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TEXIER, Edmond (1815-1887) : Le Boulevard des Italiens(1841).
Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (14.V.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 
LEBOULEVARD DES ITALIENS
par
Edmond TEXIER

~ * ~

CHAQUE boulevard de Paris a sa physionomie qui lui estpropre, avec ses habitudes, ses mœurs et ses hôtes particuliers. Leboulevard Montmartre touche au boulevard des Italiens, et cependant unabîme les sépare. – Cet abîme de quinze pieds de large, qui est la rueRichelieu, sert de frontière à deux populations tout à faitdifférentes. – C’est le Rubicon de deux empires limitrophes. – Il n’y aque Paris qui puisse offrir aux regards de l’investigateur ceschangements à vue de populations.

Nous ne nous occuperons pour aujourd’hui que du boulevard des Italiens.

Ce boulevard, que l’on appelle aussi le boulevard de Gand, commence àla rue Richelieu et vient expirer au cap des Capucines ; c’estpeut-être le plus petit, le plus resserré des boulevards de Paris, etcependant c’est le plus peuplé, le plus bruyant et le plus élégant. –C’est là que se promènent dans la journée, aussitôt qu’un rayon desoleil vient dorer les dalles de bitume, les lions et les lionnes les plus huppés, et lesdésœuvrés à la mode. C’est la boulevard de Gand qui voit le premieressai d’un habit excentrique et d’une robe audacieuse ; il a la primeurdes mises les plus nouvelles et des toilettes les plus osées ; on n’y vient pas pour voir,mais pour se montrer : c’est un Longchamp en permanence.

Si vous voulez voir ce boulevard dans toute sa splendeur, placez-vous,pendant l’été, à dix heures du soir, sur un de ses balcons, et vousaurez à vos pieds tout le Paris de la fashion, de la flanerie et dumonde élégant. Aux jours anniversaires et aux fêtes extraordinaires laville fait planter des ifs aux Champs-Élysées et allume des lampions etdes verres de couleurs pour la satisfaction des promeneurs ; eh bien !toutes ces illuminations officielles, tous ces lampions municipaux,pâlissent devant l’illumination de chaque soir que vous apercevezdepuis le commencement du boulevard de la Madeleine et qui va mourir àl’extrémité du boulevard Beaumarchais, à quelques pas de la Bastille. –Une double rangée de gaz forme une immense colonnade de feu que l’œilne peut suivre jusqu’au bout. – Les divans, les cafés, les restaurants,les boutiques éclairées jettent aussi sur l’asphalte des flots declartés blanches et fauves. – C’est un rêve des Mille et une Nuitsréalisé ; on y voit clair comme en plein jour. – Regardez à vos piedtoute cette foule qui se presse et s’agite en tous sens : ce sont lespromeneurs habituels du boulevard. – Il y a quelques années, on sepromenait partout, au Palais-Royal, aux Tuileries, aux Champs-Élysées ;aujourd’hui le Palais-Royal est abandonné en grande partie aux acteursde province qui viennent à Paris chercher des engagements, lesTuileries sont moins fréquentées que les années précédentes, et leséquipages seuls traversent les Champs-Élysées pour se rendre au bois deBoulogne… La seule promenade, c’est le boulevard Italien ; on secoudoie, on se presse, on se pousse sur le bitume du café de Paris… ilsemblerait que toute la ville se soit donné rendez-vous entre la rue duMont-blanc et la rue Grange-Batelière.

Il ne faudrait pas croire cependant que le boulevard des Italiens nesoit fréquenté que par la fine fleur de l’aristocratie parisienne ; lebourgeois y passe quelquefois, mais il ne s’y arrête pas ; l’industriel, qui affectionneparticulièrement la haute société, la société qui a des tabatières enor et des bijoux de grande valeur, se promène assez volontiers sur lebitume aristocratique ; puis on a aussi le malheur d’y rencontrer desartistes nomades protégés par la police, lesquels se livrent àl’exercice de leurs fonctions sur la basse, la contre-basse, laclarinette, le violon, la vielle, la harpe, la guitare et le trombone.– C’est un charivari peu agréable ! Lepostillon de Lonjumeau se hurle à côté d’une chansonnette de M.Beauplan ; la Normandie de M.Bérat fait concurrence à la romance de Guido, et par-dessus tous cesconcerts discordants planent, comme une infernale dérision, les sonsglapissants des orgues de Barbarie !... O Parisiens ! pourquoi nefaites-vous pas comme ces spirituels habitants d’une ville dudépartement du Nord qui avaient demandé et obtenu l’expulsion destrouvères et des nocturnes troubadours ?.....

Les lions et les beaux qui font élection depromenade sur le trottoir du boulevard de Gand prennent leurs repas aucafé de Paris ou au café Anglais, ces deux établissements dont laréputation est européenne, on ne sait trop pourquoi. – On se faitgénéralement une idée assez fausse de ces êtres en bottes éternellementvernies, en pantalons collants et en gants jaunes, qui donnent le ton,qui font et défont les modes, qui parlent sans cesse de chiens, defemmes et de chevaux. – Le bourgeois les regarde avec envie, et croitque tous ces beaux désœuvrés du boulevard sont pour le moinsmillionnaires. – Erreur. – Pour mener cette vie étincelante et doréesur tranche, le lion n’a pas besoin de beaucoup d’argent. – La vie dulion est toute fictive. – Pour lui, il ne s’agit pas de vivre mais defaire semblant ; le point capital n’est pas d’être riche, mais de leparaître. – Voilà tout le secret. – Avec trois ou quatre cents francspar mois, on peut être très-facilement fashionable, dandy ou lion àvolonté. – Un lion ignore les dépenses nécessaires, il ne connaît quele superflu. Il ne déjeunera pas si l’argent fait défaut, mais il seprocurera à tout prix des gants paille ; il ne dépensera que quatrefrancs pour son dîner, mais vous l’apercevrez le soir sur le boulevard,regardant effrontément les femmes avec son lorgnon et se donnant desairs légèrement avinés. – Il économisera sur son logement et sanourriture pour pouvoir se montrer au bois de Boulogne deux fois parsemaine, sur un cheval de louage qu’il décore du titre un peu ambitieuxde pur sang. Quand le lionarrive au café de Paris, il entre avec fracas, parle au garçon avecautorité, dit tout haut qu’il ne prend pas de vin parce que son médecinlui a ordonné de boire de l’eau ferréepour refaire son estomac, mange un aileron de dinde aux navets, sousprétexte de gastrite aiguë. – Après son dîner il se placeinvariablement sur le perron aristocratique, et là il s’occupe à mâcherun cure-dent pour qu’il soit bien avéré pour les gens qui passent qu’ila dîné au café de Paris.

Nous connaissons des lions, et des plus huppés, dont chacun ne dépensepas plus de six mille francs par an. Ils sont dix qui ont formé uneespèce de sainte alliance de luxe fictif, une association de richesseapparente, et ils ont réglé les choses de telle sorte que, pour ceuxqui ne connaissent pas le secret mécanisme de cette vie brodée surtoutes les coutures, ils paraissent facilement très-riches. – Parexemple, ils louent au mois une calèche et deux chevaux avec deuxdomestiques. – Chacun des lions ne peut disposer de la calèche que teljour de la semaine. – Ils se la passent les uns aux autres. – Maischacun d’eux a une livrée particulière qu’ils font successivementendosser aux deux éternels domestiques, lesquels changent ainsid’habits tous les matins, aujourd’hui verts, demain bleus, après-demainrouges, et ainsi de suite.. Chacun a sonjour de calèche, et même, une fois par semaine, le train d’unhomme qui a cent mille livres de rente.

Le lion est donc l’habitué principal du boulevard de Gand ; mais, à dixpas du café de Paris, il y a aussi le spéculateur-agioteur qui vientrégulièrement de dix heures à midi devant le perron de Tortoni, cettesuccursale de la Bourse ; là on ne parle plus de chevaux pur sang, dejockeys, etc… ; la conversation a une allure plus positive ; ons’entretient du trois pour cent, des bonsespagnols, du cours des huiles et de toute sorte d’opérationscommerciales. Quelquefois on retrouve encore le lion dans le groupe deTortoni ; alors il cumule, il mène de front les importantes fonctionsde dandy et de boursicotier. – Mais cela se rencontre rarement. – Auxjours difficiles, aux crises ministérielles, par exemple, Tortoni offrel’aspect le plus animé. – Tous les habitués sont à l’affût desnouvelles. – Ils vont et viennent sur le boulevard, s’interrogeant lesuns les autres : – Savez-vous si le cabinet est formé ? M*** a-t-il étéreçu chez le roi ? N*** entre-t-il dans le nouveau ministère ? Quedisait-on à la chambre des députés ? etc., etc… Puis, s’il vient àpasser un journaliste ou un personnage politique, il se voit aussitôtentouré par dix personnes qu’il ne connaît pas et qui lui font millequestions sur la situation. – Ces jours-là, le boulevard Italien esttransformé en place publique ; c’est l’Agorad’Athènes. – Chacun s’arrête pour se demander ce qu’il y a de nouveau. –Parisiens ! qu’y a-t-il de plus nouveau que le printemps qui arrive, lesoleil qui reluit, et les fleurs qui jettent aux vents leurs parfums ?

Il est une heure de mystère, comme dit poétiquement M. de Lamartine, oùle boulevard Italien n’est pas exclusivement livré aux lions et auxbeaux de toute espèce. – C’est cette heure crépusculaire qui suit lecoucher du soleil ; alors, parmi ces groupes d’habits noirs, on voitpasser comme des apparitions des robes de satin qui chatoyent à l’éclatdu gaz hydrogène et laissent voir de blanches épaules et des taillesvoluptueusement prises. – Le mari se hasarde rarement à traverser avecsa femme le boulevard à cette heure. – Le père de famille fait untrès-long détour pour ne pas donner à sa fille le spectacle de cesagaceries féminines, de ces œillades provocatrices, de ces mille etmille trébuchets perfides tendus à la vertu et à la fragilité humaines…Ces reines nocturnes s’emparent ainsi du boulevard jusqu’au derniercoup de minuit, moment fatal où elles disparaissent toutes pour serendre jusqu’au dernier coup de minuit, moment fatal où ellesdisparaissent toutes pour se rendre dans leurs logis respectifs,brutalement reconduites par leurs protecteurs.– Voilà le boulevard des Italiens, boulevard de bruit, de luxe, demisère et de dépravation ; c’est le plus élégant de Paris, c’est aussile plus misérable, car c’est là que se rendent toutes les existencesproblématiques de la capitale.


  EDMOND T EXIER.