Corps
BRIFFAULT, Eugène (1799-1854): Une journée à l'école denatation(1845). Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (24.V.2013) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées.Texte établi sur l'exemplaire d'une collectionparticulière de l'édition donnée en 1857 par Micel Lévy frères dans Le Diable à Paris : Paris et les Parisiens. UNE JOURNÉE A L'ÉCOLE DE NATATION. par Eugène Briffault _____ Paris et la Seine. - Canotiers et Pêcheurs, monographie. —Le VAISSEAU. — Le Nageur parisien, École de natation. —Bains Vigier. — A l'ÉCOLE DE NATATION : le Matin, lesDéjeuners, le Maître de nage, d’Heure en Heure, la Rotonde, l’Amphithéâtre, Gymnastique, Groupes,Poses, Aspects divers, Coup d'œil philosophique, Vanité et Néant, leCafé, une Dame au Comptoir, Habitude nautique. — La Pleine eau. — LeDiner, le Soir, Nuits vénitiennes. — BAINS DE FEMMES. —Costumes, Mœurs, Habitudes. – Chiffres. – Le Fleuve de la vie. Pour celui qui, dans les habitudes et les affections d'une grande cité,ne cherche pas seulement le côté plaisant ou l’aspect ridicule, chaquesympathie, chaque inclination, même celles qui étonnent le plus, ontdes causes originelles et nécessaires. En remontant avec rapidité etavec franchise le cours des âges, on voit chaque coutume et chaquepenchant naître naturellement des faits, presque toujours avec sagesse.Le temps, qui altère tout ce qu'il n'améliore pas, met souvent, il estvrai, la folie, l'extravagance, la manie et la déraison à la place dece qui était d'abord régulier et sensé. Le Parisien aime la Seine commele Vénitien aime l'Adriatique. L'enfant de Paris, s'il le pouvait,ferait de son fleuve une mer. Que de fois il a sérieusement rêvé ceprodige! Aussi, comme il traite gravement toutes ses relations avec laSeine ! Il a ses ports, ses canaux, sa flotte et sa populationmaritime, sa navigation, un commerce immense, ses trains flottants etses pyroscaphes : voilà pour ses intérêts, pour son travail et pour sonbien-être. Sur ce chemin, qui marche en traversant Paris, comme eût ditPascal, la ville voit se presser, à l'entrée du fleuve, les denrées desplus riches provinces ; à sa sortie, affluent toutes les productions dumonde. On a parlé des eaux qui roulaient de l'or ; l'industrie a chargéd'or le sable de nos rivières. Pour ses plaisirs, Paris a sa flottille, svelte, élégante, légère etpavoisée ; les rivoyeurs et les canotiers de la Seine sont assurémentde nature plaisante ; il est sans doute difficile de ne pas rire del'importance nautique dont ils affublent leur personne, leurs mœurs etleur langage ; c'est le carnaval sur l'eau. Cependant, sans tropd'efforts, on peut retrouver, dans cette fantaisie poussée jusqu'auburlesque, les traces de l'instinct primitif et des premières amoursdes rives du fleuve. Le canotier de la Seine est rigoureux dans son costume : il porte la salopète cotillon de grosse toile àtorchon ; la salopète ne selave pas, chaque tache lui est un honneur ; le bourgeron de laine, la vareuse et le toquet bordé decouleurs écossaises achèvent l’ajustement. Le langage du canotier estplus terrible que ceux des plus terribles flambarts ; il se pavoise detoutes les couleurs, sans trop s'inquiéter à quelle nation il se donne; il fait et défait de la toile avec tant d'adresse, que lui et ses équipiers sombrent le plus souventdans les plus innocentes flaques d'eau. C'est le tyran du fleuve, qu'il écume sans relâche ; mais il n'aime pasà se frotter aux marins sérieux ; il s'attaque aux chétives etinoffensives embarcations des promeneurs ; alors son battage, c'est-à-dire son attaque,a toute la férocité d'un abordage de corsaire. A côté des canotiers on rencontre les pêcheurs à la ligne. Ils viventdans une perpétuelle inimitié : le pécheur ne peut exister que dans lesilence et l'immobilité ; le canotier n'existe que par les cris et parle bruit : après l'eau et sa nacelle, la turbulence est son troisièmeélément. Pour le pécheur à la ligne, il n'est point d'intempérie ; il bravetout, la violence de sa passion ne connaît pas d'obstacle. Le pécheur à la ligne est un agneau si le poisson n'est pas rebelle ;c'est un tigre, un requin, s'il résiste. Il contemple avec amour ungoujon ; une ablette même lui arrache un sourire ; une vieille savateou l’une des mille immondices que roule la Seine le met en fureur. Le dimanche et les jours de fête, le pêcheur à la ligne pêche enfamille, avec sa femme, ses enfants, sa bonne et son chien. Si la pensée se reporte dans le passé, à travers les ténèbres quientourent l’origine de l'antique Lutèce, nous voyons le berceau deParis placé dans une île au milieu des eaux. En avançant de siècle ensiècle, la Seine est pour Paris une source de prospérité toujourscroissante. C'est en témoignage de ses bienfaits que la ville de Parisa placé dans son écusson un vaisseau, comme le signe durable de sagratitude pour cette navigation du fleuve qui fut le principe de sagrandeur. Paris et ses magistrats ont épousé la Seine, comme Venise et ses dogesétaient mariés à la mer Adriatique. Le Parisien, non pas cet être métis qui vient de tous les coins de laFrance peupler la grande ville, le Parisien pur sang a, pour sonfleuve, toutes les prédilections et tous les goûts qu'on voit semanifester chez les habitants de notre triple littoral. Le premierplaisir que goûte l'enfant de la Seine, c'est celui de s'essayer ànager. Paris compte des nageurs supérieurs en force aux plus habilesnageurs des ports les plus fameux ; ce sont tous des enfants du peuple; tous se sont formés eux-mêmes et sans autres maîtres que leurintrépidité et la nature. Paris est non-seulement la ville de France,mais la seule ville du monde qui ait ouvert des écoles de natation etenseigné cet art avec un corps d'instituteurs et de principes. Lanatation, bien avant l'escrime, avant la danse, avant l’équitation etavant la gymnastique, introduite aujourd'hui dans nos écoles, avaitpris place dans l'éducation des enfants de Paris. Cet enseignement futlongtemps épars sur les rives, ne suivant aucune règle et sans êtresoumis à aucune discipline ; il était plein de périls. Deux écoles de natation furent établies sur la Seine, il y a quaranteans ; elles étaient placées aux deux extrémités du fleuve : l’une enhaut, en amont ; l'autre en bas, en aval ; la première était située auquai de Béthune, à la pointe orientale de l’île Saint-Louis ; laseconde s'était posée à l'extrémité du quai d'Orsay, près du pont de laConcorde. Bientôt la Seine fut couverte de bainsà quat' sous ; les prescriptions décimales, pour lesquellesnous professons un profond respect, ne sont point parvenues à chasserce nom des habitudes du langage populaire. Ces bains, où l'on payemaintenant vingt centimes, avaient un aspect repoussant. Quelquesplanches mal jointes, recouvertes d'une grosse toile, indiquaient ceslieux de délices. On y fournissait des caleçons à ceux qui pouvaientles payer ; la majorité des baigneurs supprimaient ce vain ornement, etles peignoirs étaient complètement inconnus. Les quatre établissements des bains Vigier rehaussaient seuls la vue dela Seine. C'estlà que le paisible bourgeois s'enfonce douillettement dans lesprofondeurs de la baignoire ; il se trempe à l'heure ; il a sus'entourer de toutes les sensualités qui lui sont chères ; sa montre,son thermomètre, le mouchoir, la tabatière, les besicles bien affermiessur le nez, et, sous ses yeux, son livre bien-aimé : voilà sesjoies. Il fait et refait son bain, le gradue avec art, voit avecorgueil flotter sur l’eau le ballon de son abdomen. Au bain, lebourgeois de Paris rêve de l’Orient, ses délices, ses voluptés, sesparfums et ses odalisques, l’opium et ses extases, et prend une croûteau pot. Les deux écoles de datation, qui régnaient paisiblement sur un domaineque personne ne songeait à leur disputer, ne se piquaient point d'unluxe qu'elles regardaient comme inutile ; la concurrence les réveillade cette torpeur. Des bains rivaux s'établirent sur différents pointsdu fleuve, et firent assaut de coquetterie et d'éclat extérieurs.Aujourd'hui, du pont Neuf au pont de la Concorde, la Seine est couvertede constructions pittoresques où la plus grande partie de la populationparisienne afflue au temps chaud. Le fleuve qui traverse la capitale du royaume, et dont les eauxbaignent le pied du Louvre et tant de splendides monuments, prend dejour en jour un aspect plus digne de la cité qu'il parcourt. Lesbateaux de blanchisseuses ressemblent maintenant aux kiosques duBosphore ; ils sont vastes, bien aérés, d'une forme agréable etsalubre, tout diaprés de couleurs, et surmontés d'un séchoir àclaire-voie et à treillage, dans le style oriental. Une journée à l'école de natation est un des plus piquants tableaux de mœurs delà vie parisienne ; elles s'y montrent nues. Les portes sont ouvertes de bonne heure ; le matin, l’école est visitéepar quelques nageurs consciencieux, qui se baignent avec amour, et chezlesquels le plaisir lui-même tient toujours un peu du devoir ou del’affaire. La familiarité s'établit entre ces baigneurs habitués et lesemployés ; on cause pêche, natation et rivière ; les mariniers jettentle filet en attendant que la journée commence. Vers dix beures, lespremiers baigneurs sont partis ; le plus grand nombre a déjeuné avec uncigare apporté du dehors ; quelques-uns ont savouré modestement, maisavec un de ces appétits de nageurs, qui est de la famille de l'appétitde chasseur, un déjeuner invariablement composé d'une saucisse, d'unpetit pain et d'un petit verre d'eau-de-vie ; c'est un menu primitifque nos ancêtres nous ont légué. Le matin, il y a beaucoup d'enfantsqu'on désigne familièrement sous les noms de gamins ou moutards.Vers midi ; l'école s'anime et se peuple : mais la foule, qui commenceà grossir, n'emplit pas les bassins ; tous ces gaillards-là sont desviveurs plutôt que des nageurs ; ils viennent, ces Sardanapales et cesBalthazars d'eau douce, goûter le plaisir du déjeuner tout nu, variétédivertissante du déjeuner à la fourchette. Les omelettes et les œufssur le plat foisonnent dans ce sybaritisme. D'autres bandes suivent lespremières, et alors s'organisent des déjeuners que le boulevard Italienet la rue Montorgueil pourraient envier. Le bain reste désert et l'eaun'est fréquentée que par quelques jeunes gens à jeun et ceux qui sebaignent du bout des pieds en attendant que les côtelettes soientcuites ; on entend quelques explosions de bouteilles de vin deChampagne ; le café, le gloriaet le punch parfument l’atmosphère ; le cigare fume partout.Sommes-nous chez Véfour ou à l’école de natation ? c'est fort difficileà deviner. « Garçon, mon bifteck? — Voilà ! — Ma friture ? — Voilà !voilà ! — Notre poulet sauté ? — Voilai voilà ! voilà ! » Ce ne sont point là les doctes instructions des maîtres nageurs. Le tour de l'école de natation arrive enfin ; les déjeuners expirent, àmoins, ce qui n’est ni rare ni surprenant, qu'ils ne se prolongent pourse joindre au dîner. Les déjeuneurs font la sieste dans l'attitude desveaux qu'on expose à Poissy, un peu partout, sur les bancs, sur ledivan, dessous ou dessus les tables, sur le plancher nu ou sur le longtapis qui s'ouvre sur le sol des galeries. Il est deux heures : viennele maître de nage. Le maître de nage a conservé le type que Vadé et Désaugiers ont chanté; c'est Cadet-Buteux. Son costume est traditionnel : en été, il portele pantalon blanc et la veste blanche, la chemise rose, les bas à côtesrondes, alternant de rouge et de blanc, la large ceinture rouge ; sessouliers ont la coquetterie de l'escarpin des muscadins, et n'ont pasdétaché la large boucle ; il a sacrifié sa queue et ses cadenettes, ilest à la Titus, mais il n'apas renoncé à la grande boucle d'oreille d'argent et à la grosseépingle ; l'ancre est toujours l'emblème dont il se plaît à parer sesjoyaux. Sa figure bronzée est encadrée par d'épais favoris ; tout enlui témoigne de sa force et de son expérience. Au moral, le maître de nage a cette vanité que Molière a donnée à sesmaîtres d'armes, de danse, de musique et de philosophie ; il met l’artde la natation avant et au-dessus de tous les autres ; comme antiquité,il le fait remonter au delà du déluge, puisque les hommes de ce tempsont nagé dans les eaux qui inondaient la terre. Cette bonne opinion dela science qu'il professe se réfléchit dans ses sentiments et dans sonlangage. Quoique marin de rivière, il ne se pique point de politesse,il ne s'humilie pas et ne se courbe sous aucune main ; il a une superbeindépendance ; mais il ne va pas jusqu'à la rudesse ; il a du monde àsa façon, et il est un peu plus poli avec les gens qu'il ne le seraitavec son caniche. Le maître de nage s'ennuie de ne rien faire ;l'oisiveté l’irrite, non point par amour du travail, mais parce qu'ilne gagne rien les bras croisés ; il aime le repos qu'il goûte aucabaret après une journée laborieuse et productive ; il est sobre, et,quand il ne s'enivre pas, il vit de peu. Lorsque la leçon donne, le maître de nage s'humanise et devient presque doux ; mais, quand la leçon ne donnepas, son humeur est massacrante : alors c'est un loup de mer. Il ahorreur de ce qu'il nomme les mauvaises pratiques, à la tête desquellesil place les élèves des collèges et des pensions, qui ne peuvent paséconomiser sur leurs semaines de quoi lui donner un pourboire. Ce qu'illui faut, ce sont des gentlemen,des petits barons allemands, ou des princes russes en bas âge, conduitspar leur gouverneur, et qui ont toujours la pièce blanche pour payerses petits soins. Les grands et longs adolescents, les hommes d'âgemûr, sont pour lui de véritables poules au pot ; il les endoctrine sibien sur l'excellence de tout ce qu'il va leur enseigner, qu'ils nepeuvent faire moins que de se montrer généreux. Le maître de nage, dansl'exercice de ses fonctions, tient beaucoup du recruteur et surtout del'instructeur qui dresse les conscrits. Il en a la voix et lesintonations ; il ressemble aussi au maître d'armes. « Allons, monsieur (ou jeune homme), attention ! Les coudes au corps...Ferme !... et ne bougeons pas ! le premier mouvement s'exécute enallongeant vivement les bras en avant, et votre coup de jarret bienécarté. — Une, deux... ferme !... N'ayez pas peur !... — Allonsmonsieur (ou jeune homme), pour achever l'impulsion, rapprochezvivement les cuisses ; tendez les jarrets ; écartez les mains à platsur l'eau. — Une, deux, trois ! allons, ferme ! C'est bien ça, monsieur(ou jeune homme). — Maintenant nous allons passer au second mouvement,pour respirer. — Les bras en demi-cercle, appuyez sur l'eau ; respirez; ployez les jarrets ; rapprochez les talons ; remettez- vous comme encommençant. Allons ferme ! — Ce n'est pas ça, je vais vous répéter ;mais je me sèche le gosier, pensez-y, monsieur. » Ce monologue glissele long d'une corde ; à un bout est suspendu l'élève qui baigne dansl'eau : c'est le patient ; à l'autre extrémité on rencontre le maîtrede nage, marchant sur le bord, et penché sur l'eau. Il n'est pas rareque le maître de nage fasse boire un coup d'eau à ceux qui ne veulentpas ou ne peuvent pas lui faire boire un verre de vin. Ces leçons dans l'eau sont quelquefois précédées de leçons à sec ;tantôt on fait répéter debout les mouvements de la natation, tantôt onsuspend par des sangles, dans l'air, ceux que l’eau effraye trop. —Sous sa brusquerie apparente, le maître de nage, ce grognard de laSeine, est doux et bienveillant ; il ne fera jamais de mal à ceux mêmedont il croit avoir le plus à se plaindre ; il est bon pour l'élève ;ses petites vengeances et ses mouvements de mauvaise humeur ne vontpas, ainsi qu'il le dit lui-même, au delà d'une gorgée. Il est remplide sollicitude ; sa vigilance et son dévouement n'ont pas de bornes ;de l'œil il surveille la faiblesse des uns, l'imprudence et la sottisedes autres. L'éducation du nageur, commencée par la sangle, continue par la perche,c'est une gaule de sauvetage au moyen de laquelle on suit chaquebrassée, comme les bras d'une mère ou d'une bonne suivent les pas d'unenfant ; à la moindre hésitation, la perche protectrice que tient lemaître de nage est présente et secourable. Ces fonctions demandent uneattention soutenue, dont le surveillant ne s'écarte jamais. De la rive,il donne des conseils aux nageurs ; il répond aux questions qu'on luiadresse sur tous les points de l'art ; mais il veut qu'on reconnaisseces services : un cigare, la goutte et tous les petits présents quientretiennent l'amitié lui sont fort agréables. Le maître de nage ettous les hommes de sens n'admettent aucun des moyens factices inventéspour soutenir le corps sur l'eau : les vessies, les ceinturesballonnées et les gilets de liège sont proscrits par lui ; la sangle,la perche, un bon vouloir, du calme et de l'application, voilà leslivres et les instruments du nageur. Les nageurs viennent en foule jusqu'à quatre heures, et, depuis quatreheures jusqu'à six heures, c'est une invasion véritable, une cohueétourdissante de voix et d'agitation. La jeune fashion est exacte à ce rendez-vous quotitien ; l’âge mur etla vieillesse y sont aussi représentés. Il n'y a plus dans les écolesni caleçons bleus ni caleçons rouges; tout y est bariolage ; on court après l’originalité, mais, le plussouvent, on n'attrape que le grotesque et le ridicule. Il y a là despeignoirs bizarres, des costumes excentriques, et des caleçons quijouent au turc, à l'arabe, à l'écossais, au grec et au polonais ; onrencontre des baigneurs qui paradent déguisés, ne se mouillent jamais,et qui vont à l'école de natation comme ils iraient au bal masqué. Dans toutes les écoles de natation il existe une région privilégiée,c'est celle qui prend successivement le nom et le titre pompeux de rotonde et d’amphithéâtre,et que l'on pourrait, par sa position même, comparer au gaillardd'arrière du navire. En ce lieu se réunit l’élite des nageurs ; c'estle portique sous lequel se discutent les grands et véritables principesde la natation. Une tête y est l'objet des plus graves dissertations ; on n'y laisse aucune imperfection sans conseils et sans réprimandes. Dans les bassins, les nageurs pullulent, on se heurte, on se choque,l’eau prend la physionomie d'une masse humaine liquide et visqueuse ;les sages s'abstiennent de ce tohu-bohu.Les habiles se produisent avec tous leurs avantages, qui la brasse, quila coupe, qui la marinière. Les uns font la planche, les autres sejettent debout, ou les jambes croisées dans l'attitude d'un tailleur...La vague vous fustige quelquefois avec sévérité ; les belles-têtes sesuccèdent, et aussi les plat-dos, si l'élan est trop fort ; s'il esttrop faible, les plat-ventre et les plat-cuisses. Ces chocs irrégulierssont assez douloureux ; le dommage qu'ils causent se manifeste par unevive rougeur. Une tête mauvaise est, en outre, honnie par des huéesimpitoyables. Il n'est pas rare de voir un insolent plat-dos éclabousser les curieuxet se venger, par une immense immersion, des rires et des sarcasmes quipartent des deux rives. Quelquefois la gymnastique se mêle aux exercices du bain ; on serencontre sur la poutre transversale, on se dispute le passage auxgrands ébats de la galerie. Ce sont les combats de coqs de l'école denatation. Cependant les groupes se forment ; les uns se couchent comme des nègresau repos, les autres se drapent à l’antique dans leur peignoir,s'isolent comme les tragédiens qui répètent leur rôle, ou se réunissentcomme les nouvellistes de Rome et d'Athènes ; il y en a qui singent lahalte d'un douair dans le désert ; d'autres écoutent un orateur, commeles Napolitains autour d'une improvisation ; il y a des philosophes quiont un auditoire et qui dogmatisent sur le monde, la morale, lapolitique, l'industrie et bien d'autres choses ; des journalistespetits et grands ; des poètes dépoétisés, et des faiseurs de calembours; la galanterie des récits et des confidences y est nue, comme ceux quien parlent ; tous posent, les uns avec faste, les autres avec orgueil,plusieurs sans le savoir. Les gros ventres, les têtes énormes, lespetites jambes, les genoux gros, cagneux et rentrants, les épinesdorsales tordues, les tailles sans fin, les bras maigres, les piedslongs et vilains, engendrent des caricatures à réjouir Gavarni etDaumier. L'homme est laid dans l'eau, et, au sortir de l'eau, tout son être estgrelottant, mouillé et souffreteux ; on ne croirait jamais que tantd'heur et tant de félicité pussent se cacher sous ces piteuses mines denageurs. Ce qu'il y a de plus amusant, ce sont ceux qui, sur le pont ousur l'escalier en spirale construit au côté droit de l'amphithéâtre,pour les gens qui aiment à tomber de haut, font la parade au dehors.Ces statues aériennes ne se jettent jamais ; c'est une exhibition àl’usage des beaux yeux des dames qui cheminent sur le quai entraversant le pont Louis XV ; on a comparé ces gens à des dindons quifont la roue sur un perchoir. L'aspect de l’école de natation a aussi son côté philosophique. S'ilest un lieu où l’homme, dépouillé de toutes les distinctionsextérieures, loin de toutes les distances et de toutes les conventionssociales, revienne à l’égalité réelle et n’ait plus que sa proprevaleur, c'est à l’école de natation. Quels plaisants démentis cettevérité vraie, sans voiles et toute nue, donne à la vérité habillée !C'est devant ce bassin, dans lequel s'agite pêle-mêle un amas decréatures humaines à l’état primitif, que l’on comprend bien l’utilitédes habits brodés, des galons, des décorations, des insignes et desoripeaux du luxe et de la vanité ; sans ce clinquant du dehors, combienne serait-il pas difficile d'assigner à chacun la place qu'il occupe ! Ce pauvre hère que vous apercevez là-bas, bleu, tremblotant et transi,assis tristement sur ce banc, comme un coupable : eh bien ! cet être sipiteux, c'est un membre très-célèbre de la haute magistrature ;longtemps il fut accusateur, aujourd'hui il est juge. Ce gros homme, qu'on ne peut s'empêcher de trouver laid et commun,c'est un dandy, M. ***, un des membres les plus renommés duJockey-Club. — Que voulez- vous ? vous le voyez tel qu'il est ! mais savoiture, ses chevaux, sa livrée, son coiffeur et son corset l'attendentà la porte. Quel est ce triste jeune homme qui s'avance si gauchement sur sesjambes grêles et chétives, qui descend par l’échelle des petitset qui voudrait pouvoir entrer dans l’eau sans se mouiller ? — Commentvous dire, madame, que c'est le brillant et audacieux comte de C...,dont les grands airs vous étonnaient, dont la bonne grâce et lescharmantes manières vous séduisaient ? Vous alliez l'aimer, et,maintenant... il vous inspire le rire et la pitié... Qu'en eût-on faità Sparte, où le costume ne pouvait mentir ? Que de passions ne résisteraient pas à ces épreuves ! Le café est plein de consommateurs ; comme les bassins regorgent debaigneurs, les liqueurs, le vin de Malaga, le vin de Madère,l'absinthe, le grog et le cigare, le cigare toujours, le cigarepartout, sont demandés avec fureur. Depuis la renaissance de l'école,le comptoir a toujours été tenu par une femme ; on y a même été servipar des bonnes ! Malgré le peude faveur que l’on peut accorder au nu, tel que l'ont fait lesservitudes et les sottises du costume moderne, nous nous sommes prisquelquefois à supposer que bien des femmes grandes ou petites, si nousnous trompons qu'elles nous le pardonnent, voudraient jouir à l'aise dela vue d'un café-restaurant en caleçon et en peignoir. Dans les bassins, les nageurs ne quittent pas le pied del'amphithéâtre, les baigneurs s'ébattent dans le milieu ; au bas, surle fond de bois, sont les vieillards et les enfants, et aussi ceux quibaignent, frottent et instruisent leurs chiens entrés en contrebande,et les petits citoyens dont ils croient être pères. Et puis, dans lesgaleries, ce cri qui retentit par-dessus tous les autres : Garçon de cabinet ! — Allons, messieurs, pour la pleine eau ! — On va partir pour la pleine eau ! — Allons, la pleine eau ! Tels sont les cris qu'à différents intervalles, sept à huit fois dansle cours d'une journée chaude et limpide, font retentir les mariniersde l'école, qui se renvoient cette clameur d'écho en écho. La pleineeau, c'est le dernier enseignement de la natation : c'est l'essai quel'on va faire de ses forces au dehors de l'enceinte du gymnase, c'estl'entrée dans le monde à la sortie du collège. Il est difficile de sedéfendre d'une certaine émotion en faisant sa première pleine eau. Les pleine-eau sortent del'école et se placent dans un bateau, qui arbore le pavillon national ;les nageurs, enveloppés dans leurs peignoirs, se groupent dansl'embarcation le plus commodément possible. Le bateau de la pleine eau, étant arrivé au pont Royal, fait halte etse met en travers, au fil de l'eau, pour descendre lentement. Lesnageurs adressent un regard d'orgueil satisfait aux curieux qui bordentle parapet du pont ; ils oublient que la badauderie parisienne accordeles mêmes honneurs à un chat ou à un chien qui se noie. Alors, on sedrape dans une pose prodigieuse, on se jette, on se plonge, ons'élance, on donne une têteavec toute la grâce possible ; on se livre à toutes les variétés dugenre, on épuise tous les moyens de plaire qu'on doit à la nature ou àl’éducation ; on a fait la roue et l’on rêve la conquête des bellesdames qui regardent d'en haut ; mais le bateau s'éloigne et le nageurdoit penser à le rejoindre ; d'ailleurs, la voix du maître nageurrappelle les baigneurs épars. La pleine eau s'achève en descendant ; onfait route avec des carcasses flottantes et mille autres agrémentssemblables. Enfin on arrive au pont Louis XV, et là on remonte dans lebateau, qui ramène à l’école sa cargaison vivante. Pour le vrai nageur,la pleine eau ressemble assez bien à la sortie d'un enfant qui a été sepromener avec sa bonne ; mais, pour les écoliers, c'est une excursiongigantesque. A six heures, les lions se font mettre des papillotes, et, pourpréparer leurs succès du soir, ils livrent leur tête au coiffeur etleurs pieds au pédicure ; puis la foule s'écoule, pour ne plus revenir; elle va dîner. Dans l'école, d'autres parties s'arrangent : le cafése change en restaurant ; il y a dans ces repas pris nus, sanscontrainte, avec la vue du fleuve, si pittoresque et si animée, uncharme inexprimable. Aussi est-on bien loin de l'humble saucisse duvieux bain, pour lequel l'omelette était un événement ; les dîners sontlongs et somptueux ; ils s'organisent sur toute la ligne ; par unperfectionnement digne d'éloges, on a maintenant une boutique avec du poisson frais ; la friture et les matelotes y sont en permanence, comme aux Marronniers, à Bercy. La nuit vient, l'école se ferme ; on ne s’éclaire jamais ; les dîneursqui font bien les choses obtiennent facilement un répit, mais desportes closes les séparent du bain. On voit revenir aussi les pécheursà la ligne, amis et familiers de la maison, et qui sont assez discretspour ne pas ruiner ceux dont l'hospitalité leur accorde le droit depêche : ce sont pourtant quelquefois des gens d'esprit. Les mariniers rangent le linge et lèvent les tapis mouillés, puis,comme le matin, ils jettent le filet et font quelquefois capture. Ilscomptent leur journée, partagent la masse, empochent leur part, et vontoù le diable les mène ; ils appellent cela aller manger la soupe. Quelques petits soupers ont introduit, à l’école de natation, des nuitsvénitiennes fort recherchées, et que des actrices jeunes et jolies ontmises à la mode. Les femmes ont aussi leurs bains froids ; elles ont des bains à vingtcentimes, dans lesquels les mœurs et les habitudes ne diffèrent pointde celles des bains d'hommes, si ce n'est qu'on s'y baigne avec unedécence extérieure que l'on n'observe pas dans les établissementsmasculins. Les baigneuses, vêtues de laine foncée noire ou brune, n'ont de nu quele cou, les pieds et les bras ; le pantalon-caleçon est à plis, enblouse, afin qu'il ne puisse pas coller sur les formes. Presque toutesles femmes portent un serre-tête : quelques-unes, dans une intentiond'élégance, ajoutent à ces serre-tête des ruches, ce qui est horrible ;d'autres se coiffent, comme Mazaniello, avec de véritables bonnets deliberté en laine, bleus, rouges ou bruns. Les plus coquettes bordent encouleur leurs pantalons-caleçons, gardent dans le bain leurs collierset leurs bracelets, laissent flotter leurs cheveux ou pendre lestresses et les boucles ; quelques autres arrivent coiffées comme sielles allaient à la cour. Rien n'est plus bizarre que de voir unetête ainsi parée sortir de l’eau. Les femmes nagent moins que les hommes, cependant plusieurs d'entreelles donnent des têtes et plongent : il est vrai que la profondeur desbassins n'est pas redoutable ; l'eau ne monte pas plus haut que le coud'une baigneuse de taille ordinaire ; elles excellent surtout à nagersur le dos. Les ébats sont plus vifs dans les bains des femmes que chez les hommes; elles se lutinent à outrance et souvent se disputent jusqu'au boutdes ongles ; elles aiment à se jeter à l'eau plusieurs ensemble, en setenant par la main, à former des rondes dans les bassins, comme lesnaïades autour du char d'Amphitrite. Aux bains des femmes, qui prennent aussi le titre d’école de natation,se rencontrent surtout des héroïnes de la galanterie et du plaisiropulent ; les autres femmes se tiennent à l'écart, et les bonnesrenommées se séparent des ceintures dorées. La cantine est pourvue depâtisseries, de vins fins et... d'eau-de-vie ! Le punch et quelquefoisaussi le vin de Champagne y sont joyeusement fêtés. On y fume tout autant que chez les hommes. Dans ces bains féminins, les types les plus grotesques et les plus amusants se mêlent aux plus délicieuses images. Après le bain, les femmes se coiffent, s'habillent, peignent ettressent leurs chevelures, et se toilettent au soleil comme font lescolombes et les tourterelles ; c'est, dit-on, un ravissant tableau toutà fait dans le goût et dans le dessin oriental. On assure que l’annéedernière un jeune dandy a coupé sa barbe pour le contempler. A l’école de natation et dans les bains des deux sexes, en s'abordant,on ne se demande pas mutuellement des nouvelles de la santé : lapremière question est toujours celle-ci : — L'eau est-elle bonne ? L'eau est bonne lorsqu'elle procure une sensation agréable ; elle est mauvaise si son contact blesse par le sentiment du froid ; l'air est dans les mêmes conditions : les nageurs aiment mieux l'eau bonne et l'air mauvais que l'eau mauvaise et l'air bon; le vrai nageur consulte le thermomètre, comme le marin regarde larose des vents. Au moindre signe de pluie, tous les baigneurs sejettent dans l'eau. .. pour ne pas être mouillés : c'est un instinct degrenouilles. Quant à la statistique financière des bains froids de la Seine, elleest fort difficile à établir, tant les variations atmosphériquesrendent les produits de tous les établissements incertains et douteux.Les bains froids sont ouverts pendant quatre mois et demi, centcinquante jours environ ; il y a des journées torrides où l’on peutestimer le chiffre de l’argent dépensé, en rivière, par la populationparisienne, à dix ou quinze mille francs, et d'autres où, sousl’impression d'une température froide et humide, les recettes des bainsfroids ne réalisent pas, toutes ensemble, cinq cents francs. Il estbien entendu que les sommes provenant du prix des abonnements, et quisont fort élevées, surtout par le nombre des collèges, pensions etinstitutions qui s'abonnent, ne sont pas comprises dans cetteestimation. Les éléments de ce calcul n'ont pas été réunis ; mais il faut croireque cette spéculation est avantageuse ; elle est fort recherchée. Les accidents sont rares dans les écoles de natation ; les pluslointains souvenirs ne parlent d'aucun sinistre grave ; il y a eu desdangers courus, mais sans résultat funeste ; il y a eu aussi desindispositions subites, mais qui ne peuvent point être attribuées audéfaut de sûreté ou de vigilance. Paris est le seul lieu du monde où l’on puisse employer une journée d’été de manière à chanter, le soir, sans remords : C’est ainsi qu'on descend gaiement Le fleuve de la vie. EUGÈNE BRIFFAULT. |