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ROUX, Louis(18..-18..): La Barrière de la Villette(1841). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (05.VI.2014) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. LA BARRIÈRE DE LA VILLETTE PAR Louis Roux ~ * ~ A l’extrémité des faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin, entre la butteMontmartre et la butte Saint-Chaumont, plus rapprochées de celle-ci quede celle-là, sont placées deux barrières réunies par un demi-cintre, etséparées par une caserne, colysée municipal qui domine comme un colossela grande et la petite Villette. La Villette est un carrefour oublié sur les confins des douzearrondissements ; mais un dimanche ou un lundi elle est un entrepôt deformes humaines de toutes les dimensions, un bazar, un élysée, unefoire, un atrium, un cénacle, un rendez-vous, une place où convergentde tous côtés tous ceux qu’un usage antique et solennel fait hommes deloisirs ; c’est un champ ouvert de tous côtés à toutes sortes decauseries, de conversations, de divertissements populaires, de festins,d’orgies, et au repos surtout, qui est assez souvent l’orgie du pauvre. Dans le demi-cintre règne une galerie de boutiques en plein vent ouplutôt parfaitement abritées du soleil. C’est là qu’est le marché, lebazar, le Temple, le Palais-Royal de l’ouvrier. On y peut vendre etacheter sans craindre l’excommunication, La Villette n’ayant jamais étéla maison de Dieu. Généralement le marchand a de la conscience horsbarrière ; tout y est d’ailleurs meilleur marché qu’à Paris, les habitssurtout ; les articles y sont donnés, et c’est justement ce qui en faitle prix. Un prolétaire dont l’effectif s’est usé dans les rudes travaux dubâtiment ou du pavage s’y remonte et s’y recomplète en un clin d’œil.Son costume se compose d’énormes souliers à têtes de clous plusénormes, d’un pantalon de toile bleue (sans sous-pieds), d’une bellechemise en calicot à 2 fr. 50 c., d’un bourgeron et d’une casquette :total 10 fr. environ. Moyennant cette somme un Parisien peut être lehéros d’un bal non costumé, faire des passions sans frais, etnon-seulement ne pas souffrir d’égal, mais ne reconnaître aucunsupérieur au grand salon. C’est autour des galeries semi-circulaires que se concentre tout lemouvement de La Villette ; c’est là qu’ont lieu, outre les achats etles ventes, certains préliminaires qui, étant ceux du contrat,remplacent souvent pour le prolétaire le contrat lui-même ; c’est làque circule la vie, la gaieté française avec un rayon de soleil. Toutautour des galeries circulent des marchands de tisane, des chienserrants, des crieuses de pain d’épice, des marchandes des quatresaisons, des tourlourous, très-peu de bonnes d’enfant, et pas unsergent de ville. Du reste, que de variétés de races, d’accents, de physionomies,d’idiomes ; Picards, Normands, Gascons, Artésiens, méridionaux,Forésiens, Bourguignons, Lyonnais, Languedociens, passagers de toutesles nations, Parisiens pour le quart d’heure et Français de la banlieue: en fait de Français surtout on y compte beaucoup d’Allemands. Lorsque le prolétaire, rasé de frais, a procédé au renouvellement deson costume, avec ce luxe et cette fashionabilité qu’on lui connaît, levoilà flânant, le pied leste et le nez au vent, cherchant partout desémotions et des impressions de voyage, disposé à s’accommoder d’unconcert aux orgues de Barbarie ou d’une danse espagnole exécutée pardes Savoyards de Paris ; il a besoin de spectacles étourdissants ; sacuriosité ne connaît pas de bornes, et reste néanmoins renfermée dansLa Villette ; mais La Villette c’est le monde et quelque chose de plus: c’est Paris. Un farceur se rencontre, ce farceur est un type à lui tout seul ; il adans l’esprit et dans le geste plus de verve humoristique que Rabelais,le doyen Swift et le singe de la fable réunis ; il sait tous les tours,il est affublé de tous les oripeaux, il parle toutes les langues, il aépuisé le formulaire de tous les ana grossis par la tradition, qui ontcours depuis un demi-siècle ; c’est, en un mot comme en mille, lefarceur de barrière, un homme prodigieux d’esprit, de verve et devariété ; c’est l’ironie populaire, le sarcasme populacier, laraillerie faite homme, un composé de Diogène et du gamin de Paris ;c’est en outre quelque chose d’indéfini et d’indéfinissable, le farceurde barrière dépensant plus d’esprit pour avoir un sou que d’autres pourgagner un million. De tous les êtres étonnants qui sont sur le globe il est le seul quiétonne : il est prestidigitateur, saltimbanque et danseur de corde ; ilavale des dagues de Tolède, des sabres-poignards, des couleuvressurtout, et il en fait avaler ; il est craqueur, mangeur de filasse, lithotriteur ; il est en outre rapsode et chanteur ambulant ; il filela romance et roucoule quelques lambeaux d’opéra ; il a Napoléon sur saquatrième corde et Piron dans son gousset de montre, à la place de lamontre qu’il n’a pas. Il vit dans une sainte horreur de tous lespouvoirs représentés par un exempt, les plus modernes disent unsergent de ville. Cet homme unique est à lui seul le spectacle gratuitou du moins facultatif du voyoux en habit de dimanche. La foule segroupe autour du farceur et en cent autres endroits, pour former cettemasse compacte que les publicistes appellent le peuple, et les parvenusla populace. La journée est belle, le ciel est d’un bleu d’outremer, le soleil luit.Rassemblée d’abord autour de son fétiche, le farceur, qu’elle accablede mépris et de petits sous, la foule se répand bientôt sur le plateau: on se presse, on se reconnaît, les parties se forment ; lesguinguettes sont envahies ; l’aristocratie usurpe les estaminets. C’estl’heure du plus grand concours de nations, de familles, d’individus.L’homme s’émancipe : il est à la barrière. L’ouvrier marié,c’est-à-dire celui qui, n’étant que prolétaire, s’est fait esclave,traîne à sa suite une femme généralement suivie de trois ou quatreenfants. Les pièces éparses de leur costume, qui n’ont pu résister auxaccidents du voyage, ont été recueillies par le père sur la route deParis à la barrière. Il a dans sa main le soulier du petit, sous sonbras la veste du cadet ; il porte, en général, tout ou partie de safamille sur les épaules. Le jour baissant les boutiques ne sont plus fréquentées. Le farceurperd ses meilleurs mots : ventre affamé n’a pas d’oreilles. Leplateau de La Villette qui précède les maisons est déserté pour lesmaisons mêmes. Des diligences passent inaperçues, chacun n’apercevantque son appétit et l’enseigne de son restaurant. A voir l’ensemble descuisines, les apprêts gigantesques des festins, la masse imposante despréparations culinaires, l’activité des fourneaux, la bonne mine deschefs et des rôts surtout, on dirait d’une kermesse de Rubens, d’unrepas pantagruélique, des noces de Gamache. Tout cela cependant se vendet s’achète, se marchande par fragments et finit par ressembler à uneréjouissance municipale, à une part de joie publique. Bienheureusesutopies rêvées par Fourier, vous n’existez que dans les romans ! Labarrière est le pays du vin frelaté, du veau rôti et de la salade delaitue, consommés par d’honnête gens qui ont l’avantage de connaîtreleur bonheur et de ne pas rêver un festin plus somptueux. De longuestables sont disposées sous l’auvent d’une immense rôtisserie : là vients’asseoir toute une famille de prolétaires, pour qui vivre c’estmanger, et manger c’est avoir un avant-goût du paradis. Un pot enfaïence de la capacité d’un litre contient un vin qui passe pour rougeet qui nage entre le bleu et le noir. Les mets étant bon marché et levin moins cher que les mets, un ouvrier se persuade qu’en mangeantbeaucoup et en buvant encore plus il parviendra à faire d’énormeséconomies ; s’il a une famille surtout, il est sûr de s’enrichir en unseul repas de toute la dépense qu’il aurait pu faire ailleurs. Labarrière est une arithmétique qui embrasse les quatre règles,l’addition, la multiplication, la soustraction, et surtout la règle detrois. La Villette a son Cadran bleu, son grand salon, ses cafés, sesombrages, deux ou trois acacias auxquels l’imagination aime à prêter unpeu d’ombre en échange du feuillage qu’ils n’ont pas. La verdure est làpour rappeler à l’homme champêtre qu’il a été originairement crée pourdîner sous des bosquets. Peu de restaurants consentent à se priver d’unacacia en mémoire du paradis terrestre : ceux qui n’ont rien dechampêtre et de bocager sont presque obligés d’avoir du vin potablepour attirer des chalands. Après ces repas dissolus, on danse au son des violons et desophicléides. Chaque grand salon, et il n’est pas rare qu’il y en aitplusieurs à une seule barrière, est muni d’un orchestre. Il ne sauraitêtre parfaitement prouvé que l’on danse dans ces lieux favoris de laTerpsichore populaire : on peut affirmer de loin qu’on y fait beaucoupde bruit. Quoi qu’il en soit, un peuple repu est toujours un peupleheureux ; mais un peuple dansant doit toucher au troisième ciel. Quelséclats de voix ! quel retentissement de valse et de contredanse !L’orchestre couvre les danseurs, les danseurs font taire lesinstruments. Au dedans c’est un bal peut-être, au dehors c’est unsabbat ! Chaque barrière de Paris a sa physionomie, ses allures, son caractère,son cachet, son genre d’attrait : pour la Courtille, c’est la débauche; pour la Râpée, la gastronomie ; pour la barrière du Maine, c’est ladanse ; pour d’autres, c’est le jeu de boule, le tir au pigeon, plaisirinnocent s’il en fut, ou bien enfin ce cirque au petit pied, connu sousle nom de barrière du Combat. La joie de La Villette est au contraireune joie calme, modérée, rassise, un plaisir de famille pour ceuxsurtout qui n’en ont pas. L. ROUX. |