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FRIÈS, Charles (18..-18..) : Les Canotiers(1841).
Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (05.VI.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 
LES CANOTIERS
PAR
Charles Friès

~ * ~

LES honnêtes citadins que la lecture des romansmaritimes a vivement impressionnés infestent, pendant la belle saison,le cours paisible de la Seine ou de la Marne, avec l’intime croyancequ’ils se donnent ainsi une idée exacte des joies et des terreurs del’Océan.

Je connais un estimable employé, homme d’esprit d’ailleurs, chez lequella passion de naviguer a pris tous les caractères d’une véritablemonomanie.

Chaque dimanche il se fait réveiller à trois heures du matin ; ils’habille à la hâte, part de chez lui et gagne le pont d’Asnières. Làil loue un bateau pour la journée ; et après s’être dépouillé de saredingote, de son gilet, de sa cravate, après avoir retroussé sesmanches, afin d’être plus libre dans ses mouvements, nouveau Robinson,il s’aventure sur les flots où l’attendent des désagréments sans nombre.

Peu familiarisé avec le maniement des avirons, c’est en vain qu’ilprétend se diriger vers un point ! suivre une ligne droite est pour luichose impossible ; et, malgré ses efforts surhumains, il ne réussitqu’à imiter la marche inégale d’un mortel pris de boisson, et n’avancequ’imperceptiblement, procédant par courbes et par zigzag, trop heureuxquand il ne tourne pas sur lui-même comme un tonton, ou encore, commeune sauterelle qu’on aurait privée d’une de ses pattes.

D’autres fois, il ira se fourrer parmi des trains de bois, des tasd’herbes, et restera des heures entières dans l’immobilité la pluscomplète. Dernièrement, s’étant engravé sur des bas-fonds, il futobligé de se mettre à l’eau et de soulever son bateau à la force dupoignet, opération dans laquelle il fut troublé par un passantgoguenard qui chantait à tue-tête :

                   Maman, les p’tits bateaux
                   Qui vont sur l’eau
                   Ont-ils des jambes ?
                   ……………………………..

Souvent harassé, brisé, moulu par suite de l’action désordonnée de sesmuscles, il est emporté à la dérive à la distance de plusieurskilomètres, incapable d’opposer aucune résistance au courant. Jusqu’àprésent la Providence, touchée de son malheureux sort, lui a toujoursenvoyé des sauveurs qui l’ont charitablement remorqué ; pourtant il està craindre qu’un jour, abandonné à ses propres ressources, mon pauvreami ne gagne ainsi, sans le vouloir, Rouen, puis le Hâvre, et nefinisse par aller servir de pâture aux poissons de la Manche. Nouvel ettriste exemple qui démontrera jusqu’où peuvent entraîner lespassions….. et le courant.

Mais en voilà assez sur ce sujet ; il est temps que je vous entretiennede canotiers d’un ordre plus élevé, de ceux qui rougiraient d’avoirrecours, pour leurs pérégrinations fluviatiles, aux lourds etprosaïques bateaux plats, et qui aiment à voltiger sur les eaux,mollement bercés dans de jolies embarcations, et parés eux-mêmes d’unpimpant costume de marin, sous lequel ils ont peut-être exécuté,pendant le carnaval, les poses réprouvées d’un voluptueux cancan.

Une douzaine d’individus, jeunes pour la plupart, se rassemblent etforment une société avec règlements et statuts. Chaque membre de cettesociété concourra, pour une somme égale, à l’achat d’un canot muni deses voiles, de ses agrès et de tout le tremblement, et qu’on fait venirdu Hâvre, de Dieppe ou de tout autre port de mer.

Aussitôt le canot arrivé à Paris, on se réunit solennellement, et on ledécore d’un nom pompeux, hyperbolique, symbolique, énigmatique, comme le Milan, le Dard, le Victorieux, leTriton, l’Éclair. Il faut ensuite trouver une devise ronflanteet digne du nom sous lequel elle sera placée. Après avoir bien cherché,examiné, discuté, on se décide d’habitude pour ventis ocior qui ne sonne pasmal, ou pour une de ses variantes.

L’importante cérémonie du baptême est terminée : on va donc pouvoirjouir de ce cher canot et s’y prélasser tout à son aise. On fixe unjour, et l’on se rend au lieu où il est amarré, avec quelquescomestibles et du vin en masse. Alors foin des habits de ville ! onn’en veut plus, on s’empresse de les quitter. Avec quelle allégresse ons’affuble du pantalon de grosse toile, de la casaque de laine rouge, duchapeau de cuir bouilli, de la ceinture écarlate ! puis on sebarbouille de goudron les mains et le visage, afin de se donner unepetite couleur locale ; on pousse au large en jetant sur la terre unregard de mépris, et vogue la galère !

C’est ici surtout que les canotiers sont curieux à observer. Un momenta suffi pour transformer des commis, des clercs de notaire oud’huissier, des étudiants, des rentiers, voire même des hommes delettres, en flambards, en scélérats, en corsaires, en loups de mer pursang, qui fument, qui prisent, qui chiquent, qui jurent à outrance, etdont la conversation ne saurait être comprise par le commun desmartyrs. Ils ne parlent plus que deprendre des ris, de mettre en panne, de carguer les voiles, de virer debord, de louvoyer, de ralinguer, de héler, de lofer, de ferler, dedéferler, etc., en ayant soin d’entremêler le tout de copieuseslibations.

Peu à peu les imaginations s’échauffent, les têtes se montent ; et lecaractère du français né malinreprenant le dessus, on se lance à corps perdu dans le domaine de lafarce et du coq-à-l’âne. C’est à qui fera le calembourg le plusmonstrueux ; on s’évertue, on se bat les flancs, on devient bête àmanger du foin.

Ce n’est pas tout, et quelque chose manquerait à la fête, si l’on netournait pas en ridicule, d’une manière plus ou moins spirituelle, lespiétons, c’est-à-dire les crétins, les huîtres, les épiciers, qu’onaperçoit cheminant tranquillement sur la rive.

Malheur au bourgeois décoré d’un melon, et suivi de sa famille ycompris son chien, qui vient chercher sur la berge un endroit commodepour se livrer aux délices d’un repas champêtre ! Il ne tardera pas àêtre salué d’un : « Oh ! c’te tête !bonjour, mossieu ! » exorde accoutumé de la nuée de quolibetsque les canotiers se plaisent à faire pleuvoir sur lui.

Le porteur du pantalon garance,l’innocent et patriotique tourlourou lui-même n’est pas plus épargnéque les autres ! A son aspect, mille cris s’élèvent dans les airs : Vive la ligne ! Vive l’empereur ! ViventLafayette et son cheval blanc ! Ah ! qu’on est fier d’être Français,quand on regarde la colonne ! Soldats, du haut de ces pyramidesquarante siècles vous contemplent, etc., etc.

Quant au pêcheur à la ligne, il est la bête noire, le souffre-douleurdes canotiers qui affectent à son égard une cruauté sans bornes. Duplus loin qu’ils le découvrent suivant avec émotion les oscillations desa plume, à l’instant ils cinglent droit vers lui, se mettent à hurlercomme des sauvages, et font si bien que le pauvre diable, voyant son coup troublé, perd tout espoir d’y prendre le moindre poisson, et sedécide à aller tenter la fortune ailleurs, ce qu’il exécute, non sansvouer à l’exécration des siècles les marins d’eau douce qui leréduisent à cette extrémité.

Il est rare que les canotiers n’aient pas avec eux quelque joueur decornet à piston, musicien manqué qui afflige de ses canards les échosd’alentour. L’air qu’il écorche ne peut pas être autre que celui dontles paroles commencent ainsi :

                   Adieu, mon beau navire,
                   Aux trois mâts pavoisés.
                   Je te quitte et puis dire :
                   Mes beaux jours (bis) sont passés.
                   ……………………………………………

Il n’en est point qui soit mieux approprié à la circonstance. Lorsqu’ill’a fini il le recommence, et puis encore, et toujours, et toujours.Certes, ceux qui aiment cet air-là ne sauraient manquer d’êtretransportés de joie.

Or, il advient fréquemment que maître Borée, se mettant tout à coup àsouffler outre mesure, vous retourne comme une coquille de noix lecanot de nos canotiers, et les envoie achever leur promenade au seindes ondes. Mais ne craignez rien ; ils connaissent à fond l’art de lanatation : la coupe, la marinière,la planche leur sont également familières ; ce sont tous des grenouillards finis. Aussi lit-onle lendemain dans les grands journaux :

« Une douzaine de jeunes gens se livraient hier au divertissement d’unecourse sur l’eau, lorsque le vent a fait chavirer leur canot et les atous submergés. Un ou deux seulement sont parvenus à s’échapper : quantaux autres, ils ont été repêchés dans un état d’asphyxie complète. »

Telle est la fin inévitable de tout canotier.

Comme vous voyez, c’est payer un peu cher le plaisir de naviguer lelong des bords poudreux de la Seine ou de la Marne.

CHARLES FRIÈS

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