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GUICHARDET, Francis(18..-18..): Les maîtres chanteurs(1841).
Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (20.IV.2011)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 
LES MAÎTRESCHANTEURS
par
Francis Guichardet

~ * ~

LES philologues des prisons n’ont pas encore établi d’une manièreexacte et positive l’origine du mot chanteur, qui est venu enrichirla langue française en prenant depuis quelques années une nouvellesignification. Si nous nous en rapportons aux littérateurs de laForce, et aux grammairiens de la police correctionnelle, fairechanter signifie exploiter la crédulité, les vices, et la poltronneriede certaines gens, et leur soutirer de l’argent à l’aide de promessesou de menaces. Nous croyons donc rendre hommage aux autoritéscompétentes, et éclairer un point obscur des vocabulaires d’argot, enaccordant le titre de maître chanteur aux sommités de la profession,aux professeurs habiles qui donnent, à des prix plus ou moins élevés,de savantes leçons aux élèves de leur choix.

Et cependant, les membres habiles de cette dangereuse corporation n’ontencore rien eu à démêler avec la justice. Bien que leur existence soitliée à tout ce qu’il y a de plus abject dans ce monde d’escrocs, dejoueurs, de tripoteurs d’affaires véreuses, d’usuriers, d’industrielssans industrie, qui se répandent chaque matin sur le pavé de Paris, ilsont su conserver de belles relations, de nombreuses connaissances, mêmedes amitiés parmi cette société toute parisienne, composée de gens qui,mettant en première ligne la dissipation, l’agitation et le plaisir,s’inquiètent assez peu de la moralité et des ressources des compagnonsde leurs débauches. Grâce à cette indifférence, ils peuvent à leur aisechoisir le terrain de leurs exploitations, et se mettre à l’abri d’unesurveillance trop active. Et puis, qui songe à s’enquérir de leursmoyens d’existence ? N’ont-ils pas toutes les apparences du comfortableet du bien-être ? Ne font-ils pas partie de cette jeunesse dorée, dontle crédit s’est fondé sur des espérances imaginaires ou sur une fortunedepuis longtemps dissipée ? Ne sont-ils pas toujours et partoutcharmants convives, beaux joueurs, causeurs amusants ? N’ont-ils pas cepremier vernis d’instruction qui suffit à la population flottante dontils s’entourent, et qui attire ces intimités de rencontre si faciles àcontracter ? Lorsque, dans leurs jours de fortune, ils ont joué le rôled’amphitryons, ne l’ont-ils pas fait avec une magnificence digne d’unmillionnaire de bon goût ? Si, parfois, dans les moments difficiles,ils usent largement de la bourse de leurs amis, en abusent-ils jamais ?Et si, faute de mémoire, ils oublient ces emprunts forcés, ne lespayent-ils pas par leur obligeance, par un dévouement à toute épreuve,par les offres les plus généreuses ? Qu’un de leurs intimes ait besoind’argent, ils se transforment aussitôt en courtiers, et déterrent àgrand’peine un de ces banquiers raisonnables dont la mission sur cetteterre est de faire oublier la parcimonie d’un père ou d’un tuteur. Quel’affaire présente des difficultés, ils s’empressent de devenireux-mêmes solidaires des engagements exigés, se contentant, pardécence, de partager les bénéfices de l’opération. Soyez poursuivi parune lettre de change usuraire, ils viennent à votre secours ; et, fortsde leur expérience, vous pouvez marcher les yeux fermés dans cette voiede jugements, d’oppositions, de règlements, d’appels ; priviléges dudébiteur, chemins de traverse qui procurent, en dépit des recors,quelques derniers mois de soleil et de liberté. C’est ainsi qu’ils sefont accepter, c’est en s’initiant à toutes les affaires de leurs amis,qu’ils se rendent indispensables. Et qui oserait mettre en doute leurloyauté et l’honnêteté de leurs expédients ? N’ont-ils pas donné vingtfois des preuves de susceptibilité et de courage ? Ne sait-on pasqu’ils tiennent plus à l’honneur qu’à la vie, et que, pris sur le fait,ils répondraient comme un aventurier célèbre : « Il vous est permis depenser que nous sommes des fripons, mais nous ne souffrons jamais qu’onnous le dise ! »

Cette assurance, le maître chanteur sait la conserver dans le cours deses exploitations. Préparé à tout événement, il calcule avec sang-froidtoutes les chances d’une entreprise ; il en devine d’avance lesécueils, et son audace parvient souvent à les surmonter. Rarement, ilest vrai, il lui est nécessaire de déployer une grande énergie : lafaiblesse, les erreurs, et la timidité de ses adversaires, viennent luidonner de faciles triomphes, et la peur est toujours l’un de ses pluspuissants auxiliaires. Et puis, le voit-on jamais s’aventurer sansqu’il soit sûr de réussir ? Ne connaît-il pas le côté faible de sesvictimes ? n’a-t-il pas des coups imprévus à leur porter ? Une jeunefemme est nonchalamment couchée sur les coussins de son boudoir. Elle adit le matin qu’elle était souffrante, et que sa porte resterait ferméepour tous : cependant sa femme de chambre vient lui annoncer qu’unepersonne inconnue demande à lui parler. Après plusieurs refus,l’insistance du visiteur, et surtout quelques mots écrits à la hâte,lui font changer de résolution ; elle consent enfin à recevoir cepersonnage mystérieux. Celui que l’on vient d’introduire est un jeunehomme aux manières distinguées, à la mise élégante ; il salue avecgrâce, et paraît être façonné aux usages de la bonne compagnie.

« Madame, dit-il, après avoir accepté un siége à côté de la jeunefemme, j’ai d’abord à m’excuser de venir ainsi troubler votre solitude.Je me serais empressé de respecter la consigne que vous avez donnée àvotre femme de chambre, si l’affaire qui m’amène n’intéressait pas etvotre avenir et votre repos.

- Mais, monsieur, de quoi s’agit-il donc ? Les quelques lignes que vousvenez de me faire remettre m’ont effrayée ! Qui vous envoie ? quedésirez-vous ? et, surtout, qui êtes-vous ?

- Je suis un peu des amis de M. Alfred D...

- Eh bien ! qu’y a-t-il de commun entre M. Alfred et moi ? Je leconnais à peine... Je l’ai rencontré quelquefois dans des réunions,dans des bals, comme on rencontre tout le monde ; mais ce jeune hommen’a jamais été admis chez moi.

- Il est heureux pour lui, madame, qu’il n’ait pas le même reproche àse faire. Il a eu le bonheur de vous recevoir plusieurs fois.

- Monsieur !

- Eh ! je ne viens pas ici, madame, vous demander compte de vosactions, et vous faire subir un interrogatoire. Je ne me reconnais pasle droit de contrôler vos démarches, et je vous prie simplement dem’accorder quelques minutes d’attention.

- Parlez, monsieur, parlez ; je vous écoute.

- Voilà le but de ma visite. Comme vous devez le savoir, M. Alfred D...est parti depuis quelques jours, laissant le soin de ses affaires et laclef de son appartement à l’un de ses amis. Poussé par un instinct decuriosité fort blâmable, cet indiscret ami a découvert unecorrespondance qui vous intéresse, je crois, au dernier point.

- Et que prétend-il faire de cette correspondance ? Où donc voulez-vousen venir ?

- Ne craignez rien, madame. Ces lettres sont aujourd’hui entre lesmains d’une personne qui en connaît tout le prix, et qui les gardeprécieusement.

- Mais c’est un vol, une infamie, un abus de confiance !

- Veuillez vous calmer, madame. Il est un moyen de réparer lanégligence de M. Alfred ; grâce à la cupidité du nouveau dépositaire deces lettres, il est facile de se les faire restituer.

- Je vous comprends, enfin, monsieur. Je suis tombée dans un guet-apens; je suis victime d’une horrible machination ! Vous êtes donc unvoleur, monsieur ? Sortez, sortez d’ici, ou je vais vous faire chasser.

- La colère, madame, est une mauvaise conseillère, dit le chanteur sansse déconcerter. Vous n’appellerez pas, vous ne me ferez pas chasser, etje suis même certain que plus tard vous vous montrerez reconnaissantedu service que je vous rends aujourd’hui. » Puis, reprenant après uninstant de silence : « Vous devez savoir, madame, qu’il existe unepersonne qui payerait ces lettres bien cher.

- Et qui donc, monsieur ?

- Votre mari. Il paraît que, victime d’un déplorable aveuglement,monsieur votre mari s’obstine à méconnaître le trésor qu’il possède ;et, s’il avait entre les mains des preuves suffisantes, il serait toutdisposé à vous intenter un procès en séparation.

- Et vous avez eu la pensée...

- Non, madame : nous avons cru prendre le parti du plus faible en nousadressant d’abord à vous.

- Ainsi, c’est de l’argent qu’il vous faut ! Que demandez-vous ? Vousfaites là, monsieur, un bien misérable métier.

- Je ne fais que remplir avec conscience la mission dont je me suischargé.

- Abrégeons, monsieur, abrégeons ce triste débat. Qu’exigez-vous de moi?

- Si nous estimions, madame, votre correspondance à sa juste valeur,nous vous en demanderions un prix fort élevé ; mais, dans l’espoir devous être agréable, le dépositaire consent à s’en dessaisir contre uneindemnité de cinq mille francs.

- Cinq mille francs, grands dieux ! Mais, où voulez-vous que je trouvecette somme ?

- Je sais, madame, qu’il est assez rare de trouver chez une jolie femmecinq mille francs d’économies ; aussi n’ai-je pas entièrement comptésur cette ressource. Mais vous possédez des bijoux, des diamants surlesquels il est facile d’emprunter, et je vous dirai comme le banditespagnol Jose Maria : Vous êtes assez belle, madame, pour pouvoir vouspasser pendant quelque temps de ces parures inutiles.

- Je vois, monsieur, que vous possédez à fond les ressources de votremétier. Et quand vous faut-il cette somme ?

- Si je ne craignais pas d’être importun, je reviendrais ce soir ; ous’il vous convient mieux de la faire remettre chez moi, j’attendrai àl’heure que vous voudrez bien m’indiquer la personne qui en serachargée.

- Revenez, monsieur, revenez ce soir ! Après m’avoir humiliée commevous l’avez fait, serai-je encore forcée à mettre des étrangers dans laconfidence de cette sale affaire ? Du reste, monsieur, je ne crois pasavoir besoin de réclamer votre discrétion ; et, s’il vous reste encoreun peu d’honneur, je ne pense pas que vous soyiez tenté de divulguer unsecret dont vous tirez d’aussi beaux avantages !

- Je mets toujours la plus grande conscience dans ces sortes detransactions, et je veux vous en donner une preuve, ajoute le chanteur,en remettant à sa victime un petit paquet cacheté : Voici votrecorrespondance. Vous aurez le temps de l’examiner avant ma secondevisite. Si par hasard il manque quelques lettres, j’aurais l’honneur devous les remettre ce soir. »

C’est ainsi que le maître chanteur se constitue à son profit le vengeurde la morale et des maris, et lorsqu’il n’a plus rien à demander à ceterrain fertile, il se met à la piste d’une nouvelle affaire, etsouvent son choix s’arrête sur l’un des commensaux de son cerclehabituel. Un jeune dissipateur est sur le point de réparer, à l’aided’un brillant mariage, les nombreux échecs de son patrimoine. Déjà lesbans sont publiés : quelques jours encore, et les erreurs de jeunesseseront tout à fait effacées, lorsque un matin, un obligeant ami vientbrusquement interrompre ses rêves dorés, et prendre une large part àson bonheur.

« Tu dors, malheureux, tu dors, et la foudre gronde sur ta tête !Élisa, cette créature angélique, n’est plus la femme que nous avonsconnue autrefois si douce, si timide, si réservée. En apprenant que tuallais contracter un riche mariage, sa jalousie s’est réveillée, etelle ne parle de rien moins que de déposer son enfant sur l’autelnuptial ! Évitons un pareil scandale ! appliquons à l’instant larecette de Figaro. Cette recrudescence de passion n’est autre qu’uncaprice de mille écus ; à ce prix seulement, la malheureuse consent àse taire. Pour prévenir tout danger, j’ai promis cette somme, persuadéque tu ferais honneur à un engagement pris en ton nom. »

Quelquefois le chanteur, exalté par le succès de plusieurs affaires dece genre, se décide à abandonner les sphères secondaires, pour essayerses forces sur un théâtre plus élevé. Arrivé alors à l’apogée de laprofession, sa perspicacité se développe, ses investigations deviennentplus actives, ses plans sont mieux combinés. Il ne s’agit plusdésormais de ces misérables produits dont il a bien voulu se contenterpour se faire la main ; il faut maintenant que les bénéfices probablesde son industrie prennent des proportions gigantesques, et lui donnentau besoin quelques années de repos. Cette scène nouvelle n’est pasabordable pour tous, et, si quelques-uns parviennent à s’y faireaccepter, le plus grand nombre ne vient s’y essayer que pour subir deschutes éclatantes. C’est dans cette troupe privilégiée que seretrouvent ces individus dont l’existence est un problème, et qui, sansavoir une position avouée, jouissent cependant de quelque crédit danscertains bureaux de ministères. La vie qu’ils mènent depuis des annéeslaisse supposer que les services qu’ils peuvent rendre sont assezlargement rétribués ; mais leurs actions et leurs démarches sontentourées d’un voile tellement épais, qu’il est impossible de définirle caractère de leurs attributions. Sous le couvert d’une occulteprotection, leur discrétion obligée résiste rarement à l’appât d’unegratification brillante, et, grâce au mystère dont ils s’entourent, ilsabusent plus aisément de la confiance qui leur est accordée. Vers lafin de la restauration, une lettre compromettante tomba ainsi entre lesmains de trois maîtres chanteurs. Le signataire de ce précieuxautographe était l’un des personnages les plus éminents de l’époque, etl’on savait qu’il était assez riche pour le racheter à un prixtrès-élevé. L’occasion était belle ! La lettre est lue, commentée,appréciée. Chaque ligne est une fortune, chaque mot est un trésor. Lesprétentions des intéressés montent en un instant jusqu’à soixante,quatre-vingt, cent, cent vingt mille francs ! Une audience est demandée: le plus expérimenté de la bande sera le plénipotentiaire. Au jourindiqué le maître chanteur se présente avec son assurance ordinairedans les salons du duc ***. Une fois introduit dans le cabinet duministre, il tire gravement une lettre de son portefeuille, et en lalui présentant il lui dit :

« Monsieur le duc, l’original de cette lettre est entre les mains d’unepersonne qui pourrait en faire un mauvais usage. C’est dans le but devous en prévenir que j’ai eu l’honneur de vous demander une audience.

- Et quel usage pensez-vous qu’on puisse faire de cette lettre ?réplique froidement le ministre, après avoir parcouru le papier.

- Il me semble, monsieur le duc, que si cette lettre tombait entre lesmains de vos ennemis, ce serait une arme dangereuse dont ils pourraientabuser.

- Et c’est sans doute dans mon intérêt que vous êtes venu m’en indiquerle détenteur ?

- Votre Excellence a trop la connaissance des hommes  pour croireà un semblable dévouement.

- Quel prix demande-t-on ?

- Le possesseur croit l’estimer au-dessous de sa valeur en réclamantune indemnité de cent vingt mille francs.

- Je vois que vous traitez les choses fort grandement. Mais cesprétentions sont très-exagérées, et puis cette pièce a peu d’importancepour moi ; et, si on s’avisait de la publier, les personnes intéresséesmériteraient tout au plus un reproche de négligence. Cependant je neveux pas que votre démarche soit infructueuse... Êtes-vous bien sûr quecette lettre soit écrite par moi ?

- Dans une heure, je puis présenter l’original à Votre Excellence.

- Eh bien ! revenez. Nous pourrons nous entendre... Vous me semblezavoir assez d’adresse, du sang-froid... Il serait peut-être possible devous utiliser. Précisément, nous aurions quelqu’un à envoyer auxcolonies... un homme sûr, éprouvé...

- Je suis aux ordres de monsieur le ministre.

- Revenez donc dans une heure. »

Le maître chanteur est enchanté, ravi ! La manière dont il a été reçului donne une haute idée de lui-même. Déjà il se croit un personnagepolitique, et, dans ses rêves ambitieux, il songe au moyen de profiterseul de sa bonne fortune et de sacrifier ses affidés. Dans ce but, lerécit de son entrevue est arrangé à sa guise : à l’entendre, lesbénéfices de l’entreprise seront au-dessus de toute prévision. Enfin lalettre lui est remise, et, pour la seconde fois, il est introduit dansle cabinet ministériel.

A peine le duc *** a-t-il la lettre entre les mains, qu’il s’écrie d’unton indigné :

« Monsieur ! il paraît qu’à toutes les belles qualités que j’aireconnues chez vous, vous pouvez ajouter celle de faussaire ! Ceci estun faux, et je garde cette pièce pour la remettre à la justice !

- Mais, monsieur le ministre, balbutie le chanteur, anéanti sous cecoup inattendu, je puis vous affirmer...

- Vous voudriez peut-être me faire croire que vous avez agi de bonnefoi ? Vous êtes bien heureux que je ne vous fasse pas arrêtersur-le-champ ! Dès ce jour, votre conduite sera activement surveillée.» Puis, après avoir sonné : « Huissier, reconduisez monsieur ! »

Revenu de son émotion, l’habile chanteur s’aperçut un peu tard qu’ilvenait d’avoir affaire à plus fort que lui ; et il eut besoin de toutson courage pour supporter les malédictions de ses deux associés, quis’attendaient à tout autre dividende.

Dans ces derniers temps, les mêmes chanteurs furent plus heureux, etpourtant ils s’adressèrent à un personnage vieilli dans la diplomatie.De prétendues pièces officielles, habilement fabriquées, etsoustraites, disait-on, aux affaires étrangères, furent présentées à unministre résident. Il s’agissait d’une convention secrète, qui, aumépris des engagements contractés, sacrifiait les intérêts de la nationsi bien représentée par le vieux diplomate. Des entrevues eurent lieu,des rendez-vous mystérieux furent donnés. L’un des complices, chamarréde croix, s’affubla avec succès du titre de secrétaire d’ambassade.L’affaire avait été heureusement combinée : elle arriva à bonne fin, etles chanteurs puisèrent à pleines mains dans les fonds secrets de lareprésentation étrangère. Plus tard, la vérité fut connue, et le rappeldu ministre devint le dénoûment de cette étrange mystification.

Souvent les chanteurs forment entre eux une espèce de tribunal secret,un corps de police formidable. Revêtus de ce nouveau caractère, il estpresque impossible d’échapper à leurs perquisitions incessantes, à leurespionnage de chaque jour. Vices, passions, erreurs, faiblesses, crimeset délits, tout cela rentre alors dans leur ressort. Qui ne connaît lemalheur de ce pauvre banqueroutier sur le point d’atteindre lafrontière, brusquement arrêté, au moment de toucher au port, par unordre d’arrestation imaginaire, et obtenant sa liberté, un instantcompromise, au prix de cinquante mille francs ? Et ce juif payant deuxfois au poids de l’or, d’après un tarif à lui, un énorme lingot decuivre, d’abord parce qu’il croit faire un excellent marché, et ensuiteparce qu’on le menace de le dénoncer comme recéleur ? Et ces malheureuxattirés dans un rendez-vous  par une femme charmante, bonheurinterrompu par l’apparition soudaine d’un père ou d’un mari decirconstance venant réclamer le prix de leur honneur ? Et ces fidèlesconservateurs d’un goût emprunté à l’antiquité, et ces vieux débauchéstoujours en quête des jeunes filles au-dessous de quinze ans, nesont-il pas tombés dans les piéges tendus par cette redoutablecorporation ?

Parlerons-nous du chantage littéraire, et de ces pauvres diablesdéshonorant, faute de mieux, le titre d’homme de lettres ; de cesfondateurs de journaux et de publications en projet envoyant à qui dedroit des missives dans le genre de celle-ci :

    MONSIEUR,

Nous comptons donner de la publicité à une affaire dans laquelle vous êtes personnellement compromis. Votre réputation d’intégrité,quelque bien établie qu’elle soit, ne pourra résister aux preuvesévidentes que nous avons sous les yeux. Nous vous prions donc de nousdire quelles sont vos intentions à cet égard.
                       Recevez, etc.

ou bien :

    MADAME,

Nous allons faire paraître la première livraison d’un ouvrage intitulé Biographie des femmes entretenues. Ce livre sera orné de charmantsportraits sur acier. Voudriez-vous accorder une ou deux séances ànotre dessinateur ordinaire ? Dans le cas où notre proposition neserait pas agréée, nous osons espérer que vous voudrez bien nousindemniser de la perte d’un aussi gracieux modèle. Alors seulement,nous consentirions à priver nos lecteurs de tous les détails qui nousont été communiqués sur vous.

                       Veuillezagréer, etc.

La législation nouvelle est venue heureusement comprimer l’élan decette littérature exceptionnelle. Les chanteurs littéraires n’ont plusaujourd’hui que de rares successeurs ; et si, de temps à autre, la Gazette des Tribunaux vient nous révéler quelques essais detransactions de ce genre, ils ont eu déjà pour tout bénéfice unecondamnation correctionnelle, écueil dangereux où viennent souventéchouer les aventureuses expéditions des maîtres chanteurs.

F. GUICHARDET.