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MOLÉRI,Hippolyte Jules Demolière, pseud.(1802-1877): Le Coureurd'héritages(1841).

Numérisationdutexte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (10.X.2009)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 
LECOUREUR D'HÉRITAGES.
par
Moléri

~ * ~

Il arrive unmoment dans la vieoù l'homme, soit nécessité, soitambition, soit ennui, se résout àfaire choix d'une profession. C'est alors qu'il consulte sa vocation etpeut devenir un génie, ou bien qu'il se soumet aux exigencesdescirconstances et des personnes qui le dominent; d'où ilrésulte que lemonde se trouve affligé d'une innombrablequantité d'avocats bavardsplutôt qu'éloquents, de médecinsempiriques, de juges ineptes,d'architectes maladroits, en un mot, d'ignorants autoriséspar lesbrevets de l'École ou par les patentes duministère des finances.

C'est à ce moment solennel que nous prenons Boulardot ; toutest aumieux pour lui du côté del'indépendance; il n'a ni père, nimère, nituteur pour lui imposer une volonté en contradiction avec lasienne ;mais il n'en est pas de même du côté dela fortune ; ce qui l'oblige àprendre une détermination d'autant plus difficile que, danssaposition, paresse et jouissance, ses deux goûtsprépondérants, sontchoses assez difficiles à concilier.

Voici à peu prés la route suivie par l'esprit deBoulardot dans lesnombreux raisonnements que lui suggère cette gravepréocupation :

« La vie est une comédie, on l'a dit il y alongtemps ; j'ajoute queles places y sont, comme dans toutes les salles de spectacle ,à destaux différents, et que les meilleures sont celles quicoûtent le pluscher. Or, ce qui me manque, ce que je suis embarrassé detrouver, c'estde quoi payer ma place et surtout de quoi la payer bonne. La nature,qui, au dire des physiciens, a horreur du vide, n'a pas jugéà proposde se pénétrer d'un si louable sentimentà l'endroit de mes poches..Pourquoi ne m'a-t-elle pas, la marâtre qu'elle est,avantagé d'un pèremillionnaire ? Je n'en aurais pas plus aimé le digne homme,et meslarmes, à sa mort, n'en auraient pasété plus amères ; non certes !mais du moins cette circonstance atténuante m'eûtépargné une affreuseperplexité. C'est si bon une succession qui vous arriveinopinément etvous fait riche tout à coup et sans peine !.... Eh ! j'ypense....Est-ce qu'il n'est pas possible d'hériter sans que ce soitabsolumentd'un père ou d'une mère ?.... »

Se jetant avec ardeur dans la voie que lui ouvrait cettedernièreréflexion, Boulardot passa en revue taus les membres vivantsde sanombreuse famille: oncles et tantes, soeurs et frères,beaux-frères etbelles-soeurs, et cette interminable échelle de parentsdontnotrelangue a réuni les échelons sous ladénomination commune de cousins.Après s'être bien assuré quepas un des noms de sa chère parenténe manquait à l'appel, il les sépara mentalementen deux lots, lesriches et les pauvres ; puis, se hâtant d'envelopper ceux-cidu voilede l'oubli, il soumit, les premiers à un long et minutieuxexamen. Cenouveau triage lui fit élaguer encore quelques membres, l'unpour sajeunesse, l'autre pour sa malencontreuse progéniture,celui-ci pour safolle prodigalité, celui-là pour unefâcheuse tendance à unelongévitédésespérante. Enfin, il lui resta le choix entreun oncle, une tante etun cousin. De ces trois personnages, leplus recommandable,au point de vue de Boulardot, se trouva être le cousin, sinonparl'âge, au moins par une certaine prédispositionmaladive qui semblaitlui promettre une délivrance assez prochaine dumisérable fardeau del'existence.

Veuf depuis deux ans d'une femme qui avait faitlittéralement lesdélices de sa vie conjugale, chose rare en cesiècle, Denizart, ce quiest plus rare encore, était demeuréinconsolable. Si de bon vivantqu'il était, remarquable par l'entrain de sa joyeuse humeurautant quepar l'honorable proéminence de son abdomen, on l'avait vugraduellementtomber dans l'état le plus affligeant dedétérioration physique etmorale, il fallait attribuer cette métamorphose au chagrinprofondémentressenti que lui avait causé la perte de son excellentecompagne. Lepauvre homme vivait ou plutôt se mourait têteà tête avec sa douleurdans la plus triste de ses propriétés, lorsqu'ilvit un matin débarquerBoulardot, qui ne s'était pas mêmedonné le temps de le préparer à savisite par la missive obligée.

« Cousin, j'ai appris que vous étiez dansl'affliction ; et comme c'esten pareille circonstance que se montrent les véritablesamis, je mesuis empressé d'accourir.

- Merci, cousin, merci ; mais, en reconnaissance d'uneattentionsi bienveillante, je n'ai guère à vous offrir quel'ennui, beaucoupd'ennui....

- Auquel j'opposerai un fonds inépuisable degaieté. Que diable !cousin, c'est mon devoir, en ma qualité de bon parent, desecouer celourd manteau de mélancolie dont le poids affaisse vosépaules ; je mecharge, moi, du soin de vous distraire.

- A quoi bon ? Regardez ces joues creuses, ces yeux éteints,ces jambesqui me soutiennent à peine ; ne sont-ce pas làautant de symptômesincontestables d'une fin imminente ? Et pour employer ainsi que vous lelangage comparatif, .quel est l'homme qui songe à fairebroder l'habitdont il ne reste plus qu'un lambeau ? »

Boulardot se convainquit d'un coup d'oeil que ces parolesétaientmarquées au coin de la plus exactevérité, et plus que jamais il sefélicita de sa résolution. Une foisinstallé chez son cousin, il mit enoeuvre toutes les ressources de son esprit pour capter l'affection dumoribond. Si le temps était beau, il l'engageaità se promener et luioffrait l'appui de son bras ; s'il pleuvait, il appelait àson aidequelque intéressante lecture pour lui dissimuler l'ennuid'une longuejournée de réclusion. Rien de plusvarié, de plus désopilant que saconversation, dont il puisait chaque matin leséléments dans cinq ousix petits journaux auxquels il avait pris soin de s'abonner ; rien deplus provoquant que l'appétit dont il faisait preuveà chaque repas, enface de son convive qui le contemplait avec admiration et envie.Joignez à tout cela les petits soins les plus tendres, unecomplaisance, une douceur à toute épreuve, uneabsence complète devolonté personne]le, et je ne vous surprendrai pasen vous disantque le cousin Denizart, en moins de trois mois, s'était prisd'unattachement réel pour son affectueux parent.

Mais, à côté de ce résultatsi laborieusement obtenu , il s'enmanifestait un autre sur lequel n'avait pas compté notrespéculateur,ou mieux, sans lequel il avait compté. Le chagrin deDenizart, ce verrongeur qu'alimentait le sombre travail d'une penséeconsiammentabsorbée par le même sujet, céda peuà peu devant l'humeur facétieusede Boulardot, et se trouva tué un beau jour sous lefeu roulant desa joyeuseté. Avec la gaieté revintl'appétit, avec l'appétit la santé,et le médecin, qui s'attribuait modestement tout l'honneurde cettecure miraculeuse, annonça triomphalement à sonmalade qu'il venait delui faire renouveler un bail de trente ans avec la vie.

A. cette nouvelle stupéfiante, Boulardot se vit sur le pointde céder àune violente tentation de serrer le cou de son cousin ; toutefois, jedois à la vérité de dire qu'il secontenta de lui serrer la main et dedécamper au plus vite.

Son heureuse mémoire lui ayant rappelé qu'ilavait encoreun oncle et une tante, ce fut vers le premier qu'il se dirigea.

M. Dutilleul se vantait de posséder une santéinébranlable ; cependant,soixante-dix années révolues, unsystème sanguinvigoureusementaccusé, certaines habitudes gastronomiques auxquelles iln'eût pasrenoncé, même pour un retour complet àla jeunesse,le tenaient sans cesse sous l'imminence d'une apoplexie foudroyante.C'était une chance admirable. Aussi Boulardot, dans lacrainted'êtresurpris par une trop brusque conclusion, s'empressa-t-il de dresser sesmeilleures batteries. Le succès ne se fit pas attendre ; M.Dutilleul, afin que son neveu n'eut pas à rester dans ledouteà cetégard, se fit un plaisir de lui en donner une preuveirrécusable.

« Mon cher Boulardot, lui dit-il dans un moment d'abandon, tues sanscontredit le parent le plus dévoué que jeconnaisse ; mais je ne seraipas en reste avec toi, et je veux dès àprésent te donner une idée dessentiments que, tu m'as inspirés. »

Boulardot répondit à cette ouverture en seprécipitant dans les bras deson oncle. Ce premier moment d'effusion passé, Dutilleulreprit :

« J'ai fait hier mon testament..... »

Jamais expression n'avait sonné d'un manièreaussi agréable à l'oreillede Boulardot ; son coeur bondissait de joie ; mais, en habiletacticien,il ne permit pas à son contentement de se manifester par desdémonstrations extérieures ; fermant, aucontraire, ses yeux à demi, etfaisant descendre, en signe d'affliction, les coins d'une bouche quin'eût pas mieux demandé que des'épanouir, il se hâta de dire d'unevoix émue :

« Votre testament, mon oncle ! y songez-vous ?J'espère,grâce au ciel, que cette précaution sera delongtempsinutile.

- On ne saurait trop tôt mettre de l'ordre dans ses affaires,mon bonami..., surtout, ajouta-t-il d'un air profondément contrit,quand on ades fautes graves à réparer. Tu sauras donc que,pendant la guerre de1823, j'ai laissé à Séville un enfantdont la malheureuse mère n'ad'autre ressource qu'une faible somme d'argent que je lui fais passertous les ans ; eh bien ! cet enfant, en expiation de mes torts, jel'institue mon légataire universel ; et c'est toi, toil'homme qui a sule mieux mériter ma confiance, que je charge du soin deréaliser mafortune, afin de la lui faire parvenir. »

Vingt-quatre heures après cette réjouissantecommunication, Boulardotavait imaginé un prétexte pour prendrecongé de son oncle, et gagnaitla demeure de sa tante, mademoiselle Debussac : c'était sadernièreplanche de salut.

Ce fut auprès de celle-ci la même souplesse decaractère qui avait siéminemment dislingué Boulardot dans les deuxexpéditions précédentes ;ce fut aussi, comme récompense immédiate, lemême accueil et la mêmegratitude. Seulement, outre l'affection de mademoiselle Debussac, lepauvre neveu dut encore subjuguer le coer deThisbé, petite épagneuleadorée de sa maîtresse, et qui, pour cela, oupeut-être à cause decela, n'en était pas plus aimable. Boulardot se levait avecle jourpour faire gouter à Thisbé les douceurs de lapromenade ; le soir, iln'eut point osé se coucher avant de s'êtreassuré par lui-même si dessonges pénibles ne troubleraient point laquiétude du sommeil deThisbé. Si le pavé était sec,il tenait Thisbéen laisse ; il la portait sous son bras quand il pleuvait. A table, ilse livrait aux plus vives démonstrations de joie chaque foisque Thisbédaignait lui accorder la faveur de tremper ses babines dans sonassiette. Bref,Thisbé trouva en lui, durant cinq longues années,l'ami le pluscomplaisant, le serviteur le plus empressé, l'esclave leplus soumis, àla grande satisfaction de mademoiselle Debussac qui, sûre duparadispour elle-même, aurait voulu contraindre son confesseurà luipromettre, par grâce spéciale, le mêmebonheur pour son épagneule.

Enfin, l'âme de la vieille fille prit sa volée(j'aime à croire que cene fut pas vers le ciel), et Boulardot, l'esprit bercé parles plusdouces. espérances, se rendit, sur l'invitation du notaire,àl'ouverture du testament dont voici en deux mot la teneur :

Mademoiselle Debussac faisait don de tous ses biens àl'Église ; mais,par une clause restrictive, elle léguait à sonaffectionné neveu lesoin d'adoucir les vieux jours de Thisbé, en reconnaissancede l'amitiévraie qu'elle avait constamment remarquée en lui pour cetintéressant animal.

Boulardot est aujourd'hui infirmier dans une maison desanté, oh ilnourrit encore l'espoir d'accrocher une part de succession. C'est,au-dire de tous les malades du docteur G***, l'infirmier le pluszéléde la capitale.

                             MOLÉRI