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ROUX, Louis(18..-18..): Les Restaurants du quartier latin(1841). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (20.VI.2014) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. LES RESTAURANTS DU QUARTIER LATIN PAR Louis Roux ~ * ~ FAIRE l’histoire des restaurants du quartier latin serait écrire cellede toute la vie des étudiants, qui, en général, ne connaissent pasd’autre régime, d’autre alimentation que celle du restaurant. Rien n’est plus renommé que les restaurants du quartier latin, ce quine prouve pas qu’ils le soient par la bonne chère qu’on y fait.L’étudiant retranche volontiers quelque chose à ses dîners pour ajouterà ses plaisirs. Si, dans les restaurants du quartier latin, vivre peutsembler un paradoxe, en revanche, manger y est la plus substantielledes réalités. Un bon esprit et un bon estomac ne sauraient s’empêcherde reconnaître qu’on y vit mal, et qu’on y mange bien, c’est-à-direbeaucoup et à juste prix. Il y a une salle que les architectes et les décorateurs semblent avoirinventée pour donner l’idée d’un restaurant du quartier latin. Cettesalle, d’une tenue à la fois propre et modeste, est une de celles quel’on a vues partout, dont le papier verni ne varie jamais : le fond iciemporte la forme ; ailleurs, au contraire, la forme emporte le fond :c’est un carré long, ou un triangle, ou un ovale ; rien n’empêchecependant qu’elle ne se dessine en prisme ou en polygone semé depyramides de pains de quatre livres. Cette première base du dîner del’étudiant, le pain, découpé d’avance et mis à sa portée, simplifiesingulièrement le service : il peut en user à discrétion, ce quis’étend assez loin pour certains appétits. Aussi le pain tient-il laplace des amphores, qui font si bien dans les auteurs classiques, desdames-jeannes qu’on rencontre avec tant de charme dans le roman de DonQuichotte, ou des fines outres dont tous les contes espagnols sontsemés. Dans les restaurants du quartier latin on ne connaît d’autre vinque celui des noces de Cana avant la transformation. La tradition, engénéral, a pris force de loi en ce qui concerne l’absence de spiritueuxdans ces aquatiques repas ; d’où il suit que dîner passablement dans larue de la Harpe et autres lieux circonvoisins, il faut se contenteravec tout le monde d’un bon gros bœuf bien cuit, de bonnes grossescôtelettes bien entrelardées, de filets sans truffes, avec un dessert,et ne pas plus croire à l’existence du vin qu’on n’y croyait avantcelle du patriarche Noé, qui en fut, dit-on, l’inventeur. Un étranger, un nouveau venu, concilie avec peine l’absence de cetélément, qui peut paraître à d’autres de nécessité première dans undîner, avec le volume, le comfort et l’élégance du service ; et c’estlà précisément ce qui explique l’étudiant qui aime à se retrancher lenécessaire pour avoir un peu de superflu, qui se plaît à unirl’abondance à la privation, et à ignorer tous les besoinssupplémentaires de l’humanité. La vie a tant de surfaces pourl’étudiant, et son budget en a si peu, qu’il spiritualise une partie deses jouissances sensuelles au profit de ses besoins moraux. Lesrestaurants qu’il préfère sont ceux qui formulent le mieux sesappétits, et où il est le moins permis d’en franchir la limite. Jetezun coup d’œil dans le gouffre où grouille une population toutedifférente, il en va sortir une analogie. L’ilote s’enivre sans mangeret il est esclave ; les restaurants sans vin sont, au contraire, unespécialité créée pour l’étudiant et par l’étudiant. La vie de Paris,toute comparaison à part, a de ces enseignements. Ces restaurants de formation première s’intitulent indifféremment Viot oui Flicoteaux ; il suffit de les nommer pour qu’ils soientconnus. Le privilége de restaurer les deux Écoles ne semble pas moinshéréditaire que celui de certaines dynasties allemandes, où l’on estduc de père en fils, sans rien changer à la charte de l’État, quand ilen a une. Les Viot ont fait dynastie, et marchent dans un parallélismerespectable avec les Flicoteaux, sur le terrain de l’alimentation pureet simple ; leur blason est resté vierge, d’un siècle à l’autre, detoute espèces d’excès : les Viot n’ont jamais enivré un seulconsommateur, et cet éloge appartient aussi aux Flicoteaux. On reconnaît qu’on est entré dans un restaurant du quartier latinlorsque le garçon, sans préjudice d’une trentaine de consommateursqu’il a sur les bras, vous sert avec une ponctualité mathématique, àune place mesurée à l’équerre ; que les plats se succèdent sansinterruption, et paraissent doués d’une destination providentielle pourla bouche qui les consomme ; qu’un silence observé religieusement pardes centaines de causeurs permet à chacun de s’entendre manger, sans leforcer à se croire seul ; qu’avec un appétit de vingt francs par tête,on vit magnifiquement pour vingt sous ; et qu’enfin, la dame decomptoir sourit dès le premier jour à votre bienvenue, à titred’étudiant et d’ancienne connaissance. En outre, les dîners du quartierlatin obéissent à la triple unité de temps, de lieu et de service, cequi leur a valu cette réputation de classicisme, qu’aucun novateur n’adétrôné complétement. Cela n’empêche cependant pas le quartier latin d’être connu pour desexcentricités culinaires qui s’éloignent de ce type primitif de sesrestaurants. Ce sont d’abord les spécialités provençales, flamandes,bretonnes, qui s’emparent pendant un certain temps des consommateurs,en flattant leurs goûts pour des mets de province. Nous n’en parlonsque pour mémoire ; il y a si peu d’étudiants qui soient assez de leurpays pour donner dans ces restaurants. Les tables d’hôte à vingt-cinq sous établissent certainement desrivalités redoutables aux restaurants à la carte, et si ce n’était déjàtrop pour un étudiant de s’enchaîner à un dîner, quelque bon, du reste,quelque économique qu’il puisse paraître, les restaurants n’auraientpas un chat, quoiqu’ils n’aient pas pour habitude de manquer de monde.La table d’hôte du quartier latin passe pour être aussi confortable quecelle de tout autre quartier portée à deux francs cinquante centimes.Il est vrai que celui qui la tient perd énormément sur chaque abonné ;mais il se rattrape sur la quantité. Ce paradoxe n’en sera plus unquand nous aurons ajouté que l’hôte a le droit de compter sur un grandnombre de manquants. On a une table d’hôte pour se passer d’un restaurant. La table d’hôtese présente sous un air de famille qui plaît aux étudiants : l’hôte quila préside est leur ami, disons plus, leur camarade. Il a été étudiant,ce qui suffit pour en faire un grand conteur de gaudrioles etd’anecdotes secrètes, servant de correctif à la qualité des mets. Touten causant beaucoup et en mangeant moins, il ne laisse pas d’être pleinde soins et d’attentions à l’égard de chacun des convives qu’il traiteà prix fixe comme ses enfants. La pension bourgeoise diffère encore de la table d’hôte. Elle comporteplus de tenue, plus de réserve, et de meilleurs mets. L’étudiant qui secondamne à avoir une pension bourgeoise est, en général, ami duconfortable. Il aime à associer à la sévérité d’un régime économique uncertain penchant à la gastronomie ; la ponctualité lui coûte moins àobserver que la privation : il engraisse à vue d’œil, tant il a soind’arriver à l’heure ; et qui dit pension bourgeoise exprimenécessairement l’idée d’un ménage bourgeois dînant à cinq heures. Lemaître de maison est un officier retraité, qui ajoute aux délices de lavie de rentier l’agrément d’admettre à sa table des étudiantsrecommandés et encore plus recommandables. Là, il n’est pas sansexemple de voir fêter par un extra les principales solennités dontnos aïeux ont fini par faire un calendrier gastronomique, et, de toutesles fêtes de l’année, les seules qu’on s’abstient de chômer sont lesQuatre-Temps, vigile et jeûne. On fait cependant maigre à cette tablele vendredi saint, pour avoir le droit de célébrer le jour de Pâques. Il y a un restaurant à puff, celui où l’étudiant dîne par hypothèque,lui et ses nombreux invités. Rien ne pousse aux invitations comme lacertitude d’avoir toujours crédit, et de ne payer qu’à la mort d’unoncle. Ce restaurant n’a pas d’enseigne, ce qui en rend lafréquentation plus précieuse à un certain nombre d’initiés, qui n’ontbesoin d’être connus que de la maîtresse du logis. La veuve Musard a eu des malheurs, dont les premiers datent del’empire, bien qu’elle les fasse remonter seulement à la restauration.Elle a éprouvé des déceptions qui l’ont amenée à tenir un restaurant,où l’affluence des étudiants les plus comme il faut la dédommage, enquelque sorte, de la cour de princes, de généraux, de diplomates,qu’elle a perdus. Elle donne à manger à l’élite du quartier latin, etl’on doit entendre par là cette portion de la jeunesse studieuse quivit à demeure dans un pays de transition. La veuve Musard connaît àfond le secret des grandeurs contemporaines et l’ingratitude des hommesen général ; mais elle se tait sur leurs faiblesses. Elle s’est décidéeassez tard à mettre à profit ses talents de cordon bleu : maisaujourd’hui la veuve Musard, revenue de bien des préjugés, consacre àtenir un restaurant en forme le reste de beaux jours que le monde nelui a pas enlevés. Elle fait crédit aux étudiants, elle les traitemieux que des princes ; elle leur accorde, sur parole, des dînersillimités ; seulement, de longs malheurs lui ayant appris qu’il ne fautpas entièrement se fier aux hommes, et que beaucoup d’étudiants le sontdès qu’il s’agit de ne point payer une dette sacrée, une dette debouche, elle a soin de remédier, par de bonnes petites lettres dechange, au défaut de mémoire des habitués qui la quittent sans congé.Elle ne reçoit que ceux dont le patrimoine est authentique par denombreux témoignages, à qui l’on puisse prêter beaucoup sanscompromettre de plus en plus une position déjà trop éprouvée parl’adversité. Du reste, la veuve Musard est prônée pour servir lemeilleur bordeaux, le meilleur punch du quartier, et le tout de lameilleure grâce du monde. Circé n’avait ni plus d’art ni plus deménagements pour ses hôtes que la veuve Musard, et, de même que cetteenchanteresse, elle fait asseoir ses convives à un banquet dont lacontrainte par corps peut devenir la conséquence. Le café-restaurant, dégénérescence progressive de deux établissementsde nature diverse. Il a cela de particulier qu’on y déjeune, qu’on ydîne, et qu’on y soupe, sans l’entendre même à la manière de SanchoPança, c’est-à-dire en même temps. On entre au café-restaurant en serendant au cours, sans but arrêté d’y séjourner au delà de quelquesminutes ; ces quelques minutes se trouvent absorbées par unecauserie, qui amène insensiblement à tenter le sort à l’écarté.On se trouve, sans s’en douter, avoir joué le déjeuner, qu’il est derigueur de consommer séance tenante. Un déjeuner au café-restaurantaurait mauvaise grâce de n’être point suivi de la demi-tasse, qui sejoue au billard. Le billard est un exercice violent dont laprolongation pendant une heure ou deux fait une nécessité de se reposeren jouant au piquet. Il est rare que le vaincu du jeu de billardn’ait pas une revanche à prendre à un jeu de hasard. On dîne ; la fouleenvahit le café. On s’aperçoit qu’il fait nuit, par le gaz qu’on allume: il est réellement trop tard pour se rendre au cours ; on se repentseulement d’y avoir manqué ; on jure de se rattraper le lendemain, etcette journée, couronnée par la poule, a valu à l’étudiant cetteréputation de flânerie dont le principe et les conséquences reposententièrement sur le café-restaurant. Si l’étudiant offre quelque intérêt quand il déjeune ou quand il dîne,il est mille fois plus curieux à observer quand il ne fait ni l’un nil’autre. Pour une manière de dîner tant bien que mal au restaurant,l’étudiant en a mille de s’en abstenir. On a de cela les plus graves motifs, et l’on est plusieurs. Ons’assemble, et l’on met tout en commun. Ceux qui n’ont rien, et c’estle plus grand nombre, donnent des conseils. L’un commence par allumerle feu dans une vaste chambre, un autre met le couvert, l’autre tailledans un paquet de plumes d’oie des cure-dents pour tous les convives ;on tient conseil en attendant ; on analyse les ressources de lasociété. L’un fournit un marchand de vin, l’autre un épicier, l’autreun rôtisseur, un troisième fournit un limonadier. Il ne faut pas tantde choses pour un dîner. Aussi la société prise au dépourvu selivre-t-elle à une orgie. Moralité : l’excès dérive de la privation. Aux deux points opposés de la vie d’outre-Seine se placent la Vallée etle marché Saint-Germain. Une tribu d’étudiants dépêche un commissaire àla Vallée. Ce n’est pas un étudiant en médecine qui se brouilleraitavec Diogène, comme cet Athénien qui voulait être son disciple, pour unjambon à porter. L’étudiant, d’ailleurs, excelle à placer un jambon ouun dindonneau sous sa redingote, sans que cela se voie, et la Valléeest encore un restaurant. Quant au marché Saint-Germain, il a été crééen vue de l’étudiant, et celui-ci peut, sans sortir de son domaine, s’yapprovisionner selon ses goûts. D’ailleurs, ce qui étonnerait dans unautre quartier, est accepté d’emblée dans celui-là. Et quelle puissanced’assimilation que celle de l’étudiant, quand il descend au simple rôlede femme de ménage. Cette vie triviale, qui plaisait tant aux anciens,que Théophraste esquisse en traits si fins, sied à merveille àl’étudiant. Son restaurant est partout où quelque chose s’offre à justeprix à son estomac ; son portier le voit rentrer, rien dans les mains,rien dans les poches, et l’étudiant, qui marche si droit et si fier,cache sa honte et ses provisions dans le fond de son chapeau. Le rôtisseur. J’ai vu le rôtisseur du quartier latin, et j’ai comprisle chapon du Mans, chanté par Béranger ; j’ai fait plus, j’ai savouréla pomme de terre frite réhabilitée par J. Janin, et rien en vérité nem’a paru meilleur. La cuisine du rôtisseur n’est pas le moinsconfortable des restaurants d’outre-Seine : c’est la poissonnerieanglaise de ce quartier fabuleux. Elle comprend depuis le saumonjusqu’au simple rouget assaisonné d’un peu de persil ; et quel parfumde dinde rôtie elle exhale, et quelle variété de volailles, depoissons, de marée, elle offre aux chalands ! L’étudiant reconnaîtencore dans cet homme si complet l’humble esclave de ses appétits :pour lui le rôtisseur dépèce une volaille digne de la table d’unprocureur, et lui en remet complaisamment une aile dans le journal dela veille. Aussi l’étudiant a-t-il été surpris plus d’une fois àmi-chemin du restaurant, en face d’une rôtisserie immense, et n’a pasété au delà. Le rôtisseur fait les frais de tous les déjeûners d’amis,qui seuls peut-être méritent le nom de repas ; et, chose étrange, cethomme qui pourrait arguer de son titre de marchand pour ne pas fairecrédit, on l’a vu ouvrir un mémoire à des étudiants. Une troisième et dernière variété de restaurant, c’est le restaurant de cheminée. En dépit descoutumes qui font du pot au feule signe sacré de la famille, cet auguste représentant du foyerdomestique n’est pas complétement banni du quartier latin. Il y siégeentre un tire-bottes, un paquet d’allumettes chimiques et un journal dechimie médicale. L’étudiant n’est pas censé faire son ménage, mais ilmet le pot au feu ; vivant, du reste, un peu comme les enfants, parimitation, on l’a vu protester formellement contre la cuisine de Viot,et se créer un petit intérieur assez complet pour ménage de garçon. Une autre fois c’est une forme de ménagère qui glisse sur le pavéhumide, le pied leste, à demi chaussée, ou même à demi vêtue,très-disposée, cependant, à rire au nez de celui qui la prendrait pourune duchesse ou pour une cuisinière : elle n’est ni l’une ni l’autre,et ressemble à celle-ci autant qu’à celle-là. Elle a une taille deguêpe, et elle est active et prévoyante comme la fourmi. Vous larencontrerez au bal, en châle et en chapeau, et jamais cette femme nesera plus elle-même qu’en mettant le pot-au-feu. Il est admis qu’ellepeut descendre dans la rue sans se compromettre, pourvu qu’elle ait uncabas à la main. Augustine sait tous les secrets de la vie économique,le prix de tout ce qui se vend au marché ; elle marchande, et lafruitière a des chatteries pour elle. Elle achète tout, et ne prodiguerien. On lui pardonnerait tout au monde, excepté de ne pas savoir fairela cuisine : aussi rien n’est comparable aux mets qu’elle assaisonne.C’est le type perdu de la grisette, et le type rêvé du restaurant. Ondit de l’amour, c’est de l’égoïsme à deux, et on se trompe : c’est del’économie. Il arrive qu’après avoir épuisé successivement ces diversesformes de restaurants, on sait parfaitement qu’elle est la bonne pourl’étudiant, alors qu’on a cessé de l’être. L. ROUX. |