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ROUX,Louis(18..-18..): La journée d’un médecin(1841). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (25.VI.2010) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. LA JOURNÉE D’UNMÉDECIN par L. Roux ~ * ~ UN médecin de Paris qui a une clientèle, un service dans un hôpital, untitre à la Faculté et des chevaux à l’écurie, quelquefois même unéditeur, ce médecin-là étant surtout au monde pour les besoins de ceuxqui souffrent, se lève à cinq heures du matin pour rédiger, à têtereposée, ses observations sur les maladies de la veille, en grossirses oeuvres complètes ou les envoyer au journal du lendemain. L’heure deson hôpital (sept heures) l’arrache à ce travail de cabinet. Il s’yrend à pied ou en demi-fortune. Il met, dans tous les cas, uneprécision mathématique à arriver à l’heure. Cette ponctualité lui donnele droit d’être très-sévère envers les élèves retardataires ; il en usequelquefois, mais il n’en abuse jamais. A l’hôpital il est chef deservice ; ses malades, sa clinique, ses opérations l’absorbent toutentier jusqu’à dix heures. Dupuytren s’était fait une loi de ne céder à aucune instance venue dudehors, en ce moment-là, de n’être distrait pour aucun motif de ceservice des pauvres, exemple admirable et qui prouve beaucoup en faveurdu caractère de ce grand chirurgien. Il y a à l’Hôtel-Dieu, d’après un usage antique et solennel, une flûtequi doit servir au médecin de repas du matin. Les nouveaux médecinss’abstiennent d’y toucher avec un religieux respect ; Dupuytren prenaittoujours cette flûte, par égard pour la tradition et peut-être aussipour son estomac. Il est onze heures quelquefois, et le médecin n’a pas quitté letablier, ne s’est pas appartenu un seul instant. Il rentre chez lui avec un appétit féroce. Quelques malades l’attendentdans une antichambre. Il se dit très-occupé et il ne tarde pas à l’êtreen effet ; il y aurait conscience de l’arracher à ses préoccupations.En ce moment, donnât-il des consultations, il n’aurait, je pense, lecourage de mettre personne à la diète. Mais après avoir fait la part deses appétits, le médecin reçoit sa clientèle à domicile. Ce sont lesmalades du quartier, qui ont trouvé le moyen ingénieux d’économiser unevisite, et qui viennent surprendre à moitié prix une guérison qu’ilspayeraient bien cher dans leurs foyers. Le médecin monte aussitôt après en voiture, consulte sa liste devisites, et se fait descendre chez ceux qu’il nomme à juste titre sesmalades. Il y en a de tous les étages, de tous les quartiers, de toutes lesprofessions, de tous les cultes, de tous les rangs et de tous lesidiomes. Ici la maladie dérive d’une passion ; là la passion prend lecaractère d’une maladie ; ici l’indigence se cache sous le luxe ; làc’est la richesse qui est enfouie sous des haillons. Une des propriétésdu médecin, c’est de voir l’homme à nu et à toutes les heures de lajournée. Selon l’épidémie qui court, le médecin prodigue la saignée oules purgatifs, les stimulants ou les antiphlogistiques ; il n’aquelquefois qu’une seule corde à son arc : elle lui réussit à touscoups, à ce qu’il dit, du moins. Il faut rendre cette justice aumédecin, qu’il demande peu de chose aux gens de lettres, et on l’accusede méconnaître le génie ! Le médecin le connaît intus et in cute, etle traite par des douches. C’est assez bien formulé pour un médecin ! Quel homme, au reste, est aussi impatiemment attendu que le médecin ?Entouré, pressé, flatté, interrogé comme un oracle, on croit qu’il nerencontre que des visages tristes ; mais au contraire il n’en peutrencontrer que d’épanouis, ouvertement ou en secret. Est-onconvalescent ou mort, il y a toujours quelqu’un qui se réjouit. Rien n’afflige dans le médecin que son absence ; l’impossibilité del’avoir montre de quel prix il peut être pour un malade. Sa journée étant tout son revenu, il la fractionne en autant de couponsqu’il a de malades. Un des principes de sa pratique, c’est de parlerpeu et d’écouter encore moins ; les médecins qui parlent peu inspirentgénéralement plus de confiance. Le médecin, outre le personnel flottant de ses malades, a le cadreréglé de ses occupations, et dans ce tissu si dense, si serré, quicompose un de ses jours, comme pour les simples mortels, d’une duréemoyenne de vingt-quatre heures, il faut qu’il loge les appels enconsultation, les visites d’extra à la campagne, les voyages en postequi arrachent à grands frais un médecin à son centre de vitalité, à sonquartier général. Si l’on réfléchit qu’il est, en outre, membre deplusieurs sociétés savantes, de plusieurs conseils de salubrité, deplusieurs comités ou autres choses de bienfaisance, on a peine à serassurer en pensant qu’il a l’Académie royale de médecine pour sereposer. Il rentre chez lui à deux heures pour sa consultation. C’est une de cesheures religieuses qui fixent invariablement le médecin à la mêmetable, en face du même buste d’Hippocrate. Il y a là recomposition pourlui de ce kaléidoscope d’infirmités, qui les lui représente en faisceauà l’hôpital, disséminées ensuite sur la surface des douzearrondissements, puis groupées de nouveau dans son antichambre,infirmerie plus élégante que la première, mais qui n’en est qu’unevariété. Dupuytren, le même homme que nous avons vu professer avec unesi noble abnégation le sacerdoce de l’art, procédait aussi avec unedignité hippocratique à cette consultation. Un secrétaire placé dans unsalon à côté de son cabinet était chargé d’en recevoir le prix,invariablement fixé à cinq francs. La consultation est le tribunal dela pénitence de la médecine : tout le monde n’en peut pas sortir avecl’absolution ; beaucoup reviennent la chercher. Chaque malade a pris quelques minutes du temps si précieux de l’hommede l’art. Il interroge la pendule avec anxiété, et se voit parfoisforcé de suspendre ses consultations, comme il a suspendu ses visites.Nous parlons des exceptions, c’est-à-dire des célébrités médicales. Letemps passe beaucoup moins vite pour les médecins qui ne sont pascélèbres, ou pour les autres célébrités qui ne sont pas médecins. Pour le médecin, c’est l’heure d’une nouvelle toilette ; ses clientesdu grand monde l’attendent pour avoir de lui le bulletin de leur santé.La toilette d’un médecin doit être doctorale : habit noir, chemise àjabot d’une extrême finesse, ampleur de vêtement ; encore jeune, ilpeut avoir la taille serrée, des gants jaunes et des bottes vernies ;mais ce dandysme facultatif fait sourire les vieilles réputations. Le médecin a équipage pour cette seconde visite. Il est moitié homme dumonde et moitié médecin. Il ne manque jamais de donner à corps perdudans une invitation à dîner, qu’il refuse d’un habitué au Rocher deCancale, pour avoir le droit d’en esquiver une autre à la fortune dupot d’un académicien de ses amis, et cela parce qu’il tient à faire unbon dîner. Un médecin dîne chez soi et presque jamais autre part. Le dîner d’un médecin est quelque chose d’hygiénique et de confortableà la fois, basé sur les lois de la tempérance et sur les raffinementsde la sensualité. Brillat-Savarin était très-médecin ; aussi tous lesmédecins tiennent un peu de Brillat-Savarin. Le dîner semble attaché àla profession : c’est une des spécialités internes qu’il cultive avecle plus d’art. Il n’admet à sa table qu’une société plus choisie quenombreuse de gens qui savent manger. Au surplus, sous le couvert de soninvitation, on peut avaler sans crainte et même s’indigérer sansscrupule. Les mets, calculés sur le tempérament des convives, sont unbrevet de santé pour une huitaine au moins. Un médecin garantit sesconvives sains et saufs jusqu’à la visite de digestion. On doitpardonner à ce repas d’être secundum artem, puisqu’il doit porter lacompensation des longues fatigues entreprises au nom de l’art. Au salon on parle encore médecin ou littérature médicale, saupoudréede quelques nouvelles politiques, de promotions à la Faculté,d’épidémies à la mode ; c’est l’heure où le médecin se résume, comptece qu’il a ajouté à son blason, se représente le tableau de l’actualitéet s’applaudit ordinairement d’être né médecin. Le médecin fait assez volontiers une apparition à l’Opéra, surtout s’ilest médecin du théâtre ; mais il faut qu’une pièce soit bien en voguepour l’attirer à un autre spectacle : d’où il est logique de conclureque les drames qui ont été vus par les médecins ne sont jamais les plusmalades. D’ailleurs, tout est drame pour le médecin. A lui la sciencedes affections et des passions, comme au notaire celle des intérêts. Lemédecin a trop vu mourir pour s’intéresser beaucoup à un faux semblantde mort ou d’empoisonnement. S’il pouvait complétement se faireillusion sur ses illusions, il s’enfuirait peut-être au troisième acted’un drame, de crainte qu’on ne vînt le chercher au cinquième pourporter secours à quelqu’un. La médecine, voilà le grand élément de l’existence du médecin ;parlez-lui médecine, même au théâtre, vous êtes toujours sûr del’intéresser. Une nature artiste voit dans le médecin un homme àinterpréter ; le médecin voit dans le poëte un cas de physiologie àétudier. Le médecin est à sa vocation toute la journée : qu’on le prenne à telleheure qu’on voudra, il se meut toujours au nom d’un principe, leprincipe vital ; il y échappe, mais avec peine, la nuit, poursurprendre quelques heures de sommeil. Il fait verrouiller sa porte,veiller son portier, son domestique ; il est partout pour lessolliciteurs, excepté dans son lit. Quels sont les plaisirs du médecin ? quelles sont ses affections, sespassions, ses manies ? En a-t-il ? a-t-il le temps d’en avoir ? Qui lecroirait ! lui qui n’a jamais une minute, qui est toujours en retard deplusieurs secondes sur l’éternité, lui qui dévore le temps, il a celuid’être antiquaire, horticulteur, bibliomane, artiste, collectionneur ;quant à naturaliste, microscopiste, anatomiste, cela rentre dansl’état. Vous trouverez quelquefois le plus grand médecin de Parisoccupé à des riens, et tout plein de son sujet. Combien la pauvrehumanité ne doit-elle pas souffrir dans ces moments-là ! Le dimanche c’est encore pis ! Le médecin a une maison de campagne oùil se rend comme un simple bourgeois. Sa calèche, spacieuse comme unchar des pompes funèbres, s’ouvre pour lui et sa nombreuse famille ; etsans que l’on sache ni pourquoi ni comment, le dimanche, la journée dumédecin est un peu celle de tout le monde. Mais prenez le médecin sursemaine, alors qu’il est le plus médecin : de l’hôpital à la Faculté,de la Faculté dans son cabinet, de là chez ses clients, ne sachantauquel entendre, toujours en lutte avec le principe délétère de notrenature, asservi, en outre, à nos caprices, à nos fantaisies, à nosimaginations, subissant la plus impérieuse des servitudes, celle d’êtresouvent utile, toujours indispensable ; vous le trouverez sans cesseagissant, portant la santé, la consolation partout, ne se fixant nullepart ; et la journée du médecin, si pleine d’oeuvres recommandables, estun des problèmes de la science et de la société. L. ROUX. |