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FERTIAULT, François(1814-1915): Le vigneron(1841).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (01.VII.2010)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 
LEVIGNERON
par
F. Fertiault

~ * ~


                            Noë, vir agricola,... plantavitvineam
                                    (La Genèse.)

                             Quand descorbeilles de l’automne
                            S’épanche à flots un doux nectar,
                            Près de la cuve qui bouillonne
                             On voits’égayer le vieillard.
                                    (BÉRANGER.)



ALLONS,en route ! loin, loin. De l’air pur, de vrais champs, devraies vignes, des sabots, et de la terre par-dessus les sabots ! EnChampagne ! en Bourgogne ! dans tous les pays où le soleilfait mûrir la grappe, où le pressoir faitruisseler le vin ! Ce n’est plus cette fois la verdureétiolée, les fleurs blanchies deplâtre, les parodies champêtres dont la banlieueborde Paris : c’est de la belle et bonne campagne, en pleineprovince, à soixante, quatre-vingts lieues de la capitale,avec des moeurs et des habitudes toutes différentes, et aumilieu de bonnes gens, paysans simples, ouverts et pleins de franchise,et qui la plupart n’ont, de leur vivant, quittéleur village que pour aller au marché de la ville voisine.

Laissez un peu de côté les douceurs de votre viemolle, nous avons là-bas une vie active à mener ;oubliez les gants glacés, les parfums pour les cheveux :nous n’avons à presser que des mains calleuses, etce sont de gras bonnets de laine qui nous salueront ;revêtez, pour mieux faire, le pantalon de toile, la blouse autissu rugueux, et surtout dites adieu à vos longs sommeilsdu matin, car nous allons suivre nos vignerons, et nos vignerons selèvent l’hiver avant le brouillard,l’été avant la rosée. Nousn’allons pas seulement faire une promenade prèsd’eux, les examiner un jour en passant ; mais nous allonsnous y installer, y prendre nos coudées franches, aiguisercomme eux la pioche et la serpette ; nous allons tailler la vigne etvendanger.

Jetons, si cela vous est agréable, un coup d’oeilsur l’habitation tout agreste de ces braves gens : unrez-de-chaussée, et au-dessus du rez-de-chausséeun grenier ; au pied de la porte quelques larges pierresinégalement tassées, et qui servent de dalles etd’escaliers ; au-dessus de la cabane, un toit, quelquefois entuiles, mais que le temps a mordu et déchiréà belles dents ; au devant, une cour, que remplissentsouvent un fumier et sa mare mal odorante ; un puits, avec sa margelleusée et son poteau à bascule ; toutprès, un four ; à côté, lepressoir ; quelques pas plus loin, l’étableoù rentrent à la nuit des vaches et des porcs.Maintenant faites serpenter de vigoureux pieds de vignejusqu’au haut de ces murs lézardés etgrisâtres ; laissez se montrer, par l’uniquefenêtre de la façade borgne, le bout de quelqueshardes séchant au soleil ; jetez à tous les coinsbêche, pioche, brouette, instruments et ustensilesd’utilité ; faites barboter deux ou trois canardset autant d’enfants dans un baquet d’eau trouble,et vous aurez à peu près le premier plan de votretableau. Ensuite, pour compléter le point de vue, regardezplus loin, par delà ces cailloux superposés sansciment, et que nos paysans appellent un mur ; voyez le val sedérouler comme une longue robe semée de vignes,laissant comme des plis mille ondulations, mille courbures dans sonterrain, et gagnant même le pied des montagnes quil’encaissent. Le soleil dore un côté decet immense bassin vignoble, les montagnes ombragent l’autrecôté, et une ligne de lumière, sejouant sur les dentelures lointaines, vient terminer richement notrehorizon. – Que dites-vous du paysage ? Si vous êtesartiste, vite un croquis sur votre album, et demi-tour ; faites claquersous votre pouce ce loquet de bois qui hoche à son clou, etpoussez la porte. Après avoir vul’extérieur je veux vous montrer le dedans ; ilfaut faire connaissance avec les lieux où nous allonsséjourner. Et d’abord ne vous étonnezpas s’il n’y a personne et si nous entrons sifacilement ; dans ces petits villages un vol est rare comme une bonneaction à Paris, et les habitants de cette maison sontallés travailler aux vignes sans fermer leur porte... ilsn’en sont pas encore aux serrures incrochetables. Marchezvivement et ne craignez point d’accidents au parquet, il estfait de terre dure ; les murs, dont la fumée acaché la couche blanche de chaux, sont à peuprès nus sauf quelques images ; au milieu de la chambre sedressent un énorme billot de chêne et deux bancsoù l’on s’attable, mange et boit lapiquette en famille ; aux coins, deux lits à laduchesse dont les quatre colonnes soutiennent des ciels et des rideauxde serge verte ; en face de vous l’immensecheminée dont le manteau vous abrite et sous lequel segroupent aisément huit ou dix personnes ; si vous montez augrenier, vous y verrez deux ou trois loques, humbles lambeaux sebalançant sur des perches, tout ce que la gênelaborieuse peut avoir d’inutile. Puis, en descendant, rien,presque plus rien ; à peine de ces petites choses quilaissent deviner quelques contentements, quelques satisfactionsintérieures... Où souventl’indispensable manque, trouvez donc du superflu ! Cependantces braves gens s’en contentent ; il y a tant de bonne humeuret si peu d’ambition parmi eux ! et ils savent si bienextraire de ce train de vie, tout dur et péniblequ’il est, les instants de plaisir etd’agrément qu’il peut leur procurer !

A quelque époque de l’année que vous lepreniez, depuis le Verseau jusqu’au Capricorne, depuis lesengelures jusqu’aux coups de soleil, le vigneron est toujoursoccupé ; les soins continuels qu’exigent sestravaux lui feraient d’ailleurs une nature laborieuse, et lesmille caprices des saisons, les températures chaudes ouglaciales semblent ne pas arriver jusqu’à lui...sa vigne est son trésor ; il ne songequ’à sa vigne. On le voit l’hiver, parla bise la plus aiguë, réparer, dans la cour ouà la porte du pressoir, les tonneaux qui doivent contenirson vin ; et cela pendant des journées entières !– Instrument pauvre, et sachant qu’il le seratoujours, il n’en tourne pas moins dans le cercle vicieux deses occupations. Il dépense sa part de force etd’énergie à faire prospérerdes biens qui ne sont pas à lui, et dont il ne lui revient,en récompense, qu’une portion de cequ’ils produisent.

Dès février, le voilà dans sa vigne,taillant, élaguant, émondant, faisant tomberà terre d’un revers de serpette toutes ces petitesbranches parasites qui prendraient de la sève sans donner deraisin. – Sur la fin de mars, sa bêcherafraîchit la terre autour de chaque racine : c’estalors que, se promenant de cep en cep, il épie avecavidité la naissance des premiers bourgeons ; son oeils’anime, tout son visage sourit, il passe un doigtcomplaisant sur le foetus vert, et en un instant il l’amétamorphosé : il ne voit plus le bourgeon, ilvoit la grappe qui se dessine, la peau qui se tend, le grain quis’enfle, le raisin qui mûrit, le cep qui sedépouille, la cuve qui s’emplit, et les tonneaux,l’écume à la bonde, entasséset alignés dans son pressoir. Pour se faire uneidée du plaisir qu’il ressent à chaquenouvelle découverte, il faudrait se figurer un hommeattendant un brin de fortune, et qui verrait ses écuspousser sur des arbres. Et quand il revient le soir, la bêcheet la pioche sur l’épaule, le bout des oreillesrouge et soufflant dans ses doigts, il est rayonnant, et avant detoucher le seuil il appelle sa femme ; il ne secoue même passes souliers auxquels la terre gelée a cimentéses guêtres, et on peut l’entendres’écrier, en entrant et jetant sur lepavé le fond d’un verre de piquettequ’il vient de boire : « Marie-Jeanne, dansle Pré-Mourotça fremille ; c’est plusclair-semé dans le Grand-Clos ; maisla Voie-aux-Moinesva fièrement donner ; si âavri ne nousgèle pas j’auronsdu raïinà faire becqueter tous les mouniaux du pays.» Le bourgeonnement du raisin, cephénomène attendu par le vigneron comme le Messiepar la gent judaïque, donne lieu à une autreopération : un cep ne durant que quelques années,il faut qu’on le régénère ;et c’est cette nouvelle génération quele vigneron, au premier indice des grappes,prélève en branches jeunes et vivacesqu’il couche et fait germe en terre, et qu’onappelle provins.– En mai... (puisque j’y suis, je vousdébite mon almanach d’un bout àl’autre ; cet homme et son travail s’identifienttellement ensemble ! Séparez donc le chasseur de ses meuteset de son gibier !...), en mai la bêche soulève etretourne de nouveau la terre nourricière des ceps ; un peuplus tard on en relève ceux qu’on y acouchés, les ceps futurs encore en enfance, puis, pour lessoutenir, on les accouple aux échalas, ces burlesquesbâtons qui ont eu l’impudence de baptiser de leurnom tous ceux de nous qui tombèrent dans un moule un peutrop droit. – De derniers petits travaux, visites, coupsd’oeil paternels, légers soins que vous pouvezcomparer au pli d’un lange qu’une mèredéfait après avoir d’abordposé soigneusement son enfant dans le berceau, remplissentle temps qui doit s’écoulerjusqu’à ce que le grain, gonflé par dedouces et pénétrantes ondées, etdoré ou bruni par le soleil, fasse préparer lespaniers des vendangeurs.

Cet emploi des deux tiers de l’année, que je viensde vous esquisser le plus rapidement possible, ne vous semblepeut-être pas aussi pénible que vous vousl’étiez figuré d’abord ?c’est que je ne vous ai pas dit de combiend’anxiétés,d’inquiétudes et de frayeurs tout ce temps estrempli ; c’est que je ne vous ai pas fait voir le vigneron,le matin, le pied sur la porte, tremblant devant une nappe de givre oude gelée blanche ; le jour, suivant d’un oeilinquiet et suppliant les nuages que le vent amasse ; c’estque je ne vous l’ai pas montré, la nuit, se levantquelquefois réveillé par un orage, debout,l’oreille collée à la fenêtrede sa cabane, et s’écriant : « Mon Dieu! mon Dieu ! la grêle va tout ravager !... »– Pauvres gens, qui ont un si mince trésor et quine peuvent le serrer avec eux ! qui sont obligésd’attendre de la clémence des saisonsqu’elles veuillent bien ne pas leur emporterl’existence, le pain de leur année ! Quel courageil leur faut ! et quelle confiance en leur sort !... Il est desmétiers qui font croire à la Providence.

Tout va ainsi jusqu’au moment où les vacances, cetâge d’or des écoliers, viennent donnerla volée à tous les travailleursdésireux de quelques semaines de repos. Alors, un beau jour,on voit le vigneron préparer sa voiture et ses boeufs,partir à vide, et gagner pas à pas et pesammentla ville la plus proche ; il va chercher les bagages dumaître. Le maître (ne vous effrayez pas de ce titrequi sent tant soit peu la domination), le maîtren’est autre chose que le propriétaire dont levigneron cultive les vignes, bon diable dont l’humeurn’a pas la moindre teinte de despotisme, et qui vient, luiaussi en famille, s’installer dans le village et y passerdeux ou trois mois. Je dis en famille, parce qu’iln’y arrive jamais qu’accompagnéd’une foule de fils, de neveux et de nièces,excellentes petites créatures, pas gourmandes au fond, maisqui se promettent à l’envi de digérerles fraises, le lait et les fromages de la ferme, et surtout, surtoutde faire la vendange.

Oh ! la vendange ! cette solennité des enfants, cettefête pour laquelle ils laissent toutes les fêtes !Oh ! la vendance ! courir dans les vignes, broyer la grappe, se tacherde vin ! adieu les rudiments, adieux le collége ! adieu,adieu les vers champêtres ! ils font des dactyles avec unecabriole, et des spondées en tombant sur leurderrière. Oh ! la vendange, la vendange ! – Maiscalmons un peu la turbulence de nos lutins ; voici le maîtrequi entre dans la ferme : « Bonjour ! père Thomas.– Ben le bonjour ! not’ mossieu. » Et lesbonnets de laine de voler rapidement des têtes dans lesmains. « Comment cela va-t-il ? – Mais, comme lavigne, pas trop mal. – Aurons-nous une bonnerécolte cette année ? – Grâceà Dieu, j’avons eu le temps àl’avenant. – Le vin ?... – Ne sera paspiqué des vers, et j’aurons ben soif si je lebuvons tout. – Et quel jour commençons-nous ?– Après demain. » La vendange enfin vas’ouvrir, la joyeuse, la bienheureuse vendange !

Cette grande époque, cette grande fêtearrivée, le vigneron, la famille du vigneron, lemaître et les amis du vigneron se préparent avecune activité joyeuse à ce travail, travail leplus important, le grand oeuvre de l’année.C’est le moment où ces braves gens ont le plus defatigues, et c’est le moment où ils sont le plusgais. Les voilà qui partent par bandes, suivons-les, nousles verrons à l’ouvrage. Regardez ! chacun sedistribue sa besogne : les uns, sans quitter les ceps, couperont leraisin et le jetteront dans les paniers ; les autres se tiendrontà l’entrée de la vigne,chargés de hottes, que des porteurs spéciauxrempliront en y vidant les paniers des premiers ; d’autres,montés sur les voitures, transporteront les tonneaux que leshottes auront remplis, et les cuves du pressoir se remplirontbientôt à leur tour en engloutissant ce que lestonneaux leur auront apporté !

Alors ces hommes nus, leurs sabots terreux aux pieds, entreront dansces vastes cuves, et, au risque d’êtreasphyxiés par la vapeur enivrante, foulerontjusqu’à ce que la bouche du réservoirbouillonne, et leur rende en vin ce qu’ils y ontjeté en grappes. – Aux premiers jets, les yeuxépient, les tasses s’emplissent, leslèvres sirotent : « Le vin sera bon, il estvineux, fort en couleur ; ce sera du 1824, etc... » Et cesbons rois de la vendange, accoudés, assis sur des tonneaux(si la Bourgogne avait son Téniers !),s’étendent en dissertations, et prônentà l’envi les richesses que la cuve leur vomit. Ilsen ont bien le droit peut-être, quand ces flots qui seprécipitent sont du Nuits, du Pomard, du Chambertin, duChampagne, du Clos-Vougeot, et tant d’autres ! Et puis,n’est-ce-pas de leurs fortunes qu’ils parlent ? Lepère y voit la dot de sa fille, et quand il aime bien saJeannie ou sa Catherine... dam ! il est content le vieuxpère, et il sourit, et il disserte.

Les vignerons sont ordinairement seuls autour des cuves, tant que cen’est que le vin rouge qui coule ; mais àla couléedu vin blanc il se fait au pied du vaste récipient un cerclenombreux et avide. Propriétaires, voisins, enfants, neveux,nièces, tous ces groupes bienheureux que les vacances ontfouettés de la ville dans les villages, sont là,une tasse, un verre, une soucoupe à la main, et faisant legeste des Hébreux devant le rocher de Moïse... Ilsgoûtent le vindoux. Il est doux, c’est vrai ; mais pourêtre doux il n’en est pas moins traître,et gare à l’imprudent qui, séduit parsa douceur,se laisse entraîner à le goûterplusieurs fois !...

Quand legâteau est cuit, on le partage ; partageons doncla récolte que voici terminée : «Père Thomas, combien de pièces ? – Eh !not’ mossieu, j’avons ben la cinquantaine.» Et de cette cinquantaine, vingt-cinq descendent dans lacave du maître ; le pressoir du vigneron garde les vingt-cinqautres. Cette répartition se fait si rigoureusement,qu’elle enveloppe dans ses conditions jusqu’auxtonneaux où doit se dégonfler le ventre descuves. Fais tenir ton bien, moi le mien ; chacun achète sesfûts pour loger son liquide. C’est juste.

Retournons aux champs, où nous allons voir le vigneroncouper, arracher, cueillir, amonceler en petits tas les quelques autresrécoltes, complément du revenu que lui fait damenature. Pendant que, plié en deux et le sarcloirà la main, il creuse et sillonne la terre pour ne luilaisser rien de ce qu’elle lui a produit, jetez dans la hotteces légumes qui sont là épars,haricots, raves, pommes de terre ; la pomme de terre surtout, cetteséve du paysan, son pain quotidien. Aidez-le à ladégarnir de cette verdure importune, et quand vous aurezfait faire au tombereau les deux ou trois voyagesnécessaires au transport de tout cela dans sa cour, vousirez prévenir la femme du propriétaire ; car lepropriétaire, le plus souventreprésenté par sa femme dans tous cesdétails minutieux, doit encore venir partager, mais cettefois par portions inégales. Une petite brouette en porte untiers chez le maître ; les deux autres tiers restent chez levigneron, qui les blottit, pour son usage de tous les jours,à côté de quelques gerbes que lui ontdonnées pendant la moisson un ou deux arpents deblé. C’est une part assez bien faite pour cedernier ; mais la valeur en est si minime ! et il y a sous son toittant de bouches qui ont faim !

Mais, me demanderez-vous, est-ce qu’on peut continuellementsurveiller le vigneron dans tous ces partages ? et ne peut-il pas,lui,avoir quelques distractions en sa faveur ? – Non ; je vous aidit qu’il était franc, et il est franc. Iln’y a pas, il est vrai, de si bon fruit qui ne puisse avoirune tache, et la ruse est une petite tache dont tout le monde a sapart, si légère et cachéequ’elle soit. Donc le vigneron a sa dose de ruse, et voicisur quoi elle s’exerce : de loin en loin dans les vignes sedressent quelques arbres à fruits, jetant plus ou moins decentimètres d’ombre à leurs pieds. Pourla récolte qu’ils donnent il n’y a pasde partage ; la politesse, ou pour mieux dire, la galanterie duvigneron en fait seule les frais. Il suffit qu’il en donnequelques-uns des plus présentables au maître, etle reste lui appartient. Eh bien ! voyez-vous la petite machination quise prépare ? Il est trois heures du matin. Al’époque de ces fruits le maîtren’est pas encore à la campagne. Le vigneron part,escorté de deux de ses fils. Tous trois marchent bravement,pliant sous une hotte ou un panier ; les fruits s’y montrentjusqu’au bord. Arrivés à la ville, Jeanet Colas se dirigent droit au marché ; le pèreThomas se détourne et va sonner la cloche de not’ mossieu.La femme le fait entrer, lui fait boire un coup : « Vous avezchoisi, père Thomas ? – Not’ dame,c’est tout ce que j’ons pu trouver de mieux.» Une petite pièce de monnaie blanche le remercie; il ferme la main, puis la porte, et retourne aider ses deux garçonsà finir leur marché. Quels fruits pensez-vousqu’il ait portés à mossieur ? Vous avezdeviné, et vous lui avez déjàpardonné. Cela ne vaut pas encore lessociétés en commandite.

Il y a bien encore par-ci par-là quelques légersmensonges. Qu’un négociant lui demande de lapremière cuvée ; s’il y en a, et tantqu’il y en a, il lui en donne. Mais si un second, untroisième, un quatrième arrivent, et que lapremière cuvée n’ait pas attendu lesecond, le troisième ou le quatrième acheteurs,le vigneron aborde sans trop se troubler les piècesd’une naissance postérieure, et... conclut lemarché. Ne le blâmez pas ; c’est la plusgrosse tromperiequ’il peut faire, et il la fait à son corpsdéfendant. Le vigneron ne serait jamais marchand de vinsà Paris ; il ne scellerait pas sous un cachet vert del’eau de Seine et de la litharge de plomb. – Etd’ailleurs nous pouvons lui laisser ceslégères supercheries pour l’indemniserde certains impôts que la coutumeprélève sur lui. Pour n’en citer quedeux, nous dirons que le curé, au moment de la vendange,fait faire une quête, et que tous ceux qui font du vin lui endonnent. Le second préleveur de dîmes est lemaître d’école. Plus humble que lepasteur, il prend lui-même sur son dos une hotte de boispropre à contenir le vin, et fait sa tournée danstous les pressoirs. Les bons vignerons l’accueillent, etlaissent tomber dans l’énorme tirelire leuraumône liquide. – Aumône adroite souvent; il peut tenir à un litre ou deux de vin que le filsd’un vigneron sache lire.

Ce degré d’instruction, le père nel’a pas toujours atteint. Mais, s’il ne sait pasparfaitement lire dans les livres imprimés, il est enrevanche un autre livre dans le déchiffrement duquel il estexpert : c’est le ciel. Il ne connaît pas lebaromètre, mais son flair infaillible lui tient lieu de tubeet de mercure ; sa mémoire est un almanach vivant. Vous levoyez qui interroge le vent, les nuages : « Il fera beau. Ilpleuvra. Mes pauvres raisins ! ce vent nord ne lesréchauffera guère,... etc. » Et tousces pronostics sont vrais.

Mais voilà nos ceps dégarnis. Quelquessoirées d’automne, pendant lesquelles on tille lechanvre à la porte de la ferme, et l’hiver ferasentir ses premières haleines. Il ne fera pas bonà la campagne ; dépêchons. Dans cetterude saison, le vigneron, toujours soigneux, toujoursprévoyant, s’occupe de toutes lesréparations nécessaires àl’entretien de sa vigne. Il renouvelle la terre aux endroitsoù la terre a été ingrate ; il laforce à être généreuse en lanourrissant d’engrais et de fumier ; il arrache et remplaceles ceps inutiles qui n’ont pas donné de fruit ;en un mot il prépare son terrain, et c’est plaisirde voir comme il s’y prend pour que chaque annéelui arrive féconde et profitable. Il a constamment unepartie de terre occupée par les ceps en plein rapport, uneautre par les jeunes pieds ou provins, et une troisième parla vieille vigne, de sorte que tous les ans il plante et il arrache. Ila ainsi trois générations de vignecontemporaines. C’est là être sage etprécautionneux.

La génération jeune qu’il met en terrechasse donc annuellement une générationdécrépite et sèche, laquellegénération, loin d’êtreinutile une fois arrachée, va au contraire adoucir etégayer pour lui les heures grises et froides del’hiver. Voyez-le amonceler, fagoter, lier et emporter.Suivons-le. Il va nous mener sous l’immensecheminée de la ferme ; et c’est làaussi que je voulais vous conduire, parce que c’estlà que je veux vous faire assister à une desgaies et bruyantes veillées de la fin de novembre,à une de ces veilléesclassiques chez le vigneron. Du reste, je ne vous avais pas encore ditcomment il se chauffe. Ce poétique sarment, que lesromanciers font pétiller dans tous les âtres, etqu’il vient, lui le vigneron, de jeter par faisceau dans lesien, puis-je consciencieusement n’en rien dire, quand levoilà qui s’allume et brûle ? vousm’en voudriez.

Le même personnel que nous avons vu autour des cuves de vindoux se trouve réuni le soir dans la ferme. On fait un grandcercle devant la cheminée ; on s’asseoit comme onpeut, sur des chaises, sur la paille, à terre ; une petitelampe de cuivre vacille en haut comme une étoile terne, etle foyer, le foyer rempli de sarment, jette ses larges reflets sur tousces visages et leurs grandes ombres sur les murs. – On faitdes paniers en osier, on égrène certainesrécoltes, on monde des noix, on frotte au tranchantd’une pelle les grappes de maïs, dont les grainstombent en sautillant dans un van comme la grêle sur un toitd’ardoise. En même temps lesgrand’mères filent, les jeunes filles tricotent,les enfants rient, les amoureux se donnent des tapes ; puis les neufheures sonnent, les rouets s’arrêtent, les rires etle sarment s’éteignent, les veilleursétrangers se retirent, les autres se couchent...Quelques-uns rêvent des histoiresqu’un oisif a contées pendant laveillée.

Jetée dans un moule aussi uniforme, la vie du vigneron doitavoir peu de phases saillantes. Elle n’est pas comme son vin,qui fermente, écume et fait sauter sa bonde. Calme ettranquille, un pied dans sa vigne, l’autre dans son pressoir,il atteint la fin de sa carrière. Une fois sorti de sestravaux, quand il a taillé ses plants et entonnéson bourgogne, il ne reste plus guère de lui que levillageois ordinaire, l’homme aux moeurs simples,à la franchise un peu rude, au langage abrupte etimagé, aux affections cordiales, et (rarement) aux hainesviolentes : le paysan, en un mot. Le dimanche on le verra, comme lesautres habitants de son endroit,aller le matin à la messe,l’après-dîner au cabaret, jouer auxquilles, danser à la musette ; puis, la nuit venue, rentrerà la ferme et se coucher. C’est aussi simple quecela, et comme il ne s’amuse que le dimanche, ces troislignes résument à peu près tous lesplaisirs qu’il peut se donner. Souhaitons-lui doncqu’il s’en donne tant qu’il pourra, carnous allons le laisser : l’hiver a aiguisél’air, blanchi la terre de givre. Plus de feuilles vertes, deraisins, de vin nouveau pour cette année. La campagne esttriste ; sortons de la ferme, et sans jeter un coup d’oeil enarrière sur le paysage qui fait grelotter, regagnons,regagnons Paris ; nous n’en sortirons quel’année prochaine, alors que nous ne serons pasforcés de dire tristement comme aujourd’hui: Adieupaniers, vendanges sont faites !

                          F. FERTIAULT.