Aller au contenu principal
Corps
ROUX, Louis(18..-18..): Paris nocturne(1841).
Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (22.V.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 
PARIS NOCTURNE

PAR

Louis Roux

~ * ~

PARIS a des phénomènes de relation qui établissent desanalogies entre son existence et celle d’un corps anatomiquenaturellement organisé ; nous dirions encore que, jouissant d’unsystème sidéral bien supérieur à celui du firmament, Paris, sublimecomposé d’astres et de planètes, opère une révolution diurne etnocturne, si sa physionomie devait résulter de similitudesmicroscopiques ; mais Paris est plus à même de fournir des comparaisonsque d’en emprunter aux autres.

Nous allons, sans être un Homère, procéder à la façon de l’Odyssée,et contempler Polyphème pendant son sommeil.

Monstrueux physétère couché entre la barrière de Charenton et celle desBons-Hommes, le monstre, privé de son flambeau, cui lumen ademptum, abeau être plongé dans le sommeil, ses artères n’ont point cessé debattre. L’heure de son premier sommeil est celle d’une torpeur, d’unengourdissement trop justifié par un excès de lassitude, et quiserpente du centre aux extrémités ; les pieds et les bras surtout sontplongés dans un repos léthargique, quasi mortis imago ; mais lecerveau travaille, et l’imagination enfante encore des romans, soit ditsans allusion aux femmes de lettres, qui improvisent des nocturnespendant que Paris dort du sommeil du juste et de l’homme fatigué.

A l’heure où nous écrivons, à minuit moins un quart de l’an 1840, rienn’est encore plus imposant que Paris. N’allez pas, toutefois, leconfondre avec le Paris d’autrefois, le Paris de Notre-Dame et de V.Hugo, des truands et de La Esméralda ; ou bien avec celui d’hier, leParis de Rétif de la Bretonne et du lieutenant de police, semé dedébauchés de bon ton et de mœurs pires, de maisons de jeu, de voleurs,d’exempts de police, de filles de joie, de piliers de taverne,d’entremetteurs et d’escrocs ; mais un Paris bourgeois, rangé, tiré aucordeau ; un Paris honnête et silencieux, troublé tout au plus parquelques patrouilles de la garde civique qui se cherchent, s’observent,s’épient, et ne font même pas autre chose dans ses Catacombes.

Gaz hydrogène, prête-moi ton flambeau ! dirait un auteur classique ;mais le gaz hydrogène se ferme un des premiers. Les autres opercules,qui distribuent la lumière à la voie publique, immense bénéficiaire quin’a que ce qu’on lui donne, ne tardent pas à s’entourer aussi deverrous et d’obscurité.

Les fiacres vont plus vite, les piétons plus lentement.

Le mouvement se retire des extrémités ; le cœur seul de la capitalereçoit une prolongation d’existence jusqu’à minuit. Les grandsseigneurs vivent plus longtemps que les prolétaires, et les couchesconcentriques du globe, à peine refroidies, sont revêtues d’une écorcesolide et complétement cristallisée : ainsi de Paris. La nuit necommence pas aux mêmes heures sur les divers points de sacirconférence : les cafés bourgeois ferment bourgeoisement entre dix etonze heures ; le café Anglais et Paul Niquet ferment bien plus tard,quand ils ferment. Sur ce point, les goûts, les habitudes, lesexigences sont identiques ; les extrêmes se ressemblent sans se toucher.

Trois points, trois quartiers principaux, au rebours du roi d’Yvetot,se couchent très-tard pour se lever plus matin : le Palais-Royal, lesboulevards, la Halle. Ceux-là vivent double, si c’est vivre que de nepas dormir.

Ramené à des habitudes bourgeoises, mis en retenue, exproprié pourcause de moralité publique, le Palais-Royal ressemble à ces anciensmoines dont le spiritualisme de commande siégeait tout entier àl’intestin rectum. Le Palais-Royal mange, digère, et se guérit petità petit du suicide à force d’indigestions : il est devenuessentiellement nocturne. Il tient à la Halle par des canaux sécréteursqu’un physiologiste devine, mais qui échappent à la loupe del’observateur.

Nous touchons au solstice d’hiver, Paris s’est arrangé pour une de cesnuits d’intérieur, qui accusent l’admirable résultat d’unecivilisation, l’incroyable énergie des institutions civiles, l’extrêmerigueur des règlements de police et le sens de ce mot : ordre public.Tandis que le philosophe pessimiste grouille au carrefour, à la hontedes Périclès constitutionnels, des fiacres, des demi-fortunes, deséquipages financiers stationnent dans les rues aristocratiques desgrands quartiers. Là, les ténèbres dont Paris s’enveloppe sont toutesextérieures, et des sillons de lumière tracés çà et là sont l’enseignenocturne des plaisirs et des fêtes de l’hiver.

Il y a, nous n’en doutons point, un Paris étincelant de parures et debougies, passé à l’eau de Portugal, enivré de danses et de musique,saturé de jouissances ; un Paris intérieur qui s’épanouit au calorifèrede la richesse, et dont l’Éden fleurit au mois de décembre : c’estcelui des salons du grand monde, dont il existe des millions decontrefaçons. On croit, mais à tort, que tout ce que l’imagination despoëtes rêve de plus fortuné est puisé dans les régions de l’idéal. Ilexiste un paradis dont le leur n’est qu’un pâle reflet : c’est celuides salons dans une longue et froide nuit du paradis nocturne.

Ce qu’il a fallu de mouvement pour assurer à la capitale un repos oudes plaisirs de deux ou trois heures, qui pourrait l’écrire, lecalculer, en dresser l’inventaire ? Mais aussi quel est celui qui en asouci ?

En ce moment toute agitation cesse au dehors, toute vitalité seconcentre au dedans. D’une à trois heures du matin le caput mortuumest à peu près tout ce qui reste de Paris. Sa physionomie n’offre plusque des couleurs négatives, Paris nage dans une sorte de clair-obscur,même parfois très-obscur.

Paris est alors calme, imposant, poétique ; il éveille des terreursmagiques ; il règne sur l’imagination par le charme infini de lasolitude, de l’isolement. C’est comme si l’on était pauvre en pleinmidi, ou seul vivant dans les ruines de Paris nocturne ; l’isolementest le même ; mais le désert de Paris à deux heures du matin est bienplus mélancolique. Ce tableau a besoin d’un rayon de lune. On aimealors à se figurer Paris dans deux mille ans avec le vent du désertcaressant les attiques de ses monuments, s’engouffrant dans ses palaissolitaires, soulevant une vieille poussière et de vieux souvenirs.L’imagination bâtit dans le vide de superbes édifices détruits, desruines majestueuses, et s’inspire des grandes images du passé. Onexiste un moment dans le dédale d’un Paris antique ; aucun bruit nevient donner un démenti à ces affirmations de la solitude. Il nous asemblé qu’il y avait plus de grandeur dans ce calme, plus de gravitédans ce silence, plus de poésie dans ce spectacle que dans tout letumulte, l’activité, le tintamarre et les évolutions bruyantes d’uneville peuplée d’un million d’hommes.

C’est l’heure où l’on assassine très-peu, parce qu’il n’y a que bienpeu de monde à assassiner dans les rues de Paris, et qu’il y a aucontraire beaucoup de patrouilles pour surveiller de simplesmalfaiteurs. Les voleurs n’ouvrent plus passé minuit ; leur industrieest du domaine de l’histoire ancienne. Les derniers voleurs remontentau moins à M. de Sartine, cet homme prodigieux qui fit tant parlerdes voleurs à une époque où Paris avait l’honneur d’en posséderquelques-uns. Paris avait autrefois un drame nocturne, macadamiséd’anecdotes à faire pâlir la Gazette des tribunaux elle-même. Nousavons changé tout cela. Robert Macaire, le héros du siècle, est unhomme diurne s’il en fut jamais.

Il existe, en revanche, des travailleurs nocturnes : les uns, à titrede parias, les autres, dont on a tracé l’esquisse dans les Françaissous le nom de dévoués, forment les deux classes innomées detravailleurs nocturnes.

Les compositeurs de journaux, les garçons boulangers, forment deuxautres classes qu’il faut inscrire au nom de l’utile dans notre galerie.

La nuit, en longeant les trottoirs, on entend quelquefois, par desoupiraux étranges, des cris plaintifs, des gémissements étouffés, unrâle profond et saccadé comme le souffle d’un taureau qui succombe : le geindre, ce travailleur nocturne, Ixion de la pâte ferme et du painquotidien, est la cause innocente de tout ce bruit.

Homme homérique et biblique tout à la fois, placé sans contredit sur lepremier degré de l’échelle utilitaire, le garçon boulanger est l’êtrele plus méconnu de Paris. C’est encore l’homme le moins vêtu de Franceet de Navarre, l’Écossais réduit à sa plus simple expression. Au lieud’être placé, selon son mérite, au sommet de la pyramide sociale, legarçon boulanger vit et meurt ignoré dans les entrailles du Parisnocturne. Son dernier soupir se confond avec le hein ! éternel quelui arrache incessamment sa vocation. Si le pain, comme le ditSaint-Just, est le roi du peuple, le garçon boulanger doit être sonpremier ministre.

Une analyse détaillée de notre sujet révélerait peut-être cette véritéphysiologique que toutes les fonctions nécessaires, indispensables à lavie de Paris s’exécutent la nuit. Les pertes de ce grand corps seréparent pendant la courte interruption de ses phénomènes visiblementactifs.

A trois heures du matin les approvisionneurs donnent le bruyant signalde l’invasion : de lourdes voitures convergent des principalesbarrières vers un point central ; les Halles sont envahies. Le marchéde toutes les productions de nécessité première qui a lieu la nuitdemanderait à lui seul une narration plus détaillée que les analyses deTacite. Dire par quelle filière de transactions le même produit, en sefractionnant, est l’objet de cinq ou six ventes successives, entretrois et cinq heures du matin, avant d’arriver aux mains de lafruitière ; peindre le tumulte silencieux de ce pittoresque marché desInnocents serait entrer dans une histoire potagère de Paris nocturne.Consommer et payer, telle est la grande philosophie du Parisien : sonépicurisme ne va guère au delà. L’argent, cette énigme sans mot, ayantété inventé pour simplifier toutes espèces d’idées et de transactions,a un cours immense, et exclusivement alimentaire sur le carré desHalles. Le secret des approvisionnements, du taux des denrées, ne serajamais bien connu. On ne saurait inventer une langue pour si peu dechose, et la pratique en cette matière laissera toujours de bien loinderrière elle la théorie, à plus forte raison la description. LeParisien ne devine l’approche du jour qu’à l’horrible cauchemar dont ilest saisi, et qui le réveille en sursaut, quand les voitures dumaraîcher grincent et ébranlent le pavé, de trois à cinq heures dumatin. Heureux qui peut dormir d’un profond somme à ces heuresinfernales ; plus heureux celui dont l’habitude a émoussé lessensations. Il est des personnes qui choisissent de préférence lesquartiers bruyants, pour n’être point assourdies. Ce serait une étuded’acoustique à décider, lequel vaut mieux d’un quartier tranquille oudu faubourg Saint-Denis pour jouir d’un repos absolu. Les faubourgsSaint-Denis, Saint-Martin, la rue d’Enfer, sont les confluentsprincipaux des voitures maraîchères qui se rendent aux Halles avant lejour. Le tapage se complique ensuite de cris, d’interjectionshorripilantes ; toutes les industries roulières de la banlieue semblents’être donné rendez-vous dans les rues désertes de Paris. Le tintamarrene fait que croître et onduler dans tous les sens jusqu’au point dujour. Alors il est quelquefois possible de s’endormir, même au sein deParis, si l’on sort surtout de l’orchestre Musard ou d’un bal parsouscription.

Si quelque chose doit ressortir d’une esquisse à la plume d’un croquisnocturne de Paris, c’est le caractère vraiment spécial des mœursbourgeoises, le phlegme des habitudes constitutionnelles. Le jour a pune point jaillir du choc électrique des révolutions : la nuit en estsortie ; une nuit calme, imposante, uniforme jusqu’à la monotonie.L’idée du merveilleux, du fantastique, de l’incroyable, s’alliantvolontiers à ce seul mot, on peut affirmer que la nuit a perdu tout sonprestige. Les anciennes nuits ont pu être des nuits de roman ; il enest mille et une qui sont des contes, à ce qu’on dit, et des contes àdormir debout. Donc puisque Paris nocturne n’a plus rien de débraillé,de pittoresque, de saisissant, de tragique, de patibulaire, rendonsgrâce à l’ordre public ; et tandis que Paris s’éveille, qu’avons-nousde mieux à faire que de suivre le conseil du chansonnier ?

               Ah, quellecohue !
               Ma tête est perdue,
               Moulue ou fendue :
               Où donc me cacher ?
               Jamais mon oreille
               N’eut frayeur pareille ;
               Tout Paris s’éveille,
               Allons nous coucher.
            

L. ROUX.