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ROUX, Louis(18..-18..) : Le porteur de journaux(1841).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (26.IV.2011)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 
LE PORTEUR DEJOURNAUX
par
Louis Roux

~ * ~

POUR donner à la pensée écrite cette vitesse demouvement inhérente à toute pensée quotidienne, et qui surprendrait dela part d’un conducteur électrique, un homme s’est rencontré rapide,comme la conception elle-même ; un homme qui n’a qu’une heure, qu’unmoment, qu’une seconde dans sa journée, mais qui est toujours attendu,et qui revient toujours frapper à toutes les portes. A l’exclusion descréanciers et des amis intimes, il a le privilége de les trouvertoutes ouvertes, et la mauvaise habitude de n’en fermer aucune. Cethomme, vous n’avez nulle raison de lui interdire l’entrée de votremaison, et il en a mille pour s’y présenter. Ne faut-il pas que voussoyez informé que tel ministère qui existait hier n’existe plusaujourd’hui ; que M. un tel, qui avait cent coudées la veille, est lelendemain à peine visible à l’oeil nu ; que telle actrice, qui, hiersoir en votre présence, a fait fiasco, ce matin se trouve avoirchanté comme une sirène, et épouse un prince russe, jaloux d’enlever àla scène un si beau talent. Voir paraître le porteur de journaux,n’est-ce pas vivre deux fois ? n’est-ce pas revenir sur ses impressionsd’hier, douter de ce qu’on a vu, senti, éprouvé, et commencer ànouveaux frais l’existence de la veille ? Le porteur de journaux changeà chaque instant, et c’est pour cela qu’il est éternel comme lesvaudevilles de M. Scribe, au physique maigre et efflanqué comme undiscours de réception à l’Académie ; il apparaît et passe aussitôt,étoile filante de la presse et de la renommée.

Le porteur de journaux est un homme incompris, qui jette sa nouvelle etqui s’en va, qui ajoute chaque jour une colonne ou deux à cette sériede feuilletons destinée à rendre précieuse, au bout de dix ans, lacollection des journaux quotidiens. (Les journaux d’aujourd’hui sontcomme les vins de choix, il leur faut plusieurs années de feuille.)Le porteur de journaux court comme l’étincelle, il va et bouleversetout en criant : La suite au prochain numéro.

Confiez-lui de nouvelles gloires, de nouveaux vers, de nouvellesharmonies, tout ce qui vieillit en un jour avec la prétention de vivreà jamais : le porteur de journaux fait fleurir toutes les renomméesfraîches écloses, et s’éclipse avec celles qui commencent à s’éteindre.Il est impassible comme un homme chargé d’une grande justice politique,et rendant toujours la même.

Cet homme fabuleux, qui va d’une main tendant un journal récemment munide ses enveloppes, honneur que l’on rend aux momies même ! de l’autresoutenant sa bricole, qui peut passer, avec raison, pour celle du charde l’État ; c’est, en style de l’Empire, le message boiteux du Parnasse; c’est l’incarnation d’une nouvelle forme, la symbole d’une nouvellereligion, le journal fait homme.

Les journaux vont vite, dit la ballade, le porteur de journaux va plusvite encore : il faut qu’il arrive avant son journal ; il faut qu’il semontre partout en même temps, tous les abonnés ayant un égal droit àrecevoir les uns après les autres le même journal.

La Bruyère a cru dire une nouveauté en écrivant : « Le nouvelliste secouche le soir tranquillement sur une nouvelle qui se corrompt la nuit,et qu’il est obligé d’abandonner le matin à son réveil. » Nous avonsbien progressé depuis, la nouvelle se corrompt bien plus vite, et leschoses se savent bien plus promptement. Pour obvier à cet inconvénientdu fait Paris, le porteur de journaux, semblable en cela au pieuxÉnée, se lève de très-grand matin, ou se couche très-tard, selon lebesoin de ses abonnés. On peut ne pas lire celui du matin, il y en auraun autre le soir pour redire les mêmes choses en moins, et pourcompléter ce qui, de sa nature, ne peut être complet, pour être portéenfin par le même homme, un géant qui a les bottes du Petit-Poucet.

Le porteur de journaux part comme un trait, et entre comme une bombedans un cabinet de lecture. Il intéresse la curiosité sans lasatisfaire ; il laisse ici une plume de son aile, et vole là en déposerune autre. Il fait un pair de France à un étage, et annonce à un autrela faillite d’un pauvre diable qui n’en peut mais, ce qui fait qu’àleur réveil les deux locataires sont salués bien différemment par leurconcierge, autant qu’un concierge puisse l’être encore d’un hommefailli ; il court ressusciter l’espérance dans l’âme d’un auteur quivoit naître avec le feuilleton du jour l’aurore de sa renommée.

Le porteur de journaux doit de ces compensations à ceux mêmes quialimentent son industrie, car on pense pour lui quand on pense, onécrit pour lui toujours ; c’est pour le porteur qu’on met sous presse,pour les abonnés jamais.

Le porteur de journaux conserve une espérance. On lui a dit que lejournal devait prospérer, et le porteur de journaux prospère ; il voitcroître en perspective le nombre de ses abonnés, il est aux pièces,et ne reculera jamais devant l’ouvrage, dût-il sillonner Paris danstous les sens, devenir ce juif errant, ce fantôme qui est partout etnulle part en même temps.

Avant qu’aucun abonné ait songé au journal du lendemain, ou se soitsouvenu de celui de la veille, le porteur de journaux assiége déjàson bureau, recueillant le premier la manne du désert ; impatient degagner sa journée avant de l’avoir commencée, il y va et il y revient.Se faisant arme de tout, tantôt c’est un foulard qu’il exhume pour lemettre au service de la publicité, tantôt c’est l’envergure d’un brasd’Encelade qu’il courbe à cet usage ; malheur aux journaux qu’il peutloger dans son gousset de montre.

Il sait d’avance toutes les stations qu’il doit faire sur son chemin,le secret de toutes les portes, l’humeur de tous les concierges, lespierres d’achoppement qu’il peut rencontrer sur sa route ; il se taxe àl’heure, à la minute, et y renchérit toujours de vitesse sur son propremouvement. Jamais attardé, jamais malade ou même indisposé,éprouve-t-il un malaise, il l’ajourne ; une migraine, il la repasse àl’abonné.

Fontenelle a dit, je crois, de la curiosité : « C’est la plus matinalede toutes nos passions » ; on pourrait ajouter qu’elle est la plusvivace, la plus insatiable ; elle renaît sans cesse des journaux quil’entretiennent. On a un journal aujourd’hui pour en avoir un demain ;c’est à celui-là qu’on s’abonne ; il a le charme de l’inconnu, qui, detoutes les choses de ce monde, est la plus charmante ; c’est par elleque le porteur de journaux existe, et qu’il est sans cesse attendu.

Aussi nul n’a la croyance de sa mission comme le porteur de journaux,nul ne sait comme lui l’intérêt qu’il inspire, la terreur qu’il sème,l’espoir qu’il ressuscite, l’émotion qu’il éveille, la passion qu’iléparpille, le drame qu’il jette au hasard, nul ne grandit chaque jourcomme lui : vires acquirit eundo. Le porteur de journaux a le sort deces planètes obligées de graviter autour du même astre, sans s’écarterd’une seule ligne, sans avoir de mouvement qui leur soit propre, ou ledroit de se reposer une seconde, de retarder d’un seul instant leurapparition.

On s’arrache les journaux qui tombent de la main du porteur. Qu’ilssont intéressants avant d’avoir été lus ! qu’ils ont de charme quand onles ouvre ! qu’ils renferment d’illusions quand ils renferment quelquechose ! qu’ils sont attachants quand ils doivent l’être ! Après lapremière ouverture d’un journal quotidien, tout est su, tout estcommenté, tout est vu, analysé et jugé. Le porteur disparaît à peine,et l’émotion cesse sous ses pas, le charme se dissipe, l’illusions’évanouit. On s’aborde : « C’en est fait, elle est condamnée. -Condamnée ! et à quoi ? - Eh, parbleu ! aux travaux forcés. - Ilsl’auraient osé ? - Que n’ose-t-on pas de nos jours ? - Pauvre femme !pauvre faible femme ! - J’excuse son crime. - Je plains son malheur. -Quel grand exemple ! - Quelle atroce punition ! - Lisez-vous le journal? - Non, cela me suffit. » Et cet homme qui s’était levé pour lire lejournal s’en retourne sans l’avoir ouvert. Le journal le plusintéressant est celui qu’on ne lit jamais, tant il est vrai que lapublicité ne s’applique qu’aux petits drames, aux petits intérêts de lavie humaine. Ce que l’on sait, a-t-on besoin de le lire. Un livre n’estjamais acheté, pour peu qu’il soit su de tous et qu’il ait paru tropintéressant.

Le porteur de journaux n’a fait que paraître et disparaître, et iln’est déjà plus bon à rien ; c’est un de ces héros, ou hérauts adlibitum, qui ne vivent qu’un moment, mais qui renaissent tous lesjours. Il répond à ce grand mot, la presse, qui cesse à chaqueinstant de représenter la même idée, et il a pour véhicule l’actualité.

Si l’Évangile n’est plus prêché en plein air, si l’on ne crie plus lavérité par-dessus les toits, si notre Credo de chaque jour circulecomme l’air, se produit comme la lumière du gaz ou du soleil, c’est auporteur de journaux que nous devons ces phénomènes.

Dévouement ambulant, abnégation vivante, politique à pieds et à pattes,on voit le porteur de journaux, pour la moitié d’un petit écu, endossertous les systèmes, se faire le Sganarelle de tous les pouvoirs encrédit, le véhicule de toutes les doctrines, et faire de sa personne lapréface de ses impressions ; et il n’y a de sa part ni complaisancemaudite, ni coupable flatterie, ni basse adulation, ni fanatisme, niaveuglement : ce n’est pas une opinion qu’il porte, c’est un journal.L’Europe peut perdre à jamais son équilibre, le globe peut croulercomme tant de journaux ont croulé ou crouleront, il se tiendra debout,ou s’il succombe, impavidum ferient ruinæ.

Le porteur de journaux a une vie extrêmement privée. Il est à peineinscrit sur la liste des fonctionnaires publics : on croit qu’il ne l’ajamais été ; on le suppose sans but, sans lien social, lui l’élément leplus actif du monde moderne, l’aorte du corps politique ; lui quifait la société, on l’accuse de ne pas en être, et de vivre en bohémien.

Et il est vrai qu’après avoir fait sa distribution, après s’êtrepromené partout comme un messie, cet homme se couche ainsi qu’il plaîtà Dieu, avec plus de sang-froid qu’un ministre, avec plus de calmequ’un procureur, avec moins de millions et plus de gaieté,d’insouciance, qu’un agent de change.

Sans passions et sans préjugés politiques, sans préventionslittéraires, le porteur de journaux ignore complètement qu’il y ait unepolitique et une littérature, et que chacune de ses courses marque unpas immense dans la route du progrès qu’il représente en portant sonjournal.


                     L. ROUX.