Corps
GERMOND DE LAVIGNE,Alfred (1812-1891) : Lacacoletière(1841). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (30.VI.2010) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. LACACOLETIÈRE par G. de Lavigne ~ * ~ UNcheval de naissance inconnue, hors d’âge,passé de l’écurie d’unpetit-maître basque au palonnier d’une diligence,et de la diligence au cacolet, les jambes faibles, les genouxcouronnés ; une jeune femme court vêtue,la jambe bien faite, le pied grand, large comme il en faut pourparcourir les sables et les montagnes, le teinthâlé, le sommet de la tête couvertd’un large chapeau de paille ; un bât(pour le cheval) faiblement sanglé, vacillant sur le dos dela monture, penchant à droite et à gauche sous lamoindre pression ; deux paniers peu profonds, construits enbois, en forme de cage à poulets, garnis chacund’un coussin de paille et recouverts d’une toileà carreaux rouges et blancs qui cache le peud’élégance des formes, le peu desolidité de la construction ; ajoutez àcela un fouet pour stimuler l’ardeur souventéteinte de la bête, une branche de feuillage pouréloigner d’elle les moucherons ; indiquezpour fond du tableau les campagnes sablonneuses qui entourent Bayonne,ou quelque route étroite dans la montagne, voilàla cacoletière, son cacolet et la contréequ’ils parcourent l’un avec l’autre. Pourchargement nous prendrons soit un bon négociantbayonnais allant avec sonépouse visiter quelque métairie desenvirons, soit deux jolies grisettes du pays basque qu’attireà Biarritz un joyeux rendez-vous, soit encore unétranger, un Parisien, car tout étranger estParisien à Bayonne : celui-là vaexplorer le versant occidental des Pyrénées, etdécouvrir Cambo, Itxassou et l’un des pas de ce Rolandqui a passé partout. Les deux grisettes sont de poids égal : leurembarquement sera facile. Toutes deux s’élancentà la fois sur les siéges qui lesattendent : les voilà parties, peu mollementassises, se laissant aller au balancement du cacolet,s’inquiétant peu du vent qui soulèveleur robe déjà courte et met àdécouvert des jambes parfaitementmodelées ; les voilà parties et lesjoyeux éclats que vous entendez ne cesseront pas un instant.La grisette bayonnaise est, des femmes de ce monde, la plus rieuse, laplus bruyante et pas tout à fait la plus spirituelle. Le bon négociant et son épouse se hissent, nonsans peine, sur la monture qu’ils ont choisie ; lapauvre bête plie sous le poids, le cacolet penched’une manière inégale, la sangletourne, madame est presque à terre, monsieur estgrotesquement perché à deux mètres dusol ; mais l’industrie cacoletière saitsuppléer à ce qui manque à monsieur,sans rien ôter à madame, et non pas, comme feraitSancho, en émondantà celle-ci quelques livresde chair. Le siége de monsieur est lesté duparapluie, du cabas, des provisions du ménage ; unpavé même répartiraégalement la charge, et si, quelque accident survenant, si,le cheval succombant, la tête de monsieur et lepavé se rencontrant, il y aura des rires et des grincementsde dents. Voilà deux convois partis par deux routesdifférentes : l’un marchelourdement ; la monture bronche à chaque obstacle.L’autre va bon train ; la gaieté duchargement anime le porteur mieux que ne ferait l’aiguillon,et près de chaque cheval marche ou court lacacoletière, tantôt à latête, tantôt à la queue, fouettantd’une main, chassant les mouches de l’autre,à peine préservée des rayons du soleilpar le chapeau de paille juché sur sa tête,ruisselant de sueur, et disparaissant parfois au milieu des nuages depoussière que soulèvent les pieds de sabête et les siens. Ainsi elle accompagnera ses voyageurs,quel que soit le but de la course, quelle que soit la distanceà parcourir ; et si elle n’est requisepour le retour, elle rentrera lestement à la ville, assiseseule entre ses deux paniers, et toute prête àrecommencer. La cacoletière et son plaisant véhicule sont aunombre des types originaux de ce petit coin de la France quiréunit le Béarn, le Labour et le pays Basque.Très-commun dans les provinces du nord del’Espagne, le Guipuscoa et la Navarre, le cacolet (artolas)est arrivé de ce côté-ci desPyrénées, où il arégné en maître. Il étaitl’intermédiaire indispensable de toutes lescorrespondances : postes, diligences, il remplaçaittout ; il n’était pas une mauvaisetraverse, impraticable aux voitures, voire même àces ignobles charrettes bouvières dont l’essieutourne en grinçant, et dont l’approche faitfrissonner à mille mètres de distance, iln’était pas un sentier qu’un cacolet neparcourût. Le cacolet était dans le pays basque lepremier résultat mécanique del’attraction, et la cacoletière l’agentdes relations de ce monde. La malheureuse ! elle colportaitavec elle ce poison qui doit la tuer, elle semait sur son passage cettecivilisation qui a germé sur ses traces, qui, devenue plusforte qu’elle, l’étouffe en ce moment,et arrachera bientôt son dernier soupir ! Aussi cette haute vogue du cacolet, qui en faisait l’arbitrede toutes les destinées, a disparu à mesure quela lumière s’est fait jour dans ce coin de laFrance, à mesure que l’industrie des hommes acréé des routes, nivelé les montagnes,et dompté la mobilité des sables. La civilisationest venue à grands pas ; la cacoletièrea marché en sens inverse. Il y a dix ans, vingt ans, trente ans, alors que lacacoletière était la divinité du paysbasque, le fétiche qu’on y adorait comme on adoreaujourd’hui le facteur de la poste aux lettres ; ily a quelques lustres, enfin, il y avait àl’extrémité de Bayonne, dans cetteenceinte formée par les fortifications de la ported’Espagne, un long espace réservé auxcacolets. Les chevaux attendaient une charge, serréspiteusement côte à côte, et latête vers le mur ; près de chacun lescacoletières, dans ce costume original des jeunes filles dela montagne, guettaient et attiraient le voyageur ; pas unhomme ne se mêlait dans leurs rangs : – unhomme conducteur de cacolet eût été uneanomalie aussi grande qu’une femme sur le siéged’un fiacre ou d’un omnibus. – Quandvenait le déclin du jour, la cacoletière remuaitle coussin de paille de ses paniers, les recouvrait d’unetoile à carreaux bien propre, ranimait Brillant, soncheval, de la voix et du geste. – Tous les chevaux de cacoletse nomment Brillant,de même que lescacoletières, Gracieuse.Si, dans le mériteégal des deux noms, il y a quelque chose qui ressembleà de l’à-propos, ce quelque chose estplutôt, je dois le dire, à l’avantage dela conductrice que de la bête. – Alors accouraittoute cette joyeuse population dont elle était le guideindispensable, et qui, portée par ses cacolets, couraitrespirer la brise de mer sur les dunes de Biarritz, ou l’airvivifiant de la montagne à Cambo ; alors elleétait en tiers dans toutes les fêtes, dans toutesles parties, dans tous les plaisirs ; elle était leconfident inévitable de tout ce qui était jeune,de tout ce qui avait un coeur ; et, grandDieu ! de combien de rendez-vous amoureux Gracieuses’est rendue la complice ! combien de doucesintrigues elle a vues se nouer aux bals où courent en fouleles grisettes bayonnaises, et se dénouer vers les rochers etles sables de la Chambred’amour ! Aujourd’hui que la cacoletière, presqueinaperçue, se débat encore dansl’enceinte de la porte d’Espagne, au milieud’une multitude de voitures, de carrioles, de charsà bancs, d’omnibusmême, ôprogrès ! aujourd’hui qu’ellen’est pas tout à fait réduiteà l’état de problème, nevoudrez-vous pas essayer une fois de son cacolet, et, pendant que jevous accompagnerai pas à pas, vous traîner avecelle à la suite de ce flot de tristes équipagesqui inondent les routes voisines, étonnées detant de tumulte ? Biarritz est au bout de la course, Biarritz,le paradis terrestre, les Champs Élysées de lavie bayonnaise ; c’est jour de fête etjour d’été, la ville estdéserte ; et, voyez, la cacoletière estjolie ; dans son gracieux patois elle invite au voyage et soncheval et vous : Moussu !boulets ana entaBiarritz ? per bin sos, n’es pas ca !Monsieur, voulez-vous aller à Biarritz ? pour vingtsous, ce n’est pas cher ! Anem,partim Brillant,per ana proumenat aou coustat de le ma. Allons, partons,Brillant,pour aller promener du côté de la mer.Laissez-vous séduire : cinq kilomètresà parcourir en une heure, ce sera chose faite ;hâtez-vous, dans dix ans, que dis-je ? dans deuxans, peut-être, la cacoletière ne seraplus ! Hissez-vous à sa gauche, partagez avec ellela charge de Brillant, tenez-vous ferme, et ne craignez rien. Soyezsage, surtout ; que les beaux yeux, l’airagaçant, la parole hardie de votre conductrice,qu’un instant de solitude au milieu de la campagned’Anglet, ne vous tentent pas, ne vous séduisentpas : la cacoletière n’entend jamais laplaisanterie au grand jour ; et si, quittant subitement sonsiége pour échapper à vos atteintes,elle vous abandonnait seul et sans balancier sur la moitiédu bât que vous occupez, vous mordriez àl’instant la poussière, à votre honteet à sa grande hilarité. Laissons aller la foule, rien ne nous presse ; quittons uninstant la route qu’elle suit, et prenons cetétroit sentier qui aboutit à un autre point de laplage, entre Biarritz et l’embouchure del’Adour : là est une criquecélèbre dans l’histoire amoureuse dupays. Il y a longtemps, bien longtemps, dans une grotte au pied de lafalaise s’étaient réunis une jeunefille, la plus jolie des cacoletières, un jeunegarçon, le plus hardi des pêcheurs de lacôte. Tous deux étaient arrivésà l’heure de la basse mer, et tous deuxs’étaient endormis et rêvaient lebonheur. Le temps fuyait, l’horizon était sombre,les barques rentraient au rivage, la mer grondait et montait. Lespauvres enfants dormaient toujours. Enfin un flot roule àleurs pieds, et les couvre d’écume. Ilss’éveillent : hélas !que devenir ? Le retour sur la falaise étaitimpossible ; les vagues déferlaient àsix pieds au-dessus du sentier qu’ils avaient suivi... Nuln’entendit leurs cris de désespoir ; lamer monta, monta toujours, gronda toute la nuit, et le lendemain il yavait un rameur de moins à la pêche du thon dansle golfe, un cacolet de moins à la ported’Espagne ! Malgré ce triste souvenir, la Chambred’amourest encore un lieu d’amoureux rendez-vous : lagrotte est depuis longtemps comblée par lessables ; mais deux auberges se sontélevées près de la tombe de Gracieusela cacoletière, et il n’est pas dans toute laville une jeune fille qui ne les connaisse, un cheval du nom deBrillant qui n’y soit venu. Hélas !est-ce un triste pressentiment ? est-ce un instant de secondevue ? là-bas, près de la grottecélèbre, sur les sables qu’abandonne lereflux, il me semble voir une place réservéeà la dernière des Gracieuse, au dernier desBrillant, au dernier des cacolets..... Dieu ne le veuillepas !...... L’heure de la cacoletièreserait-elle sitôt venue ? Et maintenant, anem,moussu, il se fait tard ; la foule sepresse à Biarritz. Il semble que de là-bas lesflots nous apportent quelque bruit d’orchestre et dedanse : courez, avant la nuit, étudier, et prendrevotre part de plaisir ; Gracieuse et Brillant vous attendent,adieu ! Reprenez votre siége aérien,causez avec votre conductrice de ce que vous venez de voir ;et, si vous n’êtes pas trop attristé denotre pèlerinage à la Chambred’amour, si votre imagination estexcitée parquelque amoureux souvenir, si, protégé parl’ombre du soir, vous voulez courir les chancesd’une chute sur les sables, allez, et que Dieu vousconduise ! G. DE LAVIGNE. |