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BRAZIER,Nicolas (1783-1838) : Leboulevart du Temple(1832).
Saisie du texte et relecture :S. Pestel pour lacollectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux de Lisieux (07.IV.2009)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux:nc) de  Paris ou le livre descent-et-un. Tome neuvième.- A Paris: Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans,MDCCCXXXII.- 415 p.; 22 cm.
 
Leboulevart du Temple
par
Nicolas Brazier

~*~

                            La seul’ promn’ade qu’ait du prix,
                             La seuledont je suis épris,
                             La seule,où j’men donne où c’que j’ris,
                             C’estl’boul’vart duTemple à Paris.

                                   DÉSAUGIERS.


Charles Nodier a dit, en parlant de la route du Simplon, que Napoléonfit creuser d’une manière si miraculeuse : Le malheureux !... il m’a gâtémes Alpes !.... Ce mot n’a rien d’exagéré. Or, il en estdes plus petites choses comme des plus grandes. Moi aussi, j’ai eu mesphrases d’indignation ; et, lorsque je me promène aujourd’hui del’emplacement où était Paphos au café Turc, et que je reviens de la rued’Angoulême à l’ancien hôtel Foulon, je m’écrire à mon tour : Les malheureux ! ils m’ont gâtémon boulevart du Temple !

Nos pères l’avaient vu commencer, grandir, prospérer, ce fameuxboulevart, dont le nom est européen !... C’était une kermesseparisienne, une foire perpétuelle, un landi de toute l’année. On ytrouvait à rire, à jouer, à se délasser de jour et de nuit. C’était lerendez-vous de la meilleure société ; une foule de voitures brillantesy stationnaient ; on bravait le froid et le chaud pour y entendre unpaillasse, qui, n’en déplaise à Debureau, avait aussi son mérite. Cepaillasse, qui se nommait Rousseau, s’était fait une réputation enchantant en plein air :

   C’est dans la ville de Bordeaux
    Qu’est z’arrivé trois gros vaisseaux,
    Les matelots qui sont dedans
    Ce sont, ma foi ! des bons enfants.

J’en ai vu les débris, moi, de ce bon gros paillasse.... Et je me suiscourbé respectueusement devant lui.

Je puis affirmer que jamais paillasse ne fut plus drôle, ni pluscomplet : ce n’était pas le visage pâle et blême de Debureau, cen’était pas son jeu savant et grave, ni ses poses immobiles, ni sesclignements d’yeux si expressifs !... C’était une figure pleine, rouge,bourgeonnée ; c’était la gaîté du peuple dans tout son débraillé !...Impossible de ne pas rire comme un fou du roi, en voyant ses grimaces,en entendant sa voix rauque et brisée ; il jouait ses chansons, commeDebureau joue ses pantomimes, car mon paillasse était aussi un grandacteur !... Ne croyez pas qu’il répétait comme un élève duConservatoire ; non, il mettait, dans son débit, de l’esprit, dumordant ; sa physionomie était d’une mobilité surprenante. Je gage que,s’il vivait encore, il serait à la hauteur de l’époque, et que lalittérature capricieuse qui nous fait un grand homme, chaque matin, endéjeunant chez Tortoni ou au café de Paris, aurait découvert autant dedrame dans mon paillasse qu’elle en a trouvé dans Debureau.

Combien j’étais heureux.... quand, les poches pleines de marrons et dechâtaignes, le vieux père Motet, notre bon précepteur, nous conduisait,les quintidis et les décadis, au jardin de l’Arsenal, et nouspermettait de faire une halte devant le théâtre des Pantagoniens. Nousrestions des heures entières à contempler le père Rousseau, cepaillasse classique !.... A peine osions-nous respirer, tant nousavions peur de perdre un de ses gestes, une de ses contorsions. Hommesd’aujourd’hui, respectez les souvenirs des hommes d’autrefois ; libre àvous d’adorer César ! mais permettez-moi d’admirer Pompée !

Avant la révolution (celle de 1789), bien entendu), il n’y avait quequatre théâtres sur le boulevart du Temple : le spectacle d’Audinot, les Associés, dont unsieur Salé était directeur, les GrandsDanseurs du Roi, fondés par Nicolet ; le théâtre des Délassements comiques,situé à côté de l’hôtel Foulon, et dont les acteurs n’avaient le droitque de paraître derrière une gaze ; plus tard, cette gaze fut déchiréepar les mains de la Liberté ; enfin, le Salon des Figures du sieurCurtius, qui était à la place qu’occupent aujourd’hui les Funambules.

L’origine du théâtre de l’Ambigumérite d’être rapportée avec quelques détails. Audinot, acteur de laComédie Italienne, et auteur du Tonnelier(avec Quétant), ayant essuyé un passe-droit, quitta brusquement sescamarades. Pour se venger, il imagina d’ouvrir un spectacle debamboches, ou figures parlantes. Chaque figure imitait ou quelqueacteur, ou quelque actrice du Théâtre Italien. Polichinelle étaitgentilhomme de la chambre du roi en exercice, et imitait les manièresd’un grand seigneur, distribuait les graces, faisait des injustices,sans que personne osât y trouver à redire.

On a remarqué que messieurs les gentilshommes de la chambre, quiétaient intraitables pour les acteurs vivants, se montraient fortindulgents pour les comédiens de bois ; ce qu’ils n’auraient passouffert d’un homme, ils le supportaient d’une marionnette ; ilsriaient volontiers d’une impertinence de Polichinelle, et, pour uneinnocente plaisanterie, ils envoyaient Volanges au For-l’Évêque.

Audinot gagna beaucoup d’argent avec ses marionnettes, et n’eut qu’à selouer de leur zèle et de leur activité. C’est qu’avec des acteurs debois, on n’a jamais à craindre les rivalités, ni les caprices. Barré,Radet et Desfontaines l’ont dit fort spirituellement dans un couplet deleur charmante comédie des Écriteaux,ou René Lesage à laFoire Saint-Germain,

   Les acteurs y sont de niveau,
    Aucun d’eux ne s’en fait accroire,
    Les mâles au porte-manteau
    Et les femelles dans l’armoire.
    Isabelle sous le verrou
    Laisse Colombine tranquille,
    Et Polichinelle à son clou
    Ne cabale pas contre Gille.

Quelque temps après, Audinot substitua des enfants à ces figures debois, et cette nouveauté ramena encore la foule chez lui. Il avait missur sa toile en lettres d’or : Sicutinfantes audi nos, qu’un plaisant avait traduit de cettemanière : Ci-gît lesenfants d’Audinot. C’est là que débutèrent Varenne,Damas, Michot, et d’autres, qui brillèrent plus tard à la ComédieFrançaise ; c’est aussi chez Audinot que l’on vit paraître un arlequin,qui n’avait que trois pieds de haut. Il se nommait Moreau. Il fut,malgré sa petite taille, l’un des meilleurs arlequins de son temps.

C’est encore là qu’un nommé Bordier avait débuté ; il jouait les fatset les abbés avec talent ; on l’avait surnommé le Molé des boulevarts.Ce pauvre diable fut pendu, je crois, à Rouen en 1789, à la suite d’unerévolte occasionnée par les grains. Quelque temps auparavant, iljouait, dans une pièce de Dumaniant, un rôle de valet intrigant, etdisait : « Ça mal pour moi, je finirai par être pendu. » On a prétendu,dans le temps, que ce Bordier avait été l’agent d’un grand personnage,mais rien n’a été prouvé à cet égard.

Les grands Danseurs du Roi ne pouvaient représenter que de petitescomédies, et des pantomimes-arlequinades ; car, à cette époque, lespetits théâtres vivaient encore sous le bon plaisir des Comédiensfrançais, et l’on connaît l’aristocratie, je pourrais dire l’autocratiede ces messieurs !

C’est chez Nicolet que jouait le fameux Taconnet, auteur et acteur à lafois. Ce Taconnet faisait courir la bonne compagnie au boulevart dansles rôles de paysans et de savetiers ; il excellait tellement dans cesderniers, que Préville disait de lui : « Cet homme est si bien dans lessavetiers qu’il serait déplacé dans les cordonniers. » Cet acteuroriginal, né en 1730, mourut en 1774, à l’hôpital de la Charité, dessuites de son intempérance. Nicolet, qui lui était fort attaché,accourut au chevet du malade, et s’écria en s’adressant aux personnesqui l’entouraient : « Sauvez mon Taconnet ! je vous donnerai cent louis! deux cents louis !!... » Taconnet, presque à l’agonie, souleva satête, et dit, d’un air pénétré : « Ah ! M. Nicolet, puisque vous êtessi bon !... donnez-moi une pistole à-compte pour aller au cabaret. » Ilmourut une heure après.

Les théâtres du boulevart du Temple donnaient chacun deuxreprésentations par soirée. On les appelait jeux. Il y enavait un de six heures à onze heures, et l’autre, de minuit à deuxheures du matin. C’est à ce dernier que se rendaient incognito lesgrands seigneurs et les petits abbés, les talons rouges et les robesnoires, les duchesses et les mousquetaires, les marquises et les clercsde la basoche, les danseuses de l’Opéra et les fermiers-généraux.C’était la représentation des gens comme il faut, la première étaitcelle de la canaille. Ces théâtres avaient des crieurs à leur porte ;aujourd’hui le charlatanisme des affiches a remplacé celui des aboyeurs.

Quand on donnait le grand Festinde Pierre ou l’Athéefoudroyé, le sieur Salé ne rougissait pas de fairel’annonce lui-même, et de crier en dehors : « Entrez, messieurs,mesdames, grande représentation extraordinaire !... Le grand Festin de Pierre,ou l’Athée foudroyé! joué par M. Constantin, premier sujet de la troupe !... Prrrr-nez vos biliets! M. Constantin jouera ce soir avec toute sa garde-robe... Faites voirl’habit du premier acte (et l’on montrait l’habit du premier acte)...Entrez ! Entrez ! M. Constantin changera douze fois de costume... ilenlèvera la fille du commandeur avec une veste à brandebourgs ! et serafoudroyé avec un habit à paillettes !! »

Le boulevart du Temple a eu ses célébrités dramatiques.

Une actrice nommée Louise Masson, après avoir débuté à la ComédieItalienne, vint jouer chez Audinot laBelle au bois dormant. Deux cents représentations nesuffirent pas pour rassasier le public. La cour et la ville (comme ondisait alors) voulurent voir cette actrice extraordinaire. Les journauxdu temps assurent que cette demoiselle Masson était d’une beautéremarquable. Elle reçut les hommages de tout ce qu’il y avait d’aimableet de riche à Paris ; elle dissipa en folles dépenses des sommesconsidérables ; et, après avoir passé par tous les degrés del’infortune, je l’ai vue... moi... je l’ai vue, en 1803, pauvre etmisérable, affublée d’une robe de gaze en hiver, chanter avec un anciencomédien de province, sur ce même boulevart témoin de ses triomphes,les duos du Tableauparlant, et de Blaiseet Babet. Tous deux faisaient des gestes, des agaceriescomme s’ils eussent encore été sur un théâtre. Quand la scène étaitjouée, le vieillard faisait humblement la quête, en disant : «Messieurs, ayez pitié de mademoiselle Louise Masson, qui a fait courirtout Paris chez Audinot, dans laBelle au bois dormant ! » Ce spectacle faisait peine àvoir !... Et j’ai senti souvent mes yeux humides, en déposant mamodeste offrande dans la petite tasse de porcelaine.

Ainsi que je l’ai dit, le boulevart du Temple, à cette époque, étaitune foire perpétuelle ; son aspect était pittoresque. Outre les quatrethéâtres dont j’ai parlé, on y voyait le Salon des Figures,puis des baraques de bois occupées par des bateleurs qui montraient desanimaux vivants ; deux ou trois estaminets ou cafés borgnes et desmaisons isolées et mal bâties. Deux modestes restaurants, Bancelin etHenneveu, étaient les seuls établissements où les gens du monde fissentdes parties fines. Bancelin et le Cadran bleu n’étaient pas, à cetteépoque, au-dessus de nos plus modestes cabarets d’aujourd’hui. Si lesVadé, les Favart, les Saint-Foix revenaient à présent, ils pourraientchercher long-temps la petite porte par où ils entraient pour faireleurs orgies, après la chute ou le succès de leurs ouvrages.

Une jolie fille, nommée Fanchon, était la bayadère de ces deux cabarets; elle venait au dessert chanter les couplets de Collé, de Piron, del’abbé de Lattaignant, et recevait, entre le champagne et le café, desmarques de la satisfaction des convives.

MM. Bouilly et Joseph Pain ont, dans une charmante pièce jouée auVaudeville il y a trente-deux ans, remis à la mode cette Fanchon la Vielleuse,si célèbre au boulevart du Temple. Ils ont voulu venger sa mémoire, etprouver que l’héroïne de leur drame n’avait dû son immense succès qu’àla vente seule de ses chansons. Je ne suis pas médisant, mais je diraiqu’il faut vendre bien des petits cahiers à deux sous pour amasserquarante mille livres de rentes.

En 1791, un décret de l’Assemblée nationale proclama la liberté desthéâtres. Le boulevart du Temple ne resta pas en arrière ; aussi, dansl’espace de deux ans, vit-on s’ouvrir sur ce boulevart une foule denouveaux spectacles : lesÉlèves de Thalie, les Petits Comédiens français, et lethéâtre Minerve. Un Italien, nommé Lazzari, y établit une salle quifut incendiée en 1799. La façade et les colonnes sont encore debout, etl’on y lit : Variétés amusantes. On vit aussi s’y établir le caféYon, le café Godet, le café de la Victoire, où l’on jouait la comédie ;sans compter des marionnettes, des cabinets de physique, de curiosités,etc., etc.

J’étais enfant... bien enfant,  mais je me rappelle encorecombien ce boulevart était animé. A midi, les parades commençaient ; àpeine un paillasse avait-il fini, qu’un autre lui succédait deux pasplus loin. On entendait le son de l’aigre clarinette, le bruit sourd dela grosse caisse, les cimbales qui vous brisaient le tympan : et puis,les cris des marchands et des marchandes : « Ma belle orange ! ma fineorange ! Ça brûle... ça brûle !... A la fraîche, qui veut boire ?.... »C’était étourdissant, c’était assourdissant... mais c’était fou...original... varié... C’était palpitant, c’était vivace !

Les spectacles du Boulevart jouèrent comme les autres des piècesrévolutionnaires ; seulement, lorsque celui du Vaudeville ou desItaliens obtenait un grand succès dans ce genre, il autorisait lespetits théâtres à les jouer, afin de répandre plus vite parmi le peupleles sentiments patriotiques. C’est ainsi que j’ai vu représenter àl’Ambigu, aux Délassements, l’Heureusedécade, la Nourrice républicaine, Encore un Curé, au Retour, la Fête del’égalité, et d’autres pièces du répertoire du Vaudeville.

Lorsque l’horizon politique commença à s’éclaircir, les petits théâtresimitèrent les grands, ils donnèrent aussi des ouvrages de réaction. Ilexiste une affiche du Théâtre des Délassements, assez curieuse, elleest conçue ainsi : « Théâtre des Délassementscomiques. Aujourd’hui Ier messidor an VI, premièrereprésentation de laSouveraineté du peuple, comédie, suivie des Horreurs de la misère! drame, terminé par la Débâcle,parade mêlée de couplets. »

Certes, c’est-là de l’esprit, ou je ne m’y connais pas.

De 1800 à 1825, les théâtres du boulevart du Temple subirent de grandschangements dans les genres et dans les acteurs.

Que de renommées j’aurais à enregistrer depuis cinquante ans, que degloires y sont venues naître, briller et s’éteindre !!... Les Révalard,les Vicherat, les Bithmer, les Joigny, les Lafite, les Corse, lesGougibus, les Raffile ! que de femmes à talent, les Flore, les Levêque,les Planté, les Julie Pariset, les Lagrenois, les Bourgeois, lesPicard, les Leroi !...

Les Picardeaux, les Blondin, les Beaulieu, les Béville, les Mayeur, seretirèrent devant les Marty, les Dumesnil, les Vigneaux, les Lafargue,les Frenoy, les Basnage, les Grevin. La belle Julie Diancourt céda letrône à la belle Demouchel ; la belle Demouchel abdiqua en faveur de lasensible Hugens ; la sensible Hugens céda sa place en pleurant à lasentimentale Adèle Dupuis. Mesdames Verneuil, Eugénie Sauvage, etLesmesnil, suivent les traces de leurs devancières. Elles plairontcomme elles, brilleront comme elles, et passeront comme elles... Sic transit gloria mundi!

Une génération nouvelle d’auteurs vint remplacer celle dont l’étoilepâlissait alors ; les Arnould, les Pariseau, les Gabiot, les Dorvigny,les Pompigny, les Guillemain, les Beaunoir, les Maillot, lesCoffin-Rosny, les Camaille Saint-Aubin, les Aude, abandonnèrent lechamp de bataille aux Guilbert Pixérécourt, aux Dubois, aux Apdé, auxCuvelier, aux Caignez, aux Villiers, aux Bernos, aux Léopold, auxFrédéric, aux Boirie, etc.

La Forêt d’Hermanstadchassa la Forêt Noire; le Maréchal deLuxembourg tua le Maréchaldes logis ; Pierrede Provence n’osa plus se montrer devant la Femme à deux maris; la Tête de bronzeécrasa Dorothée; le Masque de fertomba devant l’Homme à trois visages et l’Héroïne américainebattit en retraite devant leSiège du clocher.

Ce que je regrette le plus aujourd’hui, dans le mélodrame, c’estl’absence totale du niaisobligé. Les niais du mélodrame étaient, quoi qu’on en dise, unedélicieuse création. Je ne sais pourquoi on les a chassés du boulevart; quand on voudra, on pourra les retrouver : les niais ne meurentjamais en France ! Les niais sont morts, vivent les niais ! Jamais larace des niais ne se perdra !!... Ils changent de tréteaux, voilà tout.

Le boulevart du Temple a eu, dans nos derniers temps, deux niaiscélèbres, Bobèche, et Galimafrée. Bobèche a tenu avec dignité lesceptre de la parade ; sa réputation a été grande, ses succèspyramidaux. Bobèche était malin, caustique, et sous sa veste rouge, sonchapeau gris à cornes, avec un papillon dessus, il a souvent dit degrosses vérités en plein air ; aussi la police a-t-elle été plus d’unefois obligée de le rappeler à l’ordre. Bobèche a joui de tous lespriviléges accordés aux supériorités, il a été jouer chez des grandsseigneurs, chez des ministres, chez des banquiers ; on avait Bobèche,comme on aurait eu un grand acteur. Bobèche a fait aussi des tournéesdans les départements, il a donné des représentations extraordinaires.Lassé de travailler pour les autres, il prit la direction d’un petitspectacle à Rouen. Depuis long-temps on n’entend plus parler de lui.S’il existe encore, je désire que ces lignes lui parviennent ; s’il estmort, je serai fier d’avoir fourni quelques matériaux qui serviront unjour à compléter sa biographie.

Galimafrée n’a pas eu autant de renommée que Bobèche ; cependant, il atenu un rang honorable parmi les paillasses ; c’était ce qu’on appelleun niais balourd. Bobèche était populaire, Galimafrée populacier. Il ya tant de nuances dans le talent !! Galimafrée a quitté le théâtre,sans pour cela quitter les planches. Il s’était fait garçon machinisteà l’Opéra-Comique. Tel le traitait avec dédain, qui ne savait pas quecet homme, remuant un châssis ou relevant un coulisseau, avait tenu lafoule en extase devant lui... Ainsi le Béotien de Paris, qui se promèneaux Tuileries le dimanche, ignore, en regardant un bloc de marbre,qu’il vient de passer devant un Spartacus ou un Annibal.

Comme directeurs, deux hommes seulement ont beaucoup marqué auboulevart du Temple dans sa seconde période. Corse, qui allait fermerboutique, lorsqu’il donna, en 1801, la fameuse Madame Angot au sérail deConstantinople, pièce du fameux Aude, le père des fameux Cadet Roussel. Cette parade fit courir tout Paris pendant un an ; ilest vrai de dire que Corse y jouait le principal rôle, et qu’il étaitd’une bouffonnerie achevée.

Ensuite Ribié.... Ce Ribié ! dont la vie fut si aventureuse, et quidisait : « Si demain il n’y avait plus dans Paris que cinq sousd’argent monnoyé, je ferais une affiche, et je répondrais de mettre sixblancs dans ma poche. » Ce comédien est mort aux îles, dans un étatvoisin de la misère, après avoir fait sa fortune cinq ou six fois danssa vie. Corse ne fit la sienne qu’une fois, à l’Ambigu, mais il eutl’adresse de la garder.

Un décret impérial de 1807 réduisit le nombre des théâtres de Paris àhuit. Le boulevart dut nécessairement fournir son contingent. Deuxthéâtres seuls y furent conservés, l’Ambigu et la Gaîté. La salle desDélassements et celle des anciens Associés, qu’un nommé Prévost avaitouverte sous le nom de Théâtre sansPrétention, et qui ne justifiait que trop son titre,furent comprises dans la grande fournée impériale. Ce Prévost mériteici une mention honorable. Ce brave homme était directeur, auteur,acteur, répétiteur, régisseur, souffleur, décorateur, buraliste,lampiste, machiniste, etc., etc. ; il remplissait tous ces emplois,sans en toucher les appointements. Nos grugeurs de budget necomprendraient pas ce genre de cumul. Ce malheureux est mort pauvre,tout-à-fait pauvre. On laissa pourtant subsister, par grâce spéciale,deux ou trois petits spectacles de bamboches, en les obligeant à serenfermer dans des danses de cordes, des pantomimes, des tours deforce, etc., etc. Mais, de même que la goutte d’eau creuse le rocher,que l’araignée refait sa toile, peu à peu les petits théâtresempiétèrent sur leurs voisins. L’empire fermait les yeux, larestauration fut douce à leur égard : déjà depuis long-temps madameSaqui et les Funambules excitaient les réclamations de la part desautres administrations.

Quand la révolution de juillet arriva avec ses pavés et ses barricades,la liberté fut proclamée, la licence n’était pas loin. Aujourd’hui leboulevart du Temple est dans un état complet d’anarchie, on joue lerépertoire de l’Opéra-Comique chez madame Saqui, celui de la ComédieFrançaise aux Funambules, les vaudevilles du Gymnase au petit Lazzari.Il est vrai que ces bonnes gens pourraient répéter ce que Salé disait,en pareil cas, aux Comédiens Français lui défendant de représenter Zaïre et Brutus : « Venezles voir, et si vous les reconnaissez, je m’avoue coupable du crime delèse-tragédie. » Larive et Lekain y allèrent, et, le lendemain, Saléreçut une lettre de ces messieurs, qui lui annonçaient que la ComédieFrançaise lui permettait à l’avenir de jouer tout son répertoire.

Trois salles nouvelles ont été bâties depuis quelques années : lePanorama Dramatique, qui n’a fait que paraître et disparaître ; lesFolies Dramatiques sur l’emplacement de l’ancien Ambigu Comique, situémaintenant boulevart Saint-Martin ; enfin, le nouveau Cirque Olympiquedes frères Franconi.

Me voilà arrivé à l’époque qui a démoli de fond en comble le boulevartdu Temple. Le romantique qui, semblable au ver de la tombe, a rongésourdement la littérature ancienne, a tenu ce qu’il avait promis. Il adit : Renversons d’abord les vieilles statues, et nous verrons ce quenous mettrons sur les piédestaux. Ainsi, petit à petit, le vieuxmélodrame s’est vu déchiqueté par lambeaux ; et en quelques années, ila fallu que les tyrans,les chevaliers, les enfants de cinq ans courageux, les brigands, lesvieillards vénérables, les niais, etc., etc., cédassentle pas aux adultères, aux homicides, aux parricides, aux fratricides,aux infanticides, et à toutes les horreurs en ides. Le moyen âgea débordé partout comme un torrent, et, au lieu de mes bonnes tiradesde mélodrames, bien ronflantes, bien sonnantes... au lieu de : Monstre, tu recevras le justechâtiment dû à tes horribles forfaits !... Scélérat ! apprends que tôtou tard le crime est puni, et la vertu récompensée !... Gardes ! qu’ilsoit chargé de fers, et plongé dans un cachot avec tous les honneursqui sont dus à son rang... Allez, vous m’en répondez sur votre tête !vous n’entendez plus que ces mots : Mignons, compagnons, ma dague,truants, maugruauts, souffreteux, malédiction !... Pitié !... Arrière,à la hart ! à la rescousse !... C’est tout-à-fait unenouvelle langue ; je doute fort que les cuisinières qui mangent despommes au parterre, que le gamin qui croque des noisettes àl’amphithéâtre des troisièmes loges, puissent jamais se fourrer cevocabulaire dans la tête.

Un seul théâtre sur le boulevart me paraît digne des anciens jours ;c’est celui du Cirque Olympique. Quand on y parle, au moins lesspectateurs comprennent, et puis, la poudre et les coups de fusilempêchent d’entendre. C’est un établissement bien entendu et biendirigé.

Offrir au peuple le tableau de nos fastes militaires, lui montrer, enaction, nos gloires, nos triomphes, nos revers et nos malheurs, c’estlui faire faire un cours d’histoire à sa portée, c’est l’instruire enl’amusant : Utile dulci!

Le salon des figures du sieur Curtius est le seul établissement quin’ait pas subi de changements. Depuis soixante ans il est toujours lemême ; il n’a ni gagné ni perdu. Il est humble et modeste, avec sapetite entrée, son aboyeur à la porte, et ses deux lampions.

Quant à son factionnaire en cire, c’est un farceur ; voilà pour ma parttrente-six ans que je le connais.

Je l’ai vu soldat aux Gardes-Françaises, hussard Chamboran, grenadierde la Convention, trompette du Directoire, guide consulaire, lancierpolonais, chasseur de la garde impériale, tambour de la garde royale,sergent de la garde nationale ; dimanche dernier, il était gardemunicipal, j’ai manqué de dire gendarme ; j’oubliais qu’ils avaienttous été tués pendant les trois jours de juillet.

Quand vous entrez dans le salon, vous le trouvez tel qu’il était dansl’origine, noir et enfumé. Les figures nouvelles relèguent par derrièreles figures anciennes, comme le roi qui arrive à Saint-Denis faitdescendre son prédécesseur dans la tombe, pour prendre sa place sur ladernière marche du caveau. Cependant, vous y retrouvez, comme à laporte, des visages de votre connaissance ; que de célébrités bonnes oumauvaises, que de héros, de savants, de gens vertueux, de scélérats lesieur Curtius a passés en revue depuis l’ouverture de son muséum ! Jecrois pourtant qu’on a plus souvent changé les habits que les visages.Je ne serais pas surpris que Geneviève de Brabant fût devenue labergère d’Ivry ; que Charlotte Corday eût prêté son bonnet à la belleÉcaillère ; que Barnave représentât aujourd’hui le général Foy, et quela moustache de Jean Bart eût servi à faire celle du maréchal Lannes.Ce qui, surtout, n’a pas bougé de place, c’est le grand couvert où sontréunis tous les rois. On y a vu Louis XV et son auguste famille ; LouisXVI et son auguste famille ; le Comité de salut public, et son augustefamille ; le Directoire et son auguste famille ; les trois consuls etleur auguste famille ; l’empereur Napoléon et son auguste famille ;Alexandre, Guillaume, François, et leurs augustes familles ; LouisXVIII et son auguste famille ; Charles X et son auguste famille ; etnous y voyons aujourd’hui Louis-Philippe et son auguste famille !

Je ne parlerai pas des fruits qui composent le dessert ; je puisaffirmer que les pommes, les poires, les pêches, les raisins, étaléssur cette auguste table, sont les mêmes que j’y ai vus il y a trenteans... Je ne crois même pas qu’ils aient été époussetés depuis : jetrouve du reste qu’il est un peu cavalier d’offrir à des têtescouronnées des fruits que le plus petit marchand de la rue Saint-Denisne voudrait pas donner à ses commis.

Aujourd’hui, le boulevart du Temple n’est plus une spécialité, c’est unboulevart comme un autre, et bientôt ce ne sera plus qu’une rue deParis. Quoiqu’on y compte six spectacles, il est triste et désert ; cen’est que vers sept heures du soir que l’on commence à entendre un peude bruit, à voir un peu de mouvement ; mais on n’y trouve plus commeautrefois des parades en dehors ; que n’y voyait-on pas dans son bontemps !... On y voyait des oiseaux qui faisaient l’exercice, deslièvres qui battaient de la caisse, des puces qui traînaient descarrosses à six chevaux ; on y voyait mademoiselle Rose, la tête en baset les pieds en l’air, en équilibre sur un chandelier ; on y voyaitmademoiselle Malaga, à la crapaudine sur un plat d’argent ; on y voyaitdes escamoteurs, des joueurs de gobelets ; on y voyait des curiositésde toutes façons ; on y voyait la passion de Cléopâtre à côté de celledu Jésus-Christ ; on y voyait des nains, on y voyait des géants, on yvoyait des hommes-squelettes, des femmes qui pesaient huit cents livres; on y voyait des gens qui avalaient des serpents, des cailloux, desfourchettes ; on y voyait des enfants qui buvaient de l’huilebouillante, d’autres qui marchaient sur des barres de fer rouges... ;on y voyait des phénomènes ; j’y ai vu une femme sauvage !!... Enfin,Munito, le fameux Munito, ce chien qui calculait aussi bien qu’aucunministre des finances, n’a pas rougi d’y donner des représentations.

Pauvre boulevart du Temple ! tu périras comme le reste !... A chaquemutilation que je te vois subir, je m’écrie avec l’accent de la douleur:

    Encore une pierre qui tombe
    Du boulevart de la Gaîté !

On aura beau me dire : « Voyez ces belles maisons à six étages !regardez ces boutiques superbes ! » J’y chercherai long-temps de l’oeilmes cafés noirs et borgnes, mes baraques de bois devant lesquelles jem’arrêtais béant ! Et mademoiselle Rose ! et mademoiselle Malaga ! etBobèche ! et Galimafrée ! et mon vieux paillasse, à moi, qui est-ce quime les rendra ?...

En sera-t-il plus gai, ce pauvre boulevart, quand vous y aurez enfouides carrières de moellons ? quand vous en aurez fait une rue de Rivoli? Que ne l’éclairez-vous au gaz !! Welches !! alors, je n’aurais plusqu’à dire comme les augures de Rome, aux jours des grandes calamités : Les dieux s’en vont !!!

Oui, je le répète : « Vous m’avez abîmé mon boulevart du Temple !... »

N. BRAZIER.