Corps
ANDRÉAS, (18..-18..): La Misère (1841). Saisiedu texte : S. Pestel pour la collection électronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (05.V.2014) Texterelu par : A. Guézou Adresse: Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél.: 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel: mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. LA MISÈRE par Andréas ~ * ~ PAUVRE mère ! Elle était avant comme beaucoup d’autres femmes, ni plusni moins malheureuse. Un jour seulement elle s’effraya de la destinéequi l’attendait. La misère s’était assise, pour n’en plus bouger, surle seuil de sa porte, au cinquième étage. La misère a-t-elle uneexpression ? Si elle devient l’indigence même, on s’habituesur-le-champ à la confondre avec le néant. Madame Angel est mère dequatre enfants ; son mari mourut l’an dernier, pris dans l’engrenaged’une machine à vapeur, victime de l’industrie, dans l’atelier où iltravaillait pour vivre au jour le jour. L’atelier ne fut pas fermé ; ondit, entre voisins, qu’un ouvrier était mort et qu’il laissait unefemme et des enfants ; l’émotion s’arrêta là. La veuve recueillitl’héritage du travailleur : beaucoup de larmes, sans pain, elle luttecontre la misère ; elle est beaucoup plus morte que son mari. De ses enfants l’aîné est apprenti compositeur. Un an s’est à peineécoulé depuis la mort du mari, et la misère, lèpre envahissante, afrappé Auguste, l’aîné de la famille ; il gagnait un franc par semaine,et sa mère le nourrissait à peine. C’était justice ; il était le plusgrand et supportait mieux la faim que ses frères. Malade d’épuisement,il est entré à l’Hôtel-Dieu. Heureusement la mère n’aura plus que troisenfants à soigner ; elle est ouvrière et gagne vingt sous par jour.L’ouvrage venant à manquer, que va-t-elle devenir ? Elle cherche unménage à faire, du pain à porter, et mille autres choses dont on nepeut avoir l’idée que sur le moment même, quand on meurt de faim dansla poitrine de trois ou quatre enfants. Une mère a pour ressource defrapper à toutes les portes ; un père en a une de plus, c’est de lesenfoncer. Il peut se faire voleur. Oui, mais de toutes ces portes,quelle est celle qui s’ouvre, même pour une mère ? quel est le lieu deParis, le bureau, l’établissement où un malheur réel, incontestable, etcomme légalisé par son excès même, puisse se dire : « Je serai secouru.» Et si l’infortune de madame Angel a quelque chose de typique, degénéral, si c’est celle de beaucoup d’autres, c’est une raison pour yréfléchir moins, et on se console sur la quantité. On est en plein hiver ; le bois n’étant pas un objet de nécessitépremière, on s’en passe sous la mansarde : du menu charbon pour cuireles aliments que le voisinage des halles fournit à ceux qui n’ont pasle moyen d’avoir du pain, voilà tout le combustible de la maison. Despommes de terre délayées dans du lait pour les plus jeunes, tel estl’ordinaire de la maison. Il n’y a pas de lit, mais en revanche unepaillasse dissimulée sous une couverture qui se double d’une grandequantité de haillons : tel est le coucher de la maison. Cette existencen’a rien d’absolument mortel, et c’est celle qui fait dire au premiervenu qu’on ne meurt pas de besoin : cela est vrai, on meurt de maladieseulement, mais le besoin est une maladie. Aussi Auguste, l’aîné,mourra-t-il peut-être à l’hôpital, parfaitement soigné par le médecindu roi. Il est, néanmoins des heures où, si madame Angel n’écoutait que sondésespoir, elle aurait d’elle-même une pensée qui n’arrive qu’à ceuxqui réfléchissent. Le suicide est souvent un luxe dans une existence ;c’est toujours un crime dans celle d’une mère. Se tuer, d’ailleurs, etcomment ? avec le charbon ? Madame Angel n’en achète jamais assez pours’asphyxier complètement, sa journée n’y suffirait pas ; et il n’estpas, d’ailleurs, un seul chiffon sur les épaules de sa fille aînée quisoutînt un crime à hauteur de pendu. Madame Angel n’est d’aucun bureau de bienfaisance ; elle n’a pas letemps de s’informer comment viennent les secours, mais seulementcomment vient le travail. Quand elle aurait pu demander des secours,elle n’était pas encore assez malheureuse pour y songer ; maintenantelle l’est trop pour que cela puisse lui suffire. Ayant éloigné unefois pour toutes une pensée criminelle, le suicide, ira-t-elle se jeterdans les bras de l’aumône, ce tombeau de la fierté humaine ? Ellerassemble toutes ses forces en un seul faisceau ; elle met sa robe lamoins déguenillée ; elle se souvient qu’elle est ouvrière et qu’ellepeut vivre ainsi du fruit de son travail ; elle visite tous lesmarchands, marchands de jouets d’enfants destinés à de riches bambinsqui, brisant et lacérant tous ces riens qui les amusent un instant,auront d’avance arraché à la mort une mère et sa famille. Les magasinssont encombrés, la vente est douteuse ; néanmoins on assure à la mèredu salaire pour une journée. Hier, la pauvre mère était encore quelque chose, une ouvrière ; cen’est plus aujourd’hui qu’une femme malheureuse. Bientôt toute lafamille n’aura plus qu’une ressource, mourir de faim. Combien durera cette vie de combats et d’épuisement ? Demain sesenfants vivront-ils encore ? aura-t-elle encore la force, le pouvoir,la volonté de travailler pour eux ? sera-t-elle encore à même desouffrir comme elle a souffert ? Madame Angel ignore tout cela : ellevit aujourd’hui, parce qu’elle a vécu hier, parce qu’il lui estimpossible de s’arrêter tout à coup, parce que son sort est de faire cequ’elle faisait tout à l’heure, parce que le malheur qui s’est emparéd’elle, la Providence qui la conduit au tombeau, connaissent seuls cequ’il lui reste à vivre. Le froid devient plus aigu, on se presse la nuit sur le même grabat ;les vêtements se déchirent, on passe la nuit pour les raccommoder ;enfin un matin le pain, les pommes de terre, l’ouvrage, tout manque àla fois, et la pauvre mère manque la dernière à ses enfants ; elles’évanouit !... les enfants pleurent, et les voisins sont bien forcésde venir au secours de la famille. On indique de l’ouvrage à madameAngel ; elle y vole. Les enfants vivront encore une semaine… Mais dans le réduit occupé par cette pauvre famille, rueGuérin-Boisseau, dans la plus pauvre maison de la rue la plus pauvre deParis, la pitié n’a que des éclairs ; chaque voisin en a un qui l’estencore plus : la misère ; c’est l’hôte le plus constant de la maison,tous les locataires la connaissent. Là on prête un instant la main àcelui qui tombe, mais malheur à lui s’il n’est pas assez fort pourmarcher encore ! si c’est une mère de famille, malheur à elle ! Uneredoutable sentence est écrite sur le front de chaque habitant de cefortuné séjour, et chacun en éloigne le plus qu’il peut l’exécution.D’ailleurs, plusieurs misères réunies n’ont jamais fait une fortune. On sut dans la maison, dans la rue, dans le quartier ; on sut dans ungrand journal, et on le sut partout en vain, qu’une femme, mère deplusieurs enfants, mourait de misère dans un coin obscur de Paris. Cefut en vain aussi que le sentiment maternel ne fit jamais défaut àcette femme. Le courage s’arrête quelquefois parce qu’il est homme oufemme ; le malheur ne se repose jamais : il n’était pas écrit que lemalheur devait laisser échapper sa proie. Madame Angel, aussi forte que le malheur, fut vaincue par sapersistance ; un jour on la trouva morte dans sa mansarde : le froidavait atteint 29 degrés. Ses enfants vivaient encore, et furentrecueillis par le bureau de bienfaisance et l’administration deshospices. Auguste, en sortant de l’hôpital, ne retrouva plus sa mère ;mais il sait qu’il a sur la terre des frères et des sœurs. Auguste estouvrier compositeur. Puisse-t-il ne point faire défaut à la tâche qu’ila reçue de la destinée, en se souvenant que la sienne n’a été autre quepar une faveur spéciale de cette Providence qui le fit entrer… àl’hôpital. Voilà cette vie de Paris si brillante et si parée. Écrivains, artistes,qui avez de l’or au bout de la plume ou du pinceau, montrez-nous-en lamédaille ; pour vous, au contraire, heureux du siècle, souffrez parfoisqu’on vous en montre le revers. ANDRÉAS. |