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BRISSET, Mathurin-Joseph (1792-1856) : Lesenfants à Paris(1841). Saisiedutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (07.II.2007) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 4 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. Les enfantsà Paris par Mathurin-Joseph Brisset ~ * ~PARIS,l’Eldorado des femmes opulentes, le lieu d’épreuves des maris,qu’est-il pour les enfants du riche ? Une serre chaude, un deces fours qui, pour quelques poulets qu’ils font sortir de leurscoquilles avant le temps, étouffent les autres dans leur oeuf cuit à cesouffle de précocité, meurtrier, à force d’être actif. Onse presse tant dans cette ville, qu’on dirait une ruche habitée par deséphémères. Comme si un jour, un seul jour d’existence eût été donné auxParisiens, leurs enfants n’ont pas même le temps d’y être enfants toutleur content. Hâtez-vous donc, pauvres anges auxquels on va bientôtcouper les ailes qui vous balançaient si doucement entre le ciel d’oùvous venez, et le positif affligeant de ce monde, qu’on aurait dûlaisser longtemps encore pour vous dans un obscur lointain ! Au ventles cheveux, les blonds cheveux que demain la mode nattera, crêpera desa main tyrannique ! Demain, ma rieuse Fanny, pas plus tard que demain,vous serez une demoiselle, et votre blonde tête, en attendant des jougsplus pesants, hélas ! subira la loi de la coiffeuse ! Faites tourner laronde autour des marronniers qui étendent sur vos jeux leur dais vertque surmontent des panaches de fête ; sautez à votre guise, la sueur aufront, le désordre aux cheveux, le rire aux lèvres, le rouge d’api auxjoues, les bras ballants, et sans contrainte, sautez, mes enfants ; cardemain, mesdemoiselles, vous irez au bal, où l’on ne danse que quand ilplaît aux messieurs de vous inviter, où l’on marche au lieu de danser,où il faut se tenir droit, écarquiller les yeux quand l’ennui lesferme, pincer la bouche lorsque le sourire l’entr’ouvre !... Dansez !entendez-vous la ronde : Les lauriers sont coupés, Nous n’irons plus aux bois ? Hélas! oui, mes beaux anges, les lauriers sont vite flétris dans ce pays !Il en est d’eux comme de la fleur de vos belles années d’enfant : on abien autre chose à faire, vraiment, que de cultiver les uns et delaisser l’autre se dorloter en paix sur sa tige paresseuse ! Parmiles théâtres de leurs joyeux ébats, le plus aimé et le plus fréquentérendez-vous des enfants de Paris est, sans contredit, la petiteProvence. On nomme ainsi ce bon et constant rayon de soleil qui, dansles froides matinées du printemps et de l’automne, vient, comme uneespérance ou comme un souvenir, échauffer le pied de la terrasse desFeuillants, du côté de la place Louis XV. Combien defois, arrêté dans l’allée qui domine cet heureux coin de parterre qu’ondirait apporté là, dans le jardin royal, des îles d’Hyères, par labaguette de la fée qui, pour ses jeunes amis, fait voler l’oiseau bleuet parler le loup du Chaperon rouge, j’ai suivi de l’oeil ces jeux etces plaisirs destinés à une existence si courte ! C’estde là que j’étudiai mon modèle sous ses jours différents, dans sesposes diverses, comme M. Berquin, l’ami des enfants en titre, eût pu lefaire, et sans savoir qu’un jour j’aurais à faire part au public de mesobservations. Moi, je cherchais l’homme dans l’enfant, tâchant dedeviner quelle serait la société future, à l’aspect de ces bruyantesassociations formées pour le plaisir… Vaine et triste étude ! Pourquoidemander au fleuve argenté, qui sort brillant et pur de la sourceprochaine, quelles contrées il doit inonder ou fertiliser dans soncours, quelles cités il traversera en laissant troubler de leursimmondices le cristal de ses eaux ! Non, voyons l’enfant dans l’enfant,et ne mûrissons pas en imagination ce fruit si suave dans sa verdeur !D’ailleurs, est-ce à Paris que l’on trouverait ces typesprophétiques d’enfant dont la séve puissante, se développant enliberté, porte le cachet de tout un avenir ? C’est en province qu’ilfaudrait les chercher, et les enfants, à Paris, ne ressemblent pas plusaux enfants de la province qu’un bouquet coquet, adonisé, mugueté,acheté au mois de janvier chez madame Barjon, ne ressemble à l’épaissegerbe de fleurs que vous rapporteriez après une promenade faite au moisde juillet sur la lisière d’un bois de Picardie, sous une sauléed’Anjou, le long d’un champ de blé de la Beauce, dans le courtil d’unemétairie bretonne. Et tant mieux s’il en est ainsi ;car j’ai vu bien de la morgue, de la hauteur, de la coquetterie mêmesous le velours, le satin, la soie de ces vaniteuses petites poupéesqui ne savent pas lire encore, et connaissent déjà la différence d’uneétoffe achetée chez Gagelin avec la modeste indienne de l’étalage auprix fixe. Aussi, comme elles se tiennent à distance du simple chapeauet de la robe modeste ! Voyez, là-bas, cette jolie petite fille quirevient, le coeur bien gros, vers sa mère, parce qu’à sa demande : «Voulez-vous, mesdemoiselles, que je joue avec vous ? » on a répondu parun rire de dédain, par un haussement d’épaules, comme si elle étaitfaite, elle qui est mise comme la fille d’une portière, pour jouer à ladame, rendre des visites imaginaires, parler de sa voiture, de laBourse et de l’Opéra, dans ces longues suppositions où s’exercel’imagination des enfants, et qui sont, on peut le dire, le reflet desoccupations et des discours les plus habituels de ceux avec lesquelsils vivent. Triste vérité ! Ici la susceptibilité duriche et la timidité du pauvre souvent ont désuni ces blanches petitesmains si bien faites pour se serrer fraternellement, au moins une fois,dans une première chaîne de plaisir ; ici, même ici, les distinctionsde la fortune sont venues, à ce refrain de ronde si connu, J’ai un beau château,creuser leurs distances entre ces jeunes coeurs dont il faudrait dire,en parodiant le mot de l’un de nos rois : « Si l’égalité était banniede la terre, on devrait la retrouver cachée parmi les enfants ! » A quila faute, s’il en est ainsi ? L’instinct de l’homme est tout social. Lepremier mouvement de ces petits êtres, à l’aspect d’un de leurssemblables, est d’aller à lui en tendant ses petits bras… N’est-il pasvrai, madame ? Vous qui vous faites un devoir d’accompagner votre filleà la promenade, vous avez dû remarquer cette bienveillance etfraternelle propension ? Qui l’a changée ? Oh ! je ne vous accuse pas,vous, femme de banquier, qui, quinze ou seize ans durant, avez entenduet répété tous les soirs, dans votre salon, de si libérales homéliessur l’égalité des rangs et sur l’ineptie rétrograde de ceux que vousaccusiez de vouloir rétablir des hiérarchies sociales ! Certes, avec depareils antécédents, comme l’on dit encore dans les circulairesélectorales et les toasts constitutionnels de monsieur votre mari, vousn’avez pas dit positivement à votre Clémentine d’exclure de ses jeux latenue peu brillante des enfants mal aisés ! Vous êtes toujours aussilibérale que naguère… dans vos discours, je le sais bien ; mais dansvos regards, madame, mais dans votre air, mais dans le ton de voix quevous mettiez tout à l’heure à rappeler votre fille sous le prétextequ’elle devait être lasse et qu’il était tard ? Certes, votre uniquehéritière se fût trop approchée de l’un des bassins des Tuileries, oubien eût tendu sa main à une main gonflée, couperosée par la lèpre,vous n’eussiez pas, tendre mère, mis plus d’empressement à la fairerevenir à vos côtés ; pourtant, il ne s’agissait que d’une partie dejeu engagée avec d’autres enfants. Et croyez-vous que tout cela aitéchappé à votre fille ? Ces jeunes esprits vont juste et loin par lacomparaison. « Tout, dans le maître, parle pour l’élève, » adit un moraliste ; et si vous avez attaqué le préjugé de l’inégalitédes fortunes dans le discours, vous l’avez bien et dûment réhabilité,par votre pantomime, dans l’esprit de votre fille. Nouvelle preuve dela difficulté que l’on éprouve à mettre le geste, le regard, le ton, enrapport avec le sens des paroles ; ce qui constitue, selon Cicéron, lapremière condition du talent de l’orateur, et selon nous, madame, l’undes problèmes à résoudre pour l’institutrice. Moindreest le danger pour les garçons : non que les airs dédaigneux de leurmère soient sans effet sur eux ; mais l’ardeur de leur sang, maisl’entrain du jeu les font vite sauter à pieds joints sur les limitesque la vanité s’efforce déjà de poser dans cette société à peineéchappée à la lisière. Certes, au commencement,rappelant les froideurs et les réticences du premier service de cesrepas qui réunissent des hommes jusqu’alors étrangers les uns auxautres, le jeu hésite, respectant le corsage de velours, les brodequinsde maroquin, la toque écossaise aux glands d’or ; mais bientôt le plusleste, le plus déterminé, le plus adroit de la bande se trouve le chefélu, reconnu, suivi par tous, fût-il même revêtu de la blousepopulaire. Ainsi, du moins, les prolétaires admis au jeu n’ont paslongtemps à répéter, comme dans ce délicieux enfantillage de Charlet : Si c’est toujours les mieux misqui fait les officiers, je leur y ficherai des calottes.Singulière métamorphose ! à la fin du jeu, ce joli sabre que l’enfantdu riche traînait d’un air triomphant, cette giberne d’aide de camp quibrillait derrière son dos et faisait mourir d’envie les autrescamarades ébahis, tous ces trophées du caprice que la faiblesse desparents a satisfait à tout prix, sont passés entre les mains et surl’épaule du plus fort, ou du plus rusé ! Et, tandis que le moutard,pur-sang-banquier, revient haletant sous le fouet du cocher, car il n’aété trouvé bon dans la bande joyeuse qu’à figurer, attelé, luiquatrième, à une longue ficelle, dans le quadrige d’un char triomphal,debout sur quelque amas de ravine, les mains derrière le dos, sifflantd’un air goguenard, et dévorant l’espace de son oeil d’aigle, l’empereurde tout à l’heure, quelque petit bonhomme à la tête ronde, au teintbistré, à la chevelure noire, rit des angoisses de la finance enretrouvant sa descendance rabaissée au rôle secondaire de cheval, etsemble se demander comme Napoléon, après un de ses bons tours : « Queva penser le faubourg Saint-Germain ? » Je ne saisplus si ce n’est pas Rivarol qui disait, en parcourant la liste desouvrages publiés dans les dernières années du siècle dernier : « Il estclair que notre littérature tombeen enfance. » La littérature, en effet, dans le siècledernier, a donné tête baissée dans le bourrelet. C’est tout simple : laphilosophie, qui voulait déposséder le catéchisme, se glissait jusquechez les nourrices. La mode est restée de faire des livres pour lesenfants…. Triste mode et tristes livres, je vous assure, qui produisentde tristes métamorphoses ! L’envie qu’éprouvent les riches de poserleurs jeunes héritiers en ce quelquechose à part sorti de l’élucubration des cerveauxlittéraires du temps, et qui ne ressemble pas plus à l’enfant que lespaysans de Marivaux ne ressemblent aux véritables paysans, et lesbergères de M. de Florian aux bergères véritables, a plus qu’autrechose contribué à dépouiller la première époque de la vie de sonadorable simplicité et de sa personnalité naïve. L’enfant, à Paris,n’est plus lui : la lithographie, la presse et le théâtren’expédient-ils pas de temps en temps le type sur lequel il lui estprescrit de se modeler ? Hélas ! cet âge, autrefois heureux à ce pointqu’il ne connaissait de drame que Polichinelle,de roman que Cendrillon,de journal que la liste de bons et de mauvais points piqués parl’aiguille maternelle, cet âge a été, lui aussi, envahi par le journal,le roman et le drame. Comme si ce n’était pas assez, pour préparer sapremière instruction, de l’expérience du père, de la tendresse de lamère, des saints et doux enseignements de celui qui recommandait qu’onlaissât venir à lui les petits enfants, une foule d’instituteurs sansmission, romanciers, journalistes, directeurs de théâtres, se sontjetés sur l’enfance pour l’exploiter, lui demandant, à elle aussi, desactionnaires, des abonnés, des lecteurs, des spectateurs payants ! AvantRousseau, l’on ne s’occupait peut-être pas assez des enfants ; depuis,ne les a-t-on pas fait trop participer aux plaisirs, aux goûts, auxpasse-temps de leurs parents ? « Ne quittez pas vos enfants, qu’ilssoient comme l’ombre de votre corps, qu’à chaque instant on les trouvesous votre aile, sous votre regard. » Nous applaudissons de grand coeurà cette recommandation ; mais nous voudrions que, cherchant à se mettreen rapport avec l’intelligence et les forces du premier âge, lesparents, dans cette vie en commun avec l’enfance, se fissent enfantseux-mêmes, plutôt que de les faire grandes personnes. Danscette situation, le problème à résoudre pour répondre aux exigences dela philosophie et aux besoins des petits et des grands, serait detrouver tout ce qui pourrait venir en aide à cette fusion de l’enfanceavec l’âge mûr, et conciliât les nécessités de leur double régime. Ilfaudrait, par exemple, une nourriture qui contînt à la fois les sucsnourriciers dont l’une a besoin, et cette saveur piquante qu’il faut àl’autre pour réveiller un goût déjà blasé ; il faudrait une boisson quifût en même temps du lait pour l’une et du champagne pour l’autre. Ceproblème, la littérature a essayé de le résoudre. Elle a produit danscette intention les livres qui, sous le titre de Contes moraux, quelleque soit leur adresse, qu’ils soient à ma fille, ou à ma nièce, ou à mapetite soeur, ou à mes jeunes amis, établissent ce juste milieu entreles deux âges dont nous parlions tout à l’heure, ouvrages ayant de lamorale à l’usage des petits, et ce mouvement d’intrigue, desensiblerie, de passion même qu’il faut aux grands pour réveiller leurattention et leur rendre une lecture supportable. Onnous a fait, par le même effort d’imagination, des théâtres où lapetite fille apprendra, sur l’air Femmesensible, les plus beaux conseils de sagesse qu’ellepuisse donner à sa poupée, et où sa maman pourra s’intéresser auxdéveloppements, aux peines, aux douleurs d’un amour dont la déclarationse sera faite sur l’air Dodo,l’enfant do ! Si jamais la curiositévous fait entrer dans un de ces gymnases qui recrutent leurs acteursparmi les enfants, vos regards, si souvent égayés par les joies de cetâge, n’y trouveront que d’attristants tableaux. Quel plaisir, en effet,pourriez-vous éprouver à l’aspect de ces jeunes visages déjà flétrispar la céruse, le vermillon, et l’exhalaison fétide du quinquet de larampe ? Qui pourrait se plaire à l’aspect de ces cheveux blancs, de cesrides factices sur un front de dix ans ? Il n’y a rien d’attristant,selon nous, comme ces airs faux et maniérés, comme ces déguisements quiimposent le cachet du mensonge sur l’enfance, l’oeuvre de Dieu la mieuxfaite pour se montrer dans sa gracieuse vérité ! Applaudissez à cettegrand’mère qui a reçu ce matin même le fouet de sa petite-maman, parcequ’elle n’avait pas bien répété son couplet de facture ! Que dites-vousde ces raisonneurs à ventres postiches, qui aimeraient bien mieux sucerleurs bâtons de sucre d’orge que de s’appuyer sur la canne à pomme d’or? Ces galants n’ont-ils pas bon air sous leurs favoris épais, quijurent tant soit peu avec leur voix aigrelette et criarde ?.. Voilà lajeune première parlant d’amour, en cherchant de sa petite maindécharnée la place de son coeur sous un corsage tout plat encore, lapauvre enfant ! Détournons les yeux de ce mensongequi n’a pas d’excuse, car avec lui l’illusion est impossible ; etsouhaitons que ces novices acteurs ne connaissent pas, du moins, lestourments de la vanité et de l’envie, qui font un enfer de l’intérieurdes grandes coulisses ! Mais, s’il était vrai que, dans le Lilliputdramatique, les haines fussent aussi vives, les rivalités aussiorageuses qu’ailleurs ; s’il était vrai, surtout, qu’une corruptionprécoce vînt mêler son souffle dévorant à cette tempête des passions del’amour-propre, à laquelle tant d’acteurs ont succombé dans la force del’âge, disons hautement que jamais arme plus immorale par le faitn’aurait servi aux progrès de l’instruction et de la morale. Onl’a dit : les enfants, à Paris, sont élevés de façon qu’on a des hommesà quinze ans, au risque de n’avoir que des enfants à quarante. Lebesoin du travail pour le pauvre produit le même effet que la gloriolede la science et des arts pour le riche. Ces deux tyranniques exigencesabrégent, pour leurs enfants, les doux instants de loisir qui devraientaccompagner le sommeil des forces et de l’intelligence. Gagner sa vieet briller, voilà les grands mots dont le tintement, semblable à celuid’une cloche de collége ou d’atelier, met en fuite tous ces gracieuxlutins qui président aux jeux de l’enfance, suspendus aux oreilles d’uncerf-volant, cachés dans la bosse de Polichinelle, ou abrités sous lechapeau ciré du postillon de Longjumeau ! Travaillerpour aider son père à vivre, ou travailler pour concourir au triomphede la vanité maternelle : c’est toujours travailler. L’enfant dupauvre, au moins, obéit, lui, à la plus sainte, à la plus douce deslois gravées dans le coeur de l’homme, tandis que l’autre ne fera quesatisfaire à cette ridicule faiblesse de la femme opulente, qui veutdes applaudissements, même en embrassant son fils, et qu’une couronnede fleurs offerte par sa fille ne pourrait charmer, si l’institution àla mode n’y joignait un laurier. Maintenant,resterait à savoir si ce travail qui vient réclamer prématurément lesforces du pauvre et l’intelligence du riche, n’est pas aussi avantageuxau développement corporel de l’un, qu’il est nuisible au sens moral etintellectuel de l’autre ? Bien entendu qu’on mettrait en dehors de laquestion les enfants des fabriques, ces jeunes victimes de l’industrie,de la concurrence et de la cupidité, entassées vivantes, sous les yeuxde la loi, dans la compagnie des machines et de la souffrance, de lavapeur et de la démoralisation. Ce sont là de ces existences aveclesquelles aucune existence, quelque malheureuse qu’on la suppose, nepeut lutter pour les douleurs et les privations de toute espèce. Non ;nous voudrions seulement comparer au triste et pâle captif de Restaut,Noël, Legendre et Kalbrener, l’enfant de l’ouvrier qu’un travailraisonnable exerce et retient au grand air, l’allègre et leste page dumaçon ou du charpentier, par exemple, grimpant le long de son échelle,s’élevant vers le ciel comme l’alouette, et y puisant cet élixir supérieur,comme disent les Anglais, qui fait courir dans sa poitrine et dans tousses membres, la vie, la force et la santé. Malgrétoutes les privations, tous les dangers qui accompagnent cette vie enl’air, il y a de temps en temps la liberté qui vient sourire à l’enfantde l’artisan ; il est utile déjà ; il paye sa part du pain qui se mangedans sa famille ; cette jeune épaule qui soutient l’auge et la pièce debois en équilibre sur ces échelons à pic, comme celle du héros troyen,porte l’existence d’un vieux père et l’espoir d’un pauvre Ilion. Tandisque l’enfant riche, surchargeant sa tête d’un fardeau de connaissancesintempestives, ne se donne tant de mal que pour être un petit pédant,qui ne surprendra que l’ignorance des siens. Parisest dur aux enfants : il y a des maisons à écriteaux où ils sont eninterdiction aussi bien que les chiens, pour la propreté de l’escalier.« Avez-vous des enfants ? » est la première question qu’on adresse auménage qui cherche à se loger ; et souvent on a vu le prolifiquebourgeois mettre à cacher sa paternité, le grand jour del’emménagement, autant de soin qu’un ivrogne à faire passer unebouteille de contrebande à la barrière. De tous lesdrames trouvés pour attendrir les habitués de ces théâtres d’enfantsdont nous nous occupions tout à l’heure, il n’en serait pas d’unintérêt plus touchant, plus actuel, plus réel surtout, que celui quiporterait pour titre : l’Enfantdu quatrième étage. En effet, le plus malheureux desenfants, à Paris, c’est l’enfant du ménage bourgeois dans la gêne. Là,bien plus que chez l’ouvrier, l’on souffre de la misère ; car lesexigences de la vie matérielle ne sont rien, quand il n’y a pas, àcôté, cette nécessité de maintenir au moins l’apparence d’une positiondouce et facile. On ne veut pas paraître pauvre, de peur de l’êtretoujours ; il faut jouer au dehors l’aisance et le bonheur, tandisqu’au-dedans, la vie n’est qu’une incessante difficulté. L’hommequi se nourrit de projets, et la femme, d’espérances, supportent assezfacilement le présent en vue des promesses de l’avenir ; mais le pauvreenfant placé au milieu d’eux, le pauvre enfant pour qui la vie est toutactuelle, et dans les jouissances duquel les châteaux en Espagnen’entrent que difficilement, il s’attriste, il souffre, il s’alanguitdans ce froid logis qui n’est peuplé que des beaux rêves de ses parents! Il est aimé, pourtant ; c’est pour lui surtout qu’on a de l’ambition,pour lui qu’on forme des projets. Son existence future, son éducationne sont-elles pas attachées à la réussite de tel travail, au succès detelle démarche ? N’est-ce pas pour lui que le père, dans ses longuesveilles, ajoute les lignes aux lignes, ou les chiffres aux chiffres ?N’est-ce pas pour lui que la mère cherche, par quelques paruresachetées à crédit, à faire preuve de bon goût et d’aisance aux yeux dece monde où la pauvreté est un vice, et où la fortune, dans sescaprices, ne vient chercher que ceux qui n’ont ni soif ni faim. Pauvresescompteurs de l’avenir, leur vie est toute au-delà d’un certain termequi, par malheur, recule sans cesse devant eux ! Pendant ce temps,l’enfant s’étiole et dépérit. Aucun espoir ne charme pour lui lesennuis de cette triste existence. L’été : « Oh ! se dit-il, qu’ilferait bon courir sous les grands marronniers des Tuileries, sous lestilleuls du Luxembourg ! » Mais il est trop mal mis, et l’on peutrencontrer l’enfant de cette belle dame dont la veille, dans un salon,l’on a pressé la main. L’hiver, lorsqu’un feu rare et modeste réchauffeses membres amaigris, entend-on un coup de sonnette ? « Otez-le !cachez-le ! s’écrie la mère ; ses brodequins sont déchirés, et sa vesteest pleine de taches ! » Lorsqu’un événement heureuxamène de l’argent au logis, s’il en reste quelque chose après que l’ona satisfait aux dettes criardes, ou songe à l’enfant, et un beau matinle voilà revêtu à neuf. Maintenant qu’il est propre et beau, on pourrale montrer ; le soleil, l’air, les arbres, les fleurs des promenades,seront encore pour lui ; il a droit à tout ; il peut élever sesprétentions jusqu’à la partie de jeu avec la fashion enfantine desTuileries. Mais ce n’est pas tout, on le mène envisite, on le traîne partout : un bel enfant est toujours choseintéressante à présenter aux protecteurs. Chacun comble notre petitvisiteur de caresses, de sucreries et de gâteaux. Le pauvre petit,choyé, fêté, oublie trop tôt que c’est à son nouvel habit, et à sonhabit propre, surtout, qu’il doit tant de bonheur. Il joue, il mangesans retenue, sans contrainte, malgré les avis répétés de la mère quitremble et souffre à chaque évolution, à chaque praline nouvelle. Ilrentre, le soir, bien content… enfin, il a joui de la vie, il connaîtle monde et ses plaisirs… Pauvre enfant ! la veste est tachée, lepantalon est déchiré, le chapeau n’a plus forme présentable, les gantssont perdus, les souliers légers mis en pièces.. Pauvre enfant ! plusde toilette élégante et propre, partant, plus de gâteaux, deprotecteurs, d’amis et de pralines ; partant, plus de beau soleil, devent, de gaie promenade ! Il faut reprendre la souquenille, le coinobscur, le pain sec et, au par-dessus, être grondé, châtié peut-être,pour avoir perdu en quelques heures une si fraîche toilette sichèrement achetée et si difficile à remplacer… Pauvre, pauvre enfant!!! Et c’est ainsi que ce gai rayon de bonheur, dont s’est illuminé unseul jour de son existence, n’a servi qu’à rendre plus triste, plusépaisse et plus obscure cette ombre qui, de nouveau, va s’étendre etpeser sur sa pauvre vie décolorée ! Après avoir vula morgue, la vanité chez les riches et la nécessité chez les pauvres,corrompre et abréger les plaisirs de l’enfance, après avoir gémi surles souffrances de l’enfant des ménages mal aisés, il nous reste àconclure ! et que conclurons-nous de tout ce qui précède ? C’est auxparents qu’il fait s’en prendre le plus souvent des défauts que l’onremarque chez les enfants ; et, comme l’a dit un homme célèbre, lebonheur étant, à tout âge, l’atmosphère la plus favorable aux germesdes vertus naissantes, il n’y a pas de pays, pas de ville qui soit pluscontraire que Paris à l’amélioration morale du premier âge de la vie,car il n’y a pas de pays où l’enfance se trouve placée plus en dehorsdes conditions du bonheur. M. J. BRISSET. |