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ACHARD, Amédée(1814-1875): Le colporteur (1841).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (22.IV.2011)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 
LE COLPORTEUR
par
Amédée Achard

~ * ~

FENIMORE Cooper, ce grand poëte égaré chez un peuple de marchands, afait un beau livre avec un colporteur. Son colporteur, à lui, était unespion, et personne de ceux qui lisent n’a oublié la pittoresquephysionomie d’Harvey Birch, ce fidèle partisan de l’indépendanceaméricaine.

Bien que le colporteur, en France, dans les temps légaux et tranquillesoù nous vivons, ne soit pas souvent mêlé aux hasards d’uneinsurrection, et ne songe guère à jouer un rôle politique, il ne laissepas que d’avoir encore une figure originale et curieuse. La nouvelle nedédaigne pas de le transplanter tout vivant dans ses pages, et lemélodrame le coudoie en passant. Or, soyez assuré que lorsque le drameet le roman s’emparent d’un personnage, ce personnage, quel qu’il soiten apparence, a un caractère et une existence poétiques.

On ne voit guère de colporteurs aux environs des grandes villes. Qu’ypourraient-ils faire ? Le petit mercier leur ferait une trop rudeconcurrence avec son magasin enjolivé de rubans dans la grand’rue dubourg voisin. Autour des centres de population, on aime à se servir surplace, sans attendre le passage d’un marchand ; le voisinage desvilles, d’ailleurs, rend exigeant ; on veut l’étoffe nouvelle, lebonnet à la mode, et le colporteur, qui porte toute sa fortune sur lui,comme Bias, le philosophe grec, ne pourrait guère satisfaire auxcaprices des coquettes villageoises. Il ne faut pas confondre lecolporteur avec le marchand forain, qui traîne après lui une voitureabondamment pourvue de toutes sortes de marchandises, va de ville enville, hante les foires, fréquente les marchés, et fait parfois uncommerce étendu. Tout le matériel du colporteur, au contraire, tientdans une balle, sur son dos ; il marche à pied, s’approvisionne là oùles marchands forains vendent, et resserre tout son négoce entre lesfrontières d’un arrondissement. Toute son ambition se borne à réaliserchaque jour un modeste bénéfice, à voir grossir à la fin de l’année lapetite somme précieusement gardée dans une longue bourse de cuir, à sereposer, quand l’âge aura courbé sa taille, dans une humblemaisonnette, avec un petit champ qu’il achètera aux portes du hameaunatal. Voilà son rêve, son paradis, son Éden. Ses espérances ne vontpas au-delà, et pour les réaliser, chaque soir il prélève sur sesbesoins, chaque matin il recommence son éternel pèlerinage, chaque nuitil établit, en s’endormant, le bilan de l’avenir. Son existence estsobre, patiente, courageuse ; l’heure du repos ne sonne pas toujoursavec l’heure de la fatigue ; quand il s’arrête, c’est qu’il a tout fini; si la journée n’était pas close, il se remettrait en marche, sanscraindre la pluie qui fouette les arbres du chemin, malgré l’orage quiillumine l’horizon, malgré la nuit qui assombrit la campagne. Que luiimporte le gîte ! Il sait qu’à sa voix la chaumière du paysan et lacabane du bûcheron ouvriront leurs portes ; partout il est connu ; àquelque heure qu’il frappe, on lui répondra ; l’asile qu’il demande, onle lui donne. S’il a faim, il s’assoira à la table commune, où mangentle maître et les valets ; s’il n’y a pas de lit, il y aura toujours aumoins une botte de paille, un peu de litière. Alors, qu’on nes’inquiète plus du colporteur : il jette son ballot, se couche ets’endort. Le matin, quand l’aube blanchit à peine le sommet descollines, il se remet en route ; c’est en vain qu’on cherche à leretenir une heure : il serre la main aux habitants de la ferme, choqueson verre contre le verre du maître, et part.

Maintenant regardez-le passer. Il va d’un pas sûr et ferme ; ce pas estrapide, parce qu’il est continu. La balle de cuir, soigneusementbouclée, est fortement attachée aux épaules du colporteur ; un chapeauentouré de toile cirée recouvre sa tête ; une veste de velours, unecravate de couleur, des guêtres boutonnées jusqu’aux genoux, de grossouliers ferrés, voilà son costume. Il tient à la main un bâton où pendun ruban de cuir ; ce bâton noueux est à la fois un aide et une défense; on sent, à la façon dont son bras robuste le tient, qu’il pourraits’en servir d’une terrible manière à l’encontre des malfaiteurs. Ilmarche sans regarder derrière lui ; il sait qu’il a une longue course àfaire, et il se hâte d’arriver. Comme il a déjà mainte fois parcouru lepays dans tous les sens, il connaît les sentiers qui abrégent lechemin, et s’enfonce sans hésiter au milieu de la montagne, sous lemanteau vert des forêts. Il salue en passant le laboureur et le berger,mais ne s’amuse pas à causer avec la fraîche lavandière qui l’agace parun sourire. Le colporteur est homme d’affaires et non pas de douxloisirs ; il connaît le prix du temps, et n’aime point à le gaspilleravec les jeunes filles, comme le mouton sa laine le long deséglantiers. « Bonjour, bonjour, » crie-t-il à la paresseuse fille quilève la tête et ouvre la bouche pour babiller. « Bonjour, bonjour, »dit-il à la meunière qui sort du moulin, les mains enfarinées, etl’invite à s’asseoir ; et le colporteur va toujours droit devant lui,sans prendre garde aux séductions du joli visage, de l’ombre, et durepos.

Quelquefois cependant il s’arrête. Voilà qu’en traversant la campagneil a rencontré une bande de glaneuses, éparpillées dans les champs surles pas des moissonneurs. Elles vont, les bras nus, chantant etramassant les épis échappés à la faucille avide. Midi vient de sonnerlà-bas au clocher du village ; c’est l’heure du déjeuner, et lecolporteur passe, le sac sur le dos. Alors toutes les glaneuseslaissent là leurs gerbes commencées, accourent autour de lui,l’entraînent sous le bouquet d’arbres près de la fontaine, et toutes,riant et parlant à la fois, s’emparent de sa valise, l’ouvrentlestement, et les marchandises, mouchoirs, fichus et rubans, sontétalés sur l’herbe. On regarde, on choisit, on achète. Il y a fêtedimanche au village ; toutes les glaneuses ont besoin de quelque chose; celle-ci veut un ruban pour faire un noeud à son bonnet, cette autre afantaisie d’un madras pour son cou. Le colporteur sera en retard cejour-là ; mais l’occasion est bonne. D’abord il a murmuré, peu à peu ilse radoucit ; il prend son mal en patience en raison du bien qu’il luirapporte, et se décide à faire son métier de marchand. Il montre toutce qu’il a, ses brimborions et ses colifichets, la boucle d’oreille enchrysocale et la chevalière en argent, vante le bon goût desacheteuses, loue sa marchandise, et finit par vendre à tout le monde.Les moissonneurs sont venus après les glaneuses. Là où il y a desfilles, les garçons ne tardent pas à paraître, et les garçons imitentassez volontiers ce que font les filles. Il y a d’ailleurs bien desamourettes en campagne ; quand une Églé villageoise accepte le coeurd’un Tircis en veste de bure, elle peut bien accepter aussi un mouchoirde coton, et il y a tant d’Églés et tant de Tircis par là, que la balledu colporteur est singulièrement allégée quand il se remet en route.

Ce que les glaneuses ont fait en été, les vendangeuses le font enautomne, et la bourse du colporteur s’en trouve bien. Ces occasions,que le hasard lui présente quelquefois à l’improviste, il lui arrivesouvent de les chercher. Le colporteur sait fort bien que la gaieté estprodigue, et que ce que personne ne ferait étant seul, l’amour-proprele fait faire à tout le monde en compagnie.

C’est ordinairement dans l’étendue d’un arrondissement que lecolporteur exerce son industrie ; quelquefois, mais rarement, il poussejusqu’aux limites du département ; mais il s’arrête moins auxfrontières administratives qu’aux frontières naturelles. Ainsi, quelleque soit la province, il suit volontiers le cours des rivières, lescontours des vallées ; il trace lui-même à son commerce une enceintequ’il ne dépasse guère, et dans laquelle il va et vient sans cesse,d’une extrémité à l’autre, comme un postillon entre deux relais. S’ilveut que son négoce prospère, il faut qu’il soit connu. Et comment leserait-il s’il ne se montrait fréquemment aux mêmes lieux ? Si latradition se perd dans les villes, elle est puissante encore dans lescampagnes, et c’est par la tradition que les industries nomadesréussissent.

Les colporteurs se multiplient d’autant plus que le pays est plussalutaire, et que les villes sont plus éloignées entre elles. EnAuvergne, dans les Cévennes, les Vosges, le Rouergue, le Vivarais, leDauphiné ; dans les Ardennes aussi, dans la Vendée, partout, enfin, oùles montagnes, les forêts et les marais rendent les communicationsdifficiles, et mettent de grandes distances entre les cités populeuses,les colporteurs abondent. Ce sont eux seuls alors qui fournissent laferme et le hameau de ces menus objets de toilette, de cettequincaillerie à bon marché, de cette mercerie à bas prix, qui sontindispensables à l’individu aussi bien qu’au ménage. S’ils n’étaientpas là pour satisfaire aux besoins sans cesse renaissants de laconsommation, quand la neige couvre la campagne, où se pourvoiraientdonc les métayers et les fermiers qui attendent le retour du printempspour se rendre à la ville ? On ne se doute point aux environs de Parisde ce que c’est que l’hiver dans les contrées montagneuses, dans lesdépartements limitrophes des Alpes et des Pyrénées. Toutes lescommunications sont interrompues ; les fermes isolées vivent au coin dufeu, entre les quatre murs de leur cour ; toute la famille s’occupe detravaux sédentaires ; les femmes filent le chanvre, les hommes battentle blé dans la grange, ou raccommodent les instruments aratoires. Levent siffle entre les branches dépouillées des arbres ; l’étang estgelé ; les routes, couvertes de neige, se confondent avec les champs ;les troupeaux bêlent dans l’étable. Cela dure six semaines ou troismois, suivant la rigueur de la saison ; on ne sait rien de ce qui sepasse à la ville prochaine. C’est alors que le colporteur arrive ; cen’est pas lui que le froid pourrait arrêter. Le blanc linceul quis’étend sur la terre jusqu’à l’horizon ne peut pas tromper sa marche.Il s’oriente sur la cime des arbres ; il suit les bigues plantées commedes jalons le long de la route ; il reconnaît la forme du rocher, lessinuosités du torrent, et tout à coup on l’entend frapper à la porte.Les chiens jappent, les servantes accourent, les petits enfantsdressent leurs têtes curieuses. C’est lui, c’est le colporteur !

Je vous laisse à penser s’il est le bien-venu, et comme il est reçu. Ons’empresse autour de lui ; on le fait asseoir tout auprès de lacheminée, on jette dans la marmite une bonne tranche de lard, on lequestionne sur tout. D’où vient-il ? qu’apporte-t-il ? que sait-il ?que fait-on là-bas dans la plaine ? connaît-il le prix des denrées ? Atoutes ces demandes il a des réponses ; jamais on ne le prend audépourvu ; sa balle est bien garnie, et sa mémoire pleine de tous les*cancans* du pays ; il donne selon les goûts : à ceux-ci de petitscouteaux, aux autres les chroniques du hameau voisin. En débitant sonfil et ses aiguilles, il débite aussi bon nombre d’histoires.Jacqueline la Rousse est mariée avec le grand Pierre ; on disait toutbas qu’elle aurait mieux aimé Antoine le vigneron. M. le curé a étébien malade d’un gros rhume, et sa servante a bien pleuré, croyantqu’il allait mourir. Le bedeau s’est grisé un jour qu’il avait soupé àl’auberge, si bien qu’il a oublié de sonner l’angelus. La petiteLouison est partie du pays, et personne ne sait ce qu’elle est devenue.Que ne conte-t-il pas encore ? Ce soir-là la veillée se prolonge bienavant dans la nuit ; personne ne songe à se coucher ; personne n’asommeil ; tout le monde veut entendre et ouvre les oreilles, la boucheet les yeux. Il n’y eut jamais d’orateur mieux écouté ; mais jamaisaussi il n’y en eut de plus interrompu. Ce sont à chaque instant desexclamations, des cris de surprise, des remarques, des commentaires. Lecolporteur est au centre, les jambes étendues vers le feu ; les gens dela ferme sont rangés tout autour en cercle, les uns assis par terre,ceux-là debout, d’autres penchés curieusement par dessus les chaises etles bancs de bois ; les hommes ont laissé là leurs outils ; le rouetdes femmes ne tourne plus ; les mains qui tricotaient restentsuspendues ; la vieille grand’-mère surtout oublie de tirer le fil desa quenouille oisive.

Le colporteur est plus qu’un marchand ; c’est une gazette vivante, unjournal bipède et voyageur. Il est à la fois le premier-Paris, lefeuilleton, l’entre-filet, la réclame, et l’annonce du pays ; et toutcela, avec le geste, le regard, l’accent, est bien plus intéressant quene peut l’être une méchante feuille de papier imprimée à la mécaniqueet pliée sous bandes. C’est un journal animé qui se passionne avec sesauditeurs, et partage les sensations qu’il fait éprouver ; il y a entreeux deux toute la différence de la parole à l’écriture, et toutl’avantage reste au colporteur.

Il ne faut pas croire que ce soit à la chaumière seulement que lecolporteur est le bien-venu. Il l’est encore à l’auberge et même auchâteau. Il sait se ménager d’agréables intelligences à l’office etdans l’antichambre, et parfois même la châtelaine ne dédaigne pas de lefaire entrer au salon, au risque de faire érailler le parquet ciré parles lourdes semelles ferrées de ses souliers. Dans ces occasions-là, illaisse toute sa marchandise sur les fauteuils, et s’en retourne leballot vide et la bourse pleine : la bonne compagnie du château a toutacheté pour tout donner au premier jour de fête.

La nécessité où se trouve le colporteur de traiter avec toutes sortesde gens et toutes sortes de caractères, de défendre ses intérêts à toutinstant, d’étudier l’humeur de ses pratiques, pour écouler plusrapidement sa marchandise, lui donne l’habitude de la ruse et de ladissimulation. A la finesse naturelle aux paysans français, il jointbientôt l’astuce du marchand ; son intelligence, excitée par l’intérêt,se plie à toutes les exigences de sa condition. Loquace, insinuant,flatteur, bon enfant, il déploie une habileté extrême sous lesapparences extérieures de la bonhomie dans ses rapports journaliersavec les valets de ferme, les servantes d’auberge, les femmes dechambre de château ; avec tout ce monde d’humeurs et de conditions sidiverses qui peuple les campagnes. Mais ce n’est pas seulement à sonmétier qu’il applique cette habileté, si péniblement enseignée par letemps et l’observation ; au besoin, le colporteur sera contrebandier,émissaire, espion même, s’il le faut, aux époques de guerre civile etd’agitation. Sa réputation, bien constatée, le fera choisir tout exprèspour remplir une mission difficile qui demande autant de patience qued’adresse. Il connaît aussi bien que le braconnier les sentiers lesplus solitaires, les passages les plus secrets ; il est jeune,vigoureux, infatigable, agile comme le contrebandier ; plus que lui ilsait parler ou se taire à propos. Il n’est aucune maison où il n’aitpénétré ; il a un métier qui le protége contre le soupçon ; au besoin,il déjoue la surveillance par ses façons mercantiles, et arrive entournoyant à son but, à l’abri derrière sa balle de colporteur. Toutesnos annales sont pleines d’histoires de colporteurs qui faisaient plusde politique que de commerce. La Vendée et la Bretagne en gardentencore le souvenir. Autrefois, aux temps de troubles, les espions sedéguisaient en trouvères ; c’était la harpe à la main qu’ils étudiaientles dispositions et le nombre des ennemis. Qui ne se rappelle le grandAlfred dans le camp des Danois ? Aujourd’hui ils prennent assezvolontiers la veste et le ballot du colporteur. Il y en avait dansl’armée de Stofflet et de Bonchamp ; il y en avait aussi dans l’arméede Kellermann et de Hoche.

Mais, si heureusement il se présente rarement des occasions de faire cemétier-là, il est une chose qu’ils font sans cesse, et pour laquelleils reçoivent de doux sourires, en outre de la bourse qu’on leur glissedans la main. Si Mercure était le dieu du commerce, il était aussi leconfident de Jupiter. Le cumul date de l’Olympe. Ce que Mercurefaisait, le colporteur le fait aussi, et le fait très-lestement. C’estlui qui porte les lettres parfumées, qu’on ne saurait confier à lafidélité maladroite et bruyante du facteur rural. C’est un terribleémissaire que ce facteur ; il arrive brusquement, sonne à grand bruit,frappe de son bâton, afin qu’on se hâte d’accourir, tant il est pressé,prend la lettre entre le pouce et l’index, et l’agite en l’air, réclametout haut le port et le décime en sus, et s’en va après avoir mis touteune maison dans la confidence. Le colporteur agit plus discrètement :tandis que tout le monde lui fait fête, il répond du regard à uneinterrogation muette ; une jeune femme s’approche en rougissant ; elleglisse timidement sa jolie main parmi les foulards et les jarretières,et rencontre une lettre que la main complaisante du colporteur a cachéepar là en effleurant la sienne. Toute la famille est à l’entour, etpersonne n’a rien vu ; le colporteur a retiré un cent d’épingles qu’ildonne à la bonne en cadeau ; sa voix n’a pas tremblé, son regard nes’est pas détourné ; il continue à vendre quelques bagatelles ; jamaisil n’a été aussi complaisant ; il videra, s’il le faut, sa ballejusqu’au fond, pour trouver un paquet d’aiguilles anglaises qu’on nelui demande pas : une heure, deux heures se passent, la lettre a étéprise, emportée, lue, et voilà que la réponse a été écrite, apportée etrendue. Le colporteur fait son compte, serre sa marchandise, la chargesur son dos, salue et s’en va. Mais, tandis qu’il est en route, deuxcoeurs battent à la fois, l’un de plaisir, l’autre d’impatience.

C’est le courrier de tous les Léandres qui rencontrent entre eux etleur Héro une famille courroucée, un mari jaloux, obstacles bien plusterribles que l’Hellespont. C’est lui qui rapproche les distances,aplanit les difficultés, et permet à l’amour de goûter l’espérance enattendant que le bonheur soit possible.

Mais s’il pense aux amours d’autrui, il ne faut pas croire que lecolporteur oublie ou néglige les siennes. Bien qu’il soit toujourscélibataire, le colporteur a le coeur aussi sensible que tous sesfrères, les fils d’Adam ; s’il ne se marie pas, c’est qu’en vérité ilne le peut guère, étant du matin au soir par monts et par vaux, etcouchant au hasard, dans la grange ou dans l’auberge. Sa femme seraitveuve de fait les trois quarts de l’année, et quelles que soient lesagaceries des jeunes filles de sa connaissance, il a trop d’expériencepour vouloir se soumettre aux chances d’un pareil état de chose. Lesvillageoises, qui le voient alerte, dégourdi, de joyeuse humeur,voudraient bien l’enchaîner aux liens du mariage ; beaucoup essayent dedompter sa sauvage liberté, nonobstant le proverbe qui prescrit de nepas jouer avec le feu, mais il est rare qu’aucune d’elles réussisse.Plusieurs même, comme des phalènes imprudentes, se brûlent à cettefantaisie dangereuse, et plus tard, quand le bon vieux curé lesrencontre, la tête inclinée sur la poitrine et le regard humide, ilsoupire, et se dit tout bas : « Hélas ! hélas ! on voit bien quel’amour a passé par là ! »

C’est qu’en effet le colporteur est fort inconstant ; il pourraitchanter comme Joconde, s’il savait ce que c’est que Joconde ; comme luiil courtise partout où le hasard le mène, celle-ci et celle-là, lamaîtresse et la servante ; aujourd’hui l’une, l’autre à son retour.Mais comme il ne s’arrête guère, il conduit les choses rondement etgaillardement. S’il n’était colporteur, il serait hussard. Il prodiguede serments, et les compliments ne lui coûtent guère ; mais il arriveparfois qu’il vende comme de la marchandise les bagues qu’on lui donnecomme des gages d’amour. Son esprit positif ne comprend pas la poésiedes souvenirs, et lorsqu’il quitte un village pour passer dans l’autre,il se hâte d’oublier ses bonnes fortunes pour ne pas surcharger samémoire de choses inutiles. Les noms de ses maîtresses pourraient nuireaux noms de ses pratiques ; et l’on sait qu’en bonne règle l’agréabledoit céder le pas à l’utile.

Cependant, comme il n’est pas de règle sans exceptions, le colporteurse marie quelquefois ; mais le plus souvent alors il quitte saprofession, et renonce aux plaisirs et aux bénéfices du vagabondageindustriel. Oiseau voyageur, il s’arrête enfin ; mais tenez pourcertain que, s’il s’arrête, c’est parce qu’il a trouvé une cage dorée.Quand on est fille de fermier riche, on trouve le chemin de son coeur,et il tient pas si fort à son ballot qu’il ne consente à le déposer auxpieds de son vainqueur en retour d’une belle dot. Cette heureuse finn’est pas si rare qu’on pourrait le croire ; le colporteur est actif,honnête en affaire d’argent ; il a acquis  de bonne heure uneexpérience qui toute sa vie lui sera utile ; il a l’habitude du travail; il sait lire, écrire, et les quatre règles de l’arithmétique lui sontfamilières. Dans bien des cas un garçon jeune, vigoureux et intelligentcomme lui, est une précieuse acquisition pour une ferme, pour uneauberge. Son commerce lui a déjà rapporté un petit pécule qui luipermet de se présenter sans crainte ; et certes beaucoup réussissentdans des entreprises plus difficiles qu’un mariage, qui n’ont pas tantde conditions de succès.

Mais si le colporteur n’a presque jamais de femme, il a presquetoujours un ami. Cet ami est un chien, un chien qu’il a vu naître,qu’il a nourri, qu’il a élevé ; un vilain, mais fidèle animal, de larace des barbets ou des mâtins. Partout où va le colporteur, son chienl’accompagne ; comme lui il est sobre, patient, joyeux ; il aboie duplus loin qu’il aperçoit la ferme où il a coutume de s’arrêter ; ilcourt, en remuant la queue, gratter à la porte, saute au cou du premierenfant qui lui ouvre, et annonce son maître à tout le monde. Aussichacun l’aime et le caresse, et les chiens de la ferme, ses camardes,loin de le jalouser, jouent complaisamment avec lui. En route, il va etvient, par-ci par-là, furetant le long des haies et des fossés, mais nes’écartant jamais beaucoup du colporteur ; si, d’aventure, quelquefigure suspecte se montre sur le chemin, si un mendiant vêtu dehaillons se présente au coin d’un bois, le chien marche droit en avant,le poil hérissé, la queue haute, les lèvres tremblantes ; il n’aboieplus, il grogne sourdement, et laisse voir une double rangée de dentsblanches et aiguës. Quand vient la nuit, il se rapproche de son maître,et marche à ses côtés, l’oeil et l’oreille aux aguets, flairant ledanger, et le signalant avant que le colporteur ne s’en doute. Pour ledéfendre, s’il est attaqué, il se fera tuer, brave et fidèle jusqu’audernier moment.

Il fut un temps où les colporteurs étaient beaucoup plus nombreuxqu’aujourd’hui ; ils avaient alors à peu près le monopole du négocedans les campagnes. C’étaient des négociants au petit pied, qui, aprèsvingt ans d’exercice, achetaient parfois la ferme de leurs clients.Mais il en est de leur métier comme de tant d’autres que les progrèsd’un État civilisé ont tués. L’accroissement des voies decommunication, le nombre et l’étendue des chemins de grande et depetite vicinalité, les routes stratégiques, le meilleur entretien deschemins, ont eu une influence sur leur industrie. Ce sont autant decarrières ouvertes au commerce, et là où le commerce arrive lebrocantage succombe. Chaque année voit donc s’amoindrir le nombre decolporteurs ; ils ont à peu près disparu dans les pays de plaines ; lesmontagnes sont leur dernier asile ; encore quelque temps, et ilsdoivent céder ce terrain au commerce envahissant. Mais ce temps, queles plus intelligents prévoient, est encore assez éloigné pour que nulne puisse préciser l’époque où le dernier des colporteurs aura venduson dernier ballot.

Quand il est fatigué, lorsqu’il a assez battu le pays, le colporteurdépose enfin son fardeau pour ne plus le reprendre ; il achète unehumble métairie avec quelques vaches, et se marie. De son ancienmétier, il ne garde que l’habitude de beaucoup parler et de mentirquelquefois. Quiconque a beaucoup vu peut avoir beaucoup retenu, dit lafable. Il amuse ses voisins, et plus tard ses enfants, par deréjouissantes histoires qu’il finit par croire à force de les répéter,et le plus vagabond des amants devient le plus rangé des maris parl’application de cette loi des compensations, qui est parfois unparadoxe, et souvent une vérité.

AMÉDÉE ACHARD.