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COQUILLE, François:  Le Garde champêtre (1841).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (22.V.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 
LE GARDE CHAMPÊTRE
par
François Coquille

~ * ~

Vous l’avez rencontré le long des haies, sur le bord des taillis, aumilieu des prairies et des champs ; vous l’avez reconnu à son pasrégulier, à son extérieur moitié civil et moitié militaire, à son aird’importance et de simplicité, à son sabre, à sa plaque, et mieuxencore à son tricorne surmonté d’une cocarde. Cet appareil presquemenaçant, loin de vous alarmer, vous a fait sourire, et vous avezéchangé un salut amical avec le défenseur de la propriété et de l’ordrepublic.

C’est qu’en effet le garde champêtre est chargé de la paix descampagnes. Une révolution l’a créé : du jour où la commune s’estaffranchie, elle se l’est donné comme pour prendre possession de sonindépendance. Il a remplacé ces satellites des seigneurs féodaux,véritables oiseaux de proie qui s’abattaient sur la plaine, et devantlesquels les paysans effrayés se cachaient avec leur famille.

Quoiqu’il soit placé au dernier degré de l’échelle des pouvoirs, aucunfonctionnaire électif ne devrait être plus fier que lui de son mandat :lui, du moins, il est choisi pour son mérite personnel. Les passionspolitiques peuvent bien se tromper quelquefois ; les intérêts matérielssont plus clairvoyants. C’est parce qu’il convient à la place, et nonparce que la place lui convient, qu’on le nomme. La commune gagne plusque lui à sa nomination.

S’il se trouve dans le pays un vieux soldat, qui soit encore vertmalgré ses campagnes, il réunira tous les suffrages. N’est-il pasendurci à la fatigue, éprouvé par la pluie et le froid, accoutumé auxmarches, aux veilles et aux expéditions nocturnes ? Sa figure hâlée,ses yeux perçants, ses jambes sèches et nerveuses, ses habitudesmilitaires, sa réputation d’intégrité, le désignaient d’avance à cetemploi. Robuste et courageux, il imprimera aux voleurs un effroisalutaire ; alerte et rusé, il déjouera leurs projets ; il leur feraune guerre de surprises et d’embuscades ; il continuera ainsi sonancien métier, le seul qu’il ait appris dans sa jeunesse ; il manierades armes qui lui sont familières, et, mieux qu’un autre, il rehausserales marques extérieures de sa dignité par la majesté de sa personne.

Paré de sa cocarde, revêtu de sa plaque, et les pieds défendus par delongues guêtres de cuir, le garde champêtre parcourt incessamment leterritoire confié à sa vigilance. Il faut qu’il se multiplie, qu’ilsoit partout en même temps, et que ses yeux embrassent à la fois lespoints les plus éloignés de l’horizon. C’est le génie des campagnes. Illes peuple, il les anime, il les remplit de son image. On croit le voirapparaître à chaque instant ; on l’a toujours présent à la pensée.

Eh bien ! le plus souvent ce gardien de la propriété ne possède pasmême un coin de terre, un bout de vigne ou de pré. Mais s’il ne cultivepas, il s’intéresse à ce que cultivent les autres. Ces moissons, qui nemûrissent pas pour lui, ces coteaux, où il n’aura point sa part, il seles approprie en quelque sorte ; il se réjouit de leur richesse ; ils’afflige des désastres dont ils sont frappés. On dirait qu’il y perdou qu’il y gagne.

Il s’en va donc étudiant les progrès de la végétation. Il s’arrête detemps en temps pour rechercher les effets du dernier orage, ou de lagelée blanche du matin. Il sait le premier que telle prairie a étéravagée par une inondation, que tels blés ont été couchés par le vent,que tels pommiers sont en fleurs, que le raisin de tel vigne se colore,nouvelles tristes ou joyeuses qu’il porte sans cesse aux laboureurs.Assis sur une borne, tandis que ceux-ci continuent de manier la bêcheou la pioche : « Père Balivet, dit-il, vos pois viennent bien ! VoisinChauveau, j’ai vu vos pommes de terre : il faudrait de la pluie ! » etil s’éloigne. Il continue sa ronde : il va visiter d’autres champs, etrecueillir d’autres nouvelles.

C’est lui qui part avant le jour, alors que la rosée blanchit encorel’herbe des prairies ; c’est lui qui vient au secours des haies quel’on défonce, des arbres que l’on abat ; lui qui erre le long desétangs, des rivières et des petits ruisseaux, afin d’y surprendre lesnasses, les lignes dormantes, et les autres machines inventées pour ladestruction des poissons. Il vit au grand air, exposé tour à tour aufroid, au soleil, à la pluie. Si d’aventure il se permet une nuit derepos, c’est à la dérobée : il se cache pour dormir. Parfois, aucontraire, il affecte de se montrer le soir sur sa porte, la têtecoiffée d’un bonnet pacifique, et les pieds à l’aise dans de lourdssabots. Il a essuyé une averse, ses jambes ne peuvent plus le soutenir,dans quel profond sommeil ne va-t-il pas tomber !... Point ! c’est unpiége qu’il tend aux malfaiteurs. Il les épie, il les suit de l’œil :bientôt il sera sur leurs traces, et au moment où ils s’applaudirontd’avoir trompé sa vigilance, terrible, il apparaîtra au milieu d’eux !

Ses marches à travers des terrains incultes ou labourés ne finissentpas avec le jour. Que le fermier rentre chez lui épuisé de fatigue,qu’il répare ses forces et se repose pour les travaux du lendemain… legarde champêtre veillera pendant la nuit. La nuit favorise lebraconnage et la maraude ; les fruits mûrs pendent aux arbres ; lesblés que la faucille a moissonnés sont étendus sur la terre, offrantaux voleurs une proie facile. Déjà l’obscurité descend sur lescampagnes : voici l’instant où il se glisse hors de sa demeure, où ilse met en embuscade, et fait sentinelle ; sans lui, ces ombresépaisses, cette solitude, ce silence, seraient pleins de piéges et dedangers. Qu’on se représente les divers intérêts qu’il protége, lesinquiétudes qu’il apaise, les desseins malfaisants qu’il déconcerte.N’y a-t-il pas quelque chose de poétique dans le rôle de cet homme, quiveille sur toute une population endormie, et qui passe de longuesheures dans les ténèbres, prêt à combattre des ennemis dont il ne saitni le nombre ni les dispositions !

Mais pour qu’il se prodigue ainsi, quelle récompense fait-on briller àses yeux ? Deux ou trois cents francs, quelquefois plus, souvent moins: voilà où se borne la munificence de la commune. Elle y ajoute, il estvrai, la perspective des menus profits.

Faire espérer, c’est promettre, a dit J.-J. Rousseau, et nous disons :donner si peu, c’est inviter à prendre.

Nous ne pouvons blâmer assez hautement cette politique étroite, qui,par la modicité du salaire, intéresse la vigilance du garde et légitimesa cupidité, cette mesquine économie qui ne profite à personne, cettefausse prudence qui dépoétise l’homme et l’institution. Mieux rétribué,et tranquille sur lui-même, le garde se serait voué tout entier à sesfonctions : image de la Providence, il eût surveillé également le champdu riche et celui du pauvre ; ce dernier surtout, où chaque épi estcompté, où le moindre grain est si précieux ! Au lieu de cela qu’est-ilarrivé ? Les uns, pour obtenir sa bienveillance, lui abandonnent unelarge part dans les amendes ; d’autres, plus habiles encore, achètentses soins par un tribut annuel, et se font du garde de la commune ungarde particulier. Si les pauvres gens ne sont pas complétementnégligés, gloire soit rendue au garde champêtre, car ses défautstiennent à l’ordre des choses que nous signalons, et ses vertus sont àlui !

Ne vous rappelle-t-il pas ce personnage des Mohicans et de la Prairie, cet infatigable Bas-de-Cuir, ce subtil Œil-de-Faucon ? Comme lui, legarde est l’amant des solitudes ; autant que lui, il a l’oreille fine,l’œil perçant, l’esprit de ressources ; les voleurs sont ses Hurons et ses Mingos : il les suit à la piste ;ils ne peuvent lui échapper. Un arbre a été coupé pendant la nuit, desgerbes ou des javelles ont disparu : en quel lieu les maraudeursont-ils caché leur proie ? qui sont-ils eux-mêmes ?... Patience ! legarde le découvrira. Il distingue des traces, des empreintes de piedsque nul autre ne saurait reconnaître ; son intelligence supplée à sessens : qu’il tienne une fois la piste, il ne la quittera plus. C'estlà, dit-il enfin avec assurance ; et, en effet, il ne s’est pointtrompé : c’est bien là !

Il n’a pas seulement affaire aux braconniers, ces pirates de la chasse: le voilà aux prises avec les chasseurs. Le temps n’est plus où legibier, se multipliant à l’infini, affamait le paysan. Celui-ci, auquelil était interdit de se défendre, est devenu l’agresseur : piéges,collets, réseaux, toutes les armes lui sont bonnes, et il en fait usagedans toutes les saisons. C’est pitié que de le voir enlever des couvéesentières de perdrix ; il ne poursuit pas avec moins d’acharnement lesautres espèces : chaque année elles deviennent plus rares, et si ellesne disparaissent pas tout à fait, c’est au garde champêtre que nous ensommes redevables. Que l’ardeur de son zèle ne vous étonne point ;surtout ne cherchez pas à l’expliquer par des motifs indignes de lui,tels que l’attrait des primes et des amendes. Ces raisons peuvent avoirleur force ; mais n’en existe-t-il pas d’autres ? Songez donc qu’il vitfamilièrement avec tout le gibier de la contrée : lièvres, perdrix,lapins le connaissent, et souffrent qu’il s’approche de leur gîte ou deleur nid ; ils lui tiennent lieu de société et de famille ; il saitleurs retraites, leurs alliances, toute leur parenté ; il pourrait direde chacun d’eux :

C’est mon voisin, c’est mon compère !

Puis, croyez aux calomnies des chasseurs, qui l’accusent de faire duterritoire de la commune son parc réservé.

Ils affirment encore que quelques pièces d’argent jetées à ce cerbèredes campagnes lui ferment la bouche et les yeux. Eh ! luiporteraient-ils tant de haine s’il était plus accommodant !prendraient-ils le parti désespéré de la résistance, s’ils pouvaient lecorrompre ! refuseraient-ils de déclarer leur nom et leur demeure ! Legarde champêtre est alors bien embarrassé. C’est ici que ses habitudesmilitaires, son sang-froid, sa patience et ses longues jambes, lui sontd’un utile secours. Il est obligé de suivre à travers champs lechasseur inconnu qui le promène derrière lui comme une ombre, jusqu’àce que celui-ci, épuisé, rendu de fatigue, et semblable à un lièvre auxabois, consente enfin à rentrer au gîte, livrant à son persécuteur tousles éléments d’un bon procès-verbal.

Le garde champêtre se délasse de ces épreuves fatigantes en veillant àla morale publique. Nous devons même déclarer qu’aux environs de Parisil ne veille guère qu’à cela. Aussi Paris ne connait-il pas levéritable garde champêtre : jeunes filles et garçons, grisettes etétudiants, l’exècrent, l’abominent. Pourquoi ?... C’est un secret eneux et lui. Il est bien vrai que dans toute la banlieue il montre unevigilance parfois importune, et que sa pudeur est extrêmementsusceptible. On cite mainte histoire où les rieurs ont toujours été deson côté. C’est que Paris, quand il s’échappe de ses barrières, neconnaît plus de frein : il porte une main hardie aux fruits de tous lesarbres, il foule aux pieds les moissons, il viole les saints asiles desbois ; et parce que, alléché par les bénéfices que lui vaut le flagrantdélit, le garde champêtre prend goût à cette espèce de chasse, qu’il enfait son affaire principale, et s’y voue tout entier, Paris luireproche d’être avide, intéressé, corrompu…

Qu’on interroge la province : elle dira que ce rigide gardien des mœursest, ailleurs, plein d’indulgence. Lui qui n’a d’autre mission que devoir, il voit sans doute bien des choses dont ne parle pas sonprocès-verbal. Que de rendez-vous ne surprend-il pas ! que de charmantsmystères dont il a la confidence ! Il ne se croit cependant pas tenupar sa charge de traîner les délinquants devant M. le maire ; et c’estainsi que tous les habitants l’aiment et lui ont de la reconnaissance,les uns pour ce qu’il empêche, les autres pour ce qu’il n’empêche pas.

C’est le témoin obligé des mariages et des baptêmes ; se tient-il dansla commune une foire ou un apport, au-dessus des largeschapeaux des paysans s’élève le tricorne du garde champêtre. Le gardechampêtre s’avance à travers la foule, recevant des marques d’amitié,des saluts, de cordiales poignées de main ; sa plaque ne le rend pasfier : d’ailleurs, ne convient-il pas à un fonctionnaire électif d’êtrepopulaire ? Sa présence est un gage de sécurité et de bon ordre ; lesdanses n’en deviennent que plus animées. Si ce plaisir ne sied ni à sonâge ni à sa dignité, en revanche il aime à être d’un joyeux écot : ils’assied avec délices, il allonge ses jambes fatiguées ; le juif errants’est, pour un moment, arrêté !

On ne croirait pas à Paris (nous avons dit déjà que Paris neconnaissait pas le garde champêtre), on ne croirait pas qu’il joue unrôle important dans les élections. Lorsque nos députés vont, humblescandidats, solliciter les suffrages des électeurs, ils s’empressent dese mettre sous son patronage ; ils le prennent pour guide, ils luidoivent de précieux renseignements, et, précédés de l’autorité ensabre, plaque et cocarde, ils entrent avec plus de confiance chez leursfuturs mandataires. Sa présence est déjà une profession de foi ;ajoutons qu’elle est presque toujours un moyen de succès. Peut-on rienrefuser à un candidat qui se montre sous de tels auspices ? Commentdouter de ses principes constitutionnels et de ses vues politiques ?...Le garde champêtre en répond !

Il ne répond pas ainsi de tous les compétiteurs. Il a reçu d’avance,sur chacun d’eux, ses instructions particulières. M. le préfet lui arecommandé l’homme du gouvernement, et l’honnête garde se fait unplaisir et un devoir d’obliger le gouvernement.

Quoique la nature de ses fonctions le force d’exercer une surveillanceplus active le dimanche, pendant l’heure de la messe, il ne laisse pasde figurer quelquefois avec les chantres au lutrin de la paroisse : savoix chevrotante et cassée rend à Dieu un pieux hommage. Il a affronté,dans maintes occasions, la mort de trop près ; il vit trop au soleil etau milieu des œuvres de la création, pour ne pas être pénétré de cettefoi vive qui brille chez la plupart des vieux soldats. Lorsque laprocession sort de l’église, et fait, bannières déployées, le tour duvillage, avant les enfants de chœur, avant les chantres et lesacristain, marche dans toute sa gloire le garde champêtre.

C’est ici que finit la partie civile de ses fonctions, et que son rôlemilitaire commence. S’il veille sur les propriétés, il défend aussi lespersonnes ; il n’est pas seulement chargé d’écarter les voleurs, ildoit encore prêter main-forte à la loi. Tel qu’il est, voyez en lui ledélégué du pouvoir exécutif, l’homme qui à lui seul représente tout unposte de gendarmerie, et auquel on peut appliquer ce mot : tu eslégion, tu es legio ! Choseétrange ! les villes et les chefs-lieux de canton, quis’enorgueillissent de leurs gendarmes, ne sauraient se passer du gardechampêtre. Qu’est-ce, en effet, à côté de lui qu’un gendarme ? Cedernier ne suit guère que les grandes routes, il ne s’écarte pas dansles sentiers et dans les chemins de traverse, il ne fouille pas lepays, personne ne le seconde et ne lui fournit les indicationsnécessaires : perché sur un cheval qui a depuis longtemps désappris àcourir, les pieds emprisonnés dans des bottes gigantesques, il vaindolemment ; il va pour aller, pour se donner de l’exercice et pourégayer ses esprits ; il ne remarque rien, il ne devine rien. Lesvoleurs se rient de son cheval, de son sabre et de lui ; ils ne rientpas du garde champêtre : ils se rassurent en voyant l’un, ils sont surle qui-vive en ne voyant pas l’autre !

Son mérite est de ceux qui brillent surtout aux jours de danger.Lorsque, d’aventure, la garde nationale est requise pour l’arrestationd’un malfaiteur, le tambour bat dans la rue principale du village :femmes et enfants écoutent avec effroi ; cependant les hommes de bonnevolonté se préparent et se hâtent… ils se hâtent lentement, et arriventles uns après les autres au lieu du rendez-vous. Le garde champêtre lesy attendait : c’est lui qui leur servira de guide ; la troupe s’ébranleau milieu de l’obscurité qui double les dangers et la peur. A la fin ondistingue celui que l’on cherchait : Suivez-moi ! s’écrie le gardechampêtre, et il se précipite en avant, il saisit son homme, il lecontient et l’arrête ; et se retournant pour féliciter ses fidèlessatellites, il s’aperçoit qu’il est seul.

Ce fonctionnaire, qui a des yeux pour tous, du courage pour tous,l’Angleterre nous l’envie : elle s’imagine qu’il peut s’implanter dansces riches vallées, dans ces fertiles campagnes qui sont le domained’une seule famille, et sur lesquelles végètent des milliers deprolétaires. L’Angleterre n’est point mûre pour une telle institution.Qu’elle partage le sol en portions plus égales ; qu’elle intéresse aubon ordre et au respect de la propriété ceux qui en sont les ennemisnaturels, et elle pourra se donner le garde champêtre !

Jusque-là il y changerait de caractère et d’aspect. Il ne serait plusl’effroi des voleurs : il deviendrait la terreur des pauvres gens. Ilmarcherait avec défiance au milieu des populations ennemies. Ilsubstituerait à son sabre innocent le poignard et la carabine. Ilveillerait, non pas au profit de tous, contre quelques-uns, mais auprofit de quelques-uns contre tous. Déjà, depuis qu’il est question del’établir en Angleterre, les pauvres s’inquiètent, l’alarme est dansles chaumières. Pour les paysans anglais ce serait un tyran ; pour lesnôtres, c’est un protecteur et un ami.

Doit-on s’étonner maintenant des priviléges et des honneurs que lelégislateur s’est plu à accumuler sur sa tête ? Il est, après le curéde la paroisse, la seule autorité constituée dont les insignes parlentaux yeux. Le maire et l’adjoint ne peuvent, dans les grandes occasions,déployer à leur ceinture qu’une écharpe souvent peu respectée.Qu’est-ce, en comparaison de ce sabre, de ce baudrier, de cette plaquebrillante, et surtout de cette cocarde ? Combien de fois n’arrive-t-ilpas qu’un furieux, ivre de colère et de vin, manque gravement à ladignité de M. le maire, et soutienne ensuite qu’il n’a pas reconnu lemagistrat ? Oserait-il bien invoquer une telle excuse avec le gardechampêtre ? Non, non ! celui-ci est comme le soleil qui se prouve en semontrant : il participe des grandes vérités ; il produit l’évidence !

Une autre arme plus redoutable encore, et plus souvent employée, a étéremise entre ses mains. C’est le procès-verbal.J’entends rire du style et de l’écriture de cette pièce importante,comme si le garde champêtre relevait de l’Académie ! Il ne relève quede la loi, qui l’aime et qui ferme complaisamment les yeux sur sesfautes d’orthographe et de rédaction. La loi lui a rendu leprocès-verbal facile : il suffit qu’il déclare avoir surpris le sieur N… et qu’iln’oublie pas le protocole d’usage : étantdans l’exercice de mes fonctions, et revêtu de ma plaque. Voilàun procès-verbal en bonne forme. La loi le juge assez long ; l’accuséne le trouve jamais trop court.

Sait-on bien que ce procès-verbal n’est  rien moins qu’un acteauthentique, contre lequel la preuve testimoniale n’est pas admise ? Legarde champêtre est cru en justice : ce qu’il dit a plus de poids queles raisons des plus savants avocats : aussi affronte-t-il sans crainteles épreuves de l’audience. Les juges considèrent avec intérêt cetautre ministre de la loi, et le procureur du roi lui-même lui parlecomme à un confrère. L’honnête garde abuse rarement de l’indulgence deses auditeurs, et, par précaution, il ne manque pas de s’en rapporter àson procès-verbal.

Ajoutons, pour terminer, que sa sévérité apparente cache souvent ungrand fonds de sensibilité. Maintes gravures nous le représententsurprenant de pauvres petits enfants qui ramassent du bois. Elles nenous le montrent pas quand, attendri par leurs larmes, il leur permetde s’échapper, en leur recommandant bien de ne plus se laisser prendre.Même, si l’on en croit la gravure, plus d’une jeune fille a su parexpérience que sa grosse voix si rude pouvait s’adoucir, et son regarddevenir tendre. Il est encore alerte et dispos à l’âge où les autreshommes sont courbés sous les infirmités. Il conserve jusqu’au bout unejeunesse de cœur, une gaieté d’esprit, une sérénité de pensées quen’altèrent ni les soucis du présent, ni les inquiétudes de l’avenir.D’ordinaire, les soins d’un ménage et d’une famille lui sont inconnus :il a vécu, et il mourra garçon.

Enfin le voilà vieux, et il cède à un autre les insignes de sesfonctions. Lorsque Sylla se démit de la dictature, « Que te reste-t-il? lui demanda quelqu’un. – Mon nom, » répondit-il ; et toutefois il futinsulté sur la place publique. Que reste-t-il à l’ancien gardechampêtre ? Un prestige plus grand que celui qui entourait le terribleproscripteur ; car on l’accueille, on lui fait fête, on se presse pourécouter ses longs récits. Il est l’oracle du village. La dignité del’adjoint, l’érudition du maître d’école, s’inclinent devant sonexpérience consommée.

           Quiconque a beaucoup vu
            Doit avoirbeaucoup retenu.

Et quelle vie fut plus remplie que la sienne ! C’est merveille del’entendre quand il se prend à raconter ses campagnes de soldat, et sescampagnes, plus curieuses encore, de garde champêtre. Il dit lesembuscades qu’il a dressées, celles où il est tombé à son tour ;semblable à ce Turenne qui disait du même air : nous étions vainqueurs et nous fuyions!

Il se repose donc de ses longues fatigues, mais il n’abandonne pas toutà fait les champs qu’il a parcourus pendant tant d’années, et auxquelsil s’intéresse encore. De temps en temps il hasarde une petiteexcursion dans la plaine. Ses yeux affaiblis parcourent avec amour toutcet horizon qui leur est connu. Il fait ainsi aux prairies, aux arbres,aux moissons, un adieu qui sera peut-être le dernier. Par quelque bellesoirée, il s’éteint doucement. Les paysans, habitués à le rencontrer entous lieux, assurent qu’il revient se promener la nuit sur les collineset dans les vallées. La superstition des maraudeurs eux-mêmes s’eneffraye, et le garde champêtre continue après sa mort les servicesqu’il rendait pendant sa vie.

FRANÇOIS COQUILLE.