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BRISSET,Mathurin-Joseph (1792-1856) : L’Ouvrierde Paris (1842).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (12.IV.2014)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercomunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 5 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
L’Ouvrier de Paris
par
Mathurin-Joseph Brisset

~ * ~


NOUS abordons un bien vaste sujet. Pour peindre convenablementl’ouvrier de Paris, il faudrait faire de chaque métier la matière d’unchapitre séparé ; car chaque métier a son esprit, ses mœurs, sonlangage, son allure. Il y a des métiers qui rapprochent ceux qui lesexercent des arts, de la littérature, des sciences, et qui demandentplus de goût, de délicatesse, de connaissances, que de force physique.Les individus employés et retenus dans cette sphère d’intelligencepeuvent-ils être rangés parmi ceux qui, enchaînés pour ainsi dire à lamatière, trouvent dans la lutte incessante de l’esprit de l’hommecontre son inertie, l’emploi et le tarif de leur vigueur musculaire ?L’ouvrier mécanicien, le peintre décorateur, le bijoutier, letypographe, par exemple, n’ont que bien peu de rapports avec leterrassier, le carrier, le maçon, le tailleur de pierres. La différencedu salaire creuse entre ces travailleurs une ligne de démarcation aussiprofonde que celle qui résulte de la nature de leur travail journalieret du milieu où il les fixe. Il y a donc sous ce titre générique, l’Ouvrier de Paris, des classes aussi distinctes entre elles que lesont, dans le monde moral, l’ignorance et l’éducation, et dans le mondephysique, l’aisance et la misère. Et puis, où trouver l’ouvrier deParis dans cette foule toujours croissante d’individus qui accourent àParis de tous les points, nous ne disons pas de la France, mais del’Europe entière, dans l’espoir d’y prendre leur part de tout cetargent que l’opulence municipale, l’industrie particulière, l’affluencedes riches de tous les pays, les besoins d’une aussi immensepopulation, et les prodigalités du budget mettent continuellement encirculation ?

Comment saisir les traits et le caractère de cette populationd’ouvriers, tribu nomade et changeante que l’imprévoyance de la police,qui n’a pas su encore trouver les moyens d’établir une juste proportionentre l’ouvrage à faire et les bras à employer, laisse se recruter danstous les pays de ce qu’ils ont de gens inoccupés, mécontents,aventureux, avides ou déréglés ? Dans cet effrayant pêle-mêled’individus entassés et juxtaposés sur un seul point, sans un lien quiles réunisse, sans une loi qui les discipline, sans un intérêt généralqui fasse un corps de tous ces membres désunis, et leur donnel’harmonie entre eux et les moyens d’être sans troubler l’harmoniesociale, l’on trouverait plus facilement un spécimen de toutes lespopulations nationales et étrangères, que le type qu’il s’agit dereproduire : l’artisan qui, né dans la capitale ou depuis longtempsdomicilié dans ses quartiers populeux, s’est identifié à sa vie, à sonsoleil, à son air, à ses mœurs, à ses habitudes, et traverse en cédantplus ou moins, ou en résistant courageusement à son influence, cetorrent d’idées contraires, d’agitation, de somptuosité, de misère,d’espérance, de déception, qui bouillonne et fuit autour de lui…l’ouvrier de Paris en un mot.

Restreint dans les limites d’un cadre étroit, notre crayon s’attacheraaux traits généraux de l’espèce, sans s’assujettir aux particularitésdes classes qui peuvent la diviser. L’ouvrier sera pour nous ce qu’ilest pour le Dictionnaire : Celui qui existe du produit de quelquemétier, celui qui travaille de la main. Nous le prendrons dans lemilieu de cette vaste chaîne de travailleurs dont les salaires plus oumoins élevés, et les occupations plus ou moins artistiques, forment lesdifférents anneaux. C’est le supposer par conséquent à l’abri desmauvais conseils de la misère et de l’ignorance, et des distractionsabrutissantes que le pauvre cherche au cabaret contre cette terriblepréoccupation de chaque jour : « Aurai-je du pain demain ? » Enconsacrant ces quelques lignes à l’ouvrier, nous ne vous attristeronspoint par la peinture des défauts et des vices qui s’asseoient tropsouvent aux derniers degrés de l’échelle industrielle… défauts qu’ilfaudrait peut-être moins attribuer à la corruption qu’à la misère !Quoi qu’il en soit, l’homme qui travaille à Paris, qui accepte une vieconcentrée, laborieuse, régulière, au milieu de tant de dissipations,d’entraînements ; au milieu de tant de métiers faciles, dégradants ouillicites, celui-là fait acte de courage, de vertu et de force ; sonnom est honorable comme celui du soldat : et, de même que l’artistechargé de représenter le soldat ne choisit pour son modèle ni le lâchetournant le dos à l’ennemi, ni le déserteur quittant son drapeau,l’écrivain, pour peindre l’ouvrier, ne fera point poser devant luil’ivrogne ou le débauché !

Que de choses renfermées dans ce simple titre : l’Ouvrier de Paris !Le travail et l’obscurité, la souffrance et la résignation, les saintesjoies de la famille et toutes les angoisses de l’époux et du père, laraison aux prises avec toutes les tentations, toutes les séductions,l’espérance et la gaieté adoucissant les souffrances du présent,l’économie veillant pour les besoins de l’avenir, la bonne consciencecharmant les souvenirs du passé. Tout est là dedans, depuis l’humblemansarde où, semblable à l’oiseau qui se rapproche du ciel pour s’enfaire mieux entendre, il abrite ses douleurs, ses joies, ses craintes,ses espérances, ses amours et son nid, jusqu’à la croix noire semée delarmes blanches sous laquelle sera doux le sommeil du pauvre ouvrier ;car alors il appartiendra à ce maître juste et bon qui proportionne,lui, le salaire au travail, aux fatigues de la journée. Et sur cetteroute pénible qui sépare le point de départ de celui de l’arrivée,quels contrastes à chaque pas ! que de sujets de réflexion,d’attendrissement, d’indignation ! Dans le chemin, il y a des haltesriantes et des stations bien tristes, soit qu’on pénètre avec lui sousle vert marronnier de la guinguette, où il chôme en famille les bonnesfêtes du calendrier, soit qu’on l’accompagne à l’église paroissiale, oùla religion doit bénir et consacrer les phases diverses et les grandsévénements de sa vie laborieuse ; soit, hélas ! que le suivant sous labarricade de nos discordes civiles, on le voie, soldat improvisé etfollement armé par des déclamateurs insensés, traduire en balles quituent leurs systèmes qui ont la prétention de réformer, d’améliorer etde guérir !

L’enfance de l’ouvrier est bien vite passée, ou, disons mieux,l’ouvrier n’a pas d’enfance. Comme cette déesse de l’antiquité, sortietout armée pour la guerre, du cerveau d’un dieu, l’enfant du pauvrevient au monde tout armé pour le travail. On lui laisse à peine letemps de sortir de ses langes, et la main de l’enfant du riche n’aencore touché qu’un hochet de cristal, que déjà le fils de l’ouvrier amanié l’instrument de fer qui doit aider à payer sa part du pain qui semange plus vite depuis la venue de cet hôte nouveau dans le pauvreménage. Hélas ! oui, le premier développement de ses forces physiquesest épié plus avidement encore que son premier sourire.

Les Francs, nos ancêtres, ne se réjouissaient de leur paternité quelorsque leur fils commençait à soulever la hache de guerre. « Il est enétat de se battre ! » était le premier cri de joie qui s’élevait auprèsd’un berceau. La nécessité de combattre sans cesse, l’impossibilité devivre sans la victoire, se devinaient dans cette exclamation. Une autrenécessité aussi impérieuse, une lutte aussi incessante, aussi animée,se trahissent dans la satisfaction avec laquelle l’ouvrier s’écrie enparlant de son enfant : « Il est en âge de travailler ! » Les besoinsdu travailleur débordent pour ainsi dire dans ce cri… Ces besoins sontsi puissants, qu’ils dominent la voix du sentiment le plus énergique ducœur de l’homme, la paternité !

Si la nécessité devance le développement  des forces de l’enfantde l’ouvrier, l’air de Paris hâte prodigieusement les progrès de sonesprit. Paris, centre et foyer d’action, d’animation, d’intelligence, ale don d’aviver à son atmosphère hâtive tout ce qui naît et croît dansson sein. Comme les plantes de ses jardins, comme les arbres de sespromenades, l’enfant de Paris devance, par ses développements précoces,les natures robustes, mais brutes de nos campagnes : passions, talents,vices, vertus, tout chez lui croît spontanément, avant l’enseignement,avant l’âge. Il apporte, pour ainsi dire, en naissant, la science dubien et du mal.

L’expérience, autour de lui, se présente partout et toute faite.Spectateur encore insensible des agitations humaines, témoin naïf desscènes variées de la civilisation, son jugement encore neuf, son espritpromptement éveillé, saisissent, comprennent, analysent et comparentavec toute leur lucidité, toute leur netteté premières. La vie pratiqueest devant lui, avec ses dures nécessités, ses enseignementsinfaillibles ; aidé par les solides axiomes et les sévères jugementsque prononce, autour de lui, le bon sens populaire, il a vite pénétréle sens de ces instructions. Si l’enfant de Paris n’a pas d’innocence,il a quelque chose de mieux peut-être, il peut, il sait juger leshommes ; car il a étudié la vie de l’homme avant qu’elle commençât pourlui. Comme le petit paysan assiste sans cesse au développement des loismatérielles, ainsi l’enfant de Paris assiste au développement des loismorales. L’un sait que le blé produit le blé, que l’ivraie produitl’ivraie, qu’il faut semer pour recueillir ; l’autre voit que le malproduit le mal ; le travail, le bien-être ; l’oisiveté, la misère ; lespassions, le désordre, la ruine, le malheur ! A chacun d’eux, la natureet la société apportent l’expérience. Pour le jeune villageois, elleest doucement lente et se complète en son temps, comme ces beaux fruitsque l’arbre réserve à sa soif ; pour le Parisien, c’est un fruitprécoce, mûri par les orages, et qu’il ne recueille pas sans desdangers infinis. En effet, son jeune cœur ne s’échauffe pas toujoursimpunément au souffle desséchant des vices de ce monde. Le mauvaisexemple, ce précepteur corrompu qui lui présente palpitant  le malque sa raison condamne, et l’appuie dans ses faiblesses en les luimontrant chez les autres, le mauvais exemple ne perd pas sa fataleinfluence sur cette jeune âme qu’il stimule sans cesse. Il y a, chezl’enfant de Paris à peine devenu jeune homme, des annéesd’entraînement, de fougue, de folie, années de crise qui décidentpresque toujours de sa carrière future.

Mais par bonheur pour lui, à cette instruction pratique ou indirecteque lui donne le monde, il a joint aussi, quelque courte qu’en soit ladurée, cette éducation, la plus sûre et la plus prompte de toutes :l’éducation religieuse. Oui, l’application des idées religieuses aumaintien des lois de l’ordre constitue seule aujourd’hui la force parlaquelle la société résiste encore à tous ces sophismes qu’on invente,à toutes ces passions qu’on allume, à toutes ces convoitises qu’onexcite, à tous ces griefs qu’on exagère : coups de bélier incessantsavec lesquels l’orgueil, la fausse science et l’esprit de désordreviennent frapper la base de cette société ébranlée ! Oui, c’est en vainqu’on ferait valoir les rapports qui peuvent exister entre l’intérêtparticulier et l’intérêt général ; c’est en vain qu’on se servirait del’empire des lois et de la crainte des punitions, ce contraste habituelde plaisirs et de souffrances, de rires et de pleurs, de richesse etd’infortune, de luxe et de misère, ce spectacle qu’offre le mondesocial est trop révoltant ; et la faim, la colère et l’envie seseraient déjà déchaînées contre cet amalgame d’injustice etd’hypocrisie, d’égoïsme et de fausse philanthropie, de tyrannie réelleet de liberté menteuse, si les hommes qui endurent cet état de chosesn’étaient pas des chrétiens ! Ce sont des chrétiens, vous dis-je, àleur insu peut-être ; mais leurs héroïques sentiments de patience, derésignation, d’assurance placée ailleurs qu’aux choses de la terre,d’où sont-ils descendus dans leurs cœurs, si ce n’est de la croix ? ilsles ont sucés avec le lait de leurs mères, si généralement chrétiennes; ils n’ont passé qu’en courant dans l’église, et ce moment d’adorationa suffi pour développer le germe religieux en leurs cœurs. Tout vienten aide à la croissance de cette hysope salutaire, et le baptême deleurs enfants, et le convoi de leurs proches, et les prières de leursjeunes filles qui, vêtues de blanc, viennent, le jour de la premièrecommunion, s’agenouiller devant eux, et l’air qui leur apporte les sonsde la cloche, lointaine bénédiction qui plane sur leur demeure, et leurcrie en passant avec les nuages du ciel : Souffre ! mais espère ! Oui,vous aurez beau faire, cette société a été tellement imprégnée dechristianisme, des pieds jusqu’à la tête, qu’elle peut dans un momentde délire faire tomber les croix du faîte des temples, déchirer leslivres saints sur l’autel… la croix et l’Évangile se retrouveront dansson cœur.

Ah ! si l’œuvre de l’esprit du mal prévalait, si les efforts de sesadeptes parvenaient à leur but, si l’on concentrait les hommes accabléssous la détresse de leur situation, ou, du moins, continuellementblessés par les contrastes que nous énumérions tout à l’heure, dans lesintérêts d’une vie qui serait pour eux le temps et l’univers ; si l’onfaisait de cette vie l’étroite enceinte où toutes leurs espérancesdoivent se refermer, où doivent s’arrêter toutes leurs spéculations ettous leurs intérêts, qu’il ferait beau voir ces académies de sciencesmorales dont vous êtes si fiers venir leur parler, à ceux qui n’ontrien, du respect à la propriété, de l’intérêt qu’ils ont à maintenircette situation dont ils se trouvent si mal ! « Nous trouvions,répondraient-ils alors avec quelque raison, nous trouvions desdédommagements et des compensations, quand des idées de vertu, desoumission, de sacrifice se liaient à des convictions religieuses,quand nous croyions compter dans nos actions, avec le Dieu qui a faitde la pauvreté et des larmes, de la résignation et de la patience, unmoyen d’obtenir d’éternelles récompenses… Mais quels devoirs nousenchaînent à vos lois, hommes sortis, comme nous, d’une terreinsensible, pour y rentrer avec nous, et vous y perdre à jamais ? Ceslois n’ont été imaginées que pour rendre votre usurpation plustranquille ! Descendez de votre haute fortune, mettez-vous à notreniveau, présentez-nous, du moins, un partage moins inégal, etfaites-nous comprendre enfin, en nous communiquant les douceurs de lapropriété, l’importance qu’il y a à maintenir ses droits ! »

Voilà, sans l’effet de la morale religieuse, voilà quelles seraient lesexigences des classes pauvres ; voilà ce qui faisait écrire les lignessuivantes à l’un des philosophes qui ont le plus concouru au grandmouvement social de 89 :

« Ce n’est pas un catéchisme politique qu’il faut destiner àl’instruction du peuple, ce n’est pas un cours d’enseignement fondé surles rapports de l’intérêt personnel avec l’intérêt public qui peutconvenir à la mesure de son intelligence ; et quand une pareilledoctrine serait aussi juste qu’elle me paraît susceptible decontradiction, on ne pourrait jamais en rendre les principes assezdistincts pour la mettre à l’usage de ces enfants d’ouvriers dontl’éducation ne dure qu’un moment. La morale religieuse, par son actionrapide, se trouve exactement appropriée à la situation singulière duplus grand nombre des hommes du peuple… La morale religieuse est laseule qui puisse persuader avec célérité, parce qu’elle émeut en mêmetemps qu’elle éclaire, parce que, seule, elle a le moyen de rendresensible tout ce qu’elle recommande, parce qu’elle parle au nom d’unDieu et qu’il est aisé d’inspirer du respect pour celui dont lapuissance éclate de toutes parts aux yeux des simples et des habiles,aux yeux des enfants et des hommes faits… »

Il fut un temps où de vieilles coutumes, de vénérables institutionsqui, remontant dans la nuit des siècles, se rattachaient aux premierset généreux efforts de nos aïeux pour s’affranchir du joug féodal,venaient se joindre à ces enseignements religieux et à l’autorité dupère de famille, et atténuaient, pour le jeune ouvrier, les dangers dela première fougue, des premiers enivrements de la vie. Alorsl’émulation, l’ordre, l’obéissance, la discipline indispensables danstoute grande réunion d’hommes, régnaient dans l’atelier ; alors cettesurabondance de force, de courage et d’énergie dont nos travailleurs nesavent plus que faire, trouvait à se dépenser ailleurs que dans lesestaminets, les billards, l’amphithéâtre du mélodrame, ailleurs quedans les distractions plus coupables et plus dangereuses des coalitionset des attroupements. Chaque ouvrier avait devant lui, en effet, un butauquel il ne pouvait atteindre qu’après de longs et durs efforts. Dansce temps-là, il y avait une aristocratie pour le travail, la bonneconduite et l’habileté : c’était la maîtrise, cette pairie des arts etmétiers, cette magistrature conservatrice, intelligente, courageuse etfidèle des statuts, règlements et priviléges qui gouvernaient etprotégeaient ces grandes et respectables corporations d’ouvriers quel’on commence à regretter. Chaque corporation, hiérarchie de l’atelier,reflet de l’autre hiérarchie sociale, avait ses degrés à franchir. Unegrande distance séparait l’apprenti du compagnon, une plus grandedistance s’élargissait entre le compagnon et le maître… Certes, il fautenvisager les institutions du point de vue moderne : ce n’est point lerétablissement des abus que consacrait l’édit de 1581, dont on pourraitdemander le rétablissement. Ces priviléges accordés aux fils demaîtres, priviléges si énormes, qu’ils tendaient à établir une sorted’hérédité dans la maîtrise, cette multiplicité de frais et deformalités de réception, la longueur de l’apprentissage, la servitudeprolongée des compagnons, tout cela méritait bien d’être frappé par laréforme de 1776 ; mais avec ces abus se trouvaient d’excellentesmesures d’ordre, de sûreté et d’organisation, et, comme le disaitdernièrement M. Arago, c’était là ce qu’il fallait dégager de ces codesobscurs rédigés par l’intérêt particulier, souvent au préjudice del’intérêt général, et adoptés sans examen dans des temps d’ignorance.En affranchissant l’exercice du commerce et des professions, des gênesque les anciens statuts leur imposaient, en assurant aux talents et àl’industrie cette sage liberté qui doit exciter l’émulation, sansintroduire la fraude et la licence, il fallait conserver les règles quiassuraient la discipline intérieure, le bon ordre, et donnaient unegarantie à la tranquillité publique. Eh bien, la police des jurandesremplissait admirablement ce but. Et voyez quel démenti le temps etl’expérience ont donné aux paroles du ministre qui porta ce grand coupà l’antique constitution de l’industrie française ! Turgot, dans sonexposé des motifs, comme l’on dirait aujourd’hui, a écrit les phrasesqui suivent : « Nous ne serons point arrêtés dans cet acte de justicepar la crainte qu’une foule d’artisans usent de la liberté rendue àtous pour exercer des métiers qu’ils ignorent. Nous ne craindrons pasnon plus que l’affluence subite d’une multitude d’ouvriers nouveauxruine les anciens et occasionne au commerce une secousse dangereuse.Dans les lieux où le commerce est le plus libre, le nombre desmarchands et des ouvriers de tout genre est toujours limité, et nécessairement proportionné au besoin, c’est-à-dire à laconsommation. » O réformateurs, que vous êtes bien toujours les mêmes !c’est justement ce que vous ne craignez pas qui arrive, et ce que vousposez comme nécessité sur le papier est précisément ce qui devientune impossibilité par l’expérience.

L’hérédité dans la plupart des fonctions publiques était, à tort ou àraison, l’une des bases de l’ancienne société française, et il n’estpas étonnant qu’on ait cherché à l’établir jusque dans l’atelier :c’était la loi de l’unité qui prévalait dans ces tentatives. Ces hommesqui entouraient la maîtrise d’épreuves et de difficultés telles,qu’elle n’était abordable que pour les enfants de maîtres, étaientconséquents avec tout ce qui se faisait autour d’eux ; ceux quiorganiseront le travail, quand on voudra bien y songer,mériteraient-ils cet éloge, si, en présence de ce principe d’électionet de représentation de tous les intérêts, principe qui domine l’ordrepolitique actuel, ils oubliaient cet article XVIII des anciens statuts :

« Lesdits corps et communautés seront représentés par des députés aunombre de vingt-quatre pour les corps et communautés qui serontcomposés de moins de trois cents maîtres, et de trente-six pour ceuxqui seront composés d’un plus grand nombre ; lesdits députés serontprésidés par des gardes ou syndics et leurs adjoints, et pourront seulss’assembler et délibérer sur les affaires qui intéresseront les droitsdes corps et communautés ; les délibérations qui seront prises danslesdites assemblées obligeront tout le corps, et ne pourront néanmoinsêtre exécutées qu’après avoir été homologuées par le lieutenant généralde police. Lesdits députés seront choisis dans les assemblées qui setiendront tous les ans… »

Suivent les mesures d’ordre et de sûreté publique qui doivent présiderà ces réunions : elles sont empreintes à la fois d’une grande sagesseet d’une grande libéralité… Nous en recommandons le souvenir aulégislateur quand le temps sera venu où l’on admettra le travail danscette enceinte, où tôt ou tard doivent être représentés et discutés, enprésence des intérêts de tous, les intérêts de chaque classe de lasociété.

Dans l’absence de cette émulation conservatrice, de ce bon entourage desurveillance, d’amitié, de conseils, d’encouragements et de patronagesque les jurandes créaient à l’ouvrier, il y a maintenant le tambour quiparle plus haut que les mauvais conseils des passions, il y a lecommandement du sous-officier instructeur qui réduit au silence lemurmure des sens éveillés. Eh, mon Dieu, oui, la société, qui nereconnaît plus que le fait, qui a déclaré ses lois athées, la sociétén’a plus que la conscription pour apporter quelque diversion à cetteeffervescence dangereuse que nous signalions à l’instant ; ladiscipline militaire est l’unique contre-poids qu’elle ait trouvé pourbalancer cette licence pleine d’attraits et de périls, où, tropsouvent, se perd le jeune ouvrier.

Parler des modifications que le service militaire vient apporter dansles idées, dans les habitudes de l’ouvrier, c’est aborder uneexception, nous le reconnaissons, et nous souhaitons que cetteexception ne devienne pas, avant peu, une généralité. Le vœu contraire,nous le savons, s’est formulé naguère en assez de discours, de cris etde chants. Il ne manque pas de ces philanthropes qui, à bout de voiepour faire vivre et occuper ce surcroît de population que la paix nousa fait et que l’industrie enlève traîtreusement à l’agriculture,invoquent la guerre à leur aide, braves gens tout prêts à répondre auxprétentions de ceux qui veulent vivre en travaillant : « Allez mouriren combattant ! » Quoi qu’ils fassent ou disent, nous soutenons que cen’est pas résoudre une difficulté que de la trancher avec le sabre, cebrutal, cet inhumain, ce rétrograde instrument qui, trop longtemps, adécimé, appauvri et arriéré la France. Suspendre une question dans lesang, c’est, selon nous, l’ajournement le plus déraisonnable, le moinsphilosophique qu’on puisse adopter, et nous repoussons cette fin denon-recevoir au nom de l’humanité, des lumières du siècle et de laprospérité de notre pays !

Tel qu’il se paye, à l’heure où nous écrivons ces lignes, l’impôt dusang, tout en retardant l’ouvrier dans le perfectionnement de sonmétier, produit quelques bons effets sur lui. Le jeune homme del’atelier se discipline, se régularise au régiment, il y contractel’habitude d’une tenue propre et décente. Il trouve dans les écolesrégimentaires le moyen d’achever cette première éducation commencée à la mutuelle ou chez les frères, comme il disait avant d’être sortide sa coquille de gamin. Il joint alors à l’expérience que Paris lui adonnée cette autre expérience qu’apportent les voyages. Il s’attache àsa patrie par les sacrifices qu’il lui fait, par la comparaison qu’ilétablit entre elle et les autres pays qu’il a visités ; enfin ilreviendra, une fois son temps fini, ayant au front, et pour illuminertout le reste de sa vie, un des glorieux rayons de ces astres qui sesuccèdent et brillent sans fin sur la France, qu’ils se nommentFontenoy, Marengo, Austerlitz, Alger ou Mazagran.

Le voilà revenu avec une belle provision de souvenirs glorieux à garderet de beaux récits à faire, en fumant sa pipe de troupier qu’il culotta à la barbe des Bédouins, lui qui, jadis, ne pouvait parlerque des surprises sans gloire de l’émeute, lui qui n’avait vu debataille que du haut de l’amphithéâtre de MM. Franconi : le voilàrevenu, l’ouvrier de Paris, chantant avec le poëte du peuple :

            Ris et chante,chante et ris,
            Prends tesgants et cours le monde ;
            Mais la boursevide ou ronde,
            Reviens danston pays,
            Reviens, Jeande Paris.

Ainsi fait Jean. Place dans l’atelier au Parisien ! Il a toujours boncœur ; mais le shako et le soleil d’Afrique ont mûri sa tête. Anciensoldat et sorti de ces mille soumissions dont le dur enchaînementconstitue ce qu’on a nommé la servitude militaire, il apprécie tout leprix de la liberté, de cette liberté qui n’a plus d’autres entraves queles deux grandes conditions de l’existence de l’homme social : letravail et l’assujettissement aux lois. Après avoir été si complétementsoumis aux individus, il paraît doux de ne plus être assujetti qu’auxdevoirs ! De cette rude étude d’obéissance passive à tous les grades,et de respect à tous leurs insignes, le soldat, rendu à la vie civile,aura retenu du moins qu’il n’y a rien d’humiliant dans les raisonnableségards qu’on doit à ces différents grades que la fortune ou le mériteont établis dans la société, cet autre régiment qui, malgré sonindiscipline, ne peut pourtant marcher sans chefs.

En retraçant en peu de mots les qualités que l’on acquiert sous ledrapeau, nous avons indiqué ce qui manque le plus souvent au jeuneouvrier de Paris, quand ce dur apprentissage lui a fait défaut. Cetteénergie sans application, ce bouillonnement de la pensée activée parles théâtres, par les livres et les journaux, cette grande histoire del’empereur dont il s’est fait une religion, de l’empereur qui fit uneautre égalité que celle de la révolution, et bien plus populaire ; caril éleva le peuple au niveau des rois, des princes et des grands,tandis que l’autre ne songe qu’à rabaisser ceux-ci au niveau du peuple; cette glorification de l’émeute ; ces apothéoses de l’insurrectionheureuse, flatteries imprudentes qu’on dirait émanées de la perfidied’agents provocateurs ; les souvenirs d’un passé qu’on exaltetraîtreusement, les misères du présent qu’on envenime, les promesses del’avenir dont on veut hâter l’enfantement, comme si les violences nedevaient pas amener un avortement ; tout concourt à donner aux jeunesgens des métiers une allure bruyante, désordonnée, qui ne va pas dutout avec ce calme, ces exigences d’ordre, de travail et de soumissionque l’industrie réclame, et dont elle a besoin pour faire fructifierses efforts et trouver des capitaux. L’argent est prudent, il s’éloignedes tempêtes… L’Italie est le seul pays où l’on construise des templeset des villes dans le voisinage des volcans.

La casquette de travers, portant la moustache et le tablier aussifièrement qu’un sapeur, et la règle ou le marteau aussi noblement qu’untambour-major sa canne à pomme d’argent, l’ouvrier marche au travailcomme ses pères allaient au combat. Au milieu de ses occupations del’atelier, il a une oreille au dedans pour profiter des commentairesdont ses voisins accompagnent tel article du journal, tel passage de labrochure où ses griefs sont exposés ; il a une oreille au dehors pourentendre si le tambour ne passe pas, rappelant les soutiens de l’ordrepour dissiper quelque prétention nouvelle de l’atelier contre laboutique. Victime de la concurrence, cette vaste lutte où la victoirereste à celui qui sait produire le plus et au meilleur marché possible; victime de cet excès de production, de ce défaut d’absorptionqu’amènent les mouvements politiques, et que sa turbulence aggraveencore ; car, dans ces tristes crises, son mécontentement est à la foiseffet et cause, il fait de tout un sujet de murmure, de récriminationet d’hostilité ; il semble vouloir mettre en action ce vers, qui seraitcoupable du crime de lèse-société, s’il n’était sorti de la plume decelui qu’on est convenu d’appeler le bon homme, ce vers terrible :
           
Notre ennemi,c’est notre maître !

Oui, pour l’ouvrier de nos jours, le maître est un ennemi dont il fautse défier par-dessus tout. Celui qui marchande le prix de son temps etdes sueurs, et sert d’intermédiaire entre lui et le fabricant, autreennemi qu’il voue à la haine de tous. Ceux-là consentent à travailler àla tâche et non à la journée, nouveaux ennemis qu’il parle d’assujettirà une règle commune ! Ses délassements et ses plaisirs se ressentent decette humeur taquine et guerroyante : la guinguette et le cabaret sontdevenus des rendez-vous où l’on cabale, où l’on forme des plans decoalition ; ses cris sont des menaces ; ses chants, des appels à laguerre et à la révolte…

Et pourtant on ne peut s’empêcher d’appliquer aux ouvriers de nos joursces paroles de Voltaire, en parlant des gentilshommes de son temps : «Ces fous sont remplis de valeur et d’esprit. » Quand on cause avec eux,on est étonné de cette facilité de conception avec laquelle ilssaisissent  tous les sujets qui touchent de près ou de loin à leurétat. Semblez-vous douter qu’ils vous aient compris, ils appellent ledessin à leur aide, et en quatre ou cinq traits de craie ou de pierrenoire, ils vous ont tracé sur la muraille les différents objets dontvous leur parlez, bien mieux entendus que vous n’eussiez pu lesexprimer vous-même. Leur intelligence, on le sait, se restreint avecpeine pour ne pas franchir le but qui leur est indiqué. Aller del’avant est le caractère de leur esprit. Ce besoin d’action et demouvement, ce pas de charge continuel qui vibre à leurs oreilles lesjette sur les questions les plus ardues de l’organisation et del’amélioration sociale, comme il poussait leurs pères contre les mursde la Bastille et, plus tard, sur les redoutes de la Moscowa… Où etquand s’arrêtera cette grande impulsion ? à quelle sagesse sera-t-ildonné de prononcer cette grande parole : Tu n’iras pas plus loin !Quelle main touchera à cette cage étroite où se débattent ces aiglessans espace autour d’eux et sans air pour leurs ailes, et osera à lafois élever ses barreaux assez pour qu’on ne craigne pas de s’y briserla tête, et leur donner une solidité telle qu’il n’y ait pas de risquepour eux au moindre effort, au moindre mouvement des générations dansla voie du progrès ?

Nous espérons que le bon sens populaire prévaudra sur l’impatience, surles mauvais conseils de ceux qui voudraient exploiter cette fatigue dela souffrance et cet empressement qu’elle éprouve à chercher, àembrasser, coûte que coûte, les moyens d’arriver à un meilleur sort. Laviolence, la précipitation, enlèvent à la meilleure cause son caractèrede justice, de raison, et c’est avoir doublement droit que de fairevaloir son droit avec sagesse, douceur et modération : pourquoi n’enserait-il pas ainsi de nos ouvriers ? Chacun de ces individus, dont laréunion turbulente effraye le gouvernement et la propriété, et tient enhaleine la police, a dans le cœur toutes les qualités qui font le boncitoyen, l’utile travailleur. Qu’un événement imprévu, une impérieusenécessité vienne mettre en action tous ces éléments de fraternité, dedévouement, de charité et de patience, et vous verrez ce que peut letravail ennobli par la constante idée de l’accomplissement d’un devoir !

Celui-là, en recevant la bénédiction de son père mourant, a recueilliavec ferveur, avec amour, le legs du pauvre ouvrier : la charge d’unemère devenue infirme. Depuis lors, il est devenu l’honneur, l’exemplede l’atelier où il travaille. Le souvenir de la promesse faite à sonpère l’exalte et le fortifie sans cesse. Il comprend maintenant etgoûte dans toute sa douceur la volupté d’un devoir rempli avecdévouement, avec amour. Toute la semaine, il a travaillé avec courage,avec assiduité, et le dimanche appartient à sa mère. Lorsqu’un rayon desoleil vient égayer le jour du repos, il promène doucement la pauvrefemme aveugle ; il la mène respirer l’air des champs ou des bois, etsentir les parfums des fleurs, qui ne peuvent plus charmer sa vue. Il asuivi, maintes fois, ces sentiers, entraînant sur les frais gazons defringantes et rieuses filles ; alors son pas était léger, ses sensémus, sa voix sonore ; aujourd’hui, calme et recueilli, il écoute,plein d’une sainte émotion, les conseils trop longtemps oubliés de samère, il rêve un avenir calme, tranquille et doux où les pieusesvoluptés du cœur s’unissent aux joies de la famille.

Celui-ci s’est constitué l’appui, le soutien, le mentor d’une jeunesœur, le seul bien que ses parents lui aient laissé avec l’exemple deleur bonne et honorable vie. Il a réformé sa conduite pour avoir ledroit de surveiller le trésor qui lui a été confié. Des leçons demorale, de sagesse, viendraient mal et perdraient leur poids après unevisite au cabaret et une station à la guinguette ; en disant à sa sœur: « Sois sage, modeste, rangée ! » il veut pouvoir parler avec aplomb,il ne veut pas rougir ; il ne veut pas, surtout, entendre sa consciencelui crier : Oses-tu conseiller les vertus que tu pratiques si mal ? Jeconnais un jeune ouvrier qui, dans cette position, a poussé sesdélicates et paternelles attentions jusqu’à l’épurement de son langage; il a banni tous ces mots sans façon qu’accueille l’atelier, et quandses camarades riaient de ce puritanisme : « Vous n’avez pas, comme moi,une fille à élever, leur répondait-il ; il ne faut pas que Susanneentende cela : je parle bien devant elle pour qu’elle ne pense pas malderrière moi ! »

Parmi les causes qui décident et maintiennent l’ouvrier dans sesgénéreuses résolutions de travail et de bonne conduite, il n’en estpoint de plus puissante, et, ajoutons-le, de plus généralementvictorieuse que son entrée en ménage. Le mariage est, pour l’ouvrier,la crise morale qui détermine d’une manière irrévocable la bonne oumauvaise direction de sa vie. On comprend, en effet, l’insouciance oula paresse dans un jeune homme ne demandant au travail que lasatisfaction de ses propres besoins ; en face du peu d’importance qu’ilmet à ce résultat, et de l’effervescence de son âge de bruit et defolie, son défaut d’application et d’assiduité peut s’excuser à larigueur : il ne fait tort qu’à lui seul, après tout. Mais quandl’existence d’une femme, le bien-être d’une famille dépendent de saconduite à l’atelier, il n’a plus d’excuse pour faire passer lesentraînements de mauvaise habitude et de dangereuse camaraderie ; ils’y laisse encore aller, c’en est fait ! Le mauvais ouvrier qui restetel, étant époux et père, est un lâche, un mauvais cœur… et que Dieuprenne sous sa garde sa jeune femme et ses pauvres petits enfants !Mais non, presque toujours heureuse, salutaire et sainte estl’influence de la jeune femme installée en tout bien et en tout honneurdans le modeste logis du jeune ouvrier ! Ah ! l’on conçoit qu’il seplaise à parer sa cheminée de la branche d’oranger qu’elle y apportaavec ses frais atours de mariée. Ce symbole d’innocence et de puretéest comme le gage de jours meilleurs qui, par elle, se sont levés pourlui ! En effet, la jeune femme, au foyer de l’ouvrier, est une penséede poésie, d’amour, de religion qui vient illuminer sa vie. Qu’il y ena, de ces âmes énergiques que la solitude avait assombries, que ledoute avait flétries, qu’avaient froissées et endolories la prospéritédes méchants et l’injustice du sort, qui lui ont dû la guérison decette terrible maladie, dont le dernier accès est le suicide ! Elle estici l’encouragement, l’éclair d’inspiration qu’attendait quelque génieinconnu pour faire éclore l’invention qui doit immortaliser un nom dansles fastes de l’industrie ; elle est pour celui-là l’enseignement, ladouceur, la joie, la patience qui lui manquaient ; elle est, presquepour tous le bon sens, sans lequel l’imagination n’est qu’une maladie ;la résignation, sans laquelle la souffrance est le désespoir ; l’ordre,sans lequel il n’y a pas de présent ; l’économie, sans laquelle il n’ya point d’avenir !

La mansarde de l’ouvrier a reçu la fille du peuple ; et quel soudainchangement la propreté, le courage, la joie ont opéré dans cetintérieur naguère si triste ! Comme ces pauvres meubles se sont raniméset s’épanouissent sous l’encaustique et la cire ! un joyeux papier sèmeses bouquets de rose sur la muraille autrefois si jaune dans son humidenudité, et la croisée aux vitres nettes et brillantes s’ouvregracieusement derrière son rideau blanc et propret, pour donner accès àcet air libre qui court sur les toits de Paris, dédaignant de porterses caresses aux étages inférieurs, comme s’il se fût fait l’ami et lecompagnon exclusif du pauvre ! A cette croisée, les rayons du soleillevant viennent, chaque jour, caresser le front pur de la matinaleouvrière, qui travaille, en chantant, près des rosiers en fleurs dontson jeune mari a pris soin de parer sa fenêtre. Elle chante en ayantl’oreille au bruit du dehors, car, de là, l’on entend peut-être lemarteau qui frappe le fer dans l’atelier prochain, et c’est celui où iltravaille. Assise près de là et réjouie par cette fraîche voix,rajeunie et touchée par les soins de la douce jeune femme, une vieillematrone qu’elle nomme aussi sa mère, depuis qu’elle est entrée demoitié dans les joies, dans les peines, dans les affections del’ouvrier, la contemple en silence ; elle commence à croire qu’elleaimera bien celle qui lui a pris pourtant la meilleure part desaffections de son fils. Pauvre mère ! elle se reproche d’être unecharge pour le ménage laborieux, tandis que ses enfants l’assurent sanscesse, en joignant leurs mains dans les siennes, que sa présence attiresur leur humble toit les bénédictions du ciel.

En effet, le mari ne sait plus ce que c’est qu’un chômage, et l’ouvrageabonde au logis pour la ménagère intelligente qui trouve moyen d’allierle soin de son modeste intérieur avec son état de couturière. Viennentencore des hôtes nouveaux, ils seront bien reçus ! La prévoyante jeunefemme cache dans un coin de son armoire de noyer un petit trésordestiné aux événements imprévus. Bientôt on puise à cette réserve del’économie : un petit enfant va venir, il faut songer à la layette.Nouveaux soins, nouveaux embarras ; mais grande joie pour le pauvreménage. Que seront les douleurs pour la femme forte et courageuse qui asous les yeux les efforts quotidiens, les fatigues sans relâche decelui qui n’a qu’un but, son bonheur ; et qu’une récompense, son amour.Cet amour est bien puissant ; il la soutiendra dans la rude épreuve quiva être pour elle son jour de combat et de victoire ; il lui feratrouver, au milieu de ses larmes, un sourire d’encouragement pour lecœur que bouleverse le spectacle de ses souffrances.

Avec quelle douceur cet homme si rude au travail lui prodiguera sessoins ! quelle garde-malade s’acquitterait aussi bien de sa tâche, etqu’il fait beau, ensuite, voir ces mains aussi dures que le ferqu’elles remuent s’adoucir et devenir tremblantes, plus tremblantes queles mains de la jeune mère elle-même autour des langes du nouveau-né.Il le berce, il le calme avec une tendresse vraiment touchante ; pourl’endormir, sa voix semble avoir désappris ces refrains bachiques dontelle faisait naguère tonner les échos de la barrière. Tous ces refrainsmaternels qu’il entendit jadis sont revenus dans sa mémoire, revêtusd’un charme, d’une poésie qu’ils n’eurent jamais pour lui ; il lesrépète à demi-voix, il les interrompt pour regarder, pour baiser encorele front blanc et pur de l’ange que le ciel lui envoie. Auprès du litde la jeune mère, près du berceau du petit enfant, le dur travailleurest devenu une femme tendre, attentive, empressée.

Après cela, le naturel reprend le dessus : on ne peut s’attendrir niroucouler toujours, et l’on rirait de nous, si nous faisions d’unforgeron ou d’un charpentier de la rue de l’Oursine un langoureuxpasteur du Lignon ; mais ces moments où l’âme prend le dessus sur cesnatures trop énergiques pour ne pas être un peu grossières sont pluscommuns qu’on ne pense dans le ménage de l’artisan, et c’est bien enparlant de sa femme que les Espagnols pourraient dire : « La lune demiel, pour elle, a plus de quatre quartiers. »

Cette influence que la compagne du travailleur acquiert sur lui de plusen plus, il ne cherche point à s’y soustraire ; il s’en trouve tropbien : elle est comme la Providence, on s’y soumet en la bénissant. Lesamedi, jour de paye, il lui apporte régulièrement le gain de lasemaine… Heureuse la ménagère quand, sur cette petite somme qu’il jetteen riant dans son tablier, elle lorgne du coin de l’œil la pièce quiira grossir le sac destiné à la caisse d’épargnes !

On a vu des ouvriers moins sûrs d’eux-mêmes emmener leurs femmes aveceux ce jour-là, pour se soustraire aux tentations, et ne pas vouloirtoucher à ce salaire qu’ils avaient si bien gagné. Ceux qui, cédant àune mauvaise habitude, se laissent entraîner au cabaret, ne résistentguère aux instances, et même aux chaudes algarades avec lesquellesleurs femmes, quelquefois, viennent les y relancer. On en a vu qui, uninstant avant, déjà poussés par un petit coup, parlaient de toutdémolir, les bancs, le cabaret, le cabaretier lui-même, et jusqu’ausergent de ville, se radoucir tout à coup à la voix de la hardieménagère se hasardant à leur recherche, et filer, les mains dans lespoches, comme s’ils fussent entrés là par le plus grand des hasards.

Par malheur cette sévérité, cette économie, cet ordre de la femme del’ouvrier s’humanisent trop généralement en face des plaisirs dudimanche. Malgré tous les conseils du bon sens et de la raison, ledimanche est, pour le ménage de l’artisan de Paris, le jour où sedépense le superflu qu’il a pris sur le nécessaire du reste de lasemaine. Leur prévoyance, quoi qu’on fasse, ne s’étend pas au delà dehuit jours, et ils semblent ne connaître d’autre avenir que le dimanche.

Dans la belle saison, il faut bien suivre ces émigrations en masse desquartiers populeux dans la direction des barrières. On comprend àmerveille le besoin qu’ont ces braves gens, retenus toute la semainedans le méphitisme de leur grande cité, de respirer un air plus pur surles coteaux de Belleville ou de Ménilmontant, et d’imprégner leurspoumons de ce bon vent frais qui suit le cours de la Seine, le long desquais de Belleville, du Jardin des Plantes ou du Gros-Caillou. Ce vent,cet air, cet exercice, leur communiquent une force, une vivaciténouvelles, et augmentent leurs dispositions au travail ; mais cesexcursions aboutissent presque toujours à la guinguette, et leur butimmanquable est la table sous la tonnelle, la table où le civet delapin, où le vin de Suresnes et de Brie, dont on l’arrose largement,coûtent plus cher que ne coûterait le dîner plus sain apprêté par laménagère. Qu’y faire ? telles sont leurs habitudes, tels sont leursplaisirs, sic nunc sunt mores ; et tout en blâmant cette occasion dedépenses revenant à jour fixe, et absorbant le plus clair du gain del’ouvrier, il faut bien reconnaître que ces plaisirs pris en famillen’ont rien de choquant pour les bonnes mœurs. Lorsqu’au dessert lecornet à pistons et le flageolet qui fredonnent joyeusement sous lacharmille viennent conseiller un galop conjugal ou une contredanse quirappelle les amours, le garde municipal, cerbère dressé contrel’immorale cachucha, peut laisser dormir la surveillance que luicommande sa consigne pudibonde. L’ouvrier trouverait mauvais que levice impudemment déhanché vint se poser devant sa compagne ou sa fillecomme devant des prostituées.

Combien ces plaisirs de la guinguette de la banlieue, tout coûteuxqu’ils soient, ne sont-ils pas préférables aux délassements fiévreux etmalsains de la ville ? Quelle différence de ces joyeuses distractionsprises sous le tilleul ou le marronnier, avec ces longues séances aumilieu de l’air chaud et malsain des théâtres, où le mélodrame,imposteur, braillard et convulsif, pour quelques rares leçons de moraleapplicables à la position de l’ouvrier, dépose dans son esprit etlaisse dans sa mémoire l’expression barbare de mille sentimentsexagérés, de mille sensations pénibles, de mille émotions dangereuses.

Vous riez, vous, homme de salon ou de journal, de tous ces fousstupides qui n’expriment la passion que le poignard ou le poison à lamain ; vous haussez les épaules à cette situation forcée ; vousréduisez à leur juste valeur toutes ces exagérations, tous cesmensonges historiques, écrits et dialogués en mauvais français ! Dans Robert-Macaire, vous n’avez vu que le talent et le caprice d’unacteur qui, las de faire trembler, a voulu faire rire ; vous ne voyezdans tout cela que des mots d’auteur, comme dit la portière de HenriMonnier ; mais, à côté de vous, on a pris le tout au sérieux ; on s’estfait une idée de la société, de l’histoire, des prêtres, des rois, desriches, des nobles, d’après les tableaux de cet indigne musée, et Dieusait sous quels traits ils y figurent le plus souvent ! Tandis que vouspouffez de rire aux extravagances de Frédérick Lemaître sous leshaillons du bandit, ne vous arrêtant toujours qu’au côté artistique dece tour de force dramatique, à côté de vous, l’on allait au fond de cesplaisanteries et de ces rires, et l’on en tirait des conséquences. Onse demandait si le crime qui inspirait de si bonnes farces, et avait,à ce point, le talent d’égayer le bourgeois, était aussi répréhensible,aussi punissable qu’on voulait le faire croire, et si la société, aprèsavoir battu des mains au meurtre des bons gendarmes précipités ducintre dans le trou du souffleur, n’était pas la plus grande folle dumonde de payer si cher pour en entretenir sur les grandes routes, etfaire arrêter des hommes aussi drôles que Bertrand et son compère !

Il y a dans l’histoire littéraire d’autrefois un inconcevable traitd’insouciance, de folie et d’oubli ; c’est la cour faisant le succès de Figaro, et, le visage tout couvert des crachats du Majo imprudent,criant bravo à ses épigrammes. De notre temps, l’on a vu quelque chosede plus inconcevable encore, car il n’y a là ni l’esprit étincelant, nila verve, ni la gaieté qui pouvaient excuser l’engouement des grandspour le héros de Beaumarchais, l’on a vu les salons et les comptoirsincessamment menacés par les Figaros du bagne, venir en foule, à laface du peuple, battre des mains aux gentillesses de leur type cynique,et lui dresser un piédestal entouré de gendarmes bafoués et souffletés !

C’est tout cela, ce sont ces écoles publiques du vice, ces parodies ducrime, ces inconséquences du pouvoir, ces exemples du monde, c’est toutcela qui nous faisait crier tout à l’heure en voyant la société encoredebout au milieu de tant de causes de destruction : elle n’est pasencore tombée parce que le christianisme lui a donné quelque chose desa durée ; elle ne tombe pas, parce qu’elle a été chrétienne, parcequ’elle l’est encore. Oui, le travailleur, plus que tout autre membrede cette société, doit être chrétien ; car le travail a été réhabilitépar le Christ ; par lui, la grande parole de punition lancée contrel’homme aux premiers jours du monde est devenue un cri de grâce et desalut. Dieu avait dit : « Travaille pour vivre sur la terre ! » LeChrist a dit : « Travaille pour vivre avec moi dans le ciel. »

Qui obéit plus à ces ordres que l’ouvrier ?

Il n’y a pas un battement dans son cœur simple et droit, pas uneaffection dans son âme dévouée qui ne soit l’écho de ce commandementsuprême !... Tu as une mère, travaille pour soutenir sa vieillesse ; tuveux avoir une femme, travaille pour tes jeunes amours ! voici desenfants, travaille pour qu’il y ait du bonheur autour de leur berceau !Ainsi, la famille est pour l’ouvrier un incessant encouragement àl’ordre de la Providence ; ainsi, il se rapproche sans cesse, par laseule impulsion de son bon cœur et de son bon sens, des lois saintes etprimitives que Dieu donna à l’homme pour lui faire traverser les peinesde ce monde, et lui assurer les félicités de l’autre.

S’il en est ainsi, que les lois des hommes daignent aussi s’occuper unpeu des moyens d’assurer et d’améliorer ces existences si utiles etpourtant si pénibles. Qu’elles les mettent à l’abri des mauvaisconseils, des agitateurs, en réalisant ce que leurs rêves ont depossible et de raisonnable. En les protégeant contre la misère, ellesles sauveront de bien des suggestions coupables, de bien des tentationsacharnées contre leur repos et contre le nôtre !

Le gouvernement a détruit le droit d’association ; il a cru bien faire,c’est possible, mais aime-t-il mieux, par hasard, les coalitions ? Non,car les magistrats ont consacré bien des audiences à punir ceux qui lesont organisées ! Mais, enfin, qui veillera, si ce n’est l’ouvrier, surses intérêts que vous semblez oublier, et que vous négligez à coup sûr.Où est cette organisation des professions industrielles, cettereprésentation libre de leurs besoins, de leurs souffrances ? Cetisolement, ce fractionnement, ce mutisme où vous les maintenez, sont,ne le savez-vous pas ? des éléments de désordre, d’inquiétude etd’immoralité. Fondez donc les véritables et généraux intérêts ducommerce et de l’industrie sur l’union de tous les intérêts privés quisont légitimes. Il faut que ces hommes puissent discuter légalement etrégulièrement leurs intérêts divers, qu’ils puissent formuler leursréclamations et leurs vœux, si vous craignez de les voir encores’agiter dans nos rues et sur nos places ! Si cette apparence d’émeutevous effraye, renvoyez-les à un mode de réunion et d’expression qui necompromette pas l’ordre, et qui emploie à une autre et plus utilesurveillance cette innombrable police qu’on laisse à votre dispositionpour la sûreté de tous, du pauvre comme du riche, de l’artisan comme dubourgeois !

En finissant, nous émettons ce vœu du fond de notre cœur : Puissent leshommes qui en appellent à la justice, et ceux qui invoquent l’ordre,bien comprendre enfin que la force brutale compromet la justice et nepeut rien pour assurer définitivement l’ordre et la paix ! Lesbrandons, les pavés de l’émeute, ne peuvent rien pour faire triompherune vérité dont le temps n’est pas venu, et les cannes, les sabres etles hallebardes ne peuvent empêcher le triomphe du droit quand sonheure a sonné… Laissons donc marcher le temps, le temps qui faitgrandir le droit et la vérité, et que toutes ces clameurs de menace etde colère se taisent devant ce grand cri de la conscience publique, quidevrait finir tous les débats et faire taire toutes les prétentions :appel au législateur, interprète, librement élu, de la volonté de tous…des lois et non du sang !

M. J. BRISSET.