres à celles qui n'inspirent pas confiance, et où l'on craint queles lettres ne demeurent une semaine avant de partir. Soudain, alorsque l'on vient de parcourir deux ou trois kilomètres entre des murscouverts de tessons, pris dans le ciment comme des pierres dans laglace, entre des grilles au travers desquelles jamais personne n'acaressé une bête, apparaît une guérite toute neuve destinée à abriterles gens qui attendent un tramway. Un plan sous verre de la banlieue yest fixé à l'intérieur. Aucune arabesque modern-style ne l'alourdit.Elle est droite, propre, pratique. Puis une ville inconnue surgit. Ellepossède sa gare que les trains de Bécon-lesBruyères ne traversent pas.Elle a d'autres magasins, un oculiste, un rétameur, une triperie. Ondevine brusquement qu'elle est mieux ravitaillée en fruits, mais moinsbien en légumes. Comme ces vendeurs qui sur les marchés tententd'écouler un arrivage d'oranges ou de fleurs, les commerçants de cesvilles de banlieue, qui, à cause du transport, se sont tropapprovisionnés d'une denrée, la recommandent durant des jours.

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LaSeine est à six minutes de la gare de Bécon-les-Bruyères. Ses bergesont vieilli. Elles ont cinquante ans, elles qui n'eussent pas dû avoirplus d'âge que les campagnes. Elles sont du temps des guinguettes, desparties de canot et des fritures. Les chalets des sociétés d'aviron dela Basse-Seine ou d'Enghien bordent le fleuve à un endroit qui futchampêtre. Un pont métallique sur lequel passent tous les trains lescouvre maintenant de son ombre froide. Leurs murs, faits d'un cimentdont la teinte imite celle des rochers et de troncs d'arbres qui ontencore leur écorce, gardent pourtant un air rustique. Le dimanche,quand les portes à deux battants sont ouvertes, on s'aperçoit que lesfenêtres de ces chalets sont fausses, que le rez-de-chaussée n'estqu'une vaste remise où sont suspendus par ordre de grandeur, les unsau-dessus des autres, les canots des adhérents. Puis ce sont plus loindes maisonnettes entourées de jardinets, à la grille desquelles lesystème de sonnette est si rudimentaire qu'il semble avoir été posé pardes enfants. Des chambres meublées, avec facilité de faire la cuisine,sont à louer. C'est cette fois à quatre ou six minutes de la garequ'elles se trouvent, mais cela à la condition de connaître ces cheminsde traverse qui disparaissent un à un à chaque nouvelle construction,sans que les propriétaires doublent les horaires indiqués.

Enlongeant les bords de la Seine, l'attention se porte sur tout cequ'elle charrie. A voir les corps des bêtes mortes échouées sur lesberges rocailleuses, à côté de ces sacs mystérieux, soigneusementfermés, qui n'ont plus de teinte, qui contiennent on ne sait quoi, quepersonne n'ose ouvrir, même les agents cyclistes, une sorte de lumièreéclaire la politique du chien crevé. Ce qui jusqu'alors n'avait sembléqu'une image, prend tout à coup une signification profonde. Les chiensmorts qui suivent le fil de l'eau existent vraiment, mais d'une autremanière que la foudre qui tombe sur un arbre.

A cause de laforce d'attraction, des morceaux de bois, de l'écume, des partiesd'objets que l'on ne reconstitue point, des boîtes de fer-blanc, aufond desquelles est resté un peu d'air, flottent autour des pénichesamarrées. Sur l'autre rive, l'usine Hotchkiss éveille des souvenirs demitrailleuses, et de cette après-guerre où les industriels, afind'utiliser leur matériel, modifiaient si peu de choses à leursfraiseuses et à leurs tours pour qu'ils fissent, au lieu d'obus et decanons, des automobiles et des machines agricoles. Plus loin, devantl'usine à gaz si haute qu'elle dissimule les gazomètres, qui mieux queles cheminées satisferaient le désir de connaître ce qui se fabriquelà, des chalands sont immobiles au pied de sortes de toboggans d'oùglisse ce même mâchefer que les soldats en occupation allaient chercherdans la banlieue de Mayence, pour faire une piste cendrée destinée auxchampionnats de corps d'armée. Plus loin encore, d'autres chalandschargés de ferraille attendent qu'on les décharge. Cela semble aussiincompréhensible qu'ils soient utilisés au transport de vieillespoutrelles, d'escaliers de fer tordu, de tôle ondulée, de chaudièresrongées par la rouille, que ces trains qui barrent parfois durant uneheure les passages à niveau, à celui du sable ou des pierres. Dansl'enchevêtrement de cette ferraille, on reconnaît des wagons que l'onn'imaginait pas devoir être transportables, des chassis dont les trousréservés aux boulons sont vides, des signaux, des carcasses de baraque,des chevaux de frise, des fils télégraphiques liant tout cela, desmachines agricoles qui furent neuves, huilées, livrées avec soin, dontles poignées furent enveloppées de papier, qui eurent une valeur surles catalogues. Les formes multiples et compliquées de cette ferraille,le cercle des roues, les pas de vis, la ligne droite d'un levier n'ontpas plus de valeur que celles du minerai sortant de la terre. Toutesces machines emmêlées les unes aux autres ne sont plus que du fer brutque l'on vend au kilo. Les gens qui en connaissent le prix doivent êtreétranges. Alors qu'aux jours de repos, peu de chose rappelle auxfonctionnaires leur profession, eux ne peuvent sans doute pas sepromener sans estimer les balustrades, les réverbères et les ponts defer. Quand une statue de bronze ou le triton d'un bassin disparaît,c'est dans leur corporation que la police cherche le voleur. On sedemande, devant ces tonnes de ferraille, comme devant la hotte d'unchiffonnier, ce que cela peut bien valoir. On passe par tous les prix ;on les compare à ceux des objets de première nécessité ; on s'interrogepour savoir si cinq kilos de plomb valent une cravate. Il vous apparaîtque c'est un monde mystérieux que celui où tombent toutes ces chosesqui furent neuves, que l'on eût pu transporter dans son jardin, aveclesquelles votre maison eût pu être consolidée. Devant une de cesmachines, comme devant la plus vieille automobile, on se demandemaintenant si on l'achèterait pour deux francs. Et ceux qui ont songéparfois à la vente au kilo des métaux, de voir soudain tant de tonnesen face d'eux, sont pris d'un doute et se demandent si elles sontvendues ou bien si, au contraire, on a payé pour s'en débarrasser.

Dansune île, en face de l'usine à gaz, se trouve le cimetière aux chiensqui, avec la traversée de Paris à la nage et l'affluence des gares,sert à alimenter les journaux en été. La statue du saint-bernard quisauva quarante et une personnes et fut tué par la quarante-deuxième, sedresse à l'entrée. Elle contribue tout de suite à imprégner l'air detoutes les formes de la gratitude. Le sentiment qui fait répugnerl'homme à de petits cercueils ne s'éveille pas ici. Les tombes sontpetites, plus petites que celles des enfants que l'on met dans descercueils trop grands pour eux. Il semble que ce soit dans un cimetièred'amants que l'on s'avance. Les monuments, qu'ils soient fastueux oumodestes, et sur lesquels sont gravés des prénoms seulement, recouvrenttous des corps qui furent aimés. En lisant ces prénoms, on sent quel'on pénètre dans mille intimités. Les photographies émaillées, jauniespar les ans, accrochées aux stèles, car on peut planter des clous dansla pierre, représentent des chiens fidèles et font imaginer, par-delàle photographe, une jeune femme qui les menace du doigt pour qu'ilsrestent immobiles. Boby, Daisy, vous dormez ici depuis 1905. Maisqu'est devenue votre maîtresse, et cette peau d'ours blanc, et cettetable légère sur lesquelles on vous a photographiés ?

A lapointe du cimetière se trouve une plate-forme de ciment armé où futinstallée, pendant la guerre, une batterie contre avions. Le ciments'est cassé. Les tringles de fer ont été tordues pour dégager unsentier qui conduit au sommet d'un talus. A la fin de l'après-midi, onaperçoit de là, comme d'une colline, le soleil au bas du ciel, un peuau-dessus de la Seine. Sans le dernier pont, si petit qu'il n'a pointd'arche, c'est dans l'eau même du fleuve qu'il se coucherait. Mais onest trop près de Paris. C'est tout de même encore derrière des pierresque le soleil disparaît.


VII

BÉCON-LES-BRUYÈRESa ses distractions. Cette jeune fille qui, en juillet, vêtue comme à lamer d'un sweater et d'une jupe de flanelle blanche, porteuse d'un filetde balles de tennis, longe la voie de chemin de fer à l'endroit où,durant vingt mètres, les villas et les arbres font qu'il semble quel'on se trouve dans une ville d'eau, est heureuse. Elle se rend auxtennis de Bécon. Une palissade surmontée d'un grillage que les ballesfont trembler, dont les planches, emboîtées comme les lames d'unparquet, formèrent avant le toit d'une baraque (puisqu'elles conserventencore les ouvertures par où passèrent les tuyaux des poêles) lesdissimule.

Les habitants de Bécon-les-Bruyères aiment à serendre le samedi ou le dimanche soir au cinéma. « Le casino de Bécon »,semblable à quelque garage de plâtre, est surmonté d'un fronton décoréde guirlandes au milieu desquelles l'année de la construction, 1913,est inscrite, comme si la direction, qui n'est d'ailleurs plus la même,tenait encore à rappeler l'année de sa première représentation. Elle apris une importance subite pour le propriétaire. Car les cinémas, commeles bohêmes qui en vieillissant s'attachent aux signes extérieurs d'unesituation, veulent aujourd'hui faire aussi sérieux que les maisons decommerce.

Dans chaque ville il existe des gens étranges qui nesemblent habiter un lieu que provisoirement, qui viennent de paysinconnus, qui ont eu des aventures. Mais aucun d'entre eux ne réside àBécon. L'homme mécontent d'y vivre, l'homme sur dix mille qui dans lesvilles est fou, qui prétend qu'un rayon de soleil, en traversant leméconium, se transformera en or, qui a un brevet pour quelqueinvention, qui est recherché par la police, qui sera riche du jour aulendemain, ne se rencontre pas. Il n'est point d'habitants mystérieux.Personne ne souffre. Il n'est point de jeunes femmes qui, abandonnéespar un homme, sont sur le point de se lier avec un autre, nid'adolescents amoureux d'une amie de leur mère, ni de directeurs ruinéspar une passion, ni de maîtresse d'un ministre. Celui qui, à un momentde déchéance, échouerait à Bécon-les-Bruyères, se sentirait tombé sibas qu'il en partirait aussitôt. Il ne pourrait même pas y vivre avechumilité. Il n'est point encore de savants incompris, de grands hommesméconnus, de condamnés graciés. Tout y est honnête et égal. Tous viventpaisiblement. Les changements sont lents à se faire. C'est deux ans àl'avance qu'une famille se décide à quitter la ville, des époux àdivorcer. Il n'y a de meurtres que dans les rues ou les cafés. Et lescriminels ne sont jamais Béconnais.

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Quandle temps est brumeux, que les maisons, vides comme les casernes àl'heure de l'exercice, sont silencieuses, que les teintureries sontfroides, perdues et éloignées du contact hebdomadaire de l'usine dedégraissage, que la bière des cafés est livrée, que les boutiquierssont revenus des halles, une lourde tristesse pèse surBécon-les-Bruyères.

Dans le calme de la matinée, on n'imagineaucune femme encore couchée avec son amant, aucun collectionneurcomptant ses timbres, aucune maîtresse de maison préparant uneréception, aucune amoureuse faisant sa toilette, aucun pauvre recevantune lettre lui annonçant la fortune. Les moments heureux de la vie sontabsents. Les enfants sont aux lycées d'Asnières ou de Paris. Personnen'attend depuis plusieurs jours un rendez-vous. Aucun soldat ne doitêtre libéré. Personne n'est nommé à un poste supérieur ni ne rêve d'unlong voyage. C'est l'enlisement. Derrière les murs gris des maisons,les appartements ne communiquent pas entre eux par des escaliersmystérieux. Le passant qui ailleurs est peut-être député, acteur oubanquier n'est ici que commerçant. Parfois, sur la voie, un civil quin'est que contremaître commande à deux manœuvres et mesure lui-même. Ilne doit pas donner sa démission à la fin du mois. Il ne fait que vivredans la crainte d'être renvoyé et d'être obligé de recommencer, commeouvrier, dans une autre compagnie. Parfois, le fruitier ferme plus tôtson magasin. Il ne doit pas, comme ailleurs, passer sa soirée às'amuser. Parfois encore la marchande de journaux de la gare lève plustard que d'habitude le rideau de fer de sa boutique. Elle n'a pourtantpas, comme ailleurs, un amant nouveau qu'elle ne peut se résoudre àquitter.

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Unjour peut-être, Bécon-les-Bruyères qui comme une île ne peut grandir,comme une île disparaîtra. La gare s'appellera Courbevoie-Asnières.Elle aura changé de nom aussi facilement que les avenues après lesguerres ou que les secteurs téléphoniques. Il aura suffi de prévenirles habitants un an d'avance. Il ne s'en trouvera pas un pourprotester. Longtemps après, de vieux Béconnais, comme ces paysans qui,en été, vous donnent l'ancienne heure, croiront encore habiterBécon-les-Bruyères. Puis ils mourront. Il ne restera alors plus detraces d'une ville qui, de son vivant, ne figura même pas sur le plusgros des dictionnaires. Les anciens papiers à en-tête auront étéépuisés. Les nouveaux porteront fièrement Courbevoie-Asnières. Béconaura rejoint les bruyères déjà mortes.

Aussi, en m'éloignantaujourd'hui de Bécon-les-Bruyères pour toujours, ne puis-je m'empêcherde songer que c'est une ville aussi fragile qu'un être vivant que jequitte. Elle mourra peut-être dans quelques mois, un jour que je nelirai pas le journal. Personne ne me l'annoncera. Et je croirailongtemps qu'elle vit encore, comme quand je pense à tous ceux que j'aiconnus, jusqu'au jour où j'apprendrai qu'elle n'est plus depuis desannées.


Février 1927.