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FRIÈS, Charles(18..-18..) : Le conducteurd’omnibus (1841). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (23.VI.2010) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. LE CONDUCTEURD’OMNIBUS par Charles Friès ~ * ~ C’EST une triste destinée que celle du conducteur d’omnibus. D’un bout de l’année à l’autre, on le voit, rivé à son marche-piedcomme le forçat l’est à sa chaîne, poursuivre son éternel pèlerinage àtravers les mêmes rues, les mêmes quais, les mêmes boulevards. La pluie, le vent, le froid, la grêle, rien n’arrête dans sa course cejuif errant d’un nouveau genre. Pour lui, jamais de répit ! Marche !Marche ! tel est le cri qui bourdonne sans relâche aux oreilles de cemalheureux qu’on a plaisamment qualifié d’image vivante du repos dansle mouvement. Etrange paradoxe ! car il n’est pas sous le ciel d’existence plusoccupée, plus laborieuse et qui soit semée de plus de tribulations quela sienne. – A la bonne heure, me direz-vous, mais il est sans doute largementrétribué. – Du tout, il n’en est rien ; son traitement est des plusmodiques. Travaillant tout le jour, et même une partie de la nuit, ilreçoit à peine le salaire du moindre manoeuvre. Aussi serez-vous biensurpris d’apprendre que, pour parvenir à exercer ce métier pénible etingrat, on trouve autant de difficultés à vaincre, autant de rivaux àécarter, que s’il s’agissait d’une place d’employé dans un ministère oud’auditeur au conseil d’État. Celui que des revers de fortune, l’inaptitude pour une professiondifférente, ou toute autre raison, obligent à chercher du service commeconducteur dans cette administration, qui avait jadis pris pour devise: l’industrie féconde l’industrie, doit d’abord se faire recevoirsurnuméraire. Cette faveur insigne ne lui sera accordée que s’il estvigoureusement épaulé par les gens les plus recommandables, et après,toutefois, qu’il aura satisfait à toutes les conditions de l’ordonnancede police concernant les conducteurs de voitures dites du transport encommun. Une fois admis, le néophyte est invité à verser un cautionnement de 200fr., dont on juge superflu de lui payer les intérêts, et qui lui serad’ailleurs restitué aussitôt qu’il exprimera le voeu de se démettre deses fonctions. Il lui faut ensuite songer à son équipement. S’il n’a pas les fondsnécessaires à cet usage, l’administration se charge de le fairehabiller, en se réservant de retenir plus tard tant par semaine sur sesappointements, jusqu’à ce qu’il se soit libéré envers elle. Maintenant que la plaque de métal brille sur la poitrine de notrehomme, qu’il a revêtu son habillement de drap bleu, composé, comme voussavez, d’une casquette polonaise, d’une veste avec quelques broderiesd’argent au collet, et d’un pantalon garni de basane, – costume qu’ilporte invariablement dans la canicule et par la gelée la plus âpre, –il peut commencer sa nouvelle carrière. A cet effet, il se rend tousles matins à l’un des dépôts qui lui est assigné, afin de remplacer,au besoin, celui des conducteurs en pied (titulaires), qui ne répondpas à l’appel. De même que ce dernier, il touche pour chaque jour detravail 3 fr. 25c., desquels il faut retrancher 15 cent., consacrés parlui au brossage de sa voiture. Ajoutez à cela les amendes, les suspensions ou mises à pied, et vous conviendrez avec moi qu’àmoins d’avoir quelque inscription au grand-livre, on ne saurait guèrese permettre un pareil état. Pendant tout le temps de son noviciat, dont la durée est de six, huitmois, un an et quelquefois plus, le surnuméraire voyage indistinctementdans toutes les directions ; il n’a pas de ligne attitrée. Passe-t-il en pied ? il procède d’une autre manière, et se voit contraint derester fidèle à la même ligne, qui est toujours une des plus longueset des plus fatigantes ; celles plus courtes, et où il y a moins detracas, revenant de droit aux employés les plus anciens. A présent, nous allons, si vous le voulez bien, suivre le conducteurdans une de ses courses. Pour cela, transportons-nous en imaginationdans le premier omnibus venu ; prenons, par exemple, celui qui, partantde l’Odéon, va nous conduire jusqu’à la barrière Blanche, en traversantParis dans presque toute sa largeur. Le chef de station a reçu le matin sa minute, c’est-à-dire l’heure dedépart de chacune des voitures desservant la ligne à laquelle il estattaché ; attaché est le mot, car il ne peut sous aucun prétexte,s’éloigner un seul instant de son bureau. Il faut qu’il soit toujourslà pour porter sur son registre le nombre des voyageurs payants etcelui des correspondants amenés à chaque course, pour écouter lesréclamations des personnes qui auraient quelque plainte à former contreun conducteur, et surtout pour veiller à ce que les départs se fassentde la manière voulue. A un coup de sifflet parti du bureau, le cocher, alerte aucommandement, s’élance sur son siége et fouette ses chevaux, aprèss’être préalablement attaché au bras gauche le cordon qui luitransmettra les ordres du conducteur, lorsqu’il faudra suspendre lamarche ou la continuer. Le conducteur est muni de sa feuille de route, dont la perte luivaudrait une amende de 2 fr., et sur laquelle est inscrite l’heureprécise où il a quitté la station, afin que le chef de la stationopposée puisse vérifier si le parcours a été franchi dans le tempsdonné. S’il ne veut pas encourir la peine d’une amende de 50 cent., leconducteur doit, en montant sur le marche-pied, accrocher, à côté du cadran, un petit écriteau indiquant combien il a déjà fait de coursesdans sa journée. Dans la semaine, le nombre des courses varie, suivant la longueur des lignes, de seize à vingt ; les dimanches et les jours de fête, onaugmente parfois ce nombre, sans ajouter pour cela de nouvellesvoitures, mais en accélérant la marche, ou, pour me servir du termetechnique, en chassant davantage. D’après ceci, il est clair, pour quiconque connaît un peu son Paris,que le conducteur fait chaque jour une promenade d’au moins vingt-cinqlieues ; au bout d’une année il a donc parcouru, en tournant sans cessedans le même cercle, l’énorme distance d’environ dix mille lieues. Ontrouverait difficilement, je crois, quelqu’un dont on pût en direautant. Attention, je vous prie ! voici venir pour le conducteur l’acte le plusdélicat de sa charge. Il s’agit de faire fonctionner cette mécaniqueingénieuse appelée cadran ; symbole éclatant d’égalité sur lequel leriche et le pauvre sont cotés au même taux, et que beaucoup de forthonnêtes gens prennent encore pour une horloge. Malheur, malheur àlui s’il omettait de sonner un voyageur ! rien au monde ne sauraitl’excuser. A la première faute de ce genre, il est frappé d’une amendede 5 francs ; à la seconde, l’amende est doublée, et, à la troisième,il est irrévocablement renvoyé. – Eh ! mais, quel est ce monsieur, à la redingote hermétiquementboutonnée, au chapeau de cuir verni, qui vient tout à coup de s’abattresur le marche-pied, avec la rapidité du vautour fondant sur sa proie ? – C’est un inspecteur ambulant, une mouche, comme on les appelle, quia pour mission de s’assurer si le nombre des voyageurs correspond auchiffre indiqué sur le cadran. Après avoir acquis la certitude que leconducteur n’est pas en fraude, il se fait exhiber la feuille de route,y appose son visa au moyen d’un timbre, – le tout sans proférer unesyllabe, – et disparaît comme il est venu. Tous les voyageurs ont été scrupuleusement sonnés ; le conducteur setrouve ainsi responsable du prix de chaque place. ........................................... Déjà nous apercevons les arbres du boulevard extérieur : nous ne sommesplus qu’à une portée de pistolet de la barrière. Ici seulement leconducteur peut, sans s’exposer à être puni, quitter le marche-pied, ets’asseoir sur la banquette. Enfin nous arrivons à la station. – Il va porter sa feuille de routeau chef du bureau, remonte son cadran, et se tient prêt à partir aupremier signal. – Est-il parvenu à sa dernière course ? Ne croyez pasqu’il soit au bout de ses peines. Il lui reste encore à se rendre au dépôt, afin de verser sa recette entre les mains du comptable. Cette recette varie, suivant la bonté des lignes, depuis 35 jusqu’à100 francs ; elle dépasse rarement ce dernier chiffre. Passons maintenant au chapitre des gratifications réservées auconducteur. Si, pendant une année entière, il n’a pas mérité la moindre réprimande,la plus petite amende, s’il n’a pas été une seule fois mis à pied,s’il a toujours été poli avec ses chefs, et qu’aucune plainte du publicne se soit élevée contre lui, il reçoit alors une gratification de 20,30 ou 40 francs, qui lui sont retenus pour ses frais d’habillement. Voilà les seules récompenses auxquelles il puisse prétendre, car iln’est pas pour lui d’avancement possible, pas de pension à espérer poursa vieillesse ! Ce qui peut lui arriver de plus heureux, après delongues années de service, c’est d’obtenir une place de chef destation : c’est là son bâton de maréchal. Et notez bien qu’une foispromu à cette charge, ses appointements restent les mêmes qu’auparavant; seulement, n’ayant plus de fonds en maniement, il est débarrassé detoute responsabilité. Eh bien ! qu’en dites-vous ? Est–il un sort pire que celui-là, et ne devons-nous pas quelque pitiéau pauvre conducteur d’omnibus ? CHARLES FRIÈS. |