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LASSÈNE,Édouard (1814-18..) : Le Jésuite (1842).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (29.III.2014)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercomunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 5 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Le Jésuite
par
Édouard Lassène

~ * ~


POUR saisir aujourd’hui avec quelque exactitude lestraits à demi effacés du jésuite, il faut pénétrer soigneusement dansles recoins les plus profonds de notre vie sociale, et esquisser, commeà la dérobée, un modèle qui s’évanouit avant qu’on ait pu leconsidérer. Ce n’est pas que les jésuites n’aient plus de place dansl’histoire de nos mœurs, car alors nous n’aurions pas à nous en occuperici ; mais peu s’en est fallu que cette place, depuis douze anscirconscrite et obscurcie, ne disparût enfin tout à fait. Quelquesétablissements s’élèvent encore en France : au milieu de nous, à Paris,une maison professe, centre sans circonférence, cherche à reformer desliens nouveaux ; mais ces établissements rares, cachés avec soin,craignant par quelque bruit d’éveiller des lois qui les proscrivent,échappent aux regards d’une opinion qu’ils redoutent, et qui s’est tantde fois déclarée contre eux, et attendent, dans le silence, des tempsmeilleurs, qui, sans doute, ne viendront jamais relever leur prospéritéperdue. Comme tant de puissances du passé, le jésuitisme est un débris: pour tous digne sujet d’étude, il n’est plus, même pour ses ennemis,un sérieux motif de crainte. Ceux-ci, d’ailleurs, divisés depuis lavictoire, semblent avoir oublié le vaincu : les uns, satisfaits dulabeur accompli, se reposent dans le succès ; et les autres, portantplus loin leurs espérances, ont changé tant de fois le théâtre de laguerre, qu’ils ont perdu de vue le vieux champ de bataille. A peine lajeune génération se rappelle les grandes luttes du parti libéral contreles jésuites, et il faut remonter au milieu de la restauration pourretrouver ces polémiques bouillantes où se ranimaient les courages.L’opposition, pleine encore de philosophiques colères, et combattant àla fois une religion odieuse et un pouvoir détesté, attaquait avecl’ardeur de cette double haine un ordre qui menaçait de devenirpuissant, et qui lui semblait le soutien le plus énergique du pouvoir,et le défenseur le plus zélé de la religion. La peur évoquait tous lesfantômes, l’esprit de parti accueillait toutes les accusations, laraison, armée du principe anti-religieux, en tirait toutes lesconséquences ; et le pays applaudissait, et le désordre augmentait tousles jours. Que les temps sont changés ! Le dédain ou la pitié,quelquefois le respect, ont pris la place de ces fougueuses passions.Quelques hommes aujourd’hui tentent vainement de pousser le crid’alarme d’autrefois ; on n’y prend pas garde, on les laisse dire, eton ne voit plus en eux que les traînards de l’opinion publique,immobiles dans leurs vieilles idées et dans leurs vieilles peurs.

Un jésuite ! – Formule cabalistique et redoutable qui fit un objet descandale du nom de Jésus adoré pendant dix-huit siècles ! ce motservait de symbole à un parti tout entier, et il exprimait tout, parcequ’il ne signifiait rien. Semblable aux syllabes que les enfantsrépètent coup sur coup, et qu’ils ne comprennent bientôt plus, ce nomcélèbre, ce nom de jésuite n’était plus, il y a quinze ans à peine,qu’une injure banale, qu’une vague épithète, dont on chercherait envain l’équivalent ; et bien des gens avaient oublié, à l’entendreexprimer tous les vices et flétrir toutes les actions mauvaises, qu’ils’appliquait à des hommes réunis sous des lois sévères, et quiautrefois avaient établi leur puissance plus loin encore que leursennemis ne pouvaient faire retenir le bruit de leur abaissement.

Ce mystérieux outrage s’appliquait merveilleusement à tous les rangs, àtous les âges, à toutes les conditions. Étiez-vous au collége un élèveappliqué ; vos devoirs étaient-ils travaillés avec soin ; respectiez-vous vos professeurs ; méritiez-vous leur bienveillance ;indulgent pour vos camarades, cherchiez-vous à atténuer leurs fautes,ou à satisfaire leurs désirs, – jésuite ! – et des coupsaccompagnaient cette injure que vous ne compreniez pas quelquefois.Chrétien fidèle, vous soumettiez-vous à des pratiques que votre piététransformait en devoirs, – jésuite  ! Silencieux et retiré,évitiez-vous d’insupportables voisinages,  ̶  jésuite ! Cemot alors signifiait espion. Osiez-vous au contraire attaquer oudéfendre le trône et l’autel, comme on disait alors, vous couriez ledanger de passer pour un provocateur ou un missionnaire, et ces deuxmots se prononçaient également jésuite, et c’était un arrêt deproscription. L’injure une fois gravée sur votre front, on vous fuyaitet on vous haïssait.

On pourrait de ceci donner mille exemples ; en voici un au hasard. Dansune petite ville de province, un bourgeois renvoie son domestique ; unedispute s’élève entre eux, des injures s’échangent, et parmi les plusdures une seule touche le maître ; son adversaire l’a appelé – jésuite ; – il est accablé et ne sait plus que répondre. Toute lasévérité des lois lui semble seule capable de punir un tel méfait. Ilcourt chez le juge de paix et lui expose cette importante affaire. Lemagistrat était homme d’esprit, il l’écoute avec calme, convient de lagravité du cas, repousse toute conciliation comme une réparationinsuffisante, et appelle les parties à l’audience. Alors, devant unnombreux auditoire, jetant sur l’accusé des regards pleins d’une feintecolère : « Monsieur, lui dit-il, vous avez calomnié votre maître ;apprenez que les jésuites sont des gens d’esprit. » Et après cetteverte remontrance, le maître triomphant salue et remercie le jugeintègre, au milieu des rires de l’assemblée.

L’inexorable opinion proscrivait tout contact avec ces religieux et laplus timide bienveillance pour leur ordre ; elle ne pardonnait pasd’innocentes relations de politesse, et sur le soupçon d’un tel crimeelle brisait ses idoles les plus chères. On se rappelle encore cemagistrat éminent, peu suspect sans doute de fanatisme religieux, quicompromit dans une visite à Saint-Acheul une popularité immense, millefois perdue depuis, et mille fois retrouvée : c’était pour avoir prisplace dans une procession solennelle ; c’était pour avoir, certes, parconvenance plutôt que par piété, accepté un cordon du dais qu’il reçutla dure flagellation du blâme public, et que, tout meurtri par lescoups de la presse, il fut confondu sans pitié avec ses ennemis.

Les jésuites, abolis autrefois, et rétablis en 1814 par le pape PieVII, s’introduisirent en France à la suite des Bourbons. Ils restaientcependant sous le coup des arrêts d’expulsion prononcés par lesparlements ; et pour qu’on ne les invoquât pas contre eux, ils prirentle nom de Pères de la Foi, nom nouveau qui ne réveillait aucun souvenirfâcheux. La chose leur importait plus que le mot. Impatients de releverparmi nous l’influence de la religion, et de préparer à l’Église unegénération plus fidèle, ils fondèrent de nombreux séminaires à Aix, àBillom, à Bordeaux, à Dôle, à Forcalquier, à Mont-Morillon, àSaint-Acheul et à Sainte-Anne d’Auray, où des milliers d’élèvesvenaient recevoir des leçons depuis bien longtemps oubliées. Maiscombien ces écoles différaient de celles qui avaient autrefois fondé lagloire de leur ordre. Écoutez les récits du temps : quels terriblesmystères s’accomplissent dans ces classes ténébreuses ! quels dramesfunèbres s’y préparent dans le silence ! Ce n’est plus ces retraitespacifiques d’où, livrés à des travaux obscurs, les Porrée, les Brumoy,les Jouvency, répandaient sur le royaume, comme un témoignageéternellement vivant de leur savoir, une famille d’illustres génies.Les Bourbons, les Condé, les Soubise, les Luxembourg, les Montmorency,les Richelieu, les Choiseul, Larochefoucauld, Bossuet, Fénelon, Huet,Lamoignon, Séguier, Pontchartrain, d’Argenson, Pothier, Montesquieu,Maupeou, Molé, Descartes, Cassini, Tournefort, Corneille, Jean-BaptisteRousseau, Crébillon, Molière, Fontenelle, Voltaire, La Condamine,Mirabeau, et tant d’autres, sortis de ces écoles, n’ont plus poursuccesseurs que de stupides fanatiques prêts à exécuter tous les crimesau premier signal de professeurs prêts à les commander. Les classes sesont changées en champs de manœuvres, le son de la cloche studieuse afait place au bruit guerrier du tambour, et ces écoliers de nouvelleespèce, plus habitués à manier des armes que des livres, un poignard àla main, et pleins de sinistres projets, n’invoquent maintenant que ledieu des batailles. Dans ces redoutables maisons se forment, pour unavenir prochain, les champions d’une guerre acharnée contre la liberté,contre les lois, contre le pays ; soldats déterminés à fermer l’aveniraux nations, et à rétablir par la persécution et par la violence unpassé odieux et si laborieusement aboli.

Cette armée criminelle avait établi son quartier général dans la maisonprofesse de Montrouge, d’où l’on craignait à chaque instant de voirsortir quelque conspiration gigantesque. C’était de là que partaienttous les ordres, c’était là que se tramaient tous les complots ;combien de projets inconnus aux autres membres de la Compagnie !combien de secrets menaçants se cachaient impénétrables derrière lesmurs de ce cloître ! Quelques pères y étaient enfermés : agités par degrands et coupables desseins, ils affiliaient à leur ordre les jésuitesde robe courte, et introduisaient leur influence dans toutes lesclasses de la société, dans toutes les familles, au coin de tous lesfoyers. Les yeux incessamment fixés sur la fortune publique et sur lepouvoir, double objet de leur convoitise, ils n’épargnaient rien pourextorquer l’une et conquérir l’autre.

On prouvait, pièces en mains, ces dernières accusations. On retrouvaitdans la poussière des bibliothèques un livre venu on ne sait d’où, etdepuis un siècle et demi invoqué bien des fois contre l’ordre. LaFrance frémissait en lisant ces Monita secreta ou instructionssecrètes qui partaient, disait-on, de Rome, et qui, dévoilant aux plusdévoués des Pères les secrets des plus viles passions, leur commandaitde s’en faire les passifs instruments. Code repoussant de l’hypocrisieet de la cupidité, manuel pratique de la scélératesse, ce livre avaitdes préceptes pour tous les crimes. Attirer, par les dehors d’unepauvreté menteuse, les aumônes dont se grossissaient des trésors cachésavec soin, s’emparer de l’oreille des princes, favoriser leurs vices etleur libertinage, suborner les serviteurs, espionner les consciences,se mêler à toutes les intrigues , échauffer toutes les querelles,envenimer toutes les guerres, et accroître leur puissance en réparantle mal qu’ils avaient fait, circonvenir les mourants, diviser lesfamilles, arracher des héritages à la faiblesse et à la peur des peineséternelles, tel était le devoir de ces hommes inspirés par Rome, etguidés par le fanatisme.

Mais ce n’était rien encore, et la chambre des méditations surpassaitde bien loin toutes les sombres iniquités dont la maison de Montrougeétait le théâtre. Renouvelée des guerres civiles qui accueillirent dansson berceau la Compagnie de Jésus, elle rappelait les sauvages fureursde ces temps malheureux. Dans cette chambre fatale se formaient aumeurtre les ennemis des rois. Un jésuite, entouré de ses frères,recevait en ses mains un poignard consacré : « Va, lui disait-on, pourexalter son courage, va, mignon de Dieu, élu comme Jephté, voilà leglaive de Samson, le glaive de David, duquel il trancha la tête àGoliath, le glaive de Judith, duquel elle trancha la tête à Holopherne,le glaive des Machabées et le glaive de saint Pierre, duquel il coupal’oreille à Malchus, le glaive du pape Jules II, avec lequel il arrachades mains des princes Péruse, Imola, Faenza, Forti, Bologne et autresvilles, avec grande effusion de sang. Va, sois homme robuste, et leSeigneur assure tes pas. »

Tous alors tombaient à genoux, et l’un d’entre eux faisait cetteconjuration : « Venés, séraphins, trônes et dominations, venés, angesbienheureux, pour remplir ce vaisseau de gloire immortelle, et luiapportés présentement la couronne de la Vierge, des patriarches, desmartyrs. Il n’est pas nôtre, il est vôtre, et toi, Dieu, qui esredoutable, et qui lui as révélé en ses méditations qu’il fallait tuerun tyran, étant disposé par vous à cette entreprise, redouble sesnerfs, renforce son courage, afin qu’il puisse exécuter la volonté.Donne-lui un corselet caché, afin qu’il puisse échapper à la fureur dessergents ; donne-lui des aisles, afin que les lames de ces barbaresn’atteignent ses membres sacrés ; épars tes rayons sur son âme, afinqu’elle anime tellement son corps, qu’elle le jette, à travers de toutce qui s’oppose à son entreprise, sans peur. »

Ils le mènent alors devant une peinture où l’on a figuré JacquesClément élevé par des anges au pied du trône éternel, puis ils lequittent, ne laissant auprès de lui que quatre jésuites, qui déjà letraitent comme un saint, baisant ses pieds, s’agenouillant devant lui,ravis de voir, disent-ils, la splendeur qui est autour de sapersonne, et lui répétant avec une dévotion féroce ces paroles de sang: « A la mienne volonté, que Dieu m’eût élu et choisi en votre place,je serais assuré de n’aller point en purgatoire, mais tout droit enparadis. »

C’est un prêtre lui-même qui révéla tant de corruption et de si noirsprojets. Il n’avait rien vu, il est vrai, mais il affirmait que lesjésuites bénissaient encore des poignards pour frapper les puissancesde la terre. Les hommes sages parmi les libéraux doutèrent pour lapremière fois, et crièrent à la calomnie ; mais les hommes sages nesont pas nombreux : on peut rire aujourd’hui de toutes ces fables, lesévénements ont fait voir qu’elles étaient absurdes ; elles faisaienttrembler autrefois.

Le jésuite, pour ce temps de crainte superstitieuse, c’est un hommesombre et blême, amaigri par l’envie et par l’ambition du pouvoir ; sonregard louche et ses yeux hypocritement baissés fuient la lumière et leregard scrutateur de l’homme de bien. Chacune de ses paroles couvre unmensonge, mais un mensonge de cette espèce perfide qu’il a lui-mêmeinventée, et qui puise une apparence de vérité dans l’ambiguïté desmots, ou dans des phrases dont il sous-entend la fin. Tout en lui estun instrument de fraude et de tromperie, et même ses vertus, et mêmecette régularité apparente qu’il affecte pour séduire et fonder sonpouvoir, cette pauvreté qui cache des richesses énormes, cetteaustérité qui voile des orgies secrètes et d’indignes jouissances, cesavoir qui n’est que l’art de corrompre et de faire réussir le sophismeet l’erreur. Tour à tour audacieux avec les faibles, et souple avec leshommes de cœur, il menace ou il flatte bassement ; il prend les dehorsde la franchise et de la loyauté ; il sait jouer toutes les vertus, etn’en posséder aucune ; animé d’un fanatisme sauvage, il veut, sur lesdébris du monde, exalter la gloire de son ordre, et fonder ladomination religieuse vers laquelle il aspire. Les souverains qu’ilsemble soutenir ne sont pour lui que des moyens : il est prêt à lestrahir si son intérêt l’exige ; citoyen parmi nous d’un État étranger,il obéit à un pouvoir  occulte et dangereux dont l’anéantissementimporte au pays.

Ces haines n’étaient pas nouvelles, et si haut qu’on remonte, on lestrouve toujours attachées au même nom. Jamais société naissante nesouleva plus de colères, et ne fut poursuivie par des accusations plusterribles. Des adversaires pleins de passions et souvent d’injusticelui reprochent, au milieu de bien des crimes imaginaires, des fautesqu’elle partage avec eux, tirent de ses livres des passages qu’ilsmutilent ou qu’ils altèrent, et dirigent contre elle seule lesbouillantes attaques que méritaient sans doute les doctrines de meurtreprêchées par quelques-uns de ses docteurs, mais que le malheur destemps avait semées dans tous les esprits. Pascal, ce calomniateur degénie (1), rassemble toutes ses forces pour les perdre. Ils excitenttoutes les révoltes, ils dirigent tous les poignards ; les ligueursd’hier, animés d’une fidélité nouvelle, font retomber sur eux tout lepoids d’une révolte dans laquelle ils combattaient à leurs côtés.Déclarés complices de Jean Châtel, ils sont chassés du royaume, et unepyramide est élevée pour publier la honte de leur nom. Enfin, lesprinces, épouvantés par un ordre qui semble menacer leur pouvoir, seliguent contre lui, et ces religieux, tour à tour expulsés de tous lesÉtats où ils s’étaient introduits, flétris par trente-sept arrêtsd’exil, cités au tribunal du saint-père, sont pour un temps abolis, en1773, par une bulle que Clément XIV avait méditée pendant longtempsdans le silence et dans la prière (2) ; mais, appelés comme desinstruments de civilisation par Frédéric, le roi philosophe, protégéspar la schismatique Catherine, et tolérés par le pontife qui fermaitles yeux sur leur existence (3), ils conservent dans le Nord un asile,d’où bientôt ils reviennent solliciter leur rétablissement d’un autrepontife.

Tant de persécutions, tant de combats livrés contre une sociétéreligieuse, ne sauraient être sans raison, et à quelques égards, sansjustice. Les partis, dans leurs inimitiés, peuvent bien accueillir desaccusations mal fondées, employer pour vaincre des moyens que l’équitécondamne, exagérer les torts et méconnaître les services, mais uninfaillible instinct les guide, et leur fait découvrir sûrement lesprincipes contraires qui s’opposent à leur marche. Celui qu’ilstraitent en ennemi peut bien ne pas être coupable, mais c’est unennemi, à coup sûr. Qu’il nous soit permis de remonter à la naissancedu jésuitisme, de dire de quels principes il est sorti, quelle théorieil devait défendre, quels furent ses progrès et sa puissance, et touts’expliquera : ce passé, plus qu’on ne croit, se confond encore avecnotre présent.

Le 31 octobre 1517, un moine saxon, homme violent et atrabilaire,soulevait une guerre terrible, qui, pendant trois siècles, troubla lemonde, et qui, sous une forme nouvelle, nous agite encore aujourd’hui.Il faisait placarder à la porte de l’Université de Wittemberg quelquessubtiles propositions de théologie contre la vente des indulgences, etne voulait que combattre des abus, dont le plus grand vice peut-être àses yeux était de profiter aux dominicains rivaux de son ordre ; maisles temps étaient venus où une étincelle allumerait un incendie.L’esprit du siècle était préparé pour la lutte, et depuis longtemps lesarmes de la révolte se forgeaient à la lueur de la science profaneirritée des entraves que la prudence de l’Église opposait à sa jeuneardeur.

L’audace du moine s’accrut par le succès ; son orgueil s’enivra aubruit des coups qu’il portait, et il frappa sans trembler cette grandepuissance qui parlait au nom du ciel, et devant laquelle, pendant plusde dix siècles, toutes les puissances de la terre s’étaient humblementinclinées. L’homme bientôt ne voulut plus croire qu’à lui-même, etrefusa son assentiment à tout ce que sa raison souveraine ne pouvaitaffirmer, la raison, ce dieu nouveau dont il promulgua le dogme, etauquel les âges suivants allaient se charger d’offrir un culte ; et,cessant d’obéir à une autorité qu’il avait cessé de croire, il seproclama la source du pouvoir, comme il s’était déclaré la source de lavérité. Ce moine, qui avait préparé tant de ruines à l’avenir,s’appelait Martin Luther. Les ouvriers vinrent en grand nombre aprèslui pour achever la tâche qu’il avait commencée, beaucoup le reniant,quelques-uns le prenant pour maître. Depuis ce jour bien desrévolutions ont remué le monde des idées et le monde des faits. Dudoute hardi de Descartes aux saturnales philosophiques dont chacunnommera les héros, de 89 à nos jours, tout est sorti de ceprotestantisme, dont le faible retentissement ne troubla d’abord quedes moines d’une bourgade saxonne.

La réponse à cette provocation ne se fit pas attendre. Le 15 août 1534,sept hommes se réunissaient en secret, dans une chapelle consacrée à laVierge, sur les hauteurs de Montmartre : c’était François Xavier,religieux plein d’ardeur pour la prospérité de l’Église, Jacques Lainé,plus prudent mais plus habile, Alphonse Salmeron, Alphonse Bobadilla,Simon Rodrigues, Pierre Lefebvre, et leur chef, Inigo de Loyola,gentilhomme du Guipuscoa, âgé alors de quarante-trois ans, né deBeltramo de Loyola et d’Ognez, et de Maria de Balda. Séparé du sièclepar une éclatante conversion, il s’apitoyait sur les douleurs del’Église, et cherchait à la consoler. Lefebvre offrit le sacrifice, etses compagnons, sur l’hostie sainte exposée à leurs yeux, jurant unecroisade nouvelle, promirent de marcher contre le Turc, pour prêcher laPalestine, ou convertir les infidèles. Bientôt leur pensée s’éleva,leur projet s’agrandit, et les circonstances changèrent leur destinée.Les infidèles n’étaient plus seulement dans l’Asie, mais au pied dutrône pontifical, qu’ils se promettaient d’abattre. Les disciplesd’Inigo conçurent alors le valeureux dessein d’élever une large basesur laquelle la papauté chancelante pût s’appuyer encore, et depréparer le triomphe de l’autorité si violemment combattue par laraison individuelle.

Jamais projet plus vaste ne fut poursuivi à l’aide de plus énergiquesmoyens. Encore ignorés et sans soldats, des chefs obscurs separtagèrent le monde, et firent des plus grands empires les provincesde leur royaume éternel ; ils promulguèrent un code qui n’a été siattaqué et si redoutable selon les ennemis de l’ordre, que parce qu’ildonnait à une société particulière les lois les plus propres àfavoriser l’agrandissement et la puissance des sociétés politiques.

Ces hommes, en effet, que l’on a peine à classer parmi les serviteursde l’Église, et qui, réguliers et séculiers tour à tour, se rattachentégalement aux premiers par les vœux qu’ils prononcent, aux seconds, parl’affranchissement des règles et des offices imposés aux moines, plusunis et plus forts que ceux-ci, plus libres dans leurs actions queceux-là, deviennent bientôt puissants. Ils s’établissent en Espagne eten Portugal ; ils s’introduisent en France, malgré mille obstacles,malgré les parlements ligués contre eux avec la Sorbonne, le clergé etles ordres monastiques, qui les redoutent comme des rivaux ou comme desmaîtres. Ils vont faire retentir la parole catholique au sein même duschisme et de l’hérésie, dans l’Allemagne, troublée alors par tant dequerelles et de guerres ; et portant plus loin leur audace, ilstraversent les mers, et annoncent le Christ aux nations qui ne savaientpas même notre nom. L’Inde, le Japon, entendent Xavier, qui, épuisé,accablé à la fois de ses succès et de ses revers, succombe au milieudes peuples qu’il voulait convertir. Les missions se répandent ets’accroissent, portant à la fois à des peuples éloignés une morale pluspure, des idées plus hautes et des lumières inconnues ; cesmissionnaires infatigables étonnent la chine par leur savoir, etl’Amérique par leur courage. Là ils disposent à la confiance desnations orgueilleuses de leur science et de leur antiquité, par unescience plus profonde et par des traditions plus antiques et pluscertaines. Ici ils s’avancent seuls et sans armes au milieu depeuplades impitoyables pour tous ceux qui appartiennent à la race deleurs maîtres, adoucissent leurs mœurs, fondent au milieu d’elles legouvernement le plus parfait qu’il ait été donné aux hommes d’admirer,et l’Europe surprise, empruntant pour les louer la voix de sesphilosophes, écrit les témoignages de son admiration dans les pagesimmortelles de Montesquieu, de Buffon, de Haller de Raynal et deMuratori.

Parmi nous leurs succès ne sont pas moins rapides : le confessionnal,la chaire et l’école sont comme un trépied sur lequel ils fondent leurpouvoir. Ils obtiennent par leurs lumières et la pureté de leurs mœursles éloges de ceux-mêmes qui leur prêtent de sinistres projets ;célèbres dans l’art difficile de diriger les consciences, ils voientdevant les pères Auger, Cotton, Caussin, Lachaise, et Le Tellier,s’agenouiller au tribunal de la pénitence Henri III, Henri IV, LouisXIII, et Louis XIV, les trois très-chrétiens ; et de leur armée sinombreuse et si bien disciplinée sortent chaque jour quelques soldatsillustres qui remplissent le siècle de leur nom, les Bourdaloue, les LaRue, les Neuville, les Daniel, les Peteau, les Duhalde, les Sirmond, ettant d’autres, qui se placent à côté des plus grands prédicateurs oudes premiers écrivains de leur époque. Ils apportent dansl’enseignement des lettres une révolution favorable, et lorsqu’un arrêtdu parlement ferme leurs colléges et proscrit leur ordre, les fils desplus hautes familles de France, laissant l’Université déserte, émigrentpour aller suivre, hors du royaume, ce plan d’étude qu’approuve Bayle,et que Bacon présente comme un modèle.

Leurs richesses s’accroissent avec leur renommée, et leursétablissements couvrent bientôt la chrétienté. En 1545, les sixcompagnons d’Inigo avaient fondé 10 maisons ; 10,581 religieux de leurordre entretenaient, en 1608, 440 maisons répandues dans 31 provinces,qui, s’augmentant de 6 provinces nouvelles, offraient, en 1679, 907asiles, et les dangers de 106 missions au recueillement et au zèle de17,155 confrères ; enfin, en 1762, 22,000 serviteurs s’efforçaientencore de soutenir l’éclat d’un ordre qui avait compté depuis sanaissance plus de 200,000 adeptes, et qui bientôt allait s’éclipser.

Nous n’avons prétendu juger ni pour les condamner, ni pour lesabsoudre, ces hommes qui, pendant deux siècles, ont occupé le monde,dont les uns ont exalté les vertus, dont les autres ont compté lescrimes. Les grandes querelles ne se décident pas, ainsi que les procèsvulgaires, au bruit de toutes les passions que soulèvent les rivaux,car trop facilement ces passions agitent l’esprit des juges.

Reprocher aux jésuites leur zèle pour la papauté, c’est repousser laraison même de leur existence. Nés pour soutenir le grand principe del’autorité, ils devaient monter jusqu’à ce qu’ils rencontrassentl’autorité  la plus haute, et pour eux, pénétrés d’une foisincère, elle ne pouvait résider que dans l’homme que Dieu lui-même ena fait le souverain interprète, car lui seul est infaillible, etpossède la vérité. Le glaive spirituel qu’il tient en ses mains estsupérieur au glaive temporel qui charge les mains des princes, commela raison est supérieure au corps ; aussi l’État doit être soumisà l’Église, la seconder humblement sans la dominer jamais (4). Unsemblable système est une conséquence et non pas un crime. En vain l’onvoudrait s’arrêter, et séparer le temporel du spirituel : cettedistinction subtile n’est qu’une impuissante barrière que les mains lesplus fortes tâchent à grand’peine de placer sur un terrain toujoursmouvant, et qu’elles reculent sans cesse sans pouvoir la fixer jamais.Le puissant génie de de Maistre (5), la robuste logique de M. deLamennais (6), emportés par la vérité, ont franchi cette barrière oùsembla trébucher un instant Bossuet lui-même, cet autre génie égal auxplus grands. Si les jésuites ont eu à soutenir tant de combats, et ontmérité tant de reproches, c’est qu’ils s’épuisaient sans fruit àrétablir sur le trône pontifical une autorité qui avait passé dansd’autres mains, et dont les dépositaires nouveaux devaient accabler lesmaîtres enfin dépossédés.

Et d’ailleurs l’esprit hésite à juger dans cette cause, où, des deuxcôtés, se présentent des témoignages également respectables, et qui nesemblent pas permettre au doute de traverser un instant notre esprit.Comment condamner des hommes que défendaient Baronius, Bossuet,d’Aguesseau, le chancelier de L’Hospital, le premier présidentChristophe de Thou ? Comment absoudre des hommes que condamnaient legrand Arnaud, Pierre Nicole, Pascal, et tout Port-Royal, abattu parleurs efforts, Eustache du Bellay, l’historien de Thou, Sully, leprésident Hénault, trente-sept arrêts d’expulsion, et plus dequatre-vingts censures ecclésiastiques ? Et qu’importe à notre temps dejuger leur histoire : privé à jamais de toute influence parmi nous,leur ordre est proscrit par nos lois, et ses membres n’ont plus d’autredroit que celui d’invoquer la liberté promise à tous, et de mériter lerespect par leur zèle et par leurs vertus.

Livré au travail de la prédication bien plus qu’aux exercicesascétiques de la prière, confondu dans le monde avec ces pasteursspirituels qui dirigent le peuple, et ramènent au bercail les brebiségarées, et non pas renfermé derrière les murs d’un cloître pourchercher une perfection qui ne profite qu’à lui seul ; membre duclergé, mais séparé de lui par des règles qui lui sont particulières,et impriment à ses travaux plus de force et d’unité, le jésuiten’attire pas comme les autres moines les regards de la foule par uncostume monastique : son habit est celui des prêtres, simple comme ilconvient à des hommes qui ont promis de rester pauvres, il changesuivant l’usage des pays divers qu’ils habitent, et si des occasionssolennelles les obligent à se couvrir de riches étoffes, ils doiventbientôt proscrire un luxe dont s’offense leur humilité.

Tout, dans leur vie, est prévu avec minutie, est réglé avec rigueur.S’ils marchent, que ce soit à pas lents, d’une façon grave et modeste ;que leur tête baissée, leurs regards fixés sur la terre ne sedétournent pas avec distraction ; que leur front sans rides dise à tousla pureté de leur âme, que leur visage plein d’une sérénité religieusene porte aucune trace des passions qui agitent le monde, et que leurslèvres entr’ouvertes ignorent à la fois les éclats d’un rire mondain etla contraction d’une soucieuse tristesse ; s’ils parlent, que leursyeux ne rencontrent pas les regards de celui qu’ils doivent édifier parleur maintien autant que par leurs paroles : telle est la règle, telleest la foi.

Le jésuite se doit tout entier au ciel et à son ordre. Rien ne sauraitle distraire des travaux et des pensées qui augmentent la gloire dupremier et la prospérité du second ; à peine sur le seuil de soncloître, le novice oublie toutes les affections charnelles pour lesparents et les amis qu’il avait dans le siècle, et n’éprouve pluspour eux que ce spirituel amour qui, confondant tous les hommes dans unsentiment commun, les chérit en vue du ciel et dans le sein de Dieu ;au milieu de ses frères, il évite autant que des haines ces amitiésvives, ces relations intimes, ces préférences, sources de tant dereproches, de tant de plaintes, qui troubleraient son impassiblequiétude ; mais il embrasse dans un même esprit tous ceux qui partagentsa vie, et qui servent Dieu sous le même drapeau.

Pour arriver à ce renoncement, qui est comme la table rase sur laquellel’ordre fait ensuite reposer sa grandeur, le novice doit être soutenupar une vocation puissante. Le noviciat n’ouvre pas ses portes auhasard devant un zèle mal assuré de ses propres forces : il ne fautdans son enceinte que des cœurs résolus. Le fidèle qui veut être admis,interrogé d’abord sur son état, ses goûts, sa famille, n’est encoredans la maison qui lui sert d’asile qu’un étranger, un hôte que lasociété veut connaître, et qui veut la connaître à son tour. Là,condamné à la solitude et au silence, il médite les règles de lasociété, et apprend à les aimer en même temps qu’à les connaître.Enfin, quand après douze jours, après vingt, quelquefois, il a traverséle temps de la première probation ou des premières épreuves, quand,dans un examen nouveau, il a prouvé qu’il connaissait les lois souslesquelles il s’engageait, et qu’il était prêt à les observer et à s’yplaire ; quand sa vocation est certaine, il découvre les secrets lesplus intimes de sa conscience et de sa vie à un confesseur de l’ordre ;il communie, et, prenant le nom de novice, il entre dans le temps dessecondes épreuves.

Dans la maison de probation le novice est encore libre. Hier ilinterrogeait sa volonté, aujourd’hui il consulte ses forces. Toutes lesfatigues, tous les travaux auxquels le jésuite est destiné, il lesessaye là pendant deux années d’une vie austère, tour à tour humblepénitent, ou apôtre infatigable ; il exerce son esprit à l’oraison, àla contemplation des mystères de sa foi et à la connaissance delui-même ; devenu infirmier, il veille au chevet des malades, etbientôt il quitte la maison, s’éloigne sans argent, dénué de tout,parcourt les villages, demande, au nom du Christ, une aumône quesouvent on lui refuse, afin, dit la règle, qu’accoutumé aux douleurs dela faim et de la veille, et ayant foulé aux pieds tout espoir dans leschoses de la terre, il n’ait plus, dans sa foi sincère, de pensée etd’amour que pour Dieu, auquel toutes ces choses appartiennent, et quiles distribue à son gré.

Rentré dans le noviciat, il se fait le serviteur de tous, et, commisaux offices les plus vils, il poursuit cette haine de soi-même, qui estpour le chrétien le gage de la perfection, jusqu’à ce qu’enfin, sûrd’avoir mortifié son corps, sans avoir opprimé les facultés de sonesprit, il entreprenne de plus dignes travaux, enseigne sa doctrine auxpauvres et aux ignorants, prêche la sainte parole, ou, assis autribunal de la pénitence, écoute les pécheurs, et leur offre le pardond’en haut.

Pendant ces deux années, l’enseignement des règles n’est pas oublié :tous les six mois le novice, interrogé avec soin, explique et commentece code qui doit diriger toute sa vie : des conférences lui apprennentà en trouver le sens véritable, et à résoudre les questions difficiles.Le temps arrive où la carrière religieuse s’ouvre pour lui avec desengagements irrévocables ; une dernière fois il regarde l’avenir dontil est encore l’arbitre, une dernière fois la société s’assure que lefrère qu’elle va choisir est utile à sa gloire, et sur l’ordre du chefde la province le novice, devenant écolier approuvé, promet, par desvœux solennels, de rester pauvre, de rester chaste, et d’obéir.

Sept années, consacrées à l’étude des lettres et des sciences, troisannées de philosophie, et quatre de théologie, préparent à la sociétédes membres instruits, comme les deux années du noviciat lui avaientassuré des frères pleins de zèle. Une bienveillance continuelle unitl’élève et le maître, et la plus vive amitié semble inspirer à la foisles ordres de l’un et la soumission de l’autre. Dans cet ordre oùl’obéissance est la plus grande des vertus, l’arbitraire et le capriceseraient le plus grand mal ; c’est pour cela que des lois toujourssouveraines dominent les chefs et les sujets de ce vaste empire, et,imposant aux premiers le devoir de commander, donnent aux seconds ledroit d’obéir.

Achevons ici ce qui touche au système d’éducation des jésuites. Lajeunesse confiée à leurs soins, et destinée plus tard à la vieséculière, est soumise dans leurs colléges à des règlementsparticuliers, connus de chacun et respectés de tous, qui descendentjusque dans les plus intimes détails de la vie de l’écolier, etdirigent chacune de ses actions ; les punitions sont rares et mesurées,et, appliquées toujours par un correcteur étranger à la société, ellesrestent, en quelque sorte, inconnues au recteur, qui féconde, par ladouceur des récompenses qu’il répand autour de lui, la tendresse dontil est l’objet ; tendresse précieuse qui seule peut faire des hommes debien, et diriger les cœurs que la confiance conduit à la vertu, tandisqu’une dure sévérité, en effrayant l’esprit, ne lui ferait accepterqu’une science stérile et odieuse ! Rien n’est oublié dans les collégesdes jésuites de ce qui peut enlever aux études leur aridité, stimulerles courages, faire naître l’émulation et le désir de connaître. Danschaque classe, divisée en deux partis, des rivaux ardents à sesurpasser se livrent, comme dans un champ clos, à des tournoislittéraires où les succès ne sont pas sans profit ni sans gloire : lesdisputes s’élèvent, les opinions se croisent, et, les facultés dechacun se développant dans ces luttes heureuses, les vaincus prennentdes forces nouvelles pour devenir vainqueurs à leur tour. Conduitstoujours à la fois vers le bien, que la religion enseigne, et vers lascience, que l’étude fortifie, ces écoliers se réunissent encongrégations sous l’invocation de la Vierge, ou forment des académies,et des patrons, nommés par le recteur du collége, éclairent leur piétéou dirigent leurs travaux. Les théologiens, les philosophes, ceux quicomplètent leurs humanités et ceux qui s’initient aux éléments de lagrammaire, sont divisés en sections distinctes : les membres de chacunechoisissent librement parmi leurs camarades le recteur, les conseillerset le secrétaire, qui président ces petites corporations, et dans leursfréquentes assemblées, comme dans les luttes des classes, les élèvesdes jésuites fortifient par la discussion et s’approprient par l’usageles connaissances qu’ils ont reçues de leurs maîtres. Des écoliersexternes, enfin, sans se mêler à leur vie commune, participent à leurstravaux, et, sous les mêmes maîtres, reçoivent une éducation semblable.

L’écolier approuvé, que nous avions un instant oublié, après les deuxannées de son noviciat, et les sept années de ses études, éprouvé partant de fatigues, exercé par tant de travaux, touche presque enfin aubut qu’il brûlait d’atteindre. Il va prendre sa place parmi lespremiers, confondre son existence et sa gloire avec la gloire etl’existence de l’ordre ; il va devenir coadjuteur ou profès, maisil faut qu’il attende une année encore, il faut qu’il retourne danscette maison de probation où d’abord s’est exercé son courage, qu’il sesoumette aux mêmes épreuves, qu’il remplisse les mêmes fonctions, qu’iltriomphe des mêmes dégoûts, pour qu’il reçoive de la société le titrele plus haut qu’il lui soit permis de donner.

Les profès qui, cependant, doivent tous être prêtres, se divisent endeux classes. Ceux de la première ne font que renouveler les vœux depauvreté, d’obéissance et de chasteté, qui, déjà, comme écoliersapprouvés, les liaient à la société de Jésus ; ceux de la seconde,supérieurs aux précédents, y ajoutent la promesse d’obéir aveuglémentau pape en ce qui concerne les missions : on les appelle profès desquatre vœux. Le jésuite admis à la profession, séparé désormais dumonde, et incapable de posséder, distribue ses biens, abandonne lesbénéfices ecclésiastiques qui lui avaient été conférés, renonce audroit d’hériter, et, sans demeure fixe, également prêt, sur l’ordre deses chefs, à aller au milieu des peuples sauvages de l’Amérique, ou desnations antiques de l’Inde, porter la foi qu’il a juré de défendre etde glorifier, à instruire la jeunesse, à prêcher au milieu des fidèlesla parole éternelle de Dieu, à méditer, dans le silence et l’étude, desœuvres qui portent au loin le bruit d’un nom qui n’est pas le sien,mais qui est celui de tous, il ne s’appartient plus à lui-même ; unmot, un signe, un instant peuvent changer sa vie, convertir enredoutables périls sa religieuse quiétude, transformer en illustrationson obscurité, ou faire rentrer dans l’oubli un soldat qui a porté surtous les rivages le renom de sa valeur ; prêt à tout, propre à tout, ilsait combien il faut employer de moyens différents pour toucher descœurs que Dieu a faits si divers. Il ne dédaigne aucun des noblesmoyens qui peuvent le conduire à son but, et doué des qualités les plusopposées, des talents les plus variés, il les met tour à tour à profitavec une admirable persévérance. A la voix de son chef, ce gravedocteur d’une parole austère prend dans ses mains la palette dupeintre, l’archet du musicien, aussi bien que l’instrument du savant oule livre de l’apôtre, et, au milieu de ce réseau immense de vérités quitoutes s’enchaînent et se tiennent, il choisit avec adresse la véritéla plus propre à toucher celui qui l’écoute, afin de le conduire parelle à toutes celles qu’il veut lui découvrir encore. Toujours le mêmedans les pompes du triomphe, ou dans les douleurs de la persécution, ilexpire comme Xavier, il soulève l’admiration comme Bourdaloue, sans queson humilité s’effraye de tant de bruits, sans que sa persévérance soitépuisée de tant de peines, car il fait monter les uns et les autrescomme un double sacrifice à l’autorité suprême qui les contient tous,et qui seule souffre ou prospère en lui. Il désire le pouvoir, maisc’est afin que la société soit puissante, en quelque sorte au traversde son humilité, et ce n’est pas sur lui, mais sur l’ordre, qu’ilappelle la bienveillance des grands ; les richesses le tentent, car lesrichesses sont encore une puissance, mais c’est dans le trésor communque sa pauvreté les verse à profusion. De toutes les constitutionspolitiques qui jamais ont gouverné les hommes, qu’il me soit permis dedonner ce nom à des statuts qui ont eu des sujets dans le monde entier,le jésuite a choisi celle qui sacrifie avec le plus d’audace chacun àtous, le citoyen à l’État ; qu’il s’élève ou qu’il s’abaisse, qu’ilattire les regards de la foule par sa grandeur, ou qu’il mérite lapitié par son humiliation, il ne fait jamais qu’obéir.

Il obéit lorsque son chef suprême, mettant entre ses mains la crosseépiscopale, le relève de la promesse qu’il a faite de ne pas s’éleveraux dignités ecclésiastiques ; mais la compagnie, toujours avare de cesfaveurs, qui laissent échapper à sa puissance ses membres devenusindépendants, et qui font trop sentir au dehors ce qu’elle est et cequ’elle peut, aime mieux auprès des grands une invisible influencequ’une éclatante position. Il obéit encore lorsque, choisi pour dirigerla conscience des princes, s’oubliant lui-même, refusant des faveursqui viennent le chercher, ou qu’il pourrait si facilement appeler, ilreste sévèrement soumis aux règles qu’il a acceptées, conserve sonétroite cellule dans la maison de son ordre, et nourrit dans l’âme deson noble pénitent un constant amour pour la société dont la gloireseule le touche. Tremblant à la pensée de sa faiblesse, il doitredouter, comme un fardeau trop lourd pour elle, ces honneurs qu’on luiimpose. Il n’en serait plus jugé digne si un moment il les avaitdésirés.

L’obéissance, en effet, ne permet au jésuite ni restriction niarrière-pensée : elle est prompte, elle est volontaire, elle estconvaincue. Toutes les fois qu’il peut obéir sans péché, sa raison sesoumet en même temps que son corps, et sa volonté, rejetant tout examencomme un crime, se confond dans le même dessein avec celle de son chef.La voix du supérieur peut l’appeler à tout instant : il est prêt, iln’hésite pas, il ne sent en lui aucune secrète résistance, il n’achèvepas la lettre commencée, il interrompt sa pensée même, et marche enaveugle dans la voie qui s’ouvre devant lui. Par un double prodige quela religion seule pouvait créer, il exécute avec zèle, avecintelligence, comme s’il avait conçu lui-même ; et, comme s’il refusaitsa volonté à cette merveilleuse obéissance, il se laisse mener etgouverner tout ainsi que s’il était un corps mort, lequel se laissetourner de costez, et manier en toutes façons, ou bien comme le bastond’un vieillard qui luy sert en tout et partout où il en veut user.

Pour obtenir de ses membres une si complète abnégation, la compagnien’épargne aucun effort : il faut que chacun lui dévoile son âme toutentière, il faut qu’elle le connaisse mieux peut-être qu’il ne seconnaît lui-même, il faut qu’elle éprouve cette nature énergique outimide, exaltée ou paisible, tentée par les jouissances de la terre, oupréoccupée seulement des félicités du ciel. Trop habile pour faire del’obéissance un supplice sans objet, il faut qu’elle sache à proposimposer à chacun des devoirs qu’il puisse aimer, arracher des espritsles germes qui lui sont inutiles, féconder ceux qui lui promettent desfruits bienfaisants. Pour atteindre ce but, où seul est sa puissance etsa durée, il n’est aucun moyen qu’elle repousse, et tout ce que labienveillance, le conseil ou l’empire lui donnent de force sur ces âmesassouplies est employé à les fléchir et à les pénétrer. La confession,la surveillance la plus sévère, et, disons-le aussi, la délation,concourent ensemble pour ce grand dessein. Chaque religieux doitparaître une fois par semaine au tribunal de la pénitence ; deuxconfessions générales sont imposées par année aux novices et auxécoliers ; les coadjuteurs et les profès en doivent faire uneseulement, et, tous confiant leurs pensées à un confesseur que lesupérieur a nommé, lui soumettent leurs doutes sur la justice desconstitutions et des règles, ils lui disent ce qu’ils pensent et de lareligion qu’ils ont embrassée, et des moyens qu’elle emploie pourparvenir au but qu’elle s’est proposé, enfin, ils ne lui laissent pasignorer jusqu’à quel point ils aiment leur ordre, et sont disposés à leservir ; de telle sorte que, mesurant dans ces solennelles confidencesle zèle et la force de chacun, la société peut y proportionner la tâchequ’elle lui impose. S’ils écrivent des lettres, elles sont soumises,avant de sortir de la maison, à un père préposé par le supérieur à cetoffice ; s’ils en reçoivent, elles ne leur sont données qu’après avoirété lues ; et, pour que rien n’échappe à l’œil incessamment ouvert sureux, leurs actes ne sont pas moins transparents que leurs pensées. Lachambre du jésuite, toujours ouverte quand un de ses frères est aveclui, demeure dans tous les cas accessible à tous ; les supérieurspeuvent à chaque instant y pénétrer, et surprendre les préoccupationsles plus intimes, les soins les plus futiles de chaque religieux ; ilest toujours devant leur regard comme devant le regard de Dieu ; pas uncoffre, pas un meuble fermé, ne peut recéler un mystère, et recueillirpour lui seul une peine ou un plaisir que ses frères ne partagent pas.Enfin, et ce trait dépasse tous les autres, chaque frère n’a passeulement pour devoir de reprendre son frère égaré, de lui offrir desconsolations ou des conseils, et de l’aider ainsi à s’approcher de laperfection ; mais il faut, car la règle l’impose comme une œuvred’amour et de charité, qu’il dénonce les erreurs ou les abus dont lehasard l’a rendu le témoin, et mérite ainsi la reconnaissance d’unreligieux qui, pour s’abaisser et humilier davantage, doit êtrecontent que toutes les fautes et imperfections, et toutes autres chosesqui auraient été notées en lui, soient manifestées aux supérieurs parceux qui les sauront hors de confession.

Tant d’abnégation d’un côté, tant de pouvoir de l’autre, semblent enfincombler la mesure ; il n’en est rien. Ces vœux solennels qui lient lejésuite à son ordre comme une chaîne mystérieuse qu’il ne peut jamaisrompre, les supérieurs la brisent à leur gré. Il faut que rien ne gênecette société qui poursuit son œuvre au travers de tous les obstacles,que rien n’altère la pureté qui lui mérite les respects du monde. C’estune imprudente charité, bien plus, c’est un vice contraire à la charitémême, qui sacrifie le bien de tous au bien de quelques-uns.Inaccessible à cette indigne faiblesse, elle détache, sans hésiter, deson sein les membres vicieux qui la déshonorent, les ignorants qui nepeuvent la servir, les hommes inquiets et turbulents qui l’agitent parleurs désordres. Les services rendus, les talents qui promettent d’enrendre, ne protégent pas ceux qu’elle veut frapper ; et si, dans saclémence, elle consent à pardonner, jamais au moins elle ne perd ledroit de punir.

Ce n’était pas assez pour la compagnie de Jésus que chaque membre,discipliné avec soin et rompu à l’obéissance, fût toujours prêt à semettre à l’œuvre et à lui offrir le sacrifice d’un dévouement sansbornes ; que pourraient tant de bonnes volontés si un lien puissant neles enchaînait pas, si une organisation sévère, ne donnant pas à chacunsa place, ne lui permettait pas d’accomplir avec ordre le travail leplus utile à tous ? Répandus sur toute la surface du monde, associés àla même fortune, des bords du fleuve Jaune au sommet des Cordilières,ces soldats trouvent partout des chefs, et si loin que les emporte leurcourage, l’autorité supérieure descend jusqu’à eux de degré en degré,et les suit pour les encourager, ou pour les conduire. Les maisons deprobation qui renferment les novices, les colléges où se forment lesécoliers, les maisons professes qu’habitent les coadjuteurs et lesprofès, se groupent en provinces dont l’ensemble constitue ce vasteempire. La France autrefois contenait cinq de ces provinces. Lespremières maisons sont dirigées par un maître des novices ; un recteur est préposé aux secondes, et un supérieur administre lestroisièmes. Un provincial enfin gouverne chaque province, et nes’élève au-dessus de tant de frères qu’à la condition de les surpasserpar sa vertu et par sa soumission aux règles qui lui sont imposées.Tous ces officiers sont investis d’un pouvoir absolu, mais non pas sanscontrôle : au milieu des sujets qui partagent avec eux le fardeau deleur charge, des procureurs qui s’occupent des intérêts matériels dela maison, des ministres qui, attachés aux supérieurs et auxrecteurs, s’efforcent de leur concilier l’amour de tous, prenant sureux-mêmes la responsabilité des punitions, et renvoyant au chef lemérite des récompenses ; au milieu, enfin, de tous les ouvriers quechaque fonction réclame, ils trouvent des juges sévères préposés par lechef de l’ordre qui les dirige et les surveille à la fois. Des assistants forment autour d’eux un conseil qu’ils doivent assemblersouvent, et consulter sur les mesures importantes ; et, près duprovincial, plus puissant que les autres, mais aussi plus suspect, un admoniteur, dont la présence est une menace, a pour mission spécialede rappeler à sa mémoire ou à son repentir ses erreurs, ses négligenceset ses fautes.

Au-dessus de ce magnifique édifice domine le général, dont le nomsemble indiquer qu’il a été créé pour la guerre. Maître chargé dechaînes, il peut tout quand il règne en vertu des lois, il ne pourraitrien pour en sortir. Nommé par les députés des provinces, et par lesprofès qui peuvent se rendre à l’assemblée, il est choisi comme le plusdigne ; la brigue et l’ambition peuvent seules, mais doivent, sanslaisser d’espoir, fermer l’accès à cette dignité suprême, dignité peudésirable, qui n’est qu’une lourde charge pour celui qui osel’accepter. Pauvre au milieu de toutes les richesses de l’ordre, legénéral n’a rien en propre, ne peut ni jouir ni disposer de rien : toutappartient à la société, et six assistants, nommés comme lui parl’assemblée générale, et que cette assemblée peut seule révoquer,règlent son habillement et sa nourriture, ajoutent ou retranchent à sadépense selon les temps et les besoins. Ils sont encore chargés dedénoncer le général à la société, et de signaler les fautes quijustifieraient sa déposition ; car ce chef, que la volonté de touss’est choisi, peut être dépossédé par la volonté de tous. Enfin, cesassistants deviennent ses ministres, et, se partageant le monde,donnent leur nom aux assistances d’Italie, d’Espagne et de Portugal, deFrance, d’Allemagne, de Pologne, de Lithuanie et des Indes. Parmi eux,et quelquefois en dehors de leur sein, la compagnie choisit unadmoniteur, dont les fonctions, que nous connaissons déjà, sontd’autant plus rigoureuses, que le pouvoir qu’il surveille est plusélevé et plus redoutable.

C’est au milieu de ce conseil, dans la capitale de la chrétienté,qu’aboutit sans relâche, comme autant de rayons, une immensecorrespondance dont s’éclairent tous les actes, tous les travaux decette association. Incessamment les avis ou les ordres, lesrenseignements les plus précis, les rôles de cette grande armée, lesdétails sur chaque soldat, descendent du centre à la circonférence, ouremontent des établissements les plus éloignés jusqu’au siége dusouverain pouvoir, parcourant avec lenteur tous les degrés de lahiérarchie, ou s’élançant, ignorés de tous, du rang le plus humble ausommet. C’est là que résident cette impulsion souveraine et cetteénergie dont le monde s’est si longtemps épouvanté, et qui, vaincuesaujourd’hui, savent encore inspirer des craintes et des haines.

Dans ces ordres religieux, que le passé nous a légués mourants, et dontnous sommes obligés d’admirer la force sans pouvoir l’égaler, dequelque manière, d’ailleurs, que nous jugions leurs actes, l’hommen’est rien, l’ordre est tout, la vie de chacun est si bien liée àl’existence de l’association, ses forces et son travail sont si bienemployés pour un résultat commun, qu’il est impossible d’étudier l’unsans connaître l’autre, et qu’on voudrait en vain séparer des destinéessi étroitement unies.

Pour peindre le jésuite, il nous a fallu, en quelques traits, esquisserle jésuitisme tout entier. C’est dans les constitutions et dans lesstatuts de l’ordre que nous avons puisé pour y trouver les devoirsqu’il s’impose, et la vie qu’il embrasse ; nous nous sommes gardés dela voix publique, pleine encore de passions récentes ; nous avons voulufaire un portrait impartial et ressemblant, et nous l’avons tracé sansaffection et sans haine, comme l’étranger dont la main grave un nom surune tombe.

ÉDOUARD LASSÈNE.

(1) Chateaubriand.
(2) C’est ainsi que s’exprime la bulle de suppression ; cependant, desauteurs accrédités affirment, contrairement à cette autorité sacrée,que le pontife, en la promulguant, céda, bien malgré lui, aux instancesdes cours européennes.
(3) La bulle de 1773 en fut jamais publiée en Russie, et le papen’insista pas pour qu’elle y fût mise à exécution. (Feller. Biographie, art. CZERNIEWICZ.)
(4) M. de Lammenais, des Progrès de la révolution, passim.
(5) Du Pape.
(6) Loc. cit.