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BRÉGAN,Louis pseud.de Lucien PRÉVOST-PARADOL (1829-1870) : De l'étude de l'Antiquité dansles collèges (1850).

Saisie dutexte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (14.VIII.2015)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
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Orthographe et graphie conservées.  
Texte établi sur un exemplaire (Bm Lisieux: nc) de La Liberté depenser : revue philosophique et littéraire, Tome VI, n° 36– 17 novembre 1850.
 
 De l'étude del'Antiquité dans les collèges
par
Louis Brégan

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Unparti qui a pour lui l'avenir et que le cours des événemens peut d'unjour à l'autre élever au pouvoir, doit moins songer à ruiner l'ennemiqu'à mettre l'ordre dans son camp. Il ne s'appliquera pas tant àprécipiter sa victoire qu'à s'en rendre digne, et craindra moins de lavoir reculée que de la voir inféconde. S'il est un parti qui doive sepréparer sérieusement à gouverner la France et le monde, c'est le partidémocratique. Et cependant, de profonds dissentimens le divisent surdes questions si importantes, qu'il serait appelé à les résoudre dès lelendemain de son triomphe. Il importe dès à présent de s'entendre. Lesdivisions qui font la faiblesse d'un parti deviennent des malheurspublics, lorsque ce parti arrive au pouvoir avant de les avoir effacées.
 
L'enseignement public, et dans cet enseignement l'étude de l'antiquité,divisent aujourd'hui les esprits les plus élevés et les plus sincères.M. Thiers a dit : L'antiquité est ce qu'il y a de plus beau au monde.M. Frédéric Bastiat a répondu par une brochure véhémente, oùl'antiquité est représentée comme une école de crimes et de sottises,où la jeunesse apprend à bouleverser inutilement le pays. Depuis cettediscussion, la suppression des certificats d'études a porté un coupsensible à l'enseignement de l'antiquité, en dépeuplant les classessupérieures. C'est à tort, selon moi, que l'Université espérerait serelever de ce coup par l'avènement du parti démocratique. L'étude del'antiquité y est un peu considérée comme un reste de l'ancien régime.La démocratie a une secrète préférence pour les sciences naturelles etpour les sciences exactes, et c'est justice. Ces sciences magnifiqueset si profondément révolutionnaires rendent le succès de la démocratieaussi certain qu'elles le rendront un jour fécond pour le monde.Cependant, nous croyons injustes et dangereuses les défiancesqu'inspire à plusieurs d'entre nous l'étude de l'antiquité ; et nousessaierons de les dissiper, n'ayant en cela d'autre but que decontribuer, pour notre part, à la force et à l'unité d'un parti dontles destinées seront bientôt celles de la nation.

Nous ne parlerons guère ici des fruits que l'écrivain et l'artisterecueillent de l'étude de l'antiquité ; d'abord parce qu'on l'a faitsouvent, mieux que nous ne le pourrions faire ; et ensuite, parce qu'ilimporte moins de former des artistes que des citoyens, dans unenseignement destiné à la majorité de la jeunesse. Je demande cependantà tous ceux qui ont goûté l'antiquité s'ils verraient se perdre avecindifférence les dons heureux que cette étude apporte au génie d'unpeuple, cette suprême élégance, ce mélange de force et de douceur dontse compose l'idéal de l'antique beauté. L'Amour grec, Diane, Apollonn'ont plus d'autel que dans le pieux souvenir des amateurs du beau.Depuis, l'idéal de la beauté de l'homme est devenu plus mâle, l'idéalde la beauté de la femme plus féminin, et elles se sont effacées àjamais, les images du gracieux mélange de ces deux beautés, que l'artavait confondues dans une ravissante harmonie. Qu'il faille cultiver legoût de ces chefs-d’œuvre et le raviver par l'étude, c'est cequ'avoueront tous les hommes de ce pays qui ont l'amour de l'art et lesentiment de la beauté. Ceux qu'on appelle les romantiques savent bienpuiser à propos à cette source délicieuse, dont Byron et Goethe leuront eux-mêmes montré le chemin. Nous n'aurons donc pour contradicteurssur ce point que les déplorables sectaires qui, ayant brûlé autrefoisle plus de manuscrits qu'ils ont pu, ou les ayant couverts de ridiculespsalmodies, commencèrent dès lors contre l'art et la science la guerreimpie qu'ils poursuivent encore au milieu des débris de leur empire.Mais cette secte est ici hors de cause, et nous ne la comptons pointdans ce débat.
 
Ce qu'il nous importe le plus d'étudier, c'est l'effet moral de l'étudede l'antiquité sur un jeune esprit. Qu'est-ce d'abord que l'antiquitéenvisagée dans son ensemble ? C'est le temps où l'esprit humain pleinde jeunesse, vide d'expérience, libre de traditions, a dépensé sa forceen mille tentatives, maintenant achevées par le temps, et alors pleinesde péril et d'intérêt. La fondation des états, les premières recherchesphilosophiques, les premiers essais de la politique et de ladiplomatie, les hasards de guerres gigantesques, l'invention du droit,les luttes de l'ambition militaire et enfin la chute d'une civilisationet la disparition de tout un monde, tel est le spectacle qu'offrel'antiquité au jeune homme qui vient y puiser la science des choseshumaines. Où trouverait-il une pareille école ? Où verrait-il s'agiteravec des chances plus variées les passions qu'il rencontrera bientôtlui-même occupées, comme autrefois, à remuer le monde ? Où verrait-ilse débattre avec plus de grandeur les questions qui troublent encoreaujourd'hui le repos du genre humain ? Ceux qui font apprendre auxenfans dans Lafontaine les choses de la vie trouvent ici un bien plusvaste recueil de plus éclatans exemples. Qu'ils demandent à Montaignece qu'on retire des innombrables leçons que donne l'antiquité, et deces scènes parlantes où tant de grands hommes se montrent sous tant defaces diverses, comme pour multiplier les exemples et instruire mieuxl'avenir. Indépendamment de ces leçons particulières, un esprit, mêmeordinaire, tire, à son insu, de ce spectacle une certaine élévationd'idées que la vie ne peut lui ôter. Ce qui vaut mieux encore, il prendl'habitude d'embrasser d'une seule vue de larges scènes, et de semettre à sa place dans cet ensemble majestueux des choses humaines. Lagrandeur variée du tableau lui révèle l'exiguïté de sa taille, et lepénètre assez du sentiment de sa petitesse pour lui donner avant letemps cette modestie, qui est le fruit ordinaire d'une longue et rudeexpérience. M. Quinet a dit de l'historien : Il classe ses douleurs etses affections pour ce qu'elles valent dans l'échelle immense des âgeset des destinées. Belle parole qui peut s'appliquer à toutes les âmesque le spectacle de l'antiquité a initiées au dédain de leurs propresinfortunes. Et le nombre en est plus grand qu'on ne pense, car beaucoupne se connaissent pas elles-mêmes, et sont surprises de se trouver aumoment de l'épreuve fortes et tranquilles, sans découvrir la source decette force et de ce repos.
 
Que M. Frédéric Bastiat, qui a écrit des pages fort emportées contrel'immoralité des sociétés antiques, les considère de près avec nous, etil verra que l'antiquité est pour la jeunesse une excellente école demorale ; non pas dans le sens casuistique du mot, car j'avoue qu'on yfaisait beaucoup de péchés mortels, mais dans le sens viril et pratiqueque la philosophie a donné à ce mot. Je veux dire qu'on y apprend, plusque partout ailleurs, à admirer la force humaine aux prises avec lesévénemens ou avec les passions. Jamais l'homme n'apprit plus que dansle monde ancien compter sur lui-même, à vaincre la fortune ou à lasupporter sans accablement. Jamais l'homme ne fut plus isolé ; jamaisaussi, il ne s'appliqua davantage à être fort. L'antiquité, nousl'avouons, fut toujours en état de guerre ; mais les forces de l'hommes'y exaltèrent, par là même, d'une façon merveilleuse. État contreétat, ville contre ville, citoyen contre citoyen, sur le forum bruyantdes cités antiques, déployèrent toutes les ressources et montrèrenttoutes les richesses de la volonté humaine, devenue invincible parl'opiniâtreté. La vertu n'y fût qu'une arme défensive contre le sort etcontre Les passions. Elle comprenait toutes ces qualités fortes etfécondes confondues sous le nom de tempérance, et destinées uniquementà rendre l'âme vigoureuse dans l'action et inébranlable dans larésistance. Je ne juge pas cette vertu, je la dépeins. Je laisse àd'autres le soin de décider si elle est au-dessus ou au-dessous de lapatience chrétienne, de la résignation mystique, et si les héros de laVie des Saints valent mieux que ceux de Plutarque. Quoi qu'il en soit,on ne peut nier que cette exaltation de la force humaine, dans lesluttes perpétuelles du monde ancien, ne soit d'un puissant etcontagieux exemple. Cette force nous paraît belle ; l'âme s'étudie à lagagner, et se plaît à s'en servir. C'est ainsi que l'antiquité nousmontre la vertu sous la forme de l'indépendance morale, c'est-à-diresous l'aspect le plus propre à séduire de jeunes esprits. On sait quelfut l'effet de Plutarque sur J.-J. Rousseau. Il est plus d'un enfantpour qui le Selectaeè Profanis, ce manuel de la vertu antique, a remplacé lecatéchisme, et qui applique la fière morale stoïcienne aux contrariétésde sa vie d'écolier. La plupart gagnent, à leur insu, quelque chose àces fortifiantes lectures. Cela est si vrai, qu'on reconnaît aisément,parmi les autres, ceux à qui ce lait salutaire a manqué. Les jeunesgens que des calculs de famille ont sevrés trop tôt de cette étude,font une perte irréparable. Il y a en eux moins de force et de virilité; ils sont plus facilement étonnés par les hasards et déconcertés parles revers Les idées de loi, de patrie, de devoir, leur sont moinsfamilières ; soit qu'elles n'éveillent pas en eux de grands souvenirs,soit plutôt qu'il leur manque cette fréquentation des grands esprits,qui rend l'âme plus accessible aux nobles pensées.
 
On doit voir que j'entends par étude de l'antiquité, l'étude des faitset des idées du monde ancien, et non pas exclusivement, comme on lefait trop souvent, l'étude des langues anciennes. Ces langues ne sontqu'un moyen de connaître l'antiquité ; et, par une erreur déplorable,on a fait quelquefois de la connaissance approfondie de ces langues leseul but de dix années d'étude. On abusa contre l'Université de cetteerreur, et on l'accuse encore de faire perdre son temps à la jeunesse.Que l'Université confonde ces accusations, en séparant de moins enmoins, dans son enseignement, l'étude des idées de l'étude des mots.Que les professeurs de littérature n'oublient jamais qu'ils sont lesindispensables auxiliaires du professeur d'histoire ; qu'ils fassentl'histoire de la pensée d'un peuple, comme ce dernier fait l'histoirede ses actions. Malheur à qui ne voit dans Salluste qu'un arrangeur demots, et dans les discours de Tite-Live qu'un recueil de périodes utileà consulter pour les succès de concours. C'est ainsi qu'on parviendraità rabaisser et à décréditer dans l'esprit de la jeunesse, de cettejeunesse qui deviendra bientôt le public, les plus intéressans monumensde l'antiquité. C'est ainsi qu'on formerait de brillans élèves,destinés à s'éteindre, au sortir du collège, parce qu'ils n'y auraientappris que des mots, et auraient traduit, sans les comprendre, les plusnobles créations de l'esprit humain. Combien d'esprits ont besoin qu'onles réveille, et passent, sans les regarder, à côté de toutes lesbeautés qu'on ne leur montre pas du doigt. Pour donner à l'étude deslangues anciennes l'attrait et l'utilité qu'elle doit avoir pour dejeunes esprits, il n'y faut pas chercher, avant tout, un exercice degrammaire et de rhétorique ; il faut en faire le couronnement del'enseignement de l'histoire.
 
C'est cette histoire même de l'antiquité qui inspire à M. FrédéricBastiat, et à des esprits aussi sincères que le sien, de vivesdéfiances. L'esclavage, les luttes affreuses de l'ambition politiqueentre les Etats et entre les citoyens, l'excès de la débauche etl'excès de la vertu, leur paraissent d'un dangereux exemple pour lajeunesse. Ils remarquent que ce ne sont pas là les mœurs des peuplesmodernes ; que cet amour de la gloire militaire et des succèspolitiques est ainsi perpétué, par l'enseignement, pour le malheur dumonde. Ils craignent surtout cette maladie de régénérer en bloc unenation, et de faire par les lois violence à la nature, qu'on rapportede l'admiration malheureuse des antiques législateurs. Ils accusentencore l'étude de l'antiquité d'inspirer à la jeunesse le goût desvains discours et des belles paroles, et le dédain des travaux plusutiles de la science et de l'industrie. Ces reproches méritentl'attention, parce qu'ils ont quelque chose de sérieux, et surtoutparce qu'on y sent l'intelligence des temps nouveaux et l'amour dugrand avenir que l'industrie prépare au monde. Il est possible, eneffet, que l'admiration irréfléchie de l'antiquité amène dans un jeuneesprit de déplorables méprises. On l'a bien vu en 93, quand on a vouluun instant réduire la France aux étroites proportions d'une citéantique. A ce danger, d'ailleurs bien diminué par le changement destemps, je ne vois qu'un remède. C'est qu'en enseignant l'antiquité auxjeunes gens, on leur fasse remarquer comment et pourquoi cettepolitique et ces mœurs, qui convenaient à la jeunesse du genre humain,seraient funestes à sa maturité.
 
Je n'ignore pas que je puis blesser ici des susceptibilités sihonorables, que je ne puis m'empêcher en passant de leur rendrehommage. Je veux dire que des esprits scrupuleux pourraient voir, dansce que je viens de conseiller, une atteinte portée à cette réservesévère, à ce silence absolu sur le temps présent, que l'Universités'impose avec raison dans son enseignement. Le public, étourdi decalomnies intéressées, ne sait pas avec quelle attention délicatel'Université instruit ses maîtres à conserver, dans leur enseignement,cette parfaite neutralité qui convient à un grand corps chargé parl'État d'élever des enfans de toutes les croyances et de toutes lesopinions. Ceux qui connaissent l'Université, savent combien elle étaitferme dans l'accomplissement de ce devoir ; comment elle respectait lescroyances les plus diverses ; comment elle savait s'élever au-dessusdes religions et des partis pour répandre de haut l'enseignement de lapatrie. On a trouvé que cela avait duré trop longtemps ; qu'il étaitdangereux de voir assis sur les mêmes bancs le juif, le protestant, lecatholique et l'incrédule ; que, cette union, si habilement maintenue,amènerait trop vite en France la concorde et l'unité ; que mieux valaitélever des écoles rivales, marquer les citoyens d'une tache originelleet les diviser dès le berceau. L'avenir apprendra aux hommes qui ontrenversé ce temple de la concorde quels maux ils ont préparés à leurpays. L'Université n'en a pas moins gardé sa tradition de neutralitéabsolue, son respect pour les consciences ; et c'est pour cela, qu'enlui conseillant d'expliquer la différence qui sépare l'antiquité destemps modernes, nous craignons d'alarmer ses scrupules.
 
Qu'elle considère cependant qu'il ne s'agit pas ici de faire de lapolitique, mais simplement de prévenir, par un avis opportun, la plusdangereuse confusion d'idées. Voici à peu près comment on pourraitavertir les jeunes gens que, dans les grandes scènes qui passent sousleurs yeux, tout n'est pas digne d'imitation : vous voyez dansl'antiquité des prodiges de force, d'audace et de patience. Cette vuedoit vous donner une haute idée de la puissance de l'homme, et vousrendre jaloux de posséder une pareille force d'âme et de l'employeravec un pareil éclat. Mais plus heureux que tant de grands hommes,parce que vous êtes nés en des temps meilleurs, vous ne devez pasappliquer aux mêmes objets les mâles qualités dont ils vous donnentl'exemple. Il ne s'agit plus d'élever votre patrie sur les ruines desÉtats voisins, puisque les peuples sont devenus solidaires, et que letemps a changé en opprobre l'antique gloire des conquêtes injustes. Ilne s'agit plus de vous élever par les discordes de la patrie, puisquele lien étroit des intérêts a fait de la paix intérieure la seulesource de la richesse publique et de votre richesse. Étudiez donc cestemps de rivalités et de guerres, mais uniquement pour y apprendrequelle force, quelle patience et quel dévoûment vous pouvez consacrer àl'établissement de la justice et de la paix dans le monde, et à laprospérité des nations.

Louis BRÉGAN.