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ANDRÉAS, (18..-18..): Les incomplets (1841). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (20.IV.2011) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. LES INCOMPLETS par Andréas ~ * ~ C’EST quelque chose de fâcheux, en vérité, que de naîtreborgne, boiteux, acéphale, de clocher, de se faire remarquer par unfront proéminent, des yeux sensiblement chassieux, un nez turgescent etcouperosé, des mains taillées dans des semelles d’hippopotame, etl’apparence de toutes ces difformités physiques rendue plus sensiblepar une paire de lunettes d’un vert foncé. L’homme incomplet est celuique la nature a moulé sur ce patron disgracieux, sans préjudice desembellissements de l’art dont la plupart des incomplets au naturelparaissent encore susceptibles au figuré. Les trois quarts de l’humanité se composent d’être incomplets qu’onpourrait considérer comme la négation du beau ; d’autres auxquels on asurajouté et qui, vu l’exagération de leurs formes, paraissent existeren partie double, et peuvent être pris comme l’affirmation du laid. Letype de la beauté physique est rare, dira-t-on, et ne se trouve guèreque dans l’Apollon du Belvédère ; en France, à l’état de copie, etailleurs comme divinité mythologique seulement. Je le veux bien. J’ajouterai même qu’une fée difforme, la fée Bancroche, semble avoirprésidé à la naissance des myriades d’êtres qui parsèmentl’anthroporama de Paris. La nature elle-même est peut-être incomplète ; mais est-ce une raisonpour mettre en relief ces disparates choquantes dont l’homme physiquese trouva affligé par les mensonges de l’art du tailleur, et lesparadoxes bourrés de coton dont chacun enveloppe son corps d’homme oude femme ? De là naît une autre espèce d’incomplets : les incomplets ducostume. Le beau n’est que relatif. Partant de ce principe, l’homme incomplet se crée un idéal de toilettedans les régions équatoriales où le lion secoue sa crinière frisée parDelignou. L’homme incomplet possède un fer à friser, des bottes àéperons, un cure-dent perpétuel et douze cents francs d’appointements.Il se crée là-dessus une lithographie qu’il n’atteindra jamais. Ilcommence par un chapeau de castor plus ou moins neuf, et finit par desbottes veuves de leurs semelles ; exemplaire contrefait de la Gazettedes modes, de feu M. de la Mésangère, le complément de sa toilette estresté chez le chemisier, son gilet chez la spécialité du genre. Lafortune l’établit possesseur d’un habit qu’il lustre avec une brossehumectée. Il s’affuble d’un nom qui date des croisades, et stationne,aux heures de la digestion seulement, au perron du café de Paris, encompagnie d’un cigare incomplet. Paris a des incomplets à tous points cardinaux de sa rose des vents.Tel pourrait être à peu près complet dans sa sphère, qui en rêve uneautre à cent kilomètres (mesure nouvelle) des limites du possible. De là ces expressions qui jugent l’homme : « Il est assez bien faitpour un clerc d’huissier. » Après des efforts inouïs, des précautionshyperboliques, un homme trop complet pour un commis voyageur rentredans les incomplets dès que son luxe et ses appointements le portent às’initier aux us et coutumes du Jokey-Club. Voilà ce qui nous perd, legénie de l’imitation qui produit les incomplets. Entre une rue et une autre, un homme perd sa raison d’être ; lesrapports de son existence se trouvent changés. Un fashionable duboulevard Saint-Denis s’éclipse à la hauteur du café de Paris. La province copie toutes les modes en les exagérant ; elle s’empare des poignards, épreuves après la lettre d’un habit manqué. On n’est pascomplet en province ; l’idéal n’y existe même pas à l’étatd’observation. Les erreurs de coupe que Paris se permet quelquefoissont mises sur le dos d’un gant-jaune de Nîmes ou de Carpentras. Toutest beau, tout est complet, dès qu’on peut y mettre : « C’est pour laprovince. » Du moins la province ne songe-t-elle point d’avoir du génie; à Paris, le génie fait les incomplets. Vous trouverez des hommes immenses, des artistes dont le moindre coupde brosse embrasse l’humanité tout entière. Incomplets ! incomplets !Monnaie de Rubens, de Raphaël, de Léonard de Vinci ; ils ont au bout deleur pinceau un dogme, une idée chrétienne ou panthéistique, la formuleabrégée de l’humanité. L’artiste incomplet a une barbe qu’il cultive à l’exclusion de sesongles et de ses cheveux ; son costume n’est pas exempt despalingénésies sociales des époques qu’il est censé avoir étudiées. Ilse dessine des paletots inédits dans ses moments de loisir, et se créedes modes à l’atelier. L’artiste incomplet envoie au Musée cespersonnages formés de toutes pièces, ces bras mal attachés, ces têtesimposées à des torses qui menacent de les laisser choir. Apôtre d’uneécole incomplète, il donne dans le postiche et l’exagération de plusgrandes hardiesses du maître ; il se tient au-dessous du beau ; le plussouvent, il le dépasse. Coloriste forcené, il anéantit le dessin au nomde Rubens. L’artiste incomplet crée encore ces petites expositions,pavés lancés à la tête du jury. Le Musée s’ouvre à un petit nombred’hommes d’élite, qui viennent religieusement saluer l’aurore d’un artnouveau, et s’agenouiller devant l’oeuvre d’un messie incomplet. Cethomme, d’une portée séculaire, est encore une nullité auprès du poëteincomplet. Sublime rejeton de l’art poétique, le poëte incomplet existe comme uneprotestation contre l’anathème qui pèse sur le vers. Il porte la croixde l’hémistiche sur le Golgotha, désert de la poésie. Sa penséeincomplète se trahit au milieu d’une strophe, par un vers éclopé, parune rime boiteuse, par un - transporté à la soixante et dix-huitièmestance d’un chant mélancolique. Il coule en bronze, dans sa stropheincandescente, le buste de V. Hugo, de Lamartine, de G. Sand, de PierreLeroux, de Xavier de Maistre ; mais ce qu’il adore surtout, c’estGreluchon, un autre incomplet. Il s’élance comme une comète dans lefirmament du vers de un pied et au-dessous. Les prosateurs ne sont àses yeux que des vers luisants du verbe, des crétins de l’adjectif ; ilnie la prose complétement. L’homme incomplet sous les bannières militantes d’Apollon et des musesn’est pas seulement l’expression d’un doute, il est encore le bourreaude sa propre personne. Holocauste toujours brûlant sur le trépied sacréde la poésie, livrant à tous vents sa mélopée incomplète, il s’abreuved’une satisfaction incomplète, en relisant ses sonnets incomplets. Lesâges seuls doivent le compléter comme Homère. Il souffre de toutes lesimperfections d’un siècle incomplet. Son chapeau est comme leromantisme, une forme sans fond ; les plus belles fleurs de poésiemeurent à peine écloses dans la serre chaude de son cerveau. Sesparoles sont l’incarnation d’une moitié de pensée dans une moitié derime. Il dîne au restaurant à vingt-deux sous, dîner incomplet. Son coeur, presque toujours trop plein d’émotions, est constamment à larecherche de la femme complète. Dérision ! La femme complète n’existequ’incomplétement. L’espèce incomplète de la femme se distingue par de beaux traits et desdents d’un émail douteux, des cheveux en manteau de roi, coiffés d’unchapeau feuille morte ; un galbe parfait, qui ne ressort jamais mieuxque sous un paletot pilote ; ses traits ont une grâce virile quin’exclut aucune des poésies de la femme. L’esprit a ses coudéesfranches avec elle, quand il s’aventure jusqu’à mettre le pied dans sonsanctuaire, et dans ses moments de familiarité intime, l’amour laisseéchapper à ses pieds ce mot brûlant : « Bonjour, mon garçon. » Son âmese replie comme un beau lis au souffle desséchant de l’égoïsme. Elle aun coeur, et quel coeur ! Ses illusions se sont effeuillées une à une ;elle a perdu ses croyances, son ignorance primitive. Elle a mis sesplus beaux châles au Mont-de-Piété. Son fond d’amour incompris estméconnu. Elle marche le front dépouillé des grâces de la jeunesse, maiscouronné des roses de l’âge mûr. Sombre et mélancolique comme la nuit,elle s’entretient avec les étoiles, ses soeurs, et fume des cigarettesjusqu’au lever du jour. Son front ne s’anime plus d’une touchanterougeur, mais elle conserve l’empreinte des passions profondes qui ontagité sa vie. Elle comprend l’amour, le dévouement, elle comprend lesacerdoce, la poésie, la souffrance, l’expiation. La femme incomplètequitte l’expiation pour s’attacher à la souffrance, jusqu’à ce que lapoésie vienne l’arracher à un mythe incomplet ; le nouveau Dieu feraplace à un autre, jusqu’à ce que l’Olympe et le paradis soient épuisés.La femme incomplète n’a jamais qu’un amant à la fois, mais cet hommeest tout pour elle, jusqu’à ce qu’un dieu encore inconnu soit beaucoupplus. La femme incomplète est une muse inédite ; quand elle parvient àrencontrer un coeur naïf, elle l’enveloppe dans les lugubres voiles desa pensée ; elle l’associe à ses désenchantements, aux mille bonheursqu’elle n’a pas ; elle le promène dans le désert de son âme ; elledevient pour lui une terre promise, et elle jette aux brûlants désirsdu jouvenceau la manne de quelques caresses virginales. On finit parmourir de cet amour-là. Le malheur de cette femme, c’est de s’êtreposée, comme mythe des perfections de son sexe, une individualité delettres dont elle est la charge incomplète. Voilà le monde ; un abrégé bizarre de choses incomplètes où la fortunen’a que des demi-sourires ; l’amour, des joies incomplètes ; la poésie,des jours de souffrance ; où la vertu n’existe qu’à demi. Encore est-iljuste de remarquer qu’au sujet de tout ce que le monde présented’incomplet, rien n’est moins complet que cet article. ANDRÉAS. |