« Gare ! Gare !
« Porte, s’il vous plaît.
Il est loin de nous ce temps où Henri IV écrivait à Sully : « Moncousin, je ne pourrai aller vous trouver ce soir à l’Arsenal, attenduque ma femme m’a pris ma coche. »
Sous Henri III, le président Achille de Harlay se rendait à cheval deson hôtel au Palais-de-Justice. Le vieux président Brisson y allaitmonté sur une mule, ce qui ne l’a pas empêché « d’être pendu par soncou à une poutre de l’une des salles du Petit-Châtelet, le 15 novembre1591. »
Que Dieu vous donne merci, vieux président Barnabé Brisson !
Si nos pères revenaient au monde, ils seraient fort surpris de voir desmilliers de voitures sillonner dans tous les sens les rues de lacapitale.
L’art de conduire les chevaux remonte à la haute antiquité. Hippoliteet Phaëton, dont Ovide nous a raconté les malheurs, ne furent que demauvais cochers. Avant qu’il existât des carrosses, des équipages, il yavait des chars que les empereurs conduisaient eux-mêmes. Ce n’étaientque des cochers revêtus de la pourpre impériale.
L’origine des voitures roulantes, et leurs premières formes, sontinconnues. L’histoire sacrée nous apprend que Pharaon, en établissantJoseph gouverneur de toute l’Égypte, le fit monter sur un de ses chars,qui était le second après le sien. Selon Pline le jeune, les Phrygiensont été les premiers qui aient attelé deux chevaux à un char. DomBernard de Montfaucon assure que les siècles reculés ont comme lesmodernes cherché de la distinction dans les voitures ; que les anciensse sont servis de chars, de coches, de calèches, de petits chariots, delitières, et de chaises portatives. Ce savant assure aussi qu’outre leschevaux, les ânes, les mulets, et les boeufs, ils sont attelé auxvoitures roulantes des chameaux, des éléphants, des cerfs, dessangliers, des ours, des ânes, des boeufs sauvages, des oryx, espèced’animal qui n’a qu’une corne, des tigres et des lions.
Les voitures roulantes étaient inconnues aux anciens Gaulois et dansles premiers siècles de la monarchie, les Français s’en souciaient peu.Nos rois de la dernière race ne faisaient usage que de voituresattelées de quatre boeufs. Ce qui fit dire à Boileau :
Quatre boeufs attelés, d’un pastranquille et lent,
Promenaient dans Paris le monarqueindolent.
Les princes et les grands ne connaissaient que le cheval et la mule :les dames s’en servaient aussi, mais le plus souvent elles allaient encroupe.
L’usage des coches ou des carrosses est beaucoup plus moderne ; on n’encomptait que deux sous François Ier : l’un à la reine, et l’autre àDiane, fille naturelle et légitimée de Henri II. Peu après, les damesqualifiées en firent faire.
Ces équipages furent d’abord en très-petit nombre ; cependant, ilsparurent si fastueux, qu’en 1563, lors de l’enregistrement deslettres-patentes de Charles IX, pour la réformation du luxe, leparlement arrêta que le roi serait supplié de défendre les coches parla ville. Et de fait, les présidents et les conseillers ne suivirentpoint cet usage dans la nouveauté : ils allaient encore sur des mulesau commencement du dix-septième siècle. Les carrosses ne commencèrent àse multiplier que sous les règnes de Louis XIII, Louis XIV et Louis XV.Après les carrosses, on inventa les chaises à bras, les chaises àporteurs roulantes, dites brouettes, le soufflet, le phaëton, lacalèche, le coupé, la berline, le vis-à-vis, le landau, lademi-fortune, les cabriolets, les wiskis, etc., etc.
Nous avons une grande collection de manuels ; j’ignore si celui ducocher existe ; dans tous les cas, s’il manque à la librairie, c’est unoubli qu’il faut se hâter de réparer. Au fur et à mesure que leséquipages se sont multipliés, le nombre des cochers s’est grossi, etcette noble profession a dû gagner de l’importance, en raison du nombrede voitures qui se sont établies.
Ce n’est pas une petite affaire que de savoir mener un équipage ; quede soins, que d’étude, je dirai même que de science il faut pour entreret sortir d’une porte cochère sans frôler la borne ; que d’adresse à setirer d’un embarras de charrettes sans casser une roue ou perdre unbrancard à la bataille ; qu’il faut de tact, de coup-d’oeil pour tenirtoujours le haut du pavé, pour couper un ruisseau sans secousse : c’estle comble de l’art... Une vie d’homme n’y suffirait pas. La preuve,c’est que lorsqu’on parle d’un roi faible, timide..... que dit-on delui ?... « Il a abandonné les
rênes de l’état àdes mains inhabiles ; s’il avait tenu lui-même les rênes del’état, les choses n’auraient pas périclité, etc., etc. »
Les cochers forment aujourd’hui un peuple à eux seuls ; s’ils levoulaient bien, ils feraient des émeutes ; mais comme l’intérêt des unsn’est pas toujours celui des autres, il y aurait de l’opposition ; lescochers plébéiens sont
pondéréspar les cochers aristocrates, ce qui heureusement maintiendralong-temps l’équilibre.
Chaque cocher a ses moeurs, son costume, ses habitudes, ses goûts, sesplaisirs. Aujourd’hui, il y a tant de sortes de cochers, que je ne saispar lesquels commencer, pour ne pas blesser les susceptibilités. Latâche n’est pas facile, il faudrait presque, pour en venir à bout, lesranger par familles, comme Buffon et Cuvier ont classé les animaux, lesvégétaux, et les minéraux. Quelle liste, grands dieux ! cochers defiacres, cochers de cabriolets, de remises, de voitures bourgeoises ;cochers du Marais, cochers de grandes maisons, cochers du roi, cochersde corbillards, cochers d’omnibus (1), cochers de citadines, detrycicles, d’écossaises, de béarnaises ; puis les cochers des voituresde Saint-Germain, de Versailles, allant, venant, courant, renversant,écrasant, soir et matin,
...... la pauvre infanterie
Qui se sauve, en jurant, de la cavalerie.
Je commencerai par le cocher de fiacre, son ancienneté lui mérite biencet honneur : on lit dans Ménage, que l’on donna d’abord le nom defiacres aux carrosses de louage dont les pélerins se mirent à faireusage pour aller de Paris aux lieux qui possédaient la
châsse de saint Fiacre,à Beuil, dans le voisinage de Meaux. Une enseigne représentant saintFiacre, désignait la maison où l’on allait prendre ces voitures. Unautre auteur prétend qu’un nommé Sauvage fut le premier qui s’avisad’entretenir des chevaux et des carrosses pour ceux qui seprésentaient. Son entreprise obtint du succès. Sauvage demeurait rueSaint-Martin, ou rue Saint-Antoine, dans une maison appelée l’hôtelSaint-Fiacre. Comme il était l’inventeur de ces voitures, et le plusaccrédité de son temps, les carrosses de louage furent non-seulementnommés fiacres, mais les maîtres et les cochers en ont toujours retenule nom.
Le cocher de fiacre a perdu beaucoup de sa physionomie, depuis que lescarrosses qu’il conduisait ont fait place à des voitures plus commodeset plus élégantes. Avant que les voitures se fussent jetées dans lemouvement, comme le reste de la société moderne, le cocher de fiacreétait resté stationnaire : il y a dix ans, il portait encore lahouppelande de drap, avec le grand collet à la pélerine, les grossabots garnis de paille, le chapeau rond, orné d’une ficelle nouéeautour en guise de ruban, et dans laquelle sa pipe était accrochée. Lecocher de fiacre vivait seul ; il était triste, apathique, grossier :il se déridait un peu quand le soleil brillait ; mais dès qu’un petitnuage menaçait de l’obscurcir, il redevenait implacable. Le cocher defiacre riait peu ; il a vécu cinquante ans sur la même plaisanterie.Quand on lui disait : « Cocher, à Bicêtre, ou à Charenton, » il nemanquait jamais de vous répondre : « Notre maître, faudra-t-il vouslaisser là ? » et il riait d’un rire stupide, c’était là toute sagaieté.
Les cochers de fiacre étaient pour la plupart des Auvergnats, desSavoyards ; aussi avaient-ils la réputation d’être probes ; c’est cequi fait que, dans Paris, on voyait beaucoup de marchands de vin quiavaient pour enseigne :
Aucocher fidèle. C’était toujours un cocher qui tenait unebourse pleine d’or dans sa main, qu’il était censé reporter à lapersonne qui l’avait perdue ;
Il fut question, vers les dernières années du règne de Louis XV, de jene sais quelle réforme à faire parmi les fiacres. Ils enfurent alarmés. Pour se soustraire au coup qui les menaçait, ilss’avisèrent d’aller tous, au nombre de dix-huit cents voitures, àChoisy, où était alors le roi, pour lui présenter une requête. La courfut surprise de voir dix-huit cents fiacres, qui couvraient au loin laplaine, et qui venaient, le fouet à la main, apporter au pied du trôneleurs humbles remontrances ; ce qui ne donna pas alors moinsd’inquiétude que quand on avait vu, peu auparavant, les députés duparlement venir aussi remontrer humblement. Les fiacres furentcongédiés de même, excepté qu’au lieu de lettres de cachet et de l’exildans différentes contrées du royaume, les quatre représentants del’ordre des cochers furent mis en prison, et l’orateur envoyé àBicêtre, avec son papier et sa harangue ; car ces députés-làn’improvisaient pas.
Aujourd’hui le droit de pétition est mieux établi ; si l’on ne fait pasdroit à la requête, du moins on ne met plus le pétitionnaire à Bicêtre.
A l’heure qu’il est, on ne voit guère ce que l’on appelait vulgairementdes fiacres. Les voitures françaises, les Delta, les Citadines, les ontremplacés : de loin à loin, on rencontre un vieux fiacre numéroté, biensale, bien usé ; mais on ne monte dedans qu’à la dernière extrémité ;ils finiront par disparaître comme tout ce qui tient à la vieillecivilisation.
J’ai rencontré dernièrement, à l’une des barrières de Paris, un de cesvieux fiacres, avec ses vieux panneaux, ses vieux chevaux, son vieuxcocher. Cela faisait peine à voir : eh bien, au milieu des voituresnouvelles dont il était entouré, ce cocher antique, avec sa vieillehouppelande, avait encore un air de dignité. Insensible aux moqueriesde ses camarades, il gardait une attitude calme, résignée ; ilparaissait fier d’être assis sur son siége vermoulu, il fumait sa pipeà leur nez... on l’aurait pris pour un de ces vieux sénateurs romains,attendant la mort dans sa chaise curule.
Le cocher de fiacre a eu, comme les autres classes du peuple, sesopinions politiques et ses bons mots. Lors du procès de Louis XVI, M.de Malesherbes allait souvent du Temple à la Convention. Un jour, qu’ilavait fait faire trois fois de suite cette course au cocher qui avaitcoutume de le conduire, il lui dit avec bonté : « Mon ami, vos pauvreschevaux doivent être bien fatigués ! – Du tout, répondit le cocher avecémotion : je vous connais, monsieur, c’est vous qui défendez le roi ;allez toujours, n’ayez pas peur, mes chevaux pensent comme moi. »
Encore quelques années, vieux fiacres, vieux chevaux, vieux cochers,tout aura disparu au milieu du tourbillon qui nous entraîne.
Les
cabrioletssont une invention plus moderne, c’est sous Louis XV qu’ilscommencèrent à surgir. Ce qui fit dire à ce roi, à qui l’on racontaitles accidents causés par ces voitures : « Si j’étais lieutenant depolice, je supprimerais demain tous les cabriolets. » Le cocher decabriolet est aussi vif, aussi fringant, que le cocher de fiacre étaitlourd et grossier. Il porte une petite veste bleue, une casquette decuir cirée, un bout de manche au bras droit. Il est coquet le cocher decabriolet ! il est fat !... il est dandy !... il a presque toujours unerose à la bouche ou un oeillet à sa boutonnière. Pour peu que lesystème progressif continue, le cocher de cabriolet finira par porterles gants jaunes et le lorgnon double. Il est railleur, il estmoqueur... il affecte le beau parler. Il a toujours servi, surtout enEspagne ; il a fait le siége de Saragosse, était porté pour avoir lacroix d’honneur, a été fait prisonnier, est resté cinq ans sur lespontons. Le cocher de cabriolet connaît toutes les célébritéslittéraires et politiques. Il a conduit bien souvent le général Foy, legénéral Lamarque, MM. Victor Hugo et Alexandre Dumas. Il parlethéâtres, romans, industrie, commerce, beaux-arts : il s’est battu dansles trois jours, est entré le premier au Louvre, a pris la caserne deBabylone, et n’a rien demandé. Si vous lui dites : « Cocher, àl’Arsenal !... » il vous répond : « Ah ! oui, chez M. Charles Nodier,je le connais ; c’est un homme capable, aimable, et pas fier du tout. »Lui dites-vous : « Rue de la Tour-des-Dames ! – Bon, j’y suis... chezmademoiselle Mars ! Encore une fameuse !... J’ai bien des fois mené M.Talma chez elle... quel homme que ce Talma... dans
Manlius !... hem!... n’est-ce pas ?... » Et puis, il vous parle de Frédéric, de Bocage,de madame Dorval, de Potier, de Vernet, d’Odry... C’est sur ce derniersurtout qu’il appuie. Il répète en ricanant : « Farceur d’Odry !farceur d’Odry ! » Puis il cite ses jeux de mots, ses calembourgs, etvous demande sérieusement si c’est bien lui qui fait
la chanson des gendarmes...
Le cocher de cabriolet se vante aussi d’avoir des bonnes fortunes ; ila toujours eu des relations avec la femme de chambre d’une banquière oud’une actrice. Il consacre un jour de la semaine à ses amours etpromène sa belle dans son cabriolet ; il a grand soin de vous enprévenir et de vous dire tout bas : « Demain je vais à
Mémorency avecmon
illégitime; » c’est ainsi qu’il appelle sa maîtresse. Du reste, il est poli,affectueux, quand il n’a pas trop travaillé la veille, ce qui veutdire, quand il n’a pas trop bu. Champfort disait, en 1792 : « Je necroirai à la souveraineté du peuple, que quand les cabriolets iront aupas. » Qu’est-ce que Champfort dirait aujourd’hui ?
Une classe de cochers assez originale à étudier, c’est celle de cesvieux cochers du Marais qui conduisent ce que l’on appelle lesdemi-fortunes. Ces braves gens sont restés stationnaires au milieu dumouvement général : ils cumulent plusieurs emplois dans la maison, etsont des espèces de maîtres Jacques ; ils sont valets de monsieur etfrotteurs de madame ; ils font la cuisine et mettent le vin enbouteilles, servent à table, et mènent la voiture. Ils portent encoreaujourd’hui la petite culotte de velours courte, le gilet blanc eteffilé, les souliers couverts à boucles, la redingote avec boutonsd’acier, le catogan poudré. Tout est en harmonie dans le Marais, leschevaux, les carrosses, les harnais, les maîtres. Ces vieux cocherssont tristes et bougons, regardant avec dédain les attelages modernes ;ils ne fraient, ni ne boivent jamais avec les autres cochers ; ils necherchent à dépasser personne, au contraire, ils se rangent de loin,dans la crainte que leur voiture ne soit heurtée par une citadine ouune diligente : le fouet n’est dans leurs mains que pour lareprésentation seulement ; jamais ils ne s’en servent, ce sont leschevaux qui mènent le cocher. Les maîtres n’allant, depuis cinquanteans, que de la rue Saint-Paul à la rue du Pas-de-la-Mule, ces pauvresbêtes connaissent leur chemin, elles y vont souvent les yeux fermés,quand elles ne sont pas aveugles ; et quand elles sont aveugles, ellesy vont encore.
Les
coucousont succédé aux
carabas,aux
pots-de-chambre,aux
vinaigrettes.« Le carabas, dit Mercier, voiture deux fois par jour, mais nondoucement, les valets de Versailles ; tous les enfants qui vont sucerle lait des nourrices normandes, font leur entrée le lendemain de leurnaissance dans le carabas de Poissy ; c’est un choc dur et perpétuel, àcasser la tête raffermie des adultes. »
« Quand vous prenez un pot-de-chambre, dit encore Mercier, vous avezdes pages ; le cocher, qui n’a point de gages, place, à douze sols partête, quatre personnes, deux sur le devant et deux sur le derrière ;ceux qui sont sur le devant se nomment
lapins, et ceux quisont sur le derrière,
singes.»
Les coucous ayant remplacé ces voitures, les singes ont été supprimés,mais les lapins ont survécu à toutes les révolutions.
Les coucous eux-mêmes n’ont pas suivi le système progressif, ils sontles mêmes qu’il y a trente ans ; voitures, chevaux, cochers, tout estresté en arrière. On dirait que les entrepreneurs de ces voituresveulent narguer l’époque. Les coucous sont toujours stationnés sur lesmêmes places ; vous en trouvez, à l’entrée des Champs-Élysées, pourVersailles, Saint-Germain, Neuilly, Saint-Cloud, Courbevoie ; auprès dela porte Saint-Denis sont ceux qui conduisent à Saint-Leu-Taverny,Montmorency, Enghien, Montfermeil ; sur le boulevart Saint-Antoine, lesvoitures de Vincennes, Saint-Mandé, Charenton, Bercy... ; enfin, cellesde Montrouge, Sceaux, Saint-Gratien, sont à l’entrée de la rue d’Enfer,près le Jardin des Plantes. Les coucous n’ont pas cessé d’être durs,étroits, incommodes. On a autant de peine pour y entrer que pour endescendre. Les cochers actuels emploient les mêmes ruses que leursdevanciers pour forcer les voyageurs à monter dedans ; ils courentaprès vous, vous tirent par le pan de votre habit, vous prennent deforce vos paquets, en vous criant tous à la fois : « On part... on partà l’instant. » Vous montez de confiance, et une fois qu’ils voustiennent empaquetés, barricadés, ils vous promènent une heure sur laplace, de long en large, en attendant que leurs voitures soientcomplètes. Quelquefois le cocher de coucou se fait femme, c’est-à-direqu’une grosse maman, aux bras nerveux et nus, à la figure halée, auxlèvres violettes, la tête couverte d’un grand chapeau de paille,conduit une voiture pendant que son mari en mène une autre. Rien dedrôle comme ce cocher féminin ; il faut le voir se démener, gesticuler,crier, fouetter à tour de bras une pauvre rosse qui n’en peut mais. Cetanimal, dont le corps est diaphane, porte sur son échine dix personnes,savoir : six dedans, deux sur le siége, et deux sur l’impériale, lesjours de fêtes. Je suis encore à concevoir comment une pauvre bêtepeut, à elle seule, traîner pareille charge. Cependant, on peut direque le cheval de coucou va ventre à terre ; car de Paris à Versailles,il s’abat souvent cinq ou six fois. Alors, la
cochère le relève àgrands coups de fouet, souvent même elle se sert du manche, et si vouslui dites de ne pas frapper si fort, elle vous répond en riant : « Bah! c’est son état, pourquoi
quisa fait cheval... » ou bien : « Il n’a pas étudié pourêtre prêtre. » Rien n’égale l’abandon de ces sortes de femmes ; ellesse mettraient plutôt sur vos genoux que de refuser un lapin en route.Du reste, elles sont gaies, elles chantent, boivent la goutte, tiennentdes propos qu’un sapeur-pompier rougirait d’entendre : c’est la femmelibre dans toute la valeur du mot.
Le cocher de remise n’a rien qui le distingue particulièrement. Iltient le juste milieu entre le cocher de fiacre et celui de cabriolet.Le cocher de remise est destiné aux noces, aux baptêmes et aux partiesde campagne. C’est la petite bourgeoisie qui s’en sert le plusvolontiers. Quand un bon marchand marie sa fille, on ne manque pas dedire : Nous aurons un remise à la journée ; et l’on fait sonner celabien haut. Un mari régale-t-il sa femme d’une partie de campagne, leremise est de rigueur, et l’on dit le lendemain aux voisins : « Vous nesavez pas... mon mari m’a menée hier à Versailles voir jouer les eaux.– Bah ! – Oui, partie fine, partie complète. – Vous avez bien fait ;c’est si commode à présent qu’on a des voitures à si bon marché... – Oh! non... nous avions pris un remise à la journée... on est libre, onpart, on revient quand on veut, on est sûr qu’un vilain cocher ne vousfera pas la loi. »
Il y a aussi les
cochers-maîtres,c’est-à-dire, que nos dandys, nos fashionables de salons ont dans leurstilburys un petit jokei, un gromm pas plus gros que le poing, lequelreste les bras croisés, tandis que le maître mène l’équipage. Il estencore du bon ton, chez nos banquiers, nos agents-de-change, deconduire l’été la calèche soi-même au bois de Boulogne. On voit cesmessieurs sur le siége du cocher, le fouet d’une main et les guides del’autre, pendant que le cocher monte derrière pour crier, Gare !!
Les cochers de grandes maisons sont fiers, orgueilleux, comme tout cequi porte livrée. Autrefois ils avaient des moustaches, ce qui lesfaisait ressembler aux Suisses vendant du vulnéraire ou de la poudrepour les dents. La révolution leur a coupé les moustaches, et larévolution a bien fait : laissons ce signe de l’honneur et du courage àcelui qui se fait tuer pour cinq sous par jour, c’est une fiche deconsolation. Quant à nous, bourgeois, employés, marchands, hommes delettres, artistes, banquiers, cochers même (puisque nous sommes touségaux), rasons-nous chaque matin le plus près possible, le barbier ygagnera et nous aurons toujours le menton frais.
Les cochers des grands seigneurs sont aristocrates ; ils regardent avecdédain du haut de leur siége, qui s’élève presque à la hauteur d’unpremier étage, les pauvres petits cochers qui sont à l’entresol.
Ils reçoivent comme leurs maîtres, se traitent comme leurs maîtres, senomment comme leurs maîtres.
Quand l’un d’eux donne un dîner ou un bal, on annonce Montmorency,Brissac, Larochefoucauld. On demande des nouvelles de Latour-Dupin...Turenne ne pourra pas venir, parce que sa bru vient d’accoucher. D’Ayenprie Béthune de l’excuser, mais il a été forcé d’aller à la noce d’uneLavauguyon. C’est à pouffer de rire !... Ce sont les manières du salon,le jargon du salon, l’importance du salon. Le lendemain, chacun reprendsa place. Montmorency mène ferrer ses chevaux ; Brissac décharge unevoiture de foin ; Larochefoucauld nettoie son écurie ; Latour-Dupinlessive son carrosse ; d’Ayen passe ses gourmettes au blanc d’Espagne ;Béthune fume sa pipe à la porte de l’Opéra, et Lavauguyon boit unebouteille avec Turenne.
Gare ! gare !... voici venir le cocher du roi ; celui-là écrase tousles autres de sa supériorité. Le cocher du roi est grand, gros, safigure est pleine et vermeille, on dirait qu’il a été fait et mis aumonde pour le poste où le sort l’a élevé. Quand le cocher du roi estsur son siége, la foule aussitôt entoure la voiture ; on le regarde, onfait des réflexions, des commentaires. Les vieilles femmes et lesgamins sont ceux qui sont le plus frappés de ce colosse. «
C’est une bien bel homme,dit une vieille femme. – Oui, moi qui vous parle, dit une autre enprenant du tabac, j’ai vu le cocher de Louis XV, celui de Louis XVI, etcelui de Bonaparte ; eh bien, celui-ci est à cent lieues au-dessous...– Je ne sais pas ce qu’étaient les autres, répond un charbonnier d’unevoix enrouée, mais
celui-ciest fort homme !!... » Mais c’est surtout sur le gamin quece cocher produit le plus de sensation ; il le regarde béant, suit tousses mouvements avec avidité ; le gamin ne s’extasie que devant deuxchoses, le cocher du roi et le tambour-major ; ce sont ses deuxspécialités.
Le cocher du roi est grave, important ; il change de livrée selon lesdynasties. Sous l’empire, il était habillé en vert ; sous larestauration, en bleu ; à présent, il est en rouge.
Son costume n’a jamais changé de forme. Il porte toujours des bas desoie, la bourse et la poudre ; la culotte galonnée en or, la vestegalonnée en or, l’habit galonné en or, le chapeau bordé en or, jusqu’aufouet dont la poignée est en or ; aussi,
Il ressemble à ce beau carrosse
Où tantd’or se relève en bosse.
Quand il monte sur son siége, il étale avec majesté les deux basques deson habit qui lui descendent sur les talons ; il les arrange avecsymétrie des deux côtés de son siége ; il se tient droit, roide,impassible : on dirait qu’il est à l’empois.
Huit chevaux à contenir ne lui font pas peur ; ils ont beau piaffer,hennir, se cabrer, il sourit de leur impatience ; il a l’air de dire :Vous ne marcherez que quand je voudrai ; vous ne vousarrêterez que quand je voudrai. Le cocher du roi ne connaît que seschevaux et son carrosse : une fois rentré, il s’enveloppe de sa granderedingote, c’est fini, son rôle est joué. Le feu prendrait au château,qu’il ne s’en inquiéterait pas, il attendrait que l’incendie gagnât lesécuries pour montrer quelque émotion.
J’ai gardé le cocher de corbillard pour le dernier ; c’est lui qui,naturellement, devait fermer la marche, comme le piquet de gendarmerieobligé clôt un cortége. C’est un cocher à part entre tous les cochers,il n’a aucune similitude avec ses confrères ; il est lui, tout-à-faitlui, c’est le cocher type ; il s’isole le plus qu’il peut ; il neconnaît ni fêtes, ni dimanches ; jamais il ne change d’habit, il neporte qu’une livrée d’un bout de l’année à l’autre, il est toujours ennoir ; et cependant, rien sur son visage n’annonce la tristesse, safigure est calme, reposée, aucune émotion ne s’y fait apercevoir. Ilest immobile comme la mort,... silencieux comme la mort,... froid commela mort ;... car la mort, pour lui, c’est sa vie de tous les jours. Ilse rend le matin aux pompes funèbres, comme un commis va à son bureau,un acteur à sa répétition, un garde national à la manoeuvre ; il montesur son siége machinalement, lourdement ; c’est un homme qui n’a riende l’homme, un automate habillé de noir avec des pleureuses, qui porteun crèpe à son chapeau et à qui l’on a mis un fouet en main. Il demeureétranger aux scènes de douleur qui se passent autour de lui. Une foissur son siége, il laisse tomber sa tête sur sa poitrine, et ne seretourne plus. Il n’a pas d’yeux, il n’a pas d’oreilles, il n’entend niles cris d’un fils, ni les sanglots d’un frère ; il n’a de larmes pourpersonne ; il fait son état, il charrie la mort, comme on charrie despierres, du foin, de la paille ; il en connaît pas le cadavre qu’il estchargé de brouetter, s’inquiète encore moins de ce qu’il est : pauvre,riche, savant, militaire ou civil, ça lui est bien égal ; il n’a jamaisjeté un regard sur la bière qui marche derrière lui, ni sur lesattributs qui sont déposés dessus comme un dernier hommage au défunt ;peu lui importe que ce soit l’épée d’un brave, les armes d’un prince,le grand cordon d’un dignitaire, la clef d’un chambellan, l’équerred’un franc-maçon, la couronne d’immortelle d’un poète, la lyre d’unmusicien, le bouquet virginal d’une jeune fille... c’est un mort, etvoilà tout !
Le cocher de corbillard n’a pas d’opinions politiques ; vienne unerévolution, des barricades, des coups de fusil, il est là, sur sonsiége, transportant le Suisse, le garde royal, l’homme du peuple ; iln’en fait pas faire à ses chevaux un pas plus vite, n’en donne pas uncoup de fouet de plus. Le choléra ne l’a pas trouvé moins insensible ;il ne s’aperçoit pas du nombre des morts, il ne comptait que lescourses. S’il a reçu une gratification pour travail extraordinaire,tout est bien. Il attend une recrudescence.
Une chose qui m’étonne, c’est que plus on parle d’égalité, denivellement, plus l’aristocratie s’infiltre dans toutes les classes.C’est du petit au grand. Or, les cochers sont une classe dans laquelleles vieux abus existent encore dans toute leur force.
Ils ont encore leurs catégories ; les cochers de la noblesse regardenten pitié les cochers de la finance ; ceux de la finance ne fraient pasavec ceux de la bourgeoisie, et ceux de la bourgeoisie ne se commettentjamais avec ceux qui mènent les voitures publiques.
Dans les grandes maisons françaises où l’on donne des routs anglais, àl’Opéra, aux Français, aux Bouffes, les cochers galonnés ont seuls ledroit d’attendre dans les vestibules, au coin d’un bon poële, tandisque le misérable cocher de fiacre ou de cabriolet est forcé de cemorfondre des heures entières à la porte ; s’il osait pénétrer dans lesanctuaire de la livrée, il serait chassé impitoyablement. Il est vraide dire qu’il a le marchand de vin en face ; mais tel bon que soit leBourgogne et le Châblis, cela ne console pas un homme du mépris et del’injustice.
Tous les cochers sont joueurs. Les cochers des grandes maisons vontordinairement aux Champs-Élysées, faire leur partie de siam ou deboule. Les cochers de fiacres jouent aux cartes, et les cochers decabriolets au billard.
Les cochers qui, grâces au nombre incalculable de voitures qui roulentdans Paris, ont gagné beaucoup d’importance, ont eu leurs joursnéfastes, leur époque de proscription. Aussi beaucoup se sont-ilsconsidérés comme des victimes de 93.
Pendant la terreur, où les nobles et les gens riches étaient émigrés,incarcérés, guillotinés ou forcés de se cacher, on ne voyait plus dansParis ni voitures, ni cabriolets de luxe. Les uns les avaient vendus,les autres les avaient mis sous la remise. On ne rencontrait quequelques misérables fiacres et les charrettes du tribunalrévolutionnaire, qui voituraient tous les jours des centaines devictimes à l’échafaud.
Les cochers étaient proscrits comme les maîtres ; on n’aurait pas osé,à cette époque de deuil et de misère, se dire le cocher d’un Duras oud’un La Popelinière ; on aurait bien pu payer de sa tête le crimeaffreux d’avoir donné un picotin d’avoine au cheval d’un riche, oud’avoir mené à l’abreuvoir celui d’un aristocrate ; comme si, en tempsde révolution, ces pauvres bêtes ne devaient ni boire ni manger.
Le consulat, avec ses victoires, commença à faire sortir la moitié desbrillants équipages ; l’empire et son grandiose mirent le reste enmouvement, car Jupiter voulut que ceux à qui sa munificence donnait lesvoitures les fissent rouler. Alors les cochers reprirent le rang quedes jours de crise leur avaient enlevé.
Que cependant ici ils ne soient pas trop fiers de leur influence,l’époque se précipite... Les nations, les monuments, les peuples, lesarts, tout finit, tout passe... Les ruines d’Herculanum et de Pompeïsont là pour nous dire : « Il y eut ici des hommes, des monuments, desarts, du commerce, tout cela a passé ! Le temps seul marche toujourssans jamais vieillir !... »
La civilisation fait des progrès effrayants ; on dirait qu’elle dévoreau lieu de produire : bientôt nous en serons arrivés à un tel degré deperfection, que tout ce qui neuf aujourd’hui sera vieux demain. Lavapeur et les chemins en fer sont sur le point de chasser les chevauxet de renverser les cochers de leur siége. En effet, quand il suffirad’une marmite autoclave pour mettre le pot au feu et faire marcher lavoiture, on conçoit aisément que les chevaux et les cochers deviendrontinutiles. Qui pourra résister à l’appât de faire trente lieues dans uneheure et d’avoir toujours du bouillon chaud ? Trente lieues à l’heure!... Les bottes du Petit-Poucet n’en faisaient que sept ! A la vérité,du temps de ce bon monsieur Perrault, qui fait
Peau-d’Ane et leLouvre, nous étions encore dans l’ornière ; depuis, tout a été d’untrain du diable, et je ne pense pas que nous soyons gens à nousarrêter. Nous allons toujours sans savoir où nous allons... C’est égal,allons toujours ! Fouette, cocher !...
N. BRAZIER.
NOTE :
(1) L’invention des omnibus n’est pas nouvelle. Les carrosses à cinqsous par place furent établis à Paris le 18 mars 1662. Chacune de cesvoitures contenait six places, et moyennant cinq sous on se faisaitconduire dans le quartier où l’on avait besoin d’aller. Cette commoditéavait un inconvénient, c’est qu’il fallait attendre que la voiture fûtremplie de gens qui eussent affaire dans le même quartier. Il existeune comédie intitulée l’
Intriguedes carrosses à cinq sols, par Chevalier, jouée en 1662.