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BRUCKER, Raymond (1800-1875) : L'Humanitaire(1840).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (05.IV.2006)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 2 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
L'Humanitaire
par
Raymond Brucker

~ * ~

L’HUMANITAIRE est le zélateur d’unesecterécente, née du dégoût denos troublespolitiques, et qui n’a de barbare que le nom ; mais les nomsinusités blessent le tympan du vulgaire et sontfrappésd’anathème, car l’inusitéfait peur auxenfants. Or, les peuples sont des enfants irascibles et depiètre tolérance, témoin Socrate,empoisonné légalement pour avoir eul’audace defaire planer un seul Dieu, l’éternelgéomètre, sur la cohue lascive etdéréglée des dieux del’Olympe ;témoins les adeptes du Christ livrés aux jeux duCirque.

L’humanitaire nous vient en droite ligne de Socrate ; il estparent, ou peu s’en faut, des premiers martyrs ; il endescendpar la métempsycose, et ne voudrait pas y remonter par lecalvaire. Nous souhaitons à l’humanitaire letriomphe desmartyrs, moins leur présentation et, pour lui donner un coupdemain amical dans ce défilé périlleux,nousessaierons de déblayer au profit de sa mission bruyante etconciliatrice les préjugés accumuléspour lemoment sur sa route.

On prétend, à la vérité,que nous sommes unpeuple léger et doux, désabusé de laguillotine,très-ricaneur à l’endroit des paradoxespour enavoir essayé de tous les genres, et qui procèdeaurebours des Anitus et des Domitien. Chez nous, dit-on, la caricature aremplacé la cigüe et le Cirque.L’humanitaireacceptera volontiers son Panthéon des mains de lacaricature.Gavarni et Daumier lui doivent sa canonisation. Que la lithographie luisoit légère !!!...

Au grand scandale du socialiste proprement dit,variétéde l’économiste, et dont les vues se renfermenttimidementdans la limite actuelle des circonscriptions nationales,l’humanitaire a la prétention de formuler unprogrammecosmopolite. Petites ou grandes, à ses yeux toutes lesréformes se tiennent ; l’une entraînel’autre; et, d’après la loi de proportion qu’ilne perdjamais de vue, le plus modeste changement dans le cours des habitudesagissant de proche en proche, soit par compression, soit par expansion,sur tous les membres d’une constitution sociale (ce queconstatela science physiologique dans la croissance comme dans ledépérissement des individus),métamorphoser unvillage ou la surface entière du globe, c’est toutun pourl’humanitaire. L’humanitaire est la racinemême desradicaux ; c’est le radical par excellence. Il souritdédaigneusement quand on lui parle des chemins de ferqu’on lance à grand’peine dans quelqueslocalités, fantaisies de luxe, à son avis ;exubérance de vanité coquette chez des peuplesquin’ont pas encore généralisédans leursvillages le luxe municipal de leurs métropoles. La caissed’épargnes, avec ses 4 pour 100d’intérêts, ne lui sembleégalementqu’une gimblette philanthropique, qu’un avortementde notregénie financier. Ne parlez pas de la réductiondes rentesà l’homme qui tient le secret de quadrupler lesrevenus dumonde. Et quant à la réformeélectorale,isolée de ses bases primordiales dont il se fait fort dedétailler le plan au premier venu, il ne laconsidère quecomme un élément de complication dont il doitrésulter d’incalculables catastrophes ; en quoi jesuistout-à-fait de son avis.

Du socialiste à l’humanitaire, la distance estdonc bientranchée ; c’est la distance qui séparelelégislateur du prophète. Lelégislateur parle unstyle à ras de terre ; il voit les choses d’enbas, etsent quelque peu son athée. Le prophète chante aunom duciel ; il a grimpé le Sinaï ; son regard embrassele monde,et Dieu lui parle.

Je n’ai pas à donner la série desidées del’humanitaire, mais seulement le galbe de sa silhouette, sanspersonnalité, au point de vue général.

L’humanitaire en est à ses débuts enmatièrede propagation ; sa forme a quelque chose de coriace et debelligérant. C’est surl’épiderme de tous lespartis qu’il travaille tour à tour àdonner le filde la politesse au tranchant de son rasoir. Il réconcilielesopinions rivales quand elles se mordent, à lamanière desTurcs qui distribuent de droite à gauche des coups debâton, lorsque les Juifs  et lesArméniens seprennent à la barbe dans les rues de Constantinople. LesJuifsfont le plongeon sous la bastonnade ; les Arméniensremontentd’un cran dans leur gravité ; ces fiers rivauxcontinuentde vendre des pastilles et des lorgnettes ; et personne ne souffle motcontre les Turcs ; analogie de la conspiration du silence quirègne autour des humanitaires ; mais les Turcss’enaccommodent, et les humanitaires en sont au désespoir.

Les journaux des divers partis, piqués au vif et vindicatifscomme des femmes, semblent avoir juré qu’ils nesouffleraient mot à l’égard deshumanitaires. Onleur a coupé le foin de l’annonce sous le pied. Nepasfaire parler de soi, ce n’est pas vivre.

Inquiets de ce serment tacite, quelques humanitaires font leur meâ culpâ et proposent à leurscondisciples detourner l’obstacle en devenant polis ; proposition qui vadéterminer une crise. La secte hésite : iln’a pasencore été pris de décisionà cetégard.

D’habitude, l’humanitaire est ce que l’onappelle unapostat, un homme sorti des rangs de tel et tel parti, mais pourn’en adopter aucun autre. Je parle au point de vue de larègle ! Il faudrait expliquer le mystère decertainesexceptions, et c’est leur secret ; comme ce secret est latransparence même, ce serait commettre uneindiscrétion.L’amertume actuelle de leur prédication ne rendque plussaillante l’accusation d’apostasie qui leur estjetée à la face par les soldats des rangs dontilssortent. Toute méfiance préalable rend certainsrapprochements fort délicats. L’humanitaire est enétat de suspicion devant ses anciens amis politiques, ettoutesuspicion porte un caractère réquisitorial. On leprésume idolâtre ou gagiste du gouvernement, parceque, demême que tel chanteur dont la voix a peud’étendueet qui tient à ce que l’on ait égardà cetteinfirmité, l’humanitaire n’aime pas plusleretentissement des coups de feu dans les bocageslégitimistes dela Vendée, que le tonnerre des barricades dans lescarrefoursrépublicains de la métropole. Les distractionsnationalesde la guerre civile enlèvent périodiquementàl’humanitaire un auditoire qu’il a bien de la peineà manier ; l’humanitaire en a pour un moisàreprendre le fil de ce que l’auditoire a perdu. A quelquechosemalheur est bon : la propagande a ses fatigues, et ces temps de haltelui sauvent des phthisies laryngées.

Entre eux (quand ils se tolèrent entre eux, chose rare !),leshumanitaires, calomniés par les partis, ignorent, la plupartdutemps, à quelles opinions fragmentaires ils ont euréciproquement le malheur originel d’appartenir.On encite un exemple. Deux humanitaires travaillaient matin et soir ensembledepuis dix mois. Au milieu d’un parterre, l’und’euxs’arrêta devant une pervenche. - Tu songesàJean-Jacques ! - Non ! Cette fleur me rappelle le jardin duchâteau de la Penissière. - Ah, bah !connaîtrais-tucet endroit ? - Si je le connais ! je l’ai vubrûler.J’étais au nombre de ses défenseurs ;ne lesavais-tu pas ? - Mon Dieu, non ! je figurais parmi lesassiégeants, et je te donnais la chasse ! - Tiens ! tiens !tiens ! je te croyais royaliste ! - Ce que c’est quel’idée ! je te trouvais une tournure derépublicain.

L’anecdote est vraie, mais elle est invraisemblable ; etmadamede Genlis, par la fidélité de ses citations, atuéla valeur du mot historique.

Revenons sur le mot fragmentaire souligné plus haut,adjectifde création humanitaire, dirigé contre lesopinions quis’excluent tour à tour. Pourl’humanitaire, lelégitimiste, le juste-milieu et le républicain,fractionsindispensables d’un seul et même tout, ils sontnécessités par la force des choses àvivre dans laréciprocité des coups de poings, ou dans lasolidarité des satisfactions. Ils ont le choix ;l’Unité qui régit le monde, ne leurpermet que cesdeux alternatives. L’humanitaire, qui pourraits’appeleraussi le trinitaire, démontre que toute mécaniquemarchepar la juxta-position de trois ressorts essentiels dont nos diverspartis ne sont à leur insu que les analogues ; il couronnesonidée par cette métaphore que l’arbre del’humanité doit porter toutes ses branches, lesbranchesaînées comme les branches cadettes, expressionlarge quidoit satisfaire à la fois Goritz,Sainte-Hélène etle Carrousel, quand le Carrousel, Sainte-Hélèneet Goritzy mettront de la bonne grâce.

J’ai qualifié de rare la tolérance deshumanitairesentre eux. Je n’en démordrai pas quoiqu’ilm’en coûte. Ils restent àl’égard lesuns des autres dans le morcellement dont ils font la critique, etn’essaient nullement de se conformer aux conseils deralliementqu’ils professent. Ils sont voués àl’inanition, au vagabondage et au suicide.L’apostasie lesdécime à leur tour. Pas de capitaine quiprévienneleur déroute !...

L’état de maraude dans lequel persistent leursgroupesincohérents ne laisse pas que de rendre prodigieusementsuspecteaux yeux de la plupart cette science merveilleuse de la mise enparticipation des intérêts, des esprits et desâmes,que les humanitaires se targuent de posséder àfond.

A ce reproche, d’aucuns répondent que leursgroupess’entendront de reste quand l’un d’euxaura puissancede réaliser le projet commun ; pétition deprincipe,cercle vicieux, réponse des moins madrés,c’est-à-dire du plus grand nombre. Les plushabiles, quisont aussi les moins nombreux (comme partout), démontrentpéremptoirement à ceux qui voient plus ou moinsclairdans les nuages de ces théories qu’il y a tempspour tout; que la gestion d’un avenir a ses crises ; que lespréludes n’ont jamais la correction du concert ;quel’harmonie doit en naître un jour oul’autre ;qu’il faut d’abord (arbitrairementpeut-être)organiser le milieu communal où les affinités decaractères seront appelées à segrouper dans lesdifférents travaux, en vertu des sympathies industrielles,etque, jusque là, grâce à la fougueapostolique, leshumanitaires seront plus énergiquemententraînésque beaucoup d’autres dans le torrent des sottises de la viecommune.

Cette excuse a son côté plausible. Dèssondébut aussi, le catholicisme a manifesté sesquerelles etrencontré ses hérésies. Le propre desméthodes au progrès, des criterium (comme ondit), oumécanismes d’enseignements faits sur le moule decelui quipermet à ces messieurs de discourir et de trancher sur tout,estde fourvoyer à l’excès les imaginationsquis’égarent, en manifestant des fous comme onn’en ajamais vu, des imbéciles miraculeux et des niaisd’uneforce de cent chevaux.

Sans compter que l’harmonie, dont les humanitaires nous fontlapromesse, ne sera pas taillée sur le patron fade etlangoureuxdes idylles de Gessner !... Le maître l’a dit : Letrombonecabalistique et le tamtam passionnel y joueront leur partie ; ceux quin’aiment pas le vacarme s’engageront parmi lesprudes etles indolents, à moins qu’il ne soit dans leurgoûtde servir de victimes. Il y aura de la place pour tout le monde. Ainsisoit-il !...

Pour caractériser les diverses catégoriesd’humanitaires, il y aurait un dénombrementàtenter à la façon de l’Iliade. MaisHomère yrenoncerait, et je ne m’en sens pas le courage. On aparlérécemment de l’indifférence enmatière dereligion ! c’était jouer de malheur et parler tropvite.Le siècle tourne à l’eaubénite ; lesreligions pullulent ; il en pousse à tous les coins de rue ;elles obsèdent la circulation. Vous ne cracheriez pas par lafenêtre sans noyer un révélateur. Lessergents deville ne suffisent plus à l’arrestation desmessies.

Pour être juste, ces messies ne sont pas tous nésd’une vierge ; on ne dit pas non plus qu’ilsfassent demiracles ; et, depuis tout à l’heure vingt ansqu’ils parlent au nom de leur foi, les géographesne sesont point encore plaints de la transposition des montagnes. Ils secontentent de posséder la lumière et de lacouvrir deleur style, comme d’un boisseau. Quand on ne les comprendpas, onreste abasourdi de leur faconde ; et, sitôt quel’on en afait le tour, on demande quelque chose de mieux. Il faut peu de tempspour en faire le tour ; l’humanitaire est sujet àserépéter. C’est inouï ce quecesprophètes colportent de véritésinédites ;vérités qu’on retrouve toutà coup enfeuilletant l’Évangile et la Genèse ;mais que leshumanitaires sont bien résolus de ne pas y voir, parce queleschoses ne se reproduisent pas tout à fait avec lesmêmesmots. A les en croire, leurs vérités sont desvérités toutes neuves, des inventionsrécentes,frappées d’hier, qui ne viennent de rien, quin’ontpas de racines dans les antécédents historiques.Eh, mesbons amis ! puisqu’elles n’ont pas de racines,elles nedonneront pas de bourgeons ; un apprentipépiniéristevous en remontrerait en analogie. Quand on se croit original, on sevexe d’être traité de copie. Si lesvérités qu’on ressusciteaujourd’huiprocédaient d’au-delà de Voltaire ; si,parexemple, il devenait évident que le catholicisme enétaitl’instaurateur bien avant l’apparition deshumanitaires ;et si l’église se mettait en position de leurdémontrer qu’elle a cent fois mieux dans lacervelle, noshumanitaires y perdraient la leur, car bien qu’ils fassentprofession de n’être d’aucun parti dujour, ilsn’en sont pas moins sur ce chapitre du parti de leursiècle contre les sièclesprécédents.Qu’un bon chien chasse de race, on le conçoit ;maischasser sa race, ah ! c’est trop fort ! N’objectezdonc pasaux humanitaires que leur premier mot d’ordre est derespectertoutes les puissances ! Le catholicisme n’est pas unepuissance ;il est mort, on ne le respecte pas !... Ces étourdis quin’ont pas reçu le baptême affirment quelecatholicisme a reçu l’extrême-onction!...

Il faut pardonner quelque chose à la jeunesse !...

A ce tic près, à part sa jalousie demétier contrele lion du catholicisme, lion malade, contre lequel ildétacheen manière de ruades des brochures à six ou huitdouzaines d’exemplaires, qui jouissent d’unetrès-grande réputation dans leur coin,l’humanitaire est le meilleur homme que l’on sache,et lemieux disposé pour le prochain. Il ferait quelque chose deNéron ; il utiliserait les mainsd’Érostrate ; ilse porterait fort de trouver, en s’y prenant comme il faut,undiamant d’une eau superbe sous l’écorceun peubrutale de Papavoine. Avec un avocat humanitaire, la magistraturetremblerait pour ses appointements. Tout rentre en grâcedevantlui. Les originalités de mauvais goût, lescapricesfourvoyés de notre nature, il n’exclut et neméconnaît rien, pourvu qu’iln’y ait pas decatholicisme sous roche. A l’oreille de notre monde, plusdélicat des lèvres que du coeur et plusdécent que vertueux, on insinuerait difficilementjusqu’à quel point l’humanitaire poussel’indulgence, et combien, dans ses institutions, samansuétude aurait de charité. Les journaux de lasectehumanitaire (les humanitaires ont des journaux), gourmés etprudents comme s’ils avaient des abonnés, endisentinfiniment moins sur tout ceci que certains adeptes,édificateurs obligés de deux ou trois salons dontilsfont aujourd’hui les délices. Le pli est pris ;l’humanitaire a fait son lit dans nos moeurs. Au basdel’invitation qui vous appelle en soirée,après lethé d’usage et le piano de rigueur, on vous prometunhumanitaire. Une soirée sans humanitaire serait un scandale.Dès qu’on en trouve un qui porte un cachetà part,et d’une forme caractérielle qui n’estànul autre, on le garde avec soin ; on ne le prêtequ’à ses amis. Tout salon qui sait vivre a sonhumanitaire; dès que la conversation baisse, la maîtresse delamaison le lance dans l’arène par une malicedétournée ou par une interpellation àbrûle-pourpoint. Interlocuteur de ressource,l’humanitairea toujours son thème fait et sa répliqueprête ; ilmarche armé de pied en cap ; il tue l’objection auvol ;on n’a pas encore parlé qu’il adéjàrépondu. Aussi, lorsque je me permets de direqu’il estinterlocuteur, c’est comme si j’appelais unaccapareur unmarchand.

Dans cette analyse de la secte humanitaire, si, comme cela se doit,nous mettons les théories à part, avec le seulbut desaisir ce qu’il y a de grotesque dans lesindividualitésqu’elles enrégimentent, n’oublions pasun pronosticfavorable à ces théories. Les dogmes que leshumanitairesregardent assez naïvement comme leurpropriétépersonnelle circulent en ce moment partout, s’ils ne seproduisent pas encore au grand jour ; semblables à cesvieillesforêts que l’incendie peut raser à lasurface dusol, mais dont les racines, en se faisant jour de nouveau parmi lesdécombres, poussent de plus belle des rejetons vigoureux.C’est de Dieu qu’en vient la semaille ;d’habilesmoissonneurs en feront prochainement la récolte ; leshumanitaires en seront cette fois encore le fumier ; leurdévouement les féconde. Indépendammentde cequ’ils ont de naïf, on aime àreconnaître del’honorable et du bon dans le fanatisme des propagateurs decesdogmes, infatigables régénérateursd’unefoule de maximes que l’on croyait à jamaisensevelies sousles grêlons de la secte encyclopédique.Après lesavoir écoutés, Paul-Louis, cet homme quipossédaitautant d’esprit que de bon sens, mais qui, dupe des petitesanimosités de nos mauvaises circonstances, mit soninstrumentsublime au ton d’un déplorable charivari politique;Paul-Louis rougirait d’avoir étél’apologistedu morcellement. Au lieu d’insinuer en villageoismécontent qu’il serait bon qu’ondépeçât Chambord, le vigneron de laChavonnière réclamerait le maintienintégral decette royale résidence pour l’installation duvillagemodèle ; il protesterait contre le vandalisme de la bandenoire,à l’effet d’universaliser deschefs-d’oeuvre d’architecture aubénéfice des peuples. Il soutiendrait quel’humanité vaut bien que l’on la traiteen roi. Jevais plus loin ! Si quelque jour, certains enthousiastes se prennentà penser tout à coup que les rois, bien que rois,sontcependant des hommes (proposition hardie !), et que larévolution, après tout, doit avoir aboli desmilliers depriviléges, entre autres ceux de l’injure et de laguillotine, ces dignes enthousiastes le devront aux humanitaires qui semontrent aussi ferrés dans l’argumentation que feuM. deLa Palisse, de logique mémoire.

Pour nous, la race humanitaire n’est (à son insu)que laréminiscence et l’écho - disons mieux,lamétempsycose - de ces populations extatiques etméditatives qui se réfugiaient jadis dans lescalmes etriches corridors de nos anciens monastères ; populationsdésormais orphelines, réclamant àgrands cris leurbelle institution perdue, tombées avec nous dans lestourmentsd’un siècle misérablementdéshérité par sa faute ;d’un sièclequi ne leur offre nulle part ces sortes de terrains neutres etd‘ambulances mystérieuses que le géniede lareligion ouvrait si libéralement au repentir, àlamisère, au désespoir, au géniemême,à toutes les âmes enfin frappées del’ulcère et du venin secret, qui, suivantMontesquieu,ronge au coeur les civilisations modernes. Je vois dans leshumanitaires des catholiques exilés de la tutelleharmonieusedes Sept Sacrements, cette charte de l’Unité dontleChrist fut l’incarnation ; je les signale pour desdominicainsdont le couvent gît sous la poussière, et quepréoccupe le cercle vicieux où nosgénérations rampent en se dévorantdans lesdécombres. Un passé divin, dont les traditionsreviventau fond de leur âme, à l’étatdeprogrès, s’élance dusépulcre aux yeux deshumanitaires ; ils sont obsédés par unepalingénésie fantastique, et le seul antagonismedes motsles abuse sur l’identité des choses ; travershabituel auxFrançais !... Les Français, par exemple, neveulent plusde rois, mais ils accepteront volontiers un empereur ; c’estbiendifférent. La religion les excède ;qu’on la leurglisse à la sourdine en théorie sociale ; vousserez dansleurs petits papiers ! Ils bafouent les momeries du culte, et nebadinent pas sur les fictions du représentatif. Lamoquerierecommence de toutes les façons, et réussittoujours.Cosmopolites des lèvres, les humanitaires sontFrançaispar routine. Entre l’association et la communauté,vousverrez nos logiciens nier le moindre rapport. Ils sefâcheronttout rouge, si vous les appelez dupes de l’apparence, si vousleur dites à l’oreille que l’apparenceest laréalité du vulgaire. Quand ils en ferontl’aveupubliquement, il sortira du Vatican un éclat de rirehomérique, vu que ces candides adversaires sont desauxiliairesardents, qui, sous une forme dontl’incrédulité nese méfie pas, font revivre tous les dogmes quel’on abafoués étourdiment en Europe. Étrangeobstinationde l’esprit d’Unité contre lequel rienne sauraitprévaloir, car il ne désespère jamais; car ilbénit jusqu’au blasphème,étonné des’être agenouillé devant lui, furieuxd’avoirbaisé ses reliques.

Que font, en effet, les humanitaires ?

Ils redemandent l’indivision territoriale de lacommunauté, mais sur une plus grande échelle. Ilsveulentque la cellule agrandie puisse abriter désormais leménage dans le monastère transfiguré.Ilsdésirent que les corporations industrielles,réunies dansun échange de fonctions diverses, facilitent ànosenfants l’occasion de développer richementl’essornaïf de leurs vocations et de leursfacultés-mères ;ils prétendent que l’on peut, que l’ondoit enfinsoulager les travailleurs, abattus aujourd’hui dans untravailmonotone, en se servant des alternats en travaux pratiquésautrefois dans les monastères. Ils procèdentenfinà ce que le dogme de l’Eucharistie, sans sortirpour celade la lettre, réalise matériellement etspirituellementsur le globe entier la communion fraternelle desintérêts,des plaisirs, des repas et des occupations collectives ;idéequi possède le monde depuis 1800 ans et qui ne lelâcherapas. Les humanitaires ont cru faire une découverte, ilsn’ont fait qu’une addition ; la sériedes tempschronologiques s’est récapitulée poureux dans uneseule et même image. L’Esprit, enfin, les afécondés sans qu’ils aientl’orgueil de leprétendre, et, quand ils s’écoutent(c’estleur habitude), ils ne croient pas aux visites spéciales deParaclet. Erreur n’est pas compte ! Ils entreront dans leroyaumedes cieux malgré cela. L’Évangile leleur aformellement promis. Tout humanitaire, à la formeprès,n’est donc rien autre chose qu’unChrétiendéguisé, qui n’en sait rienlui-même, et quin’en est que plus apte pour le rôle auquel Dieu ledestine; croyant qui vole à la recherche d’un culte perdu;marionnette d’un événement plusspirituel que lui ;fascine du fossé révolutionnaire par lequel leclergé romain va remonter de plus belle à labrèche et reprendre tout le terrain qu’il a perdudepuisLuther. L’humanitaire, par sa candeur, mérite leprixMonthyon. Son dévouement est une affaired’instinct ; iln’en a même pas l’intelligence. Il agitpour lecompte des gens auxquels il fait la guerre. Ainsil’ascètedu moyen âge, anneau d’une chaîne dont ilne voyaitpas les deux bouts, moyen individuel d’un but dont iln’apercevait pas l’ensemble, et soumis àladiscipline tout en croyant ne s’occuper que de son propresalut,travaillait ingénument à développersur la terreles magnificences du matérialisme chrétien, vastefiletd’architecture sacrée, de communes religieuses etdecaravanes missionnaires dans lequel Rome a pêchéle monde.

Il reste certain par la même occasion que pris de toutespartsentre les divers engrenages du siècle, mis au ban dessuspectspar ses anciens amis politiques, jouet des curieux quil’étudient comme un livre dont ils copieront lesfeuilletstôt ou tard, et (surtout s’il a du talent, ce quine separdonne pas) tenu sous les scellés par les importants de sabande, car ces derniers se gardent bien de partager avec lui comme onfaisait dans les agapes, l’humanitaire qui n’aurad’autre patrimoine que l’apostolat, doit,aprèsavoir vécu plus ou moins mal de fanatisme,d’emprunts, deprivations réelles et de visions en l’air,êtrebroyé par les meules dont son isolement et sa faiblesse neluipermettent pas de changer la direction. Son Calvaire, c’estlafaim ; s’il a de la famille, il aura faim dans ces petitsestomacs qu’il ne lui sera pas donné de remplir ensedéchirant lui-même. Nous en citerions qui portentcettecroix. De notre temps, on ne tue pas ; on laisse mourir. Lacivilisation excelle dans ces tours de passe-passe, et les apparencesde l’assassinat sont sauvées. Maisl’humanitaire,mourant, aura la consolation d’HégésypeMoreau, cepoëte mort l’autre semaine, mort comme meurent lespoëtes, ces missionnaires de l’avenir ; mortàl’hôpital. D’éloquentsorateurs,héritiers de la défroque de Mirabeau, serépandront en injures contre le pays, sur sa tombe, ettermineront le panégyrique du défunt chez letraiteur. Lepays a bon dos ; tous les citoyens lui font des reproches quand ilarrive quelque chose de pareil ; et puis, à lamanière dePilate, ils s’en lavent les mains.

Il n’est guère permis de douter que lafermentationintellectuelle qui travaille notre époque ne produisetôtou tard, si l’on peut s’exprimer ainsi, le vingénéreux qui fortifieral’humanité future.Des moqueurs nous disent en souriant qu’à traverstous cesbreuvages on nous offre souvent de la piquette. Piquette, soit ! etpourquoi ne l’avouerait-on pas ? En comparaison del’eauclaire, la piquette est encore un progrès. Que serait-ce sinousvoulions parler de l’eau trouble ! Mais la politiquen’estpas de notre cadre, Dieu merci ! Nous sera-t-il permisd’ajouterpour la gouverne particulière des faiseursd’épigrammes, que Chaptal, chimiste savant, neconnaissaitpas de piquette, et qu’il avait l’art detransfigurer levin de Surêne en vin de Johannisberg ? Qui doncempêcheraitles railleurs, juges un peu légers des choses qui demandentunprofond examen, d’être les Chaptals de la piquettehumanitaire ?...

S’il se rencontre dans cette silhouette un ou deux traitsacerbespar leur expression, on voudra bien nous le pardonner. Les coupablesont le droit de se prendre pour bourreau ; nous usions d’undroiten nous montrant sévère et moqueur. Lecatholicismerecommande surtout à ses adeptes récents desrécapitulations de conscience et des amendes honorables ;pénitences bénignes pour desblasphèmes dont on ahonte et dont on lui demande l’absolution.Résignation, et meâ culpâ, ceci n’est qu’unportrait pris aumiroir.                       

Raymond BRUCKER.