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BRUCKER,Raymond(1800-1875) : Lerédacteur en chef d’un journal de province (1841).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (07.XI.2009)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 6 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Lerédacteur en chef d’un journal de province
par
Raymond Brucker

~ * ~


ON s’abuse comme à dessein, de nos jours,sur l’impulsion quel’imprimerie donne à la circulation des idées. Il faut queledix-neuvième siècle ait un intérêt sournois à l’exagération des choses.Les journalistes donnent en aveugles dans cette illusion, sous ceprétexte, si plausible pour eux, que leur mérite en vaut la peine.Hélas ! à quoi sert le mérite au milieu de la confusion ? Dans le champde la publicité, tout vient pêle-mêle, les épis et les ronces. Que deroses meurent dans les chardons !... J’avoue l’énorme consommationd’encre, de papier et de caractères ; au besoin, si je m’inscrivais enfaux, le canon de la statistique vomirait contre moi son éloquentemitraille de chiffres ; mais sous le feu de ce canon, je maintiens mondire. L’idéeest absolument en dehors de tout ceci : ne confondonspas le moyen avec le but, la presse avec le pensée ; ce serait décréterl’égalité de l’esprit et de la matière.

En faisant remarquer que l’historien, le prédicateur, le dramaturge etle romancier se sont, pour le malheur ou le bonheur des temps,concentrés dans le personnage équivoque du journaliste, nous avouonstout de suite, à la décharge de ce formidable accapareur, qu’il resteprofondément libre de passer, des régions mercantiles où son intérêtparticulier l’arme contre les gens brouillés avec sa bande, dans larégion vaste et sereine de l’intérêt général où les bons vouloirssupplieraient l’ordre de leur distribuer la discipline.

Un journal, même à Paris, ne signifie désormais pas grand’chose. Iloccupe, à la vérité, ceux qui le font ; mais, encore, au point de vuerelatif. Chaque rédacteur ne voit guère au-delà de ce qu’il y metlui-même ; et, la plupart du temps, en lire un seul, c’est les liretous. Ils ont une tirelire commune, un fonds universel de remplissage :le lecteur y regarde encore par habitude, et cette habitude ne l’engageà rien. Fort peu d’abonnés, après la lecture, pourraient vous dire cequ’ils y trouvent ; à moins (ne nous embrouillons pas) d’un feuilletond’Eugène Sue, d’un procès comme celui de madame Lafarge, ou desdécouvertes accessoires qui viennent coup sur coup perfectionner latrouvaille du daguerréotype. Le journalisme enfin a subi la loi qu’il afait subir à la politique ; l’importance de l’assassin émérite esttombée avec l’importance de sa victime habituelle ; tout est de niveau.Sans les étourderies des procureurs du roi, l’on saurait à peine qu’ils’y commet périodiquement des peccadilles contre le dogme del’autorité, la moins intéressante des nécessités les plusindispensables. Ainsi que l’astronome Herschel nous a fait assister àl’agonie des astres, le soleil de la presse semble donc se précipitervers ses phases de déclin ; bien des ombres se mêlent insensiblement àson auréole ; son obscurité rayonne à la ronde, et, comme chaquesatellite resplendit en raison directe des rapports établis par le lieudont il a fait son domicile avec le centre métropolitain, Paris, quicontinue à trôner dans le firmament de ce monde fantastique, resteinvariablement le roi des ténèbres et de la lumière.

Aussi, pour l’éclat de son premier coup de feu, la province vient-elley chercher des rédacteurs en chef.

Mais, d’abord, pourquoi la province fait-elle des journaux ?

Pour deux raisons.

J’ai longtemps cherché, je n’en ai pas trouvé trois.

La première, c’est que la province a, tout aussi bien que Paris, dupapier, de l’encre et des caractères ; – des caractères d’imprimerie.

La seconde raison, c’est que Paris fait des journaux.

En somme, dès que, même avant de plonger dans les flancs d’un journalde province au moyen du microscope, on veut esquisser l’analyse desinfirmités matérielles qui forment son apanage inévitable, on estobligé de convenir, en tenant compte (ainsi que de raison) desproportions chétives de son format, de ses éclipses répétées, et dutaux de son abonnement, que cette création d’un ordre inférieur coûte,récapitulation faite, trois fois plus cher qu’un journal arrivant endroite ligne de la métropole ; à charge, par surcroît, de nereproduire, à coups de ciseaux, que la plus modeste partie desnouvelles de quelque intérêt, lorsque ces nouvelles ont déjà préoccupéles oreilles du très-complaisant abonné ; l’impossible étant qu’unefeuille parisienne n’ait déjà passé comme la foudre à travers les gensde sa connaissance. Ainsi donc on paye trois fois plus cher pourapprendre la moitié de ce que l’on savait, et l’on est encorepériodiquement désheuré(charmante expression du cardinal de Retz),parce que les obligations régulières de la vie se croisent avec lesinconvénients d’une publicité boiteuse. Les dates se confondent dans latête ; on finit par songer à toute autre chose, et le journal restevierge sous la feuille de vigne de son enveloppe.

L’idée première d’un journal de province éclôt d’habitude au milieu desloisirs souffrants de huit à dix personnes désoeuvrées et riches,renfermées dans leur morgue, réduites à frayer ensemble, à ne secompromettre avec personne autre, à mettre leurs bâillements en commun,et qui, lorsqu’elles sont excédées de se regarder dans le blanc desyeux, plaisir plus prompt qu’un autre à se métamorphoser en supplice,s’avisent tout à coup de se donner une importance quelconque auxregards impertinents des railleurs, en s’érigeant en défenseurs de leurpays ou de leurs opinions, pourvu que cela ne leur coûte pas un sou. Laproposition a quelque chose de fier et qui sourit : du moment que cesmessieurs ne se trouvent plus vis-à-vis de leur propre visage, ils seréveillent, et le feu les gagne.

Les poëtes nous disent avec mélancolie où va la feuille de rose et lafeuille de laurier ; les esprits positifs n’oublient pas où va lafeuille politique. Avec cinq cents abonnés, les frais généraux serontcouverts, et l’on aura 4 pour 100 de ses capitaux, sans compter le finchapitre des annonces, lequel, s’il ne sert de bague au doigt, serviratoujours de point d’appui. On rêve à qui mieux mieux les châteaux enEspagne de l’influence locale ; et vite, au moyen de l’almanach dudépartement, à la façon des triumvirs de Rome, chacun se met à la tâche; on dresse une liste, soit de fonctionnaires publics, soit delégitimistes, soit de patriotes ; voire même une liste des curés del’arrondissement ! si ce doit être, comme de fins meneurs en fontl’exploitation pour le moment, une spéculation hypothéquée sur lesrevenus chatouilleux de la prébende. Cette liste, ce sera la liste desproscrits. On ne fera pas de miséricorde ! Fermiers et parents, amis etgens de connaissance, la clientèle et les fournisseurs, tout, de bonnegrâce ou non, passera sous les Fourches Caudines du programme, tomberadans le trébuchet de la quittance, et, ne fût-ce que par obligationd’urbanité, subira l’avanie de l’abonnement.

Après ce coup d’oeil profond jeté sur l’ensemble de la matièrecorvéableet taillable à merci, il s’agit de s’expliquer d’une manièrecatégorique et de couler en fonte la matière du programme. Le programmesera le passe-port diplomatique des démarches à risquer de toutesparts, la baïonnette que l’on fera briller devant les regards éperdusde l’abonné, l’explosion fulminante qui doit l’abasourdir. LesParisiens, esprits légers, s’amuseraient pendant trois jours d’unprogramme ; on y croit encore en province, où l’on vit plus solidementqu’ailleurs. Mais soyons juste, on n’y tient pas plus qu’à Paris.

Rien d’ébouriffant comme ce programme, oeuvre martyrisée des meneursquise sont dit que l’on ameute la foule au bruit du tambour, et qu’il fautpromettre un nouveau monde si l’on veut faire acheter des boîtesd’onguent à 4 sous. Le fusin du charlatanisme en esquisse l’ensemble,un homme de quelque valeur y jette son coup de crayon à la dérobée ; leboute-en-train de l’affaire donne le coup de fouet du postillon ; lamachine s’ébranle et prend sa volée dans le monde. On remue bientôt lesabonnements à la pelle.

Dès lors, et le zèle de l’émulation se développant au sein des conjuréscomme un incendie, vous comprenez de quels éléments incompatibles lechiffre total des abonnés va se recruter à la ronde ; – gens entraînésdans la cabale, et qui ne sauraient esquiver de se rassembler en troupeautour du drapeau commun ; – vanités chatouilleuses qui se laisseraientmettre au pillage pour un grain d’encens ; – molles urbanités quicachent leur déconvenue, mais qui ne se refuseront pas à si peu dechose ; – récalcitrants métamorphosés en bons princes par laconsidération de quelque plus-value qu’ils se proposent d’obtenir enéchange d’un petit sacrifice ; – sots à triple carillon, enchantés del’heureuse occasion qui s’offre d’avoir à tailler leur plume dont nuljournal ne se soucie ; – bonnes gens ensorcelées ; – industrielsfriands de s’annoncer eux-mêmes ; – trompettes  qui sont detoutes les affaires à leur début, pour jouer le rôle de la mouche ducoche ; – poltrons bien résolus de ne rompre avec qui que ce soit ; –marchands qui subissent le chagrin de cet impôt pour se conserver dansles bonnes grâces de leurs pratiques ; – pauvres diables de la grandefamille d’Argencourt, dont la terreur serait qu’on les taxât d’avarice; – noms qui se font afficher partout, afin d’être remarqués et citésquelque part ; – un pandémonium de recrues se groupe autour du maigrebanquet ; chacun avec l’espoir d’y satisfaire tout d’abord son appétitde rancune ou d’orgueil, et de se saisir pour le moins de la place deGargantua. Le plus sot milite en faveur de ses fantaisies, dicte saloi, stipule son objection. On lance un pont d’or devant toutes lesdifficultés. L’infortuné programme a perdu jusqu’au souffle de sasignification originelle ; il n’en reste pas un seul mot vierge, lesquelette de l’idée, l’âme de l’ombre. – A l’oeuvre maintenant ! etvienne le maître d’hôtel qui mettra ces affamés à l’unisson devant lemême plat.

Je vous donne à le trouver dans un million !

Une affaire ainsi mise au monde porte le venin qui doit la tuer au fondde ses entrailles ; mais le recul est impossible, et, tout considéré,lorsque la machine criera de toutes parts, on aura la ressource derevenir à la charge ; les moyens mis en oeuvre pour dresserl’échafaudage seront employés avec une nouvelle énergie pour enétançonner les charpentes. Talent et logique ne sont ici que dans lesaccessoires. La tête de l’affaire n’est dans l’esprit de personne ; onne pense qu’à l’asseoir.

Il y a des rubriques pour cela.

Nos ménagères savent par expérience qu’une bougie neuve tient plusvolontiers la flamme, quand on l’a d’abord éteinte une première fois ensoufflant sur la mèche. Cette analogie vulgaire a mis les spéculateurssur la trace d’une remarque dont ils n’ont pas manqué de faire leurprofit.

Les meneurs de l’affaire, émus d’un juste effroi, déclinent laresponsabilité de la mise en train, sauf à reprendre du coeur après uneépreuve, en rejetant leurs torts sur un bouc émissaire.

Mais où trouver l’aveugle qui, dans l’inévitable éboulement de cessuperpositions contradictoires, prendra sur lui la responsabilité del’ébranlement ?

Paris (toujours Paris) offre en cela, comme en toute autre chose, sesinépuisables ressources.

Ce vaste bazar, Capharnaüm de blasphémateurs et de croyants,d’utopistes qui n’ont pas plus de crédit chez leur boulanger que deprotection pour entrer à l’hôpital, mais qui rêvent des mondes à vousen revendre, possède une vaste collection d’individus prêts à tous lesmartyres ; anciens soldats de l’armée politique, licenciés à la suitedes convulsions, disponibles pour des essais de tous genres ; oiseauxque la volière effarouche, et qu’on ne rencontre jamais deux jours desuite perchés sur la même branche, persuadés que Dieu préside auxévénements qui les font voyager d’espérance en espérance, et passer declimats en climats au plus léger souffle du vent. Folle ou sublime,leur idée les possède, car ils ont une idée. Cette idée les conduit, etrien ne les en détourne ; on dirait des flèches lancées dans le vent.Si la voie se fait libre devant leur fougue, tant mieux ; et si quelqueobstacle la ferme, tant mieux encore. Traitez-les de fanatiques, ilsferont à votre injure l’hospitalité d’un bon sourire. Médire dufanatisme, s’il faut les en croire, c’est tout simplement injurier lavie. Ils feraient d’excellents tuteurs, si l’on avait le génie de lesmettre en tutelle. Ils passent devant vous avec la lumière, mais ils secassent presque toujours le cou. Quelques-uns ont eu leur noble jourd’éclat dans le monde ; puis, ils s’y sont volontairement soustraits.Lorsque ces fous incorrigibles ont été bafoués pendant vingt ans, lamisère les tue. Peu leur importe de mourir dans un fumier ; c’est ledestin obligé de tout ce qui porte un germe.

Dans cette catégorie, on prend au hasard des rédacteurs en chef pourles journaux de province.

On en trouve un ; on lui soumet une série de propositions en l’air ; onlui demande la charité d’une rédaction à vil prix. L’avenir aura pourlui des roses ; elles fleuriront quand le journal sera riche. Il n’yregarde pas de si près, et jette son bonnet par-dessus les moulins.Huit jours après, notre fou quitte son grabat de rêveur, les amis quicommuniaient avec lui dans l’eucharistie de la souffrance, sa famillequi spécule sur un horizon de bien-être, et se campe sur l’impérialed’une messagerie, en regrettant de ne pas avoir des ailes pour allerplus vite. Bref, il arrive sur le champ de bataille ; et, dès lelendemain du débarquement, son martyre commence.

Dès qu’il n’a pas son originalité propre, un journal de province n’estqu’un détestable et fatal double emploi.

Voilà, s’il n’est un homme dénué de sens, ce que ne saurait manquer deformuler dès le premier jour un rédacteur en chef qui vient de Paris.Notre Parisien se propose donc, tout naturellement, une spécialitédistincte, une manière d’être à part, quelque chose qui rentre par lebon coin dans le sens des prétentions exprimées après 1830, de fairecesser, en matière d’intelligence, le despotisme de la centralisationparisienne.

On lui signifie très-souverainement qu’il est dans l’erreur à cet égard; on le réduit au vol du chapon.

Qui donc, s’il vous plaît, peut lui jeter ce premier bâton à traversles jambes ?

- Le comité des fondateurs !....

Les fondateurs (sic) d’un journal de province consistent dans unedizaine d’individus, lesquels (sauf celui-là d’entre eux chargé deverser le cautionnement à la caisse de l’État, personnage désintéresséde toutes les taquineries par l’intérêt même qu’il porte à la meilleuredirection de l’entreprise) s’arrangent toujours de façon à ne rien ymettre, en se réservant de ne parler que de leurs sacrifices. Moins ilsen ont fait, plus ils y tiennent. Je vous donne en ceci leur pierre detouche.

Jetons un coup d’oeil sur le canevas de cette lanterne magique.

Magistrats en divorce avec la simarre ; – avocats qui ne se souviennentplus de leur droit ; – gens de lettres futurs dont le portefeuille estgros de projets ; – professeurs que l’on n’admettrait pas dans leurcollége en septième ; – gentilshommes dont la noblesse remonte àl’institution de la caisse d’épargne ; – employés qui se disentmystérieusement qu’un journal serait peut-être un moyen désespéréd’obtenir enfin le respect de leurs supérieurs ; – voilà, sauf doubleemploi dans les caractères, le personnel de ces comités.

L’honnête garçon se trouve abasourdi par le premier choc. On avaitprobablement besoin d’un rédacteur en chef, puisqu’on l’a prié de venir!... Pure illusion de son petit orgueil ! Les fondateurs n’ont besoinde personne ; ils se chargeront de lui montrer ce qu’il était venu pourleur apprendre. Dans sa candeur, il venait pour être rédacteur en chef; il se trouvera tout à coup rédacteur en queue ! Il s’imaginait queles fondateursse tiendraient au poste que leur assigne uneétymologie cavalière ; on lui grimpe sur le dos de toutes parts !

Mais tout cela, c’est pour son bien, comme vous allez le voir.

D’abord, il neconnaît pas la province ; par conséquent, il a besoin,pour être mis au fait, de passer sous la toise banale de la localité!...

C’est à se croire dans une horde sauvage, au milieu des forêts duNouveau-Monde. Un instant, je vous prie ! Qui pourrait le mettre aufait des bizarreries du lieu, si ce ne sont les gens du lieu ? Cetteconsidération a quelque chose d’étourdissant. On le conjure de ne pasréveiller l’abonné qui dort, de ménager l’idée, de ne la servir qu’àpetites doses, d’en garder pour la semaine d’ensuite. On ne sait pascombien les abonnés sont bêtes dans l’estime des fondateurs de journauxde province ; le rédacteur en chef ne peut se soustraire à cetteconviction en écoutant ces messieurs !...

N’est-il pas clair, en effet (tenez-vous sur vos gardes, parce que jevais me moquer de vous), que les journaux de province ont tous quelquechose de profondément tranché dans leur rédaction, qu’une physionomievraiment particulière les distingue les uns des autres ; qu’ilsrévèlent chaque jour, au profit de l’édification française, uneconnaissance très-caractéristique des moeurs dont ils ont le spectacleàleurs points de vue divers ?

Ceux qui trouvent les journaux de province plus plagiaires qu’originauxet d’une désespérante uniformité, feront à merveille de s’armer à cesujet d’une loupe, ou de consulter sur ce chapitre délicat lesfondateurs émérites de journaux.

Une réflexion cependant. – Rédaction de province à part, les gens dupeuple ont conservé çà et là plusieurs traits originaux de leurcaractère primitif. Les fileurs rouennais, les tisseurs deSaint-Quentin, les carriers de Fontainebleau, les paludiers bretons,les canuts de Lyon, restent des types. Or, les journaux ne pénètrentguère dans ces catégories ! et, franchement, rien ne ressemble auParisien pursang comme le provincial qui peut débourser vingt francspour se donner la distraction de lire une feuille publique ! Mais commenos spéculateurs, la veille encore, étaient dans les rangs de l’abonné,et qu’ils en sortent avec le projet de s’en procurer à leur tour, ilsmesurent volontiers la portée d’esprit du commun des martyrs àl’étendue de leur propre génie ; et, n’espérant conserver de clientèleque dans le cercle des martyrs auxquels il leur sera loisible de tenirhabituellement le pistolet sur la gorge, à titre de ressource, ilsdirigent un regard friand vers les annonces, et méditent le pillage del’industrie. Voilà le mystère.

Quel rapport, me demanderez-vous, l’annonce a-t-elle avec les opinionset les croyances ?

Pas le moindre.

Mais lorsqu’on ne se sent pas de racines dans l’esprit de la multitude,on jette son ancre où l’on peut. On vous a promis des idées ; on vousenvoie des petites affiches.

C’était bien la peine d’aller chercher un rédacteur en chef à Paris !

Tout le profit que notre homme en retire pour son éducationparticulière, c’est d’apprendre comment on se laisse choir dans unguet-apens. Heureux qu’il est encore, à travers ses tribulations, endehors de cette atmosphère oxydée par l’infecte puanteur du cuivre, derencontrer largement, en grand nombre, des affections sincères parmiles gens de l’église ou du siècle, et de faire palpiter de jeunes âmesavec des idées loyales et généreuses, qui fleuriront et jetteront leursparfums dans la vie avant que les journaux en aient mis la graine encirculation.

Le rédacteur en chef, ont doit le deviner d’avance, n’aura guère leloisir de se déployer dans son journal. Les fondateurs sont là,s’accoudant sur son âme comme des cauchemars, par oisiveté, ne luilaissant pas le loisir de la respiration. Ils révisent tout, jusqu’auxvirgules, prêts à mettre les membres de chaque phrase sur le chevaletprovincial de leur syntaxe ; ils se relayent pour le relancer. Sur untexte arrêté d’avance, on le presse entre vingt corrections qui sedétruisent, toujours au dernier moment. Avec un front mouillé d’orgueilet de joie, ils lui disent ne pas comprendre. L’évidence leur donne deséblouissements ; ils y cherchent des énigmes. A l’occasion de la mêmechose : « Vous avez trop de concision ! lui dit l’un. – Ne délayez pastant, »  lui dit l’autre ; et chacun de tirer de sa poche lalettre d’un abonné qui se plaint ; le principal, le premier de tous lesabonnés ! Tous les abonnés sont le premier et le principal l’un aprèsl’autre. Alors se déroule une comédie que le rédacteur en chef prendd’abord au sérieux. On se rassemble sous prétexte de lui tailler lesmorceaux, à condition qu’il en fournira la substance réelle, car lesmembres du comité sont plus habiles à se prononcer sur ce que l’on nefera pas, qu’à se décider sur ce qu’il faudra faire. On métamorphose lemalheureux rédacteur en cheval à huit ou dix brides, en tambour debasque à tout autant de mains. On le charge d’inepties, on le brûled’impatience à faire éclater un canon. Un de ces messieurs, véritableCandide, par affection pure, lui réglera la charte de son temps, avecles heures du lever, du coucher et des repas. Qu’il s’en méfie ou non,on lui glissera les domestiques dont il doit se servir. On marque d’unecroix les personnes qu’il fera convenablement de ne pas voir ; etmalheur à quiconque voudra se lier avec lui, malgré cette consigne !Tout est mis en usage pour l’atrophier dans la plus impure de toutesles prisons, celle dont les imbéciles sont les verrous et lesgrillages. Pendant le jour, la délibération envahit sa demeure,voulût-il agir, ce qui va droit au fait et ne perd pas de temps.Délibérer, c’est le nec plus ultra de l’importance pour desniais, etl’on s’en donne ! On gesticule, on crie, on s’emporte, on vote auscrutin, on singe le gouvernement représentatif. Quand notre homme atrébuché, des milliers de réclamation l’assiégent ; quand il a touchéjuste, on se retire la tête basse, en étouffant des soupirs. La nuit,seul moment de calme pour notre fanatique, il dévide à tour de brasl’écheveau  de la copie ; le typographe attend, et le messagerde l’imprimerie semble avoir des ailes, tant il se multiplie. Dieu saitce que le rédacteur aura de sommeil, et cependant il n’est pas au bout.L’abonné se lève en masse ; l’abonné veut avoir des audiences ; et cesaudiences, il ne les demande pas ! il les exige. Le rédacteur en chefdoit  être visible quand même, subir l’inquisition de tous lescurieux, comme le lion du Jardin des Plantes dans sa cage. S’il envoiepromener cette cohue (hygiène qu’Hippocrate recommande expressémentdans son chapitre del’Exercice) ; s’il objecte qu’il n’est pas defer, qu’on l’ennuie, qu’il prétend tout aussi bien qu’un fondateurprendre l’air un instant et rafraîchir sa pulpe cérébrale quis’enflamme, un monsieur, qui n’a que des fonctions de cette espèce, etqui s’en acquitte à propos, lui fera comprendre qu’on le paye. Vousdevinez, je le parie, la figure de l’homme qui lâche la détente decette ignoble sottise : Molière l’a mise au nombre des matassins quisont chargés de poursuivre Pourceaugnac. Comptez avec cela les lettresanonymes qu’il reçoit en guise de billets doux ; les platesinterprétations que l’on fait courir sur ses antécédents, lescommentaires des cerveaux fêlés sur ses paroles que l’on travestit. Jene connais en vérité qu’un roi constitutionnel qui subisse autantd’ignominies et de chagrins !...

Ici cesse le rôle de l’aveugle, et les écailles lui tombent des yeuxcomme à saint Paul. Le sacrifice est consommé. Il aurait eu vingt amiss’il avait pu consentir à se revêtir d’une âme de laquais. Il vient dereprendre son vol, il est libre.

Mais, comme le sanglier qui s’arrête et fait face à la meute lancéecontre lui, s’il paraît calme un instant devant les chiens que sonintrépidité déconcerte, croyez qu’avant de périr à son poste il a sonbut. De ces trois mois passés dans le martyre, n’est-ce pas le moinsqu’il résulte une silhouette cabalistique ? – Elle pourra servir àquelqu’un.

Cette amertume exige un correctif. De telles noirceurs prennent le plussouvent leur source dans l’obstination qui pousse les individus àlutter contre une situation fausse ; et, dans une série d’embarrasdonnés, il est presque impossible de ne pas devenir un méchant, pourpeu que l’on ait l’étoffe d’un sot.

Lorsqu’on ne poursuit que le plus chétif résultat, pourquoi donc ne pasaborder honnêtement un tout petit commerce ? Le journalisme insulte auxépiciers !... Cela m’explique dans quel but les femmes aventuréesmédisent de leurs pareilles.

Si j’arrête le trait de cette esquisse épisodique au récit desmalencontres éprouvées par l’homme que sa mauvaise étoile expose à tousles risques du ballon d’essai, la raison en est simple. Sans, pourcela, que le journal en question cesse de paraître, après l’abdicationdu rédacteur en chef, il n’y a plus de rédacteur en chef ! du moinsdans le sens grave de ce titre, qui suppose unité de vues, enchaînementlogique des matériaux de détail dans une seule inspiration, concordanceréciproque des divers éléments d’une pensée dans un même ensemble. Lesfondateurs l’ont fondu. L’autorité s’évanouit ; vous vous trouvez enprésence d’un corps sans tête !... On vous indiquera bien quelque chosequi semble, de prime aspect, en tenir place : un fondateur oul’équivalent. Gardez de vous y méprendre ; l’honnête garçon nereprésente pas une idée. Si vous en doutiez, il vous le diraitlui-même. Il reçoit les articles qu’on lui donne, et se tire d’embarrasles yeux fermés. La routine avec son répertoire fané ; la divagation,qui paraît avoir l’instinct sourd d’un but quelconque, et qui promettoujours de l’atteindre en abordant le prochain numéro ; la phrase àcoquetteries musquées, qui se pavane dans ses atours de belle dame,usurpent tour à tour le terrain. Des exigences de la veille, plus unmot ; la paix règne comme dans le néant. La mise en circulation d’unjournal n’est plus alors qu’une occasion de vendre du papier au-delà deson prix de fabrique, sous le prétexte assez bizarre qu’il a tout àfait perdu sa blancheur. Les abonnés prennent leur abonnement enpatience, parce que l’on ne refuse pas une pièce de 5 francs à desmillionnaires qui relancent leur monde à l’expiration du trimestre.Quelques-uns, par des ajournements qui donnent la fièvre, et par desoublis systématiques, réussissent à se perdre dans les buissons commedes écoliers ; on leur en voudra jusqu’à la mort. Bref, le journal tendde plus en plus à se convertir en petites affiches, – à moins qu’il nes’élève tout à coup une feuille spéciale d’annonces, enjolivée desagréments nécessaires ! ce qui profite considérablement à la bourse despauvres industriels de l’endroit, jadis contraints de multiplier leurssacrifices ; mais ce qui doit mettre à mort toute la presse locale dansun temps donné, parce que la malheureuse n’a pas de racines ailleurs.

Et toute cette coquetterie de programmes et de croyances se termine,ainsi que la Syrène d’Horace, en queue de poisson.

La feuille de province tombe par une matinée d’automne, comme lelumignon ignoré qu’une servante secoue derrière un paravent.

Il en reste une collection chez le fanatique de l’endroit ; il sepropose de la montrer à ceux qui voudront la voir. Elle est dans sabibliothèque !...

On le croit sur parole ; ses héritiers en envelopperont leursconfitures.

 RaymondBRUCKER.