Corps
LACROIX, Auguste de(1805-1891): Le blasé(1841). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (24.VI.2010) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. LE BLASÉ par Auguste de Lacroix ~ * ~ LE désillusionnement est à l’ordre du jour de lagénération nouvelle. Dans un siècle où toute foi est morte (style decirconstance), où la poésie s’en est allée avec les dieux sur je nesais quelle terre inaccessible aux faiseurs d’utopies, aux femmespolitiques et aux inventeurs de sociétés par actions, commentvoulez-vous qu’un rhétoricien qui se respecte puisse afficher lamoindre déférence pour les choses saintes et les illusionssentimentales qui charmaient hier sa jeunesse ? On vit si viteaujourd’hui qu’il faut se hâter, pour vivre convenablement, de sedébarrasser de tout ce bagage incommode de poésie et de sentimentshonnêtes, bons, tout au plus, pour occuper les loisirs d’un adolescent.Or, il est utile, avant d’aller plus loin dans notre sujet, de nousentendre sur les mots. Vous avez cru jusqu’à présent, peut-être, que lavie humaine était comme les saisons de l’année, divisée en certainespériodes réglées et constantes, et que l’adolescence formait cettepériode ascendante entre l’enfance et l’âge viril où l’homme n’est plusun enfant et n’est pas encore un homme. Erreur profonde ! Dites-moi cequ’est devenu le printemps en France depuis plusieurs années ? Eh bien! il en est de même aujourd’hui pour la vie de l’homme ; le printemps,c’est-à-dire l’âge où l’imagination fleurit, où l’âme s’épanouit à tousles nobles sentiments, où la séve circule abondante et forte dansl’organisation humaine, la jeunesse, enfin, disparaît d’entre lesdivisions régulières de la vie. Le cercle s’est rétréci, la vieillesseva tout envahir ; le commencement et la fin n’ont plus de transition.On est enfant jusqu’à douze ans, on est vieux à vingt-deux ! Ledésenchantement commence, d’ordinaire, à l’âge où l’homme commence àcomprendre et à sentir. Communément, l’homme blasé a de dix-huit à vingt-cinq ans. Passé cetemps, il dépérit, et dégénère en cette chose prosaïque et banale qu’onappelle un homme raisonnable ; il tourne au père de famille, tranche ducitoyen honorable, envoie ses enfants au collége, et paye sescontributions. A dix-huit ans, l’homme blasé a tout vu, toutexpérimenté... au collége. Il sait son monde par coeur ; il a appris lasociété moderne dans Tacite ; il appelle les rois tyranni, et prétend que toutes lesfemmes sont des lupæ. Lesplus hautes spéculations philosophiques lui sont familières ; mais ilavoue n’avoir jamais admiré que médiocrement le fameux chapitre deSénèque sur le mépris des richesses.Horace était son auteur de prédilection ; l’ode à Glycère a fait sesdélices quand il avait encore desillusions. Mais aujourd’hui... il a trop aimé, trop senti, pourêtre capable d’aimer et de sentir encore ; son coeur s’est desséché ausouffle des passions, et son esprit est tombé, de désenchantement endésenchantement, jusqu’aux dernières profondeurs du scepticisme : ledoute le dévore. Lui aussi il a cru à l’amitié, à l’amour, à lavertu... Chimères ! illusions ! déceptions ! Le monde est une immenseforêt Noire, et tous les hommes sont des égoïstes, des lâches, desvoleurs et des assassins... Consultez à ce sujet le répertoire de laPorte-Saint-Martin, de la Gaîté, de l’Ambigu ! Les femmes ! oh ! lesfemmes !.. Écoutez plutôt. A quinze ans, Cornélius (c’est le nom de monhéros) croyait encore au bonheur ; c’est pourquoi il adressa à un angede sa connaissance, ange dont les regards promettaient le ciel, unhommage poétique, où la frénésie del’amour débordait en laves brûlantes, où s’exhalait la volupté de deuxâmes qui meurent en s’étreignant dans des embrassements convulsifs.L’ange fut pris d’un rireinextinguible en lisant cette déclaration étrange, fit des papillotesavec l’épître byronnienne, et, l’année suivante, épousa son cousin leclerc de notaire. Profanation ! L’infortuné Cornélius roula, pendantplusieurs jours, de sinistres pensées, saisit avec rage sa meilleurelame... de canif, tailla tout un paquet de plumes, et écrivitimmédiatement, de son encre la plus noire, une satire sanglante contreles femmes. L’année suivante, il fascina de son regard de vautour unecolombe de quarante-cinq ans qui avait eu des malheurs, et qui luiparlait tout bas des amères tristesses de la solitude et desmystérieuses sympathies des âmes. Il fut heureux deux mois... Auxvacances prochaines, il trouva que le coeur de l’intéressante victimepensait, à cet égard, autrement que l’Université. Cette fois, Cornéliusécrivit deux satires, quinze épigrammes, et un nombre infini de stancesintitulées : Tristesse,désenchantement, désespoir, etc. L’homme blasé se reconnaît, quant au physique, à certains signes quipourraient échapper à un observateur vulgaire. A la vérité, il paraîtjouir d’une santé que n’ont pu altérer les épreuves d’une jeunesseorageuse ; il a le teint d’une fraîcheur irréprochable, fait ses quatrerepas, digère communément comme une autruche et dort comme un loir ;mais ce sont là des signes trompeurs, et, croyez-le bien, il n’en estpas moins un homme blasé, incapable désormais de jouir des biens de lavie, si toutefois la vie a des biens. Et qu’est-ce que la vie ? Unfruit sans saveur ! Plus j’ai pressé ce fruit, plusje l’ai trouvé vide, Et je l’airejeté comme une écorce aride Que nos lèvres pressent en vain ! ..................................................... Mon coeur,lassé de tout, même de l’espérance, Ne demandeplus rien à ce vaste univers. Aussi, voyez comme ses lèvres vermeilles sourient amèrement ! comme sonfront blanc et poli aspire à la rêverie ! comme sa démarche est lente !quel air artistement découragé et savamment ennuyé de vivre ! Auspectacle, il affecte de regarder la salle et les spectateurs, quandtous les yeux sont sur la scène. Je vous défie de le surprendre enflagrant délit du plus faible accès de gaieté. Son rôle, à lui, c’estd’être impassible. C’est à peine s’il laisse tomber sur les gracieusestêtes de femmes qui l’entourent un regard distrait. Son esprit doitêtre bien loin, car il paraît entièrement étranger à ce qui se passe àses côtés. Pourtant, en l’examinant attentivement, vous remarquerezcomme une arrière-pensée dans son maintien, une préoccupation maldissimulée de l’effet qu’il produit et du résultat de ses profondescombinaisons mimiques. C’est un acteur qui a pris pour scène le devantd’une loge ou une stalle de balcon. Sa douleur n’est pas de celles quise nourrissent de silence et d’obscurité : il faut à son désespoir,comme aux fureurs d’Oreste, comme à la vengeance d’Othello, l’éclat dela rampe et les regards de la foule. Il lui faut peut-être moins, oupeut-être plus que tout cela : il faut qu’à tout prix il fixel’attention de cette jolie femme qu’il admire et qu’il ne regarde pas ;il faut qu’il soit remarqué par elle. Or (voyez la profondeur !), pourarriver à se faire distinguer, il doit jouer l’indifférence ! Et,vraiment, le moyen n’est pas aussi mauvais qu’il le paraît, puisque lesfemmes s’y laissent prendre si souvent. Or, maintenant, voulez-vous savoir ce qu’est, au fond, ce grandprofesseur de désenchantement ? Un excellent jeune homme, en vérité,aimant et honorant ses père et mère, animé des meilleurs sentiments,obligeant envers ses amis, simple, doux, facile à vivre, rangé, exact àl’heure des repas, se couchant et se levant comme un honnête fils defamille doit le faire... Un ange au logis, un réprouvé au dehors, unpauvre agneau courant la campagne, affublé de la peau d’un tigre !Costume de fantaisie ! affaire de mode ! Demain, si, par impossible, levent de la mode soufflait à la vertu, vous le verriez, avec les mêmesprétentions bouffonnes, se draper dans ce nouvel habit, mieux fait pourlui sans doute, mieux assorti à son innocente figure, et à sa natureencore tendre et délicate. Mais que voulez-vous ? Les romanciers et lesdramaturges en ont ordonné autrement. Il faut bien être de son époque.Et puisque toute la littérature, tous les hommes qui pensent etdirigent les autres, ont proclamé que le siècle était profondémentennuyé, dégoûté, désillusionné, usé, desséché, blême et agonisant, ilfaut bien que la jeunesse, essentiellement amie du progrès, se tienne àla hauteur des idées du siècle. AUGUSTE DE LACROIX. |