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ROUX, Louis(18..-18..): La Rue où l’on ne meurt pas(1841).
Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (20.VI.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 

LA RUE OU L’ON NE MEURT PAS
PAR
Louis Roux

~ * ~

IL y a, dans la langue de Paris, une langue à part, des mots d’uneprofondeur inouïe, d’une énergie incroyable, frappés à l’effigie d’unvice ou d’une infirmité physique de ce grand corps, produits morbidesd’une civilisation gangrenée, phénomènes immoraux d’une décompositionqui marche du centre aux extrémités : telle est cette expression usitéedans un certain quartier de Paris pour désigner une rue sans nom, etqui s’appelle la rue où l’on ne meurt pas.

On se figure d’abord une rue placée sous une latitude telle qu’aucunair méphitique, aucun miasme dangereux, aucun gaz délétère, n’ypuissent pénétrer ; une rue à l’abri des pompes funèbres et de leursestafiers, une douane contre le trépas, une assurance générale contrele décès, avec primes et dividendes ; une rue éternelle, garantieviable à perpétuité, jouissant d’immunités mortuaires presquefabuleuses ; une rue de l’âge d’or, domaine inviolable de la jeunesse,de la santé, de l’immortalité ; une rue à être habitée par des princes,des rois, des grands hommes, des pairs de France, des grandescoquettes, ou des académiciens.

Il n’en est rien cependant.

Ce mot est, au contraire, une formule sinistre, une cruellebouffonnerie, une imprécation bizarre, un anathème fulminé dans lestermes d’une ironie sceptique, qui n’a de pendant dans aucune langue.Ce mot est à la fois cynique et impie, railleur et sévère, grave etfacétieux. Il contient la révélation de misères que la civilisationabrite sous son manteau troué ; il est emprunté à l’argot du faubourg ;c’est un blasphème lancé à la face de la richesse égoïste ; c’est letitre d’un drame lugubre ; c’est l’abréviation d’une phrase étrange,que le paria lui-même ne prononce pas sans frémir ; c’est un écriteauclandestin qu’aucune municipalité n’enregistra jamais sur ses contrôles; c’est un titre que l’on comprend, et qu’on rougit d’avoir entendu.

La rue où l’on ne meurt pas est située dans le faubourg Saint-Marceau.En longeant le littoral de la rue Saint-Victor, après avoir décrit denombreux méandres dans des rues sombres et infectes, étroites ettortueuses, vous arrivez, préparé à subir toutes sortes d’initiations,dans un Paris triste et visqueux comme une salle d’anatomie : tous lessens sont affectés à la fois de sensations désagréables ; une espèce defrisson vous parcourt l’épiderme de la tête aux pieds ; l’œil estaffligé de la mauvaise disposition des maisons et de l’encombrement depauvreté que suppose un assemblage de masures destiné à représenter undes carrefours de la civilisation. C’est désolant comme la page la pluslugubre de Jean-Paul Richter. On prend son courage à deux mains, etl’on entre dans la rue où l’on ne meurt pas.

Les habitants de la rue où l’on ne meurt pas sont petits, hâlés,rabougris, malingres et souffreteux. Ils n’ont qu’un souffled’existence ; ils vivent à peine, mais en revanche ils ne meurentjamais.

La rue où l’on ne meurt pas est à elle seule tout un poëme, toute uneOdyssée de choses immondes et innomées. Villon, le premier poëtefrançais, habitait la rue où l’on ne meurt pas. Rabelais lui consacretout un chapitre.

Dans la rue où l’on ne meurt pas, les allées sont sans portes, lesportes sans serrure ni verrous, les fenêtres sont sans croisée, lesmaisons sans toit et presque sans propriétaire. Les vents s’yengouffrent la nuit, la pluie y tombe en plein jour, les voleurs n’ypénètrent jamais que dans des vues honnêtes, celles de se reposer deleurs travaux du jour ou de la nuit.

Jamais, au grand jamais, on n’a vu quelqu’un s’y arrêter un instantpour y mourir. Passer de la vie au trépas, dans cette rue privilégiée,serait violer la religion du pays, une tradition qui date de plusieurssiècles, un contrat gardé par des centaines de générations qui ne sontpas mortes dans la rue où l’on ne meurt pas.

Fidèle à ses habitudes nomades, la peuplade qui habite dans la rue oùl’on ne meurt pas va trottant menu dans tous les quartiers de Paris,conservant partout ses allures, son culte, sa physionomie pittoresque,une barbe inculte, des haillons pour vêtements ; elle vit à fleur desol comme les cryptogames à fleur d’eau, et se nourrit, à l’instar ducloporte, des détritus de l’alimentation parisienne ; deux, trois,quatre fois par jour, elle emmagasine sa récolte, compte combien ilfaut d’immondices pour faire une pièce de trente sous, et poursuit sacourse vagabonde à travers Paris.

Le Juif errant n’est pas plus pauvre que cette peuplade tout entièredes bohémiens de Paris ; elle est immortelle comme lui. On ne connaîtpas son cimetière ; on lui connaît seulement la faculté de se perpétuerd’âge en âge, sans égard aux lois qui régissent la matière. Le quartierest prolifique à l’égal d’un autre : c’est à dérouter toute statistiquede Paris moderne.

La rue où l’on ne meurt pas est ainsi nommée parce que, dès qu’un deses habitants sent approcher le terme de son existence nocturne, il nefait qu’un saut de son palais dans un hôpital. Recommandant son âme àDieu, son corps au médecin de l’Hôtel de ce nom, il expire, plein dereconnaissance envers M. Monthyon. C’est ainsi que la rue où l’on nemeurt pas n’est affligée de la présence d’aucun corbillard. Résuméassez complet des infirmités humaines, la rue où l’on ne meurt paséchappe à la plus cruelle de toutes. C’est une des curiosités du Parismoderne. En lui consacrant un article spécial, nous avons outre-passépeut-être les limites du possible et du permis ; et cependant il estvrai de dire que nous n’avons embrassé qu’une des faces de notre sujet.Les habitants de la rue où l’on ne meurt pas ne mourant pas tous àl’hôpital, que deviennent donc ceux qui vivent ailleurs ? Questiondifficile à résoudre, et dont le premier inconvénient est peut-être dene pouvoir être posée.

L. ROUX.