Aller au contenu principal
Corps
ROUX,Louis(18..-18..): LesHôtels du quartier latin(1841).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (22.VI.2010)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 
LESHÔTELS DU QUARTIER LATIN
par
L. Roux

~ * ~

DE tous les hôtels de Paris, ceuxdu quartier latin ont assurément le caractère leplus excentrique ; ils n’ont rien de commun avec ceux desautres quartiers, et leur physionomie est toute spéciale.

Il est admis en principe que partout oùl’étudiant dresse sa tente, il doit trouversécurité, bien-être, aisance et abandon: le confortable n’est pas de rigueur.

Le premier soin de l’étudiant depremière année est de bien choisir sonhôtel, en consultant les affinités de temps, delieux et de propriétaire. Un étudiant de secondeannée a d’ordinaire jeté sondévolu sur un hôtel bien débraillé,bien régence,c’est-à-dire ouvert à toute heure de lanuit à un homme seul, oui suivi d’un masque. Ilest des hôtels où le dominon’est reçu qu’à la pointe dujour, et à la condition expresse de ne point passer la nuit,comme si le soleil devait être le complice obligéde toutes les franchesrepues qui ont lieu dans cet honnêteséjour.

La nomenclature des hôtels du quartier latin est aussivariée que celle des 86 départements ; plusieurshôtels se permettent même de choisir un blasonà l’étranger ; exemple : l’hôtel Nassau.

On ne saurait avoir qu’une faible idée de laProvidence qui veille sur l’étudiant sil’on n’a pas observé avec quel soin toutest disposé dans son quartier, et surtout dans sonhôtel, pour lui rendre la vie douce, facile et heureuse, oumême pour l’empêcher de faire acte deprésence au cours : le moyen, il y a des hôtelsqui ont un estaminet.

D’autres pourraient donner l’idéed’un phalanstère, tel que le comporte lasociété actuelle ; ceux-là jouissent,outre leurs six étages, d’un cabinet de lecture,d’une pension bourgeoise au rez-de-chaussée,café et jardin sur la cour, d’une salled’armes, d’un tir à la cible,d’un épicier, d’un bureau de tabac,d’une salle de conférence ou derépétition, de quelques grisettes, etd’une Sorbonne à la portée du trait. Onpeut y être tout à la fois étudiant endroit, en médecine, artiste polyglotte, ferrailleur,gastronome, homme politique, et mauvais sujet.

Pénétrons maintenant dans ce dédaleétiqueté, numéroté,émaillé d’étudiants qui nele sont qu’à demi, ou même qui ne lesont pas du tout, où tant de jeunes existences vivent dansun délicieux pêle-mêle, depuis le doyendes étudiants dont l’éternelle jeunessefleurit encore à cinquante-cinq ans, et qui s’estétabli à demeure sur un terrain de transition,jusqu’au pigeonneauéchappé depuis peu du colombierpaternel.

Ce qui caractérise l’étudiant cen’est pas la grisette au tartan tramé soie etcoton, les 1200 fr. d’appointementsimposés par le rigorisme de la famille, l’usageconsacré par la tradition d’en consommer le doubleen orgies, dont un créancier se souvient longtemps ;l’étudiant, c’estl’hôtel garni lui-même, comme lesTuileries sont la royauté, le Palais-Bourbon ladéputation. Le royaume de l’étudiantexpire aux limites de l’hôtel garni. Mais quel artd’être chez soi il y déploie, comme ils’empare complétement de ce domaine !L’étudiant s’est fait une douce habitudede n’avoir la propriété de rien, maisla possession de toute chose ; c’est en quoi il a grand soinde se distinguer des maris.

L’étudiant marron vit dans sesmeubles, n’a presque pas de dettes, jouit de quelquesavances, et est mis au ban de l’hôtel garni.

Du reste, rien n’est plus varié que la physionomiedes hôtels garnis du quartier latin : Dis-moi qui tu habites,je te dirai quel étudiant tu es.

Il y a l’hôtel bon genre,où les parquets sont cirés, oùl’on brûle de la bougie, où les femmesportent chapeau, où l’étudiant,généralement en droit, est censéposséder un domestique. Les valets y sontobséquieux, et reçoivent des pour-boire enargent. Le maître d’hôtel est celui dontla physionomie a créé un emploi authéâtre Français. Il y a des moeursdans cet hôtel, mais il faut y mettre le prix.

L’hôtel Thébaïde.C’est un hôtel situé quelque partà la hauteur de Saint-Jacques-du-haut-Pas, de la rueNeuve-Saint-Étienne-du-Mont, ou au troisièmeciel. On y rentre à neuf heures du soir ; on y est séminarisétoute la journée par compensation. C’estlà que règnent les petits soins, les attentionsdélicates, les dîners servis à point età heure fixe, les points de couture aux chemises, auxhabits, les bottes religieusement cirées ;l’étudiant y est repris et reprisé avecune constante abnégation ; on lui enseigne àménager sa bourse et son paletot ; un contrôlepieux s’étend sur sa conduite et sur son trousseau. Lepaisible habitant de cet hôtel rangé se faitremarquer par une teinte de religiositéchrétienne et patriarcale, se nourritd’échaudés et de M. de Sainte-Beuve,assiste aux sermons de l’abbé Ravignan ; le prixMontyon vient le trouver dans son presbytère drolatique. Cetétudiant ne choisit point le chemin le plus court, encoremoins le chemin de traverse ; il s’endort en rêvantle chemin du ciel. Il est vrai qu’à cette hauteur,sur le pinacle de la montagne Sainte-Geneviève, on en estpresqu’à moitié chemin.

L’hôtel champêtre.Il est habité par les naturalistes des deuxécoles : on s’y applique à fairefleurir les études et la végétation,le code civil et la clématite. Il y a un jardinpeuplé de marronniers, de chèvrefeuille et devigne sauvage ; des arbustes exotiques, peints à la fresque,forment dans le lointain des paysages et des murailles, des horizons àsouhait pour le plaisir des yeux.L’hôtel champêtre aété inventé pour adoucir les moeurssauvages que l’étudiant contracte dans lesestaminets de Paris.

L’hôtel bon genre estsitué dans la rue de Seine, et juxtaposé aufaubourg Saint-Germain, dont il fait partie ; les deux autresavoisinent des établissements religieux. Portons maintenantle scalpel de l’anatomiste dans les fibresintermédiaires de notre sujet.

Il y a l’hôtel à crédit.L’étudiant y vit sur sa réputation :Bonne renommée vaut mieux que bons appointements.Dûment cautionné par de bellespropriétés au soleil, mettant au nombre de sesespérances un diplôme, un contrat, la mortd’un oncle, l’étudiant donne desbanquets gratis dans son Eldorado ; on lui paye sa blanchisseuse, sesports de lettres, les cigares de la Havane ; il y reçoit sesfournisseurs et ses lettres de change sans bourse délier.Cet étudiant n’a pas de bourse, mais il a unhôtel, et presque un intendant ; il aime àcrédit, et traite, comme tous les chevaliers de Dancourt,les marquis de Molière, de Le Sage, au compte de sonpropriétaire. L’étudiant àcrédit s’éloigne rarement de sonhôtel ; s’il voyage, ce ne peut êtrequ’aux rives prochaines : ses promenades sontlimitées par ses besoins.

L’hôtel dont le propriétaires’entend avec la police pour prévenirtoute espèce de désordre, d’infractionaux règlements qui régissent les hôtelsgarnis. L’hôtel se personnifie en lui.C’est un homme qui professe une sorte defétichisme pour l’ordre établi ; toutconfit en son maire et en son adjoint, il vous demande vos papiers avecune promptitude méticuleuse, connaîtbientôt les livres que vous lisez, vos penséessecrètes, les cafés auxquels vous êtesaffilié. Du reste, l’hôtel est bientenu, parfaitement verni, les paillassons bien policés ;l’ordre public y est le garant de l’ordreprivé. On s’y couche à minuit privatim, ce quientre encore dans la consigne de la maison.

L’hôtel dont le propriétaires’entend avec la police pour touttolérer. La visite domiciliaire y est garantie. Cethôtel est né de la révolution dejuillet, du relâchement des moeurs, des théorieslibérales disséminées un peu partout ;la liberté y prend volontiers les allures de la licence : onn’y rentre pas passé six heures du matin. Le saintAntoine qui a choisi cet hôtel à son insu, et quile conserve par délicatesse, y est exposéà toutes les tentations qui peuplèrent laThébaïde sous le crayon de Callot. On y rencontredes bayadères dans les couloirs, on entend des chants desirène à travers les cloisons, Circé ydonnent des soirées arrosées de punchà toute heure indue, le démon des illusionspaïennes circule dans les corridors,Télémaque y poursuit son Eucharis àchaque degré ; on y est Horace ou Juvénal, auchoix. Le portier de cet hôtel est un passe-partout, lepropriétaire une souche d’honnête hommequi ne sait, qui n’entend rien, qui veut qu’ontrouble le repos de son hôtel, pourvu qu’on netrouble point celui du gouvernement.

Enfin, il y a l’hôtel sans caractère,celui où vivotent les masses, où le repos estprotégé par le travail,l’indépendance par larégularité même des habitudes :c’est l’hôtel normal, taillésur le patron de l’immense majorité desétudiants, institué physiologiquementd’après une étude approfondie de sesbesoins matériels et moraux ; on y soupçonneà peine l’existence d’unrèglement, tant la vie elle-même y est bienréglée. Cette population, calme et laborieuse, ypeut vivre d’une existence toute intellectuelle. Le services’y fait régulièrement,l’entente du détail uniforme, sans monotonie, estle cachet spécial de la maison ;l’étudiant se soumet sans murmure à unrégime d’une régularitémonastique. On ne s’étonne point de ne lui voirfaire qu’une faible dépense. Il n’a pasbesoin de se cacher de sa ménagère et de sonportier pour pratiquer avec dignité et convenance ce quiexclut toute idée de noblesse et de distinction,c’est-à-dire une foule de privations volontairesou forcées. On le sert sans spéculer sur sesminces revenus ; on ne le traite pas en prince, mais, en revanche, onlui conserve en tout et partout les égards dus àun simple particulier. Là, il est complétementétudiant, et ne saurait l’être ailleursau même degré.

L’hôtel garni est le spécimend’une vie qu’on pourrait appeler suffisante. Le prixde sa chambre donne la mesure des facultéspécuniaires de l’étudiant : ce prixvarie, dans le même hôtel, depuis quarantejusqu’à six francs. Six francs ! pour loger tantde jeunes désirs, tant de vagues espérances, depoétiques enivrements !

Il est vrai que l’étudiant à six francsne loue guère que le dehors de sa mansarde. Là,sur un fauteuil qui a dû être de mode au temps demadame de Pompadour, ou plutôt accoudé sur safenêtre, il écoute mourir les derniers bruits dela ville dans une rêverie qui n’est pas sansbonheur.

Du reste, le mobilier est le mêmepartout, quant au fond ; la forme seule varie, depuisl’acajou jusqu’au simple bois de merisier (lepalissandre, le citronnier, sont généralementinconnus dans le quartier latin). Il se compose de deux chaises,d’une simple table,d’étagères portant le nom debibliothèque, et d’un lit bien chétifet bien dur pour l’étudiant à sixfrancs par mois, sans feu.

On a beau être pauvre, on n’en est pas moinsétudiant et jeune. N’est-ce rien qued’être servi pour un prix modique avec unerégularité que le riche n’obtientpresque jamais de sa livrée, que de n’avoir pointà commander, à se faire obéir etdétester ; enfin, d’être quelquefois sonpropre serviteur pour être mieux obéi ? On ne louenulle part, comme dans le quartier latin, une chambre où ladépense est prévue, oùl’hôte est attendu d’avance, servi selonles besoins qu’il a, et même selon ceuxqu’il n’a pas, entouréd’égards autant pour sa personne que pour saqualité. Allez dans un hôtel garni du quartierlatin, vous y serez reconnu si vous n’êtes pasétudiant.

Le grenier de Béranger, qui n’étaitqu’une mansarde, n’a pas dûêtre situé topographiquement autre part que dansun hôtel garni du quartier latin ; mais on en cherche en vainles traces derrière soi quand on adéménagé depuis longtemps pour avoirun hôtel à soi, que l’on croit beaucoupplus solide que le premier. Et avant Béranger, lepoëte latin n’a-t-il pas dit :

Linquatellus et domus,
Et placens uxor.


Voilà ! le trépas est un terme qu’onpaye à la nature, et la vie, un hôtel garnid’où la mort nous donne congé !

                       L. ROUX.